1. Contexte de l’émergence d’une lutte et pratique
du droit aux transports
2. Environnement et aménagement du territoire
3. Banlieue du travail salarié et revenu garanti
4. Situation actuelle : encore un effort...
1. Contexte de l’émergence d’une lutte et pratique
du droit aux transports
A. Quelques éléments contextuels
La naissance des Collectifs sans ticket (CST) remonte à mai 98
et trouve sa source en Belgique au croisement d’une double dynamique.
La première de ces dynamiques nous est venue de France, sous la
forme du “ mouvement des chômeurs ” qui se construisait
depuis 94. A travers ses composantes les plus novatrices, ce mouvement
marquait deux ruptures. Rupture de contenu avec les appareils syndicaux
et le plein emploi comme mot d’ordre incontournable, auquel nous
opposions la revendication d’un revenu garanti de citoyenneté.
Rupture sur les formes de contestation par des occupations de lieux intempestives,
des actions de désobéissance civile portées par cette
joyeuse impertinence liée à l’émergence d’une
parole minoritaire.
La seconde dynamique, venue d’Espagne et d’Italie, nous avait
engagés à Bruxelles, dès février 1998, dans
un projet multiple, traduit, entre autres, par l’occupation d’un
bâtiment vide. Il s’agissait d’ouvrir, à une
trentaine de personnes, dans ce petit bout de territoire réapproprié,
un laboratoire d’expérimentation sociale, et de transformer
en lieu de vie et d’organisation des espaces abandonnés depuis
plusieurs années à la spéculation immobilière.
Cet acte de reprise inaugurait le Centre Social du Collectif Sans Nom
(ou “ cent noms ”).
L’enjeu central qui nous est apparu à travers ces dynamiques
et que nous faisons nôtre, nous le nommons réappropriation
des moyens d’existence (espace, revenu, temps, capacités
de déplacement, etc.). Cela signifie tenter de construire des réponses
concrètes et enthousiasmantes à nos besoins collectifs.
Et le faire en sachant qu’on ne fait pas pour autant table rase
mais que l’on s’inscrit dans un environnement où ces
pratiques coopératives doivent trouver des expressions politiques.
B. Naissance d’une pratique
C’est dans ce contexte d’émulation que la volonté
et la nécessité de se rencontrer et de s’organiser
entre chômeurs, mais aussi de mettre en pratique cette transversalité
à construire entre différentes luttes spécifiques
(sans papiers, agriculture alternative, internet libre,...) nous avait
amenés à nous déplacer de plus en plus souvent, tant
sur le territoire belge qu’européen. Après quelques
mois de bricolage et de bouts de ficelle, nous nous sommes retrouvés
face à des dépenses de transport impossibles à supporter.
Cette situation nous a rappelé une évidence : les tarifs
pratiqués par les sociétés de transport sont une
entrave majeure à la possibilité de se mettre en lien pour
tout qui en à le besoin ou le désir, sans en avoir les moyens.
Plus largement, la possibilité de “ faire réseau ”,
de susciter et de développer des réseaux multiples et créateurs
de formes inédites de coopération est conditionné
aux possibilités concrètes qui nous sont offertes ou non
d’aller et de venir.
Partant de ce constat, nous nous sommes réunis autour d’une
volonté d’intervention directe à la fois liée
à nos conditions matérielles d’existence (comme travailleurs
précaires, chômeurs, allocataires sociaux, étudiants...)
et sous-tendue par le projet de transports de service public, c’est-à-dire
accessibles à tous, indépendamment du statut ou des revenus.
A cette fin, nous avons adopté le dispositif de la Carte de Droit
aux Transports. Ce bout de carton qui reprend les coordonnées et
la photo de son titulaire est présenté au personnel des
sociétés de transport lors de tout contrôle des billets.
Cet objet politique nomade intervient comme une interface reprenant nos
revendications de libre accès dans une relation balisée
par un règlement commercial et disciplinaire, mais où ce
qui prime pour nous est la mise en jeu de la subjectivité des acteurs,
la capacité de l’usager comme de l’agent de contrôle
à porter un jugement à partir de la singularité des
circonstances et à se mettre en risque par rapport aux normes censées
s’appliquer automatiquement. La carte de droit aux transports fait
office, selon les cas, de substitut ou d’accompagnement du titre
de transport valable. Voir ici pour plus de détails sur la pratique
du droit aux transports et les différents dispositifs d’intervention
que nous avons mis en place (assemblée des usagers, opérations
Free Zone, campagne Ni fraude ni accès payant, etc.).
Disons qu’à partir de cet usage du “ libre déplacement
” comme pratique de désobéissance civile au quotidien,
nous avons commencé à produire une contre–expertise
dans le champ de la mobilité. La spécificité de la
lutte des CST autour de la question du libre accès tient au fait
qu’elle conjugue deux séries de problèmes qui, à
nos yeux, sont indissociablement liés : l’environnement et
l’aménagement du territoire d’une part, d’autre
part la mobilité territoriale et le revenu dans une économie
de plus en plus basée sur les ressources immatérielles de
la population. Faire tenir ensemble ces deux séries signifie pour
nous d’emblée que l’intervention sur la question d’un
libre accès et des enjeux dont il est porteur, quand bien même
elle serait au départ le fait d’un “ collectif de chômeurs
”, ne saurait trouver de solution satisfaisante dans un aménagement
catégoriel ou humanitaire de la situation, mais seulement au travers
d’un événement culturel qui force à repenser
les contours et les termes même de l’ensemble des problèmes
qui s’y jouent. Ce qui nous amène à problématiser
la question de l’accès aux équipements collectifs
en mettant en avant la gratuité généralisée
comme une forme de revenu garanti collectif. Cette approche a l’intérêt
de rouvrir le débat autour des services publics de transport en
évitant l’écueil de la posture défensive.
Dans un premier temps nous effleurerons deux des aspects importants du
champ concerné : les enjeux environnementaux et d’aménagement
du territoire. Le concept de “ banlieue du travail salarié
” nous servira ensuite de balise pour venir au contact d’une
exigence montante, celle du revenu garanti. Nous aborderons ensuite les
logiques de redistribution qui sous-tendent les politiques tarifaires
en vigueur en tentant de les mettre à plat à partir de la
question “ qui paie quoi aujourd’hui pour se déplacer
dans les transports publics ? ”. Nous terminerons par une hypothèse
relativement stimulante dans l’appréhension des dispositifs
de contrôle de l’accès tarifé aux moyens de
déplacement, hypothèse qui pourrait être formulée
ainsi : “ la resquille est première ”.
2. Environnement et aménagement du territoire
L’urgence du problème est malheureusement devenue
une évidence. L’engorgement des villes et de leurs abords
par les voitures et les camions, la destruction de campagnes sillonnées
d’autoroutes, atteignent aujourd’hui un seuil tel que nombre
d’experts tirent la sonnette d’alarme : si un coup de frein
significatif n’est pas donné rapidement, “ nous allons
tout droit dans le mur ”. Cependant, deux des principaux éléments
qui ont conduit à cette situation commencent à être
questionnés radicalement à différents niveaux par
toute une série d’acteurs.
Tout d’abord, la politique du tout à la voiture. Aujourd'hui,
dans de grosses agglomérations comme Bruxelles ou Paris, on estime
que 25% de l'espace est occupé quotidiennement par les voitures,
qu’elles soient en circulation ou en stationnement. Ce qui, soit
dit en passant, contribue généralement pour une bonne part
à rendre inopérant un transport public englué dans
des embouteillages récurrents que, sans site propre, il est encore
moins armé souvent pour affronter [1]. Cette densité de
la colonisation de l’espace public pèse sur tous les compartiments
de la vie urbaine et fait des choix futurs de mobilité une question
d’écologie non seulement environnementale mais aussi sociale
et mentale.
Ensuite, la logique de production basée sur le flux tendu. Ce système
entraîne une occupation et un aménagement du territoire prioritairement
centrés sur les gains de vitesse et de densité des flux,
au détriment de l’environnement, des conditions de travail
de ceux qui assurent le transport et des conditions d’existence
quotidiennes des riverains de ces couloirs au bord de la saturation permanente
: autoroutes, aéroports, tunnels de montagne.
Malgré ces constats, en Belgique, les Fédérations
de défense de l'environnement soulignaient dans un rapport récent
que "le système de prix actuel (pratiqué par les sociétés
de transport public) encourage largement la voiture" [2]. Non content
d’être le mode de transport le plus coûteux et le plus
meurtrier, le transport routier des personnes et des marchandises fait
s‘envoler les coûts externes vers les sommets. Une étude
réalisée en 1998 chiffrait ces coûts à 613,4
milliards d’euros en Europe de l’Ouest pour la seule année
1995, soit l ‘équivalent de 10% du PIB des 17 Etats concernés,
et projetait un montant de 700 milliards pour l’an 2000. Pour la
seule Belgique, les coûts engendrés par le transport routier
privé étaient estimés à 17,4 milliards d’euros.
Si la levée des barrières économiques à l’entrée
des véhicules ne peut évidemment régler tous les
problèmes environnementaux provoqués par les voitures et
les camions , de nombreuses pistes existent, que les autorités
tardent à mettre en œuvre. Dissuader l’emploi de moyens
de locomotion privés par des incitants négatifs, par une
internalisation progressive du coût effectif de leur usage, par
l’installation d’obstacles à leur fluidité ou
à leur accessibilité à tout le territoire constituent
autant de leviers nécessaires. Plus positivement, inciter au transfert
modal par la reconstruction de services de proximité , par la création
de parkings de dissuasion, en améliorant les possibilités
d’intermodalité (accès du vélo aux transports
publics, amélioration des correspondances, etc.), en ciblant la
qualité du transport public (fluidité, confort, ponctualité,
etc.), en redéployant les services (réouverture de gares,
extension des plages horaires), en (ré)investissant dans les conditions
de travail du personnel, dans l’entretien et la sécurité
de l’infrastructure et du matériel roulant, voilà
autant de leviers supplémentaires auxquels nous aspirons également
comme usagers.
A Hasselt, ville belge de 70.000 habitants, pilote en terme d’amélioration
de l’accessibilité, le nombre de voitures circulant en Centre-Ville
a diminué de moitié en 5 ans . Ce résultat est à
mettre sur le compte des multiples mesures du type de celles que nous
suggérions plus haut : parkings de dissuasion, centre commercial
fermé aux voitures, parking limité dans le centre et prioritairement
réservé aux habitants, sites propres pour les bus, pistes
cyclables et abaissement des trottoirs au profit des vélos, location
gratuite de vélos et bientôt ouverture d’ateliers gratuits
de réparation de vélos, élargissement des trottoirs,
zones piétonnes, zone 30 km/h, etc. La mesure “phare”
du Plan Mobilité d’Hasselt a tout de même consisté
à rendre gratuit pour tous, y compris les non résidents,
l'accès aux lignes de bus “intra muros” (petite ceinture
et liaison gare-Centre-Ville) ainsi qu’à rendre gratuites,
pour les seuls Hasseltois, plusieurs autres lignes se rendant en périphérie
proche. Le nombre d’usagers du bus dans la ville a ainsi été
multiplié par 11 en moins de 5 ans, alors que, sur le plan de l’étendue
de la couverture “horaire”, l’offre de services reste
encore fort limitée. Plus surprenant encore, la fréquentation
en termes de visites rendues à des proches dans les maisons de
repos et les hôpitaux a été multipliée par
quatre dès la première année d’entrée
en vigueur du libre accès.
3. Banlieue du travail salarié et revenu garanti
Les profondes transformations qui traversent nos sociétés
post-fordistes ont déjà été largement analysées
et commentées dans ces pages. Elles s’expriment à
travers l’enchaînement d’une série de crises
étroitement liées : crise du salariat canonique en tant
que pôle de subjectivation dominant et charnière du temps
social, crise de la loi de la valeur due à l’évolution
paradigmatique de la nature de la force de travail et des modes d’organisation
de la production, crise de la gouvernance et du welfare. L’ouvrier-masse
comme figure centrale de la production capitaliste fordiste fait place
progressivement à une multitude de subjectivités socialement
productrices. A même ces nouveaux agencements productifs se dessine
un nouvel espace social et culturel que nous appelons la Banlieue du Travail
Salarié (BTS) .
En dehors des avenues du travail salarié et des trajectoires sociales
prédéterminées circule un nombre croissant d’individus
pour qui le travail salarié n’occupe plus une fonction centrale
dans la vie. Ce nouveau champ social en variation continuelle se caractérise
par des schémas temporels distincts de ceux qui prévalent
dans le centre socio-économiquement intégrateur, de nouveaux
rythmes de vie singuliers. Si la BTS est structurée par de nouvelles
formes de contraintes, elle révèle aussi de nouvelles formes
d’autonomie et désigne pour nous le lieu privilégié
pour le développement de sociabilités et de productions
en réseau. Les pratiques qui s’y stabilisent sont autant
de dispositifs opérants pour les individus et les collectivités
engagées dans la construction de rapports innovants à l’existence,
qui mettent en avant la question des différentes formes de revenu
garanti déjà existantes et à venir.
Schématiquement, la cartographie de la BTS tissée par les
itinéraires des banlieusards (chômeurs, travailleurs précaires
sous différents statuts, étudiants, intermittents, …)
s’étend de son centre à ses frontières en fonction
des rapports vécus aux institutions et à la débrouille
sociale. Aux frontières de la BTS se polarisent ceux pour qui le
travail salarié constitue toujours une identité, un statut
social, et qui adaptent leurs stratégies en fonction de cela pour
tenter de garder la tête hors de l’eau là où
le non-travail est encore vécu comme une disgrâce. “
Pour toutes ces personnes, le travail salarié constitue une délivrance
mais ce qui se profile ne provoque pas forcément l’emballement.
Le présent est comme suspendu à l’entrée ou
au retour sur le marché du travail. Ce temps actif n’a aucune
consistance propre. Les tactiques ponctuelles, les tactiques nombreuses
s’épuisent en fonction d’un extérieur (le marché
du travail) non maîtrisable. ”
Le “ centre ” de la BTS est lui constitué par le quotidien
de ceux pour qui le chômage n’est pas ou plus synonyme de
recherche à tout prix d’une réinsertion via le modèle
officiel. Il devient un espace de socialisation en tant que tel. Ces banlieusards
dont nous faisons partie entretiennent des relations plus distendues avec
le travail salarié, régulièrement marquées
par le détournement et/ou la fuite. Autour de cette deuxième
figure, où le chômage n’est plus vécu comme
une parenthèse mais devient un temps de réalisation prolongé
voire permanent, se dessine à nos yeux un mouvement de fond, un
vouloir vivre social qui fait de la traversée de cette banlieue
non pas seulement l’expression d’une succession d’événements
probables dûment sériés et ordonnés mais une
création sociale ouverte sur la rencontre, l’occasion, l’interaction.
C’est à partir de ce basculement de la valeur d’usage
des divers dispositifs d’allocation sociale que nous envisageons
ce que pourrait être un revenu garanti.
Le centre de la BTS est en effet construit par les nouveaux modes d’existence
de banlieusards singuliers qui, à l’occasion ou à
l’épreuve de cette mutation des formes de travail, découvrent
l’attrait et l’intérêt du “temps à
soi / temps pour soi”, et la capacité de produire “ailleurs
et autrement”, individuellement ou collectivement, dans des processus
de coopération, de résistance, d’autonomie et de valorisation
sociale. Pour nombre d’entre nous, l'enjeu consiste à développer
des stratégies d’obtention de moyens de production et, en
même temps, d’obtention de revenus, directs ou indirects,
qui permettent d’échapper tant à une réinsertion
forcée qu’aux conditions de subsistance précaires
liées aux minima sociaux. Aujourd’hui de nombreux allocataires
sociaux à travers l’Europe transforment en acte d’ores
et déjà et de façon irréversible le sens de
leur administration dans la façon même dont ils vivent et
produisent leur existence à partir de ces situations.
Dans un contexte où il n’existe dès lors plus d’unité
fonctionnelle du chômage par rapport au travail salarié,
du point de vue de ceux qui vivent ces situations, le Revenu Garanti,
individuel et inconditionnel, c’est-à-dire découplé
de toute subordination au marché de l’emploi et à
ses nouvelles formes de rémunération du travail, devient
une question motrice. Il en va de même des multiples stratégies
de contournement de la norme tarifaire, vécue comme forme de revenu
indirect et mise en question de l’accessibilité aux équipements
collectifs. La lutte pour un transport de service public de libre accès
constitue pour nous une des figures et un des chantiers connexes de ce
revenu garanti, que nous nommons volontiers revenu garanti collectif.
La question d’une mobilité fluide, non normée, non
assujettie à des rythmes et à des contraintes de production
extérieures, et qui soit socialement et financièrement accessible,
prend d’autant plus d’importance du fait que l’accès
ou non aux transports publics, au net matériel, conditionne pratiquement
l’exercice de la mise en réseau des savoirs et des savoir-faire,
des potentiels de coopération, des énergies créatrices,
des informations produites.
4. Situation actuelle : encore un effort...
L’évolution de la situation au cours des 5,6 dernières
années nous paraît intéressante à analyser.
Elle donne à voir un chantier traversé par deux brèches
au moins. Tout d’abord, les revendications d’accès
gratuit aux transports en commun, repropulsées sur la place publique
par nombre d’actions directes non violentes à l’occasion
du mouvement des chômeurs dans quelques villes en France et en Belgique,
ont aujourd’hui contaminé un territoire bien plus vaste.
Citons le Réseau pour l’Abolition des Transports Payants
(RATP) à Paris, Transports Gratuits Vite (TGV) à Nantes,
le Collectif sans ticket de Marseille, des groupes et initiatives similaires
à Lyon, Rennes, St Etienne, Montpellier, Le Havre, etc. Cette lutte
se manifeste aussi en Allemagne, en Pologne, en Italie. La question du
non-paiement est redevenue politique depuis 1995 et ne pourra plus être
tue ou esquivée. Face à cette émulation, les pouvoirs
publics se positionnent simultanément de deux manières distinctes.
D’une part via une multiplication inédite d’aménagements
sous la forme de mesures d’abattement ou de réductions tarifaires
en fonction de différents critères. D’autre part via
un versant répressif inscrit dans une surenchère sécuritaire
qui trahit selon nous le devenir illégitime et impraticable de
la tarification elle-même.
Qu’en est-il concrètement des logiques de redistribution
en vigueur aujourd’hui ? Ou, pour le dire autrement, quelles sont
les formes de revenu garanti collectif existant de fait au travers des
différentes formules de réductions tarifaires ?
Signalons en premier lieu que l’ensemble des transports publics
en Belgique comme en France (trains, trams, bus et métro) tire
ses ressources grosso modo à 75% des finances publiques (Etat,
Régions et Villes), dans le cadre de contrats de gestion ou de
contrats de plan passés avec des sociétés de transport
“ à statut public ou mixte ” mais “ à
gestion autonome ”. Il n’est un secret pour personne que sans
cette intervention massive des pouvoirs publics, non seulement le prix
des billets serait prohibitif, mais de plus, l’existence même
de ces services serait tout simplement impensable. L’histoire des
chemins de fer depuis leur naissance est à ce sujet très
éclairante : l’entreprenariat privé est incapable
de maintenir en vie pareilles infrastructures. Les déboires britanniques
en la matière constituent le cas d’école le plus récent.
Seuls donc 25% des rentrées financières de ces sociétés
proviennent principalement de la vente des billets et abonnements . Or,
en l’espace de deux ou trois ans, on a vu fleurir sur le territoire
belge les dispositifs de réductions tarifaires qui établissent
une gratuité totale ou partielle pour bon nombre de voyageurs.
Dans cet ensemble souvent complexe de réductions, nous avons pu
distinguer cinq types de logiques.
1) Réductions pour certaines catégories socioprofessionnelles
: celles-ci concernent le personnel des sociétés de transport
et leur famille, les représentant politiques (gratuité totale),
les journalistes accrédités, les forces de l’ordre,
les fonctionnaires fédéraux. Ajoutons à cela l’intervention
patronale, d’un minimum de 60%, obtenue par les salariés
dans le cadre de conventions collectives de travail, ainsi que la possibilité
de déduction fiscale pour les indépendants ;
2) Réductions pour certaines tranches d’âge, principalement
les moins de 12 ou 25 ans et plus de 65 ans, moyennant certaines restrictions
horaires ;
3) Divers systèmes d’abonnement ou d’achat de cartes
“ multi-voyages ” ;
4) Gratuité totale dans certaines zones urbaines circonscrites
(Mons, Hasselt, Liège, …) ;
5) Réductions parcimonieuses pour certaines catégories de
“ pauvres ”, moyennant un contrôle social accru et des
dispositifs de distribution peu ou prou humiliants.
Si l’annonce d’une nouvelle mesure en la matière nous
réjouit chaque fois, en ce qu’elle constitue pour nous l’indice
d’un mouvement qui finira tôt ou tard par aboutir au libre
accès pour tous aux transports publics, on ne peut que s’interroger
sur la cohérence redistributive de telles réductions. En
effet, aucune d’entre elles ne s'articule en fonction du revenu,
si ce n'est de façon détournée : pour certains chômeurs
ou allocataires sociaux. Autrement dit, elles sont en déphasage
complet avec la réalité du marché du travail, faite
de statuts hybrides et fluctuants, souvent mal payés (workingpoors).
A coté de ces formes disparates de redistribution il ne reste plus
guère que les banlieusards du travail salarié qui doivent
payer le prix plein pour voyager ou “ choisir ” entre se déplacer
et payer, par exemple, une facture de gaz. Face à cette alternative
misérabiliste, nombreux sont ceux ou celles qui décident
de sortir de ce “ choix ”, de circuler malgré tout
et de se mettre en risque par rapport à la loi. Autour de cette
forme majoritairement muette de mobilité se construit pratiquement
une appropriation directe de ses capacités propres de déplacement
et s’invente par l’usage une multitude de techniques et de
savoirs mineurs permettant selon les cas d’échapper à
l’emprise du contrôle ou de développer des coopérations
sociales pour l’annihiler.
Ce mouvement s’exprime au travers de certains chiffres : “146.000
resquilleurs dans les chemins de fers belges ” titrait un périodique
du plats pays pour l’année écoulée. A Lyon,
le taux de fraude officiel dépasse les 20%. On comprend mieux que
les gestionnaires des entreprises publiques de transport s’inquiètent
quelque peu et s’affairent à mettre sur pied des campagnes
publicitaires pour “ lutter contre la fraude ”. Une série
d’arguments est appelée à la rescousse, argument sociologique
- “ la fraude c’est la perte du lien social ” -, criminologique
- “ la fraude est l’un des facteurs d’insécurité
” - ou psychologique - “ ce que l’on ne paie pas on
ne le respecte pas ”. Ailleurs, un pas a été franchi
: à Londres, les usagers ont été visés par
un appel pur et simple à dénoncer les inciviques fraudeurs.
Mais pour que ce genre de logorrhée ou de rappel à l’ordre
provoque un infléchissement concret dans les pratiques des usagers,
les opérateurs de transport doivent le coupler à des dispositifs
physiques destinés à filtrer le bon du mauvais payeur :
barrières d’accès, attribution aux conducteurs d’une
fonction de vérification des billets, mise en place d’équipes
volantes de contrôle des titres de transport. Une tendance plus
récente réinstaure des équipes de contrôle
de l’accès aux quais, limité aux seuls passagers munis
d’un billet.
L’arsenal juridique adopté en France dans le sillage du 11
septembre, la “ loi sur la sécurité quotidienne ”
(LSQ) contient pour sa part une réponse législative à
l’usage non payant, massif quoique souvent “ muet ”,
des services de transport . Les amendements 43 et 44 à l’article
14 bis et ter du code pénal, qui introduisent une pénalisation
financière de 7500 euros et un emprisonnement ferme de six mois
pour toute personne verbalisée à dix reprises sur une période
d’un an, misent sur la peur en vue de dissuader un certain nombre
de fraudeurs de poursuivre leurs méfaits. La menace et la publicité
qui lui est liée semblent être le ressort principal de ces
ajouts proprement inapplicables. Le rapporteur de la commission au sein
de laquelle la loi Vaillant était discutée n’a-t-il
pas précisé à ses collègues députés
que les fichiers de la SNCF recensent 38.000 voyageurs pratiquants “
habituels ” de l’accès gratuit, censés tomber
sous le coup de l’amendement 44 ? Il faudrait donc à l’Etat
français, bon an mal an, construire une cinquantaine d’établissements
pénitentiaires pour mettre les actes en accord avec les intentions
affichées.
Le droit belge, qui n’a jusqu’ici pas connu d’équivalent
à la LSQ, est-il mieux préparé à combattre
l’incivisme des fraudeurs que le droit français ne l’était
avant le 11 septembre ? L’Arrêté Royal sur le transport
de personnes par chemin de fer invoqué pour traîner devant
les tribunaux des usagers des Collectifs sans ticket date pourtant de
1895. Il vient de servir une fois encore, le 18 janvier 2002, à
l’issue du procès en appel de 17 usagers réguliers
de la carte de droit aux transports sur le réseau de la SNCB (Société
Nationale des Chemins de fer belges). Si l’audience du 7 décembre
2001 avait offert au CST la première occasion d’exposer dans
un prétoire les tenants et aboutissants d’une démarche
que ses participants savaient devoir tôt ou tard s’y prolonger,
le jugement rendu ne laisse planer aucune ambiguïté sur la
puissance imaginative du tribunal correctionnel. Privilégiant une
application mécanique du Code pénal, sa décision
confirme les condamnations prononcées en première instance,
à savoir une amende de 130 à 500 euros par fait reproché,
augmentée de 25 euros et des frais de procédure, ou une
peine substitutive de 8 jours d’emprisonnement (en cas de défaut
de paiement). En outre, les juges ont assorti leur prononcé d’une
seule et unique “ innovation ”, en écartant dans la
détermination des peines la notion d’unité d’intention.
Celle-ci, appliquée à plusieurs faits résultant d’un
même comportement, prévoit que les tribunaux plafonnent la
sanction de ces faits à un niveau inférieur à celui
d’une simple addition des condamnations. Or, si l’unité
d’intention a été reconnue par le juge en première
instance, lorsque la plupart des usagers avaient comparu isolément,
cette fois, en présence de 17 prévenus dont les procédures
d’appel étaient jointes, la Cour a estimé qu’aucun
des actes examinés de voyage sans titre de transport n’était
lié aux autres, ni entre les accusés ni au sein de chaque
dossier individuel. La démultiplication des peines qui en résulte
vaut à l’un des usagers condamnés une amende de 2500
euros ou 96 jours de prison.
Les motifs lus à l ‘audience du 18 comportent des considérations
comme “ la gratuité est contraire à l’essence
même du commerce ”. Ou encore une comparaison du déplacement
en train sans ticket avec le comportement d’un automobiliste qui
remplirait son réservoir sans payer le carburant. Est-il besoin
de préciser qu’une décision judiciaire de cet ordre
nous convient fort peu ? Les avocats du Collectif tournent de plus en
plus le regard vers la Cour européenne de Luxembourg. Ici aussi,
affaires à suivre…
En conclusion, même si certaines autorités publiques tentent
d’enfermer les débats entr’ouverts, la multiplication
des interventions dans l’espace public, inventives et ressourçantes,
commence à bousculer la donne. L’importance de mesures significatives
en terme de réductions tarifaires, l’urgence écologique
d’une inversion des priorités, l’enjeu d’un service
public abandonné à la faillite par ses propres gestionnaires,
aux portes d’une privatisation qu’on nous déclare irréversible,
la persistance voire la montée des formes d’appropriation
individuelles et collectives de revenu… ces questions et phénomènes
donnent à penser qu’une action politique développée
sans prétention à l’extériorité a quelque
chance de déboucher sur des transformations des champs qu’elle
traverse.
Collectif sans ticket (Bruxelles), mars 2002
[1] En se basant sur les données de 1999, deux chercheurs ont
constaté que " (...) l'influence de la circulation automobile
à Bruxelles est telle qu'elle impose à la Société
des Transports Intercommunaux de Bruxelles (STIB) de posséder
un parc de véhicules de près de 32% de plus que nécessaire
". F. Dobruszkes et Y. Fourneau, in Transport Public International,
2/2001, p. 29.
[2] Extraits issus du Mémorandum"transport-environnement"
remis à Leuven (Belg.) aux Ministres européens des Transports
et de l'Environnement lors de leur Conseil informel des 14 et 15 septembre
2001.
Ce texte a été transmis par le groupe TGV Nantes (Train
Gratuits Vite). On peut joindre ce groupe àl'adrese suivante
:
TGV, C/O Belami17, 17 Rue Paul Bellamy, 44000 Nantes
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