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TERRITOIRES CIRCULATOIRES ET ESPACES URBAINS
DIFFÉRENCIATION DES GROUPES MIGRANTS
Alain Tarrius


La désignation de cet autre, étranger, qui parcourt l'Europe en ses villes, ses quartiers, est problématique. Immigrant ? Migrant ?
L'immigrant circulerait sur nos espaces juridiques, éthiques, jusqu'à nous rejoindre en ce point consensuel des identités collectives appelé citoyenneté. La difficile traversée des zones d'incertitude attachées à l'universalisme du siècle des Lumières, exprimé par cette citoyenneté abstraite que nous a amenée la Révolution française, ou ailleurs par le Volksgeist hégélien, pourrait être décrite comme un parcours d'intégration. C'est ainsi que le couple immigration/intégration fait sens pour tous ceux, nouveaux venus ou autochtones, qui refusent d'opposer à l'étranger la "terre", la conservation de formes sociales ou idéologiques constitutives d'une "communauté nationale" authentifiée par une longue coexistence de ses "membres légitimes".
Le migrant apparaît comme plus libre de projet, sa référence est le territoire qu'il construit, parcourt, traverse, conquiert parfois, sans se soucier outre mesure des valeurs ou usages des lieux; il peut être transmigrant, nomade, toujours étranger, avant de prendre éventuellement place "in". L'usage de l'un ou l'autre de ces termes implique une prise de position. Et puisque je ne puis éviter de désigner cet autre qui bouge en nos chemins d'Europe, je choisirai résolument d'aborder le couple migration/territoire qui, de mon point de vue, fait aujourd'hui autrement sens que le couple immigration/ insertion. Je me situe dans cette perspective non parce qu'il serait plus urgent ou plus important d'envisager ainsi la présence de l'étranger mais parce qu'elle nous permet d'accéder au mieux à l'initiative de l'autre dans la construction sociale de la ville. L'espace hyper-visibilisé de notre citoyenneté abstraite, aussi difficile à parcourir et à vivre soit-il, ne nous permet pas d'accéder aux productions sociales et spatiales de ces autres, si nombreux aujourd'hui dans nos villes, qui ne nous rejoignent pas, qui se tiennent peut-être définitivement à distance de l'identité que nous leur proposons.
Riche ou pauvre, ethnique ou non, le migrant, nomade, impose au chercheur d'envisager les rapports entre deux couples d'attributs, mobilité/sédentarité - fixité/errance disait G. Simmel - et identité/altérité, afin de comprendre, en nos villes, les emboîtements entre trajectoires singulières, destins collectifs et formes urbaines. La légitimité des hiérarchies indigènes, se dit en termes de nous, expression des nombreuses modalités d'appropriation territoriale, des frontières du voisinage jusqu'à celles constitutives de l'Etat-nation. Le migrant, être de mobilité, remet sans cesse en question les certitudes indigènes. Son espace est celui du mouvement qui suggère d'envisager la ville non pas comme lieu des sédentarités mais comme carrefour des mobilités. Le devenir des populations de migrants renvoie donc moins à des processus de sédentarisation qu'à une capacité de perpétuer un rapport nomadisme-sédentarité qui déstabilise les étroits voisinages des populations autochtones. Ce rapport détermine prioritairement les divers phénomènes de réactivation identitaire, eux-mêmes initiateurs d'urbanités nouvelles. Raisonner ainsi, c'est d'emblée déplacer le regard des populations d'accueil, de la centralité locale, vers celles qui arrivent ou passent sans arrêt.

Le paradigme de la mobilité
Plusieurs dimensions ou natures de l'acte de mobilité renvoient à des hiérarchies d'espace et de temps. Trois étages spatiaux et temporels constituent toujours les parcours du migrant.
L'ordre des espaces signale trois étages territoriaux en discontiguïté : les lieux du voisinage intra-urbain, puis l'étendue de la zone d'accueil, ville et périphéries, et enfin les longs itinéraires qui conduisent d'un lieu d'origine à celui où l'on observe la venue ou le passage du migrant. La plupart des approches des mobilités spatiales se dimensionnent sur l'un ou l'autre de ces étages, postulant en quelque sorte l'indépendance de l'un par rapport aux deux autres. L'être réel du migrant est de fait éclaté et relocalisé en lieux à problèmes - c'est à dire nos lieux et nos problèmes : les rapports de voisinage et, au mieux, les trajectoires résidentielles sont alors envisagés suivant l'approche immigration-insertion. Le migrant devient immanquablement celui qui tend, et tarde, à nous rejoindre.
L'ordre des temporalités permet d'instaurer des continuités là où nous ne voyons que discontiguïtés et d'articuler les trois étages territoriaux. D'abord les rythmes sociaux de quotidienneté qui inscrivent dans les lieux du voisinage des activités spécifiant les continuités identitaires, puis l'histoire de vie, qui exprime en termes de projets ou de fatalités les trajectoires individuelles ou familiales dans l'espace d'accueil, et enfin le temps des successions de générations, qui construisent et stabilisent tout au long des parcours migratoires une culture source de nouveaux savoir-être. Ces trois rapports espace/temps sont indissociables. Conjuguer l'ensemble de ces dimensions de la mobilité permet de saisir l'être réel du migrant dans ses productions sociales et spatiales les plus immédiates comme d'identifier les logiques les plus structurantes des flux migratoires. Cela permet encore de connecter l'interaction caractéristique des situations de quotidienneté à l'institutionnalisation des identités migratoires, sous forme de diasporas par exemple, de comprendre comment les migrants viennent à vivre en communauté, et comment ces communautés défont et refont sans cesse la ville. Cette approche suggère un paradigme de la mobilité débordant les seules mobilités spatiales : en effet, se déplacer dans l'espace c'est toujours traverser les hiérarchies sociales. Pour les populations de migrants, c'est accrocher tous les lieux, parcourus par soi-même et les autres que l'on reconnaît comme identiques, à une mémoire qui, devenue collective, réalise une entité territoriale. Ainsi sont fédérés étapes et parcours, supports aux multiples réseaux d'échanges et conditions de la conscience diasporique. Ce migrant-là est un nomade ; nous demeurons incapable de dire où s'arrêtera son parcours : ses circuits ne sont jamais ceux du hasard, mais sa logique nous est étrangère, et c'est la connaissance des cheminements qui lui donne force sur le sédentaire. Notre démarche tend à quitter nos positions pour rejoindre ces logiques autres. Anthropologie culturelle et sociologie conjuguent leurs approches par l'activation du paradigme de la mobilité.

Superpositions urbaines et territoires circulatoires
Vis-à-vis, face-à-face, juxtaposition des espaces du migrant dans les approches marxistes. Les luttes urbaines manifestent l'incessante reproduction des rapports antagoniques, mais ignorent la production de rapports sociaux nouveaux, à l'initiative de cet étranger qui ne dispose d'aucune place en propre. Le social est toujours coincé entre l'économique et le politique. L'étranger migrant est toujours coincé entre l'Etat et son voisin indigène. Il subit la violence exercée par le temps sur l'espace : mobilisations et concentrations lui confèrent le statut quasi définitif d'instrument de la reproduction sociale. La place de ses initiatives n'apparaît jamais dans l'univers des mobilités sous contraintes : objet, il est appelé, déplacé, localisé en des espaces et des temps d'où le dire-je est exclu.
Juxtaposition encore dans les approches anthropologiques de l'Ecole de Chicago, malgré la riche perspective de la création du village urbain. Toutefois une dynamique de dépassement du caractère figé des voisinages entre communautés est proposée par le recours à la notion de région morale, constat de superpositions éphémères ou durables de populations, à partir de leur mobilité spatiale. La notion est demeurée obscure et les processus signalés, s'ils permettaient de dépasser le caractère figé d'un damier social et spatial, ne renvoyaient guère hors du champ clos de la ville. La ville, dans ses frontières historiques et topologiques, est conçue comme une aire sociale naturelle et suffisante pour l'homme.
Nous ne pouvons adhérer à des analyses localisées dans le seul espace de la ville d'arrivée, ni davantage considérer que la mobilisation internationale de la force de travail est l'unique mode de traversée des espaces inter-urbains ou internationaux. Nous désirons prendre au sérieux les narrations que font les migrants de leurs parcours et qui mêlent à l'ici, où l'on est aujourd'hui, et au là-bas, d'où l'on vient, un entre-deux, qui ne finit pas de joindre ces deux bouts de trajectoire ; qui disent projet là où nous voyons exil. Certains chercheurs sont "sortis de Chicago" par le lieu unique de l'interaction de face à face, mais ont un peu hâtivement occulté la réalité des multiples décors et des profondeurs historiques qui permettent le déroulement des scènes d'interaction : les diversités des temporalités, et des localisations constitutives de l'acte migratoire, qui décrivent la complexité originale de la situation du nomade, sont englouties dans la richesse d'un instant qui ne nous livre, à défaut de connaître scènes, arrière-scènes et scénarios, qu'une meilleure mesure de l'étrangéité du migrant. Notre curiosité ne consiste pas à savoir si cet autre est plus ou moins étranger, plus ou moins objet pour nous, mais, sachant qu'il est Autre, voir enfin, révéler, ce qu'il produit, de sa différence, en nos lieux.

Deux modes de construction sociale
C'est par la connexion des différents étages territoriaux constitutifs du cheminement migratoire que nous mettons en évidence deux modes de construction sociale de la ville. Celui, autochtone, localisé, redevable des hiérarchies territoriales et politiques nationales, de l'ordre historique de nos centralités, porté plus particulièrement par les élus et les aménageurs. Sa production spatiale est celle de la juxtaposition; c'est celle de l'Etat qui dit, qui fait, qui a. Et trop de chercheurs ont examiné le migrant sous cette seule perspective : celle qui fournit du chiffre, du flux, du repérage et, en somme, de la mesure de la position de l'autre par rapport à l'indigène. Le deuxième mode de construction sociale de la ville, dissimulé derrière l'évidence locale des juxtapositions, dit que tel lieu de la cité est un point de passage pour des populations qui tiennent puissance sur l'espace de leur capacité nomade ; c'est-à-dire qui savent les chemins qui mènent d'un lieu de sédentarités à l'autre, et débordent, traversent ainsi tout espace d'assignation aux juxtapositions locales, le recomposent en un vaste territoire échappant à nos centralités, animé d'incessants mouvements, hors des étroits maillages de la technostructure, à distance de l'Etat. Ce mode-là est fait de superpositions. Les lieux fréquentés, habités, traversés, sont saisis comme éléments de vastes ensembles territoriaux supports aux réseaux et références des diasporas. Il s'agit de territoires circulatoires, productions de mémoires collectives et de pratiques d'échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et économiques spécifiques créent une culture et différencient des populations sédentaires.

L'histoire sociale du territoire
Tout espace est circulatoire, par contre tout espace n'est pas territoire. La notion de territoire circulatoire constate une certaine socialisation des espaces supports aux déplacements. Les individus se reconnaissent à l'intérieur des espaces qu'ils investissent ou traversent au cours d'une histoire commune de la migration, initiatrice d'un lien social original. Ces espaces offrent les ressources symboliques et factuelles du territoire. Cette notion introduit donc une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation ; en premier lieu elle suggère que l'ordre des sédentarités n'est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle s'inscrit en faux par rapport aux conceptions logistiques des circulations, des flux, pour investir le mouvement spatial des sens du social. Elle habilite une démarche anthropologique étendue à la définition d'espaces relativement autonomes supportant des segmentations sociales et économiques originales. La mobilité spatiale exprime dès lors bien plus qu'un mode d'usage des espaces, le déplacement d'un lieu d'activité à un autre lieu d'activité, mais aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances qui donnent force et pouvoir, qui dissimulent aux yeux des sociétés de sédentaires des violences et des exploitations non moins radicales, mais autres. Le déplacement n'est pas l'état inférieur de la sédentarité, la malédiction de l'errance, ou encore l'inconsistance de flux humains relevant de lois balistiques ; il confère au nomade un pouvoir sur le sédentaire : la connaissance des grands chemins qui, menant d'un centre à l'autre, sont eux-mêmes condition de la concentration-diffusion des richesses matérielles et immatérielles, donne force sur l'ordre des sédentarités, et plus précisément sur sa réification première, l'espace urbain.
Michel Foucault a tenté de définir un territoire relativement proche de celui que nous identifions dans nos recherches. Il a exposé son intuition dans sa conférence sur les "Espaces autres". Il s'agit d'un lieu réel, effectif, dessiné dans l'institution même de la société, et qui est une sorte de contre-emplacement, d'utopie effectivement réalisée dans laquelle les emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés, une sorte de lieu qui est hors de tous les lieux, bien qu'effectivement localisable. Un tel lieu, Foucault l'appelait "hétérotopie". Là se rencontreraient des individus dont le comportement serait déviant par rapport à la norme ou à la moyenne. Là encore pourraient se juxtaposer, en un seul lieu réel, plusieurs espaces, plusieurs emplacements en eux-mêmes incompatibles. Les hétérotopies seraient liées à des découpages du temps, c'est-à-dire qu'elles ouvrent sur ce qu'on pourrait appeler par pure symétrie des hétérochronies. L'hétérotopie aurait pour rôle de créer un espace d'illusion qui dénoncerait comme plus illusoire encore tout l'espace réel, tous les emplacements à l'intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Cette intuition, qui n'est pas sans rappeler la région morale selon R.E. Park, est heuristique mais hélas elle comporte les limites de l'a priori foucaldien sur la prééminence des espaces, des lieux, sur les temporalités ; d'une part elle se révèle peu apte à faciliter l'analyse des processus de construction de ces espaces autres, et d'autre part elle ne peut concevoir que la juxtaposition, là où l'entrée par les rapports espace/temps permet de signaler la superposition.

La mémoire plurielle des lieux
Nous sommes, puisqu'il est important de se situer par rapport à cette longue tradition du questionnement concernant les rapports entre mobilité, territoires et identités, plus proches des conceptions exposées par Maurice Halbwachs dans son admirable Topologie légendaire des Evangiles en Terre Sainte. Elucidant les rapports entre souvenir et histoire, mémoire collective et lieux, il nous dit comment plusieurs communautés peuvent au même moment donner sens à des territoires différents sur les mêmes emplacements. Nous valorisons plus particulièrement l'articulation mobilité/sédentarité pour rendre compte du phénomène de superposition spatiale et sociale. L'itinéraire, la trajectoire spatiale est pour nous un lieu plein de rapports sociaux, d'expériences d'échanges qui associent en collectifs identitaires des individus d'origines diverses : le temps et l'espace de la migration peuvent modifier les tendances aux répétitions culturelles, Lucien Febvre et Fernand Braudel (celui de La Méditerranée) l'ont illustré ; Husserl, qui plaçait temps, espace et identité sur le même plan, l'a affirmé, d'une façon fort différente de W.I. Thomas, de Park et E.V. Stonequist, ou encore de Simmel puis de Schütz qui considéraient tout étranger en situation de transition. Nos travaux tentent de renouer avec une mouvance des sciences sociales particulièrement affirmée dans l'entre-deux-guerres et brutalement interrompue par le deuxième conflit mondial, qui posait moins le problème du parcours des autres vers l'identique, que celui des productions de la diversité. Nous ne nions pas la réalité des situations intermédiaires; nous constatons que ces situations sont insuffisantes pour décrire la complexité des statuts de l'étranger, et plus particulièrement du migrant. Il est tout aussi important de comprendre, en nos espaces, les productions de l'autre parmi les siens que celles qui le rapprochent de nous afin de rendre compte de l'apparition des communautés dans nos villes et, encore et surtout, de la venue de ces communautés à représentation.
La superposition apparaît comme un mode usuel de co-présence dans l'espace de la ville dès lors que se désignent des groupes de migrants identitaires, aux contours professionnels, ethniques ou non, riches ou pauvres. Les superpositions des vastes territoires aux centralités multiples, puisque supports à de nombreux réseaux, des migrants coïncident rarement avec les centralités urbaines locales. Cela nous l'avons observé dans de nombreuses recherches, dont quatre travaux accomplis ces dix dernières années, significatifs parce que concernant des populations très contrastées de migrants.

Groupes identitaires de migrants et superpositions territoriales
Les élites professionnelles circulantes, requises par l'amplification et l'accélération des échanges intra-européens, sont très attendues par les gestionnaires urbains : elles permettraient d'accrocher le redéploiement des villes aux secteurs d'activités perçus comme les plus porteurs d'avenir. Nous avons suivi durant deux années les migrations professionnelles des cadres d'entreprises publiques ou privées. Accumulations de fatigues, rejet d'une chronicisation des mobilités, impossibilité d'envisager les lieux traversés autrement qu'à partir du regard du touriste : celui qui crée de l'exotisme. Nulle part les quelques bases indispensables aux mixités culturelles ne sont instaurées. Enfermé dans un espace de circulation hautement technicisé et exotisé, celui des aéroports, hôtels et spectacles sur mesure, le cadre international circulant vit une irréductible distance aux lieux et aux hommes qu'il côtoie. La circulation "fonctionnelle", sous-produit des stratégies multinationales des firmes, à laquelle s'intéressent prioritairement les schémas technocratiques, n'est productrice ni d'identités spécifiques, ni de traces territorialisées d'un type nouveau. Nous avons par contre rencontré des populations de circulants qui suggèrent l'apparition de nouveaux territoires, de nouvelles identités transversales : il s'agit des vieilles diasporas juives et italiennes, que la misère ou la persécution ont organisées en réseaux d'hommes aux activités d'entrepreneurs commerciaux, d'avocats, de conseillers techniques,... Ces populations se révèlent capables de fédérer, au fil des générations, les parcours de l'exil des leurs en espaces de proximité supportant des réseaux par lesquels transitent aujourd'hui richesses et notoriétés. Territoires circulatoires supports à l'expression de mémoires collectives et à l'activation des échanges économiques dont la construction, qui agrège des lieux dispersés dans les principales villes européennes, est hors de portée des populations de longue sédentarité. Ces réseaux, donc ces espaces, interfèrent et se connectent pour produire de la richesse sans adhérer aux logiques et stratégies des acteurs locaux ou nationaux du développement. Ces populations suggèrent que le statut de migrant associé à l'activation identitaire de groupe pourrait être la condition première de la multicitoyenneté.

Centralités locales subverties
Nous avons pu analyser des situations où espaces et temps, quelles que soient leurs étendues, soumis à l'advenue d'un troisième élément, l'identité, sont mués en proximités qui bouleversent l'ordre des centralités locales. Ainsi de ces ouvriers lorrains de la sidérurgie, les "hommes du fer", installés dans les années soixante-dix à Fos-sur-Mer, près de l'Etang de Berre. Ouvriers, cadres, contremaîtres Lorrains-Polonais, Lorrains-Espagnols, Lorrains-Pieds Noirs, Lorrains-Italiens, Lorrains-Français, et évidemment Lorrains-Lorrains, selon leurs propres désignations, forment une communauté, forte d'une culture professionnelle, capable de modifier essentiellement les projets et les rythmes d'édification d'une ville nouvelle. Irrédentistes citoyens d'un territoire mondial du fer, qui refusèrent l'injonction des aménageurs et élus à occuper la place centrale et première prévue par les dispositifs résidentiels locaux, pour bâtir, toutes qualifications confondues, dans des espaces extérieurs à ceux de l'aménagement "concerté". Objets des premières stratégies de l'aménagement d'une future ville millionnaire, ils devinrent les sujets du rejet d'une certaine cybernétique urbaine. Venus de diverses nations d'Europe, ces hommes, ou leurs pères, manifestent une fidélité non pas aux divers lieux d'origine, ni à ceux de l'accueil, mais à l'ample réseau territorial des installations de sidérurgistes lorrains. Afrique, Australie, Canada, mais aussi Lorraine, sont reliés à Fos par d'incessantes circulations d'hommes et d'informations. Les crises ici donnent lieu à des transferts là-bas, les retraites se prennent là où une opportunité affective ou foncière, balisant ces réseaux, sait attirer. La proximité sociale abolit caractéristiquement la distance spatiale. Chaque lieu d'installation de collectifs de travailleurs se réclamant de l'identité sidérurgique lorraine possède le statut de centre pour tous les autres, et subvertit, en les ignorant, les centralités locales. Elus et aménageurs de la Ville Nouvelle de l'Etang de Berre, toujours projetée jamais réalisée, en ont fait la cruelle expérience : leurs projets de répartition des Lorrains, ouvriers dans les villages à gestion communiste, contremaîtres et cadres dans les communes de droite, ont été défaits par ces populations de nouveaux venus qui allèrent lotir, tous niveaux confondus, mais toutes identités lorraines rassemblées, à trente kilomètres des usines, hors du périmètre de la Ville Nouvelle : c'est au coeur du "désert" de la Crau, en un emplacement qui ne fait centralité pour aucun dispositif local méditerranéen, qu'ils s'installèrent. Les logiques de périphérisation sont à tel point abolies par les réseaux des Hommes du Fer lorrains que les différents lieux de leur présence survivent économiquement, mais surtout culturellement à la disparition du centre premier, la sidérurgie lorraine. Quels que soient, dans ce cas, les avatars et les appétits des dispositifs économiques qui mobilisent ou démobilisent hommes et capitaux, un collectif professionnel a créé un lien qui transcende la dimension strictement économique et politique des stratégies industrielles et urbaines. Ces hommes ne sont plus seulement objets de flux, identifiables par des approches "objectivantes" qui noient le lien social par la désignation de la puissance des processus économiques : ils sont sujets d'une histoire séculaire des migrations, des qualifications, des distinctions, traversant la planète et subvertissant des calculs et des visions du monde qui ne situent les collectifs humains que coincés entre économie et politique.

Couloirs territoriaux
Nous avons observé un phénomène proche dans les espaces tunisois lorsque nous avons décrit les hiérarchies sociales constitutives de territoires déployés en vastes réseaux humains aux identités affirmées, des souks de Tunis jusqu'aux villes régionales. Territoires transversaux à toutes les frontières concentriques imposées par la vision "moderne" de l'aménagement urbain, avec ses centres, ses ceintures, ses rocades, radiales, barrages résidentiels... C'est ainsi que les Kérouanais, établis le long d'un couloir territorial de leur ville jusqu'à la Médina tunisoise, l'activent sans cesse, depuis des siècles, par des mariages et des échanges économiques qui fusionnent en un seul lieu social les deux cents kilomètres de difficiles itinéraires. Et lorsqu'une famille kairouanaise est, au gré de l'ordinateur qui assure l'attribution juste - le hasard - et moderne - le logiciel - de son logement, localisée au nord de Tunis, elle n'a de cesse, aidée de ses réseaux, de découvrir une famille bizertoise résidant au sud-ouest de la capitale afin d'opérer une permutation ; "archaïsme", protestent les gestionnaires de la ville, qui, par ailleurs et en sous-main, passent eux-mêmes une bonne partie de leur temps à faciliter ces transferts. Superpositions de cultures des lieux, d'espaces sur le mode de l'héritage colonial.
Huit années de recherches sur les populations commerçantes internationales maghrébines du centre de Marseille nous ont encore permis d'approcher des formations économiques et territoriales transnationales. Il s'agit d'un comptoir commercial méditerranéen qui fédère des populations et des espaces locaux, régionaux et internationaux. Son chiffre d'affaires en fait le premier lieu commercial de la façade méditerranéenne française. Trois cent cinquante boutiques tenues par des réseaux familiaux de Tunisiens, d'Algériens et de Marocains doublent les échanges entre les pays européens et maghrébins. Ces réseaux, qui véhiculent viandes, légumes, voitures, électro-ménager..., s'appuient sur les mouvements des populations immigrées, celles requises en leur temps par la mobilisation internationale du travail, et sur la clientèle d'environ sept cent mille Maghrébins qui effectuent chaque année un aller-retour de deux ou trois journées ; ils entretiennent des liens de collaboration avec les anciennes migrations arméniennes et juives installées avant eux dans le même quartier. Ils facilitent actuellement le déploiement d'un dispositif semblable noir-africain. Chaque migrant, en ce lieu, se réclame explicitement de la légitimité acquise par les populations de migrants qui l'ont précédé, et ignore l'autochtone marseillais. Si ces populations sont le lieu de la transmission d'un "patrimoine migratoire", on n'est pas pour autant renvoyé purement et simplement à la transmission des cultures d'origine spécifiques à chaque composante de la population des migrants. Il y a construction d'une nouvelle culture de la mobilité, en même temps que mise en place de nouveaux réseaux, et mise en jeu des formes de mobilités, économiques, culturelles, professionnelles, qui ne se réduisent pas à la mobilité spatiale. Ce "retournement colonial" est impensable pour les gestionnaires locaux, et donc occulté. Elus ou techniciens, ils n'imaginent le devenir de la cité qu'à partir de la répétition du plus récent mode d'enrichissement colonial français : prélèvement sur les marchandises et les hommes qui transitent là, venant des Sud pour enrichir les Nord.

Métropoles invisibles
A Belsunce, dans ce quartier maghrébin de Marseille, le mètre carré foncier aménageable en boutique se commercialise autour de 10 000 francs dans les milieux maghrébins. Le même mètre carré est cédé aux indigènes marseillais autour de 3 000 francs après réhabilitation par une municipalité qui n'en peut plus d'organiser la pauvreté en refusant la réalité de la richesse bien présente en ses murs. Les "courbes isobares" des valeurs foncières, telles que figurées sur les diverses cartes établies par les services statistiques, les services techniques, la chambre des notaires, et autres lieux de la visibilisation de la valeur, de la richesse, ne retiennent du quartier maghrébin de Belsunce que cette référence : 3 000 francs le mètre carré. C'est-à-dire désignent le lieu de la richesse internationale comme trou noir de la pauvreté. Il est vrai que cette richesse se dissimule derrière la réalité de la concentration, dans le même quartier, des populations maghrébines les plus pauvres parmi les pauvres, celles des célibataires ouvriers occasionnels. Mais encore une fois la bien réelle juxtaposition des groupes sociaux masque des superpositions qui suggèrent d'autres sens du social et de l'urbain. Il existe dans l'étroit espace de Belsunce quatre ou cinq sous-populations de Maghrébins qui entretiennent entre elles des rapports d'exploitation, d'exclusion, au moins aussi radicaux que ceux, plus dilués dans une vaste superficie, qui caractérisent les rapports économiques et sociaux dans l'ensemble de l'aire marseillaise. Ces populations sont amalgamées, dans la désignation qu'en font des élus, des aménageurs et bien des chercheurs, en un collectif arabe indifférencié, qui prend place comme totalité, à côté des autres populations de la ville. Dès lors, élus et aménageurs préconisent la "reconquête" de Belsunce, et le remplacement de cette "marge arabe" par ces classes moyennes du secteur tertiaire, si possible international, instruments mythiques et mystificateurs des réhabilitations. Là comme ailleurs, la seule population mobilisable pour la réalisation de telles stratégies est celle des étudiants, délocalisés dans tel immeuble historique rénové.
Les métropoles maghrébine et lorraine, à Marseille, ont le double statut de réalité et d'imaginaire : réalité de l'expression des mouvements du social, qui débordent, traversent les limites, les contours des unités urbaines ; statut imaginaire puisque non vu, non reconnu, amnésié, objet de cécité de ceux qui ont le pouvoir de désigner comme manifestement et uniquement réelle leur invention, qui vaut production, d'une ville éclatée socialement.

Mondialisation
Les cadres internationaux, appartenant ou non à des diasporas, travaillent dans des entreprises ouvertes aux échanges économiques généraux; les Lorrains sidérurgistes, de Fos-sur-Mer ou d'ailleurs, participent à la production d'usines étroitement localisées dans les tissus industriels nationaux et, localement, ils sont fréquemment sollicités pour diverses représentations syndicales et politiques; les Maghrébins commerçants à Belsunce ont constitué une association syndicale et négocient à l'occasion avec les élus politiques ou consulaires marseillais. Nous constatons moins l'existence de dualismes radicaux que l'incompatibilité des modalités d'appropriation et de construction sociale des villes entre d'une part le maillage technostructurel, l'Etat, qui opère sans mémoire, et d'autre part les populations migrantes que l'activation du lien social, formant mémoire collective, compose en communautés. De plus les formes que nous décrivons ne sont pas figées, elles n'échappent pas à des évolutions qui sont redevables des initiatives propres des individus qui les développent, mais aussi des transformations sociales et économiques générales. La mondialisation des échanges s'assortit d'une mondialisation des territoires circulatoires et des réseaux qu'ils supportent. Pour prendre un exemple trivial, le caviar que certains consomment en France est vendu chez Pétrossian, en provenance directe de la CEI, monopole oblige : d'autres Français peuvent aujourd'hui consommer un caviar de la Caspienne à des prix dix fois inférieurs, transporté, au sud, par des réseaux géorgiens, ukrainiens, turcs et libanais, et au nord russes, bulgares et polonais. Les circulations de marchandises le long de réseaux agissant en marge des Etats concernent de nombreux autres produits : voitures, électro-ménager, audio-visuel, informatique, armes, vêtements... Bien sûr les réseaux de contrebande ont toujours existé ; mais là ne s'arrête pas le rôle des formations que nous signalons : elles débordent de l'espace clos de groupes mafieux et s'insèrent au coeur des populations de migrants, en une porosité qui permet de concrétiser du lien et de diversifier les échanges, matériels ou symboliques, religieux souvent. Dans l'espace d'hyper-visibilité de cette citoyenneté abstraite issue de la Révolution, la figure des réseaux est trouble par rapport à la centralité qui affiche ses marques. L'enjeu de la découverte et de la venue à représentation des autres en leurs communautés est pourtant de taille pour le devenir collectif. Un détour par l'histoire d'une trajectoire individuelle, mais plurielle, permettra de donner la dimension de l'enjeu.

Destins individuels et territoires circulatoires
Le dispositif maghrébin n'est pas une abstraction : il permet aujourd'hui à ses ressortissants étrangers, immigrants ou migrants selon les points de vue, de donner sens au récit de leurs trajectoires. Ce sens, si nous le prenons au sérieux, excède les histoires individuelles ou communautaires pour rejoindre et réinterpréter notre histoire collective.

Le destin de Mohamed
C'est en 1963 que Mohamed est arrivé en France. A 16 ans, aîné de sept enfants d'une famille où les filles sont rares, il vint reconnaître les voies et moyens de la richesse : découvrir un lieu où les siens, ses frères d'abord, arcboutent leurs forces, leur lien, pour produire d'ici la réussite là-bas.

Exil, mobilisation, disions-nous.
Voyage, dit-il, ajoutant que le bled, ce village dans l'Est tunisien, avait trop vite vieilli ses parents et ses voisins, à force d'oubli loin de tous les bouleversements qui endeuillaient et enthousiasmaient les villes du Maghreb. C'est pourtant là, au milieu des collines sèches rarement visitées par quelques commerçants Chaouies ou par des caravanes Touaregs, essoufflées avant l'ultime étape de Tunis, que lui parvint le message colporté de villes en ports et de ports en villages :
"Les Arabes trouvent de suite un métier en France. Là-bas les Tunisiens sont mieux vus que les Algériens."
Expression concrète, sous la forme du récit qui fait appel, projet, de la vaste mobilisation d'une force de travail rendue autrement disponible par les indépendances.
"Tant qu'ils étaient chez nous, on pouvait pas bouger, on restait fellahs de père en fils, dans la misère. Quand ils sont bien partis, alors ils nous ont dit, `venez, il y a de la place, du métier de ville, des sous'. Va comprendre..."
Appel et projet coïncidaient et Mohamed demeure certain qu'il fut sujet de sa migration, de son voyage. L'exil, c'est ceux qui restaient au bled, dans la ferme misérable au milieu des figuiers de barbarie.
"La Tunisie, elle bougeait dans les villes. Le bled s'enfonçait, descendait, de plus en plus pauvre. Les enfants recouverts de chiffons faisaient des kilomètres à pied pour aller à l'école. On les laissait chez d'autres où ils étaient parfois maltraités. Les familles s'en allaient en morceaux. C'est pour ça que je suis parti. Pour que ça change. J'ai demandé à mon père qu'à chaque récolte de figues de barbarie il me garde le `coq', le plus beau fruit, avec une pointe toute rouge, celui qui lui était réservé. J'ai demandé au père et à la mère de la fille promise qu'ils attendent un peu."
Mohamed éprouvait d'autant plus sa liberté qu'il choisit en France la place, le lieu où ses frères allaient venir. Après une errance de deux années, de Marseille à Lyon, après de douloureuses nuits passées à dormir dans les recoins de la vieille gare Perrache, un matin, il prit un train pour Saint-Chamond.
"Du travail, j'en avais trouvé partout dans les villes, du logement aussi, chez ceux du pays qui nous louaient un lit. Mais je cherchais autre chose que la vie au milieu de tous ces Tunisiens et Algériens qui, ensemble, oubliaient leurs pères, leurs frères, tous les leurs, qui rôdaient le soir dans les quartiers les plus sales de la ville, avant de dormir sur des lits qui sentaient la sueur de ceux qui venaient juste de se lever pour aller travailler. J'ai pensé que l'homme n'est pas fait pour cela. J'ai choisi. C'était le vrai bonheur : à côté la grande ville, Saint-Etienne, pour les frères qui travailleront à l'usine. Et moi un gros village, avec au milieu, dans des rues tranquilles la nuit, des maisons comme celles que les Français ont laissées chez nous. Vieilles, mais où une famille pouvait vivre, où on serait chez nous. J'ai pensé alors que je pouvais me marier et faire des enfants à ma femme."
Mohamed est immédiatement embauché comme manoeuvre par un artisan maçon local. Première et ultime qualification. Une `fidélité', dit-il, qui dura plus de vingt années, avant que, fatigué, meurtri dans son corps, mais `riche au pays', il abandonne le travail.
"Tout a si vite changé, et toujours changé jusqu'à maintenant que je crois que je suis devenu riche d'un coup. Pourtant c'est pas comme ça. D'abord le mariage en 67, et la première fille là-bas. La deuxième en 68. Elle est forte celle-là, et têtue, elle m'a pris le coq. Mais c'est une fille, et puis trois, et puis quatre. Pas de fils. Mon père a appelé la dernière `maudite'. Dieu savait que la famille séparée n'est pas une vraie famille. L'homme seul vit sa vie loin de la Loi. J'ai compris là que le malheur pouvait nous faire disparaître. Alors, en 73, les frères sont venus ici, et moi j'ai commencé à aller au pays plus souvent. C'est comme si j'effaçais dix ans de folie."
Deux frères viennent habiter Saint-Chamond et travailler à Saint-Etienne. L'accord initial entre Mohamed et sa nation invitante avait produit chez celle-ci du projet, de la loi, de la ville et du quartier nouveaux. Le dessein de l'identité républicaine française se déployait vers ces étrangers. L'Etat, pourvoyeur du lien et de l'harmonie, bâtit des cités, encouragea le regroupement familial, scolarisa des enfants qui devraient partager le destin national. Etranger, le Maghrébin ne l'était plus tout à fait. Hadj Hamed, le frère puîné, réunit sa famille, une femme et deux enfants, dans un logement HLM en 1978. Objet du dessein d'intégration, cette famille désormais assignée à la dimension du plus petit être social chez nous, bénéficia de toutes les interventions d'un `secteur social' qui se structurait et se déployait.
"Ils avaient tout. Allocation, sous pour l'école, pour la femme, pour les habits. Alors j'ai su que Dieu me montrait le chemin grâce à mon frère. Je ne sais pas lire, pas compter, mais j'ai compris qu'en faisant venir la famille, je ferais le bonheur de tous et je pourrais aller plus souvent au bled. Les parents étaient vieux et c'est moi qui devais m'occuper de tout".
Un fils était enfin né, lorsque cette famille vint s'installer dans le coeur de Saint-Chamond, dans une `vraie maison vieille, comme là-bas'. Deux filles et un `dernier' garçon naîtront par la suite. 1979 . Mohamed est de plus en plus mobile. Trois à quatre séjours de plusieurs semaines tous les ans au moment des semences et des récoltes.
"En passant toujours trois jours par Marseille. Ah, ça coûte cher. Il faut changer les francs, les miens et d'autres, à Belsunce si tu veux passer ce qu'il faut pour là-bas."
Il fallut à Mohamed deux camions à plate-forme, très appréciés en Tunisie pour le transport de la paille de Nord en Sud, deux tracteurs, dont une moissonneuse-batteuse, achetés dans des fermes proches de Saint-Chamond, et conduits à Marseille par des journées sans pluie, et des nuits à dormir à la belle étoile, sous le corps des précieux engins. Diverses commandes des paysans du bled furent satisfaites à ces occasions.
"C'est le bonheur, après 1979, quand la famille est venue. J'ai fait construire la maison, j'ai acheté des hectares et des hectares, et deux fermes vieilles des colons. Maintenant je suis au conseil de commune et tout le monde me demande quelque chose. Mes parents sont honorés. C'est Mohamed qui devait faire tout cela. C'est lui qui l'a fait."
La fille aînée a épousé un Tunisien, au pays. Promesse. Tout est `dans l'ordre', le projet est réussi et se conforte depuis peu d'années d' une (ré)affirmation religieuse qui fait sens ici et là-bas. Notre plus petit objet social, toujours assigné ici aux obligations de la politique d'insertion, est `au bled' un représentant actif de nouvelles classes moyennes ascendantes. Non seulement par la rente retirée de quelques locations et passages habituels de marchandises, mais aussi par le revenu de ses investissements productifs. Désormais Mohamed, légèrement infirmisé par un accident qui le prive de l'usage d'un bras, passe plus de six mois par an `là-bas'. Le retour au pays n'est pourtant pas pour demain, car la réussite là-bas dépend trop encore de la présence ici, ou, plus exactement, de la nature et de la fréquence des circulations entre ici et là-bas. Les deuxième et troisième filles, étudiantes, refusent le mariage provoqué et affirment avec énergie et à propos leur désir de réussir ici. Non plus comme filles d'immigré, mais comme Tunisiennes de bonne société. Leur récente demande de naturalisation ne modifie pas la référence aux droits de la femme tunisienne : leur trajectoire s'inscrit, disent-elles, dans le prolongement de celle de plusieurs générations familiales, et les aléas des premiers tourments de leur père en France sont, de leur point de vue, bien plus les détours d'un paysan illettré, mais respecté et aimé pour le courage de sa tentative, perdu dans la grande ville, que la trace de l'exploitation et de la stigmatisation.

Réussite du sujet là-bas, conformité de l'objet ici. Happy end.
N'y aurait-il chez nous que Mohamed, ses frères, ses proches, tous ceux qui sont contraints à la double façade, qui puissent nous livrer une histoire où tant de mobilités convergent vers une certaine réussite ?
Mohamed sait que son territoire n'est pas ici, où trop de marqueurs sociaux l'aliènent à la réalité d'un minuscule statut social, ni là-bas, où sa notoriété nouvelle n'existe que par un ailleurs. Mohamed est entre deux. Il a conquis le territoire de ceux qui ne peuvent, sédentairement, en posséder un définitivement. Mohamed évolue sur un territoire circulatoire. Ce territoire de lieux et de mémoire, donc de légitimités, supporte les réseaux des multiples échanges et héberge la diaspora; il nous apprend que les sédentarités ne sont pas seules constitutives du territoire, que les conceptions des circulations comme logistiques de flux sont aveugles au sens du social, stérilisent l'histoire. Le mouvement de l'autre, en nos espaces, est productif de formes sociales originales, là-même où trop des nôtres n'aperçoivent que reproduction de nos rapports.

La production de l'altérité
Au cours des années 70, des dispositifs commerciaux maghrébins, dont le quartier Belsunce à Marseille est l'un des éléments centraux, apparaissent et se renforcent en divers lieux du territoire national. Les populations maghrébines, toutes origines confondues, ce qui n'exclut pas les spécificités de savoir-circuler, de savoir-faire, se meuvent et se mobilisent en de nombreux réseaux, principalement commerciaux, qui captent et créent de la richesse le long d'échanges locaux, nationaux et internationaux. Chaque place commerciale fait centre pour ces réseaux, décrivant un territoire superposé aux espaces des villes, dissimulé derrière la première forme de la présence maghrébine qui se donne à voir : derrière la juxtaposition de la relégation, de la ségrégation de ceux désignés comme les plus pauvres et les plus étrangers. L'entrée dans ce dispositif a été possible pour de nombreux migrants, qui ont payé cher le droit d'usage, mais en ont tiré un grand bénéfice. En effet il est captateur de richesse et de puissance, à l'image d'une nouvelle forme coloniale, suffisamment subtile pour ne pas s'imposer sur le mode de la sédentarité, ni généraliser ses usages, suffisamment sensible pour dissimuler la réalité de son altérité. Car telle est la finalité historique de ce dispositif colonial circulatoire, celle qui nous concerne particulièrement : apprendre à qui veut l'apercevoir que le territoire ne produit pas que de l'identité, notre identique, mais aussi de l'altérité, leur différence. Exit l'universalisme révolutionnaire français ? La nouvelle forme sociale et spatiale, fût-elle réservée à une minorité de migrants - mais l'histoire de Mohamed est commune, multiple - est lourde de sens pour notre propre histoire, implique pour le moins une transformation des bases narratives sur lesquelles se construisent nos légitimités et nos destins.
Les récits qui rendent compte de l'histoire de notre modernité, particulièrement exprimés par le projet d'harmonie des théories économiques depuis le XVIIIe siècle, et de la mise en place, sans ménagement, des populations sous la conduite de l'aménageur, entrepreneur ou commis d'état, tournent à vide, ou à la langue de bois. Les narrations bégaient sur l'air de la "crise", de l'omniprésente, universelle, répétitive crise, ce qui s'exprimait il y a peu encore, à l'Est et à l'Ouest, sur le mode de la "bonne intrigue" qui mêlait récit de fiction, récit historique et récit de projet. Il n'y a plus de happy end prévisible, prononçable, donc plus d'intrigue. Désigner des lieux précis, des populations réelles, des moments identifiables par l'expérience de leur présence, c'est de plus en plus souvent, y compris à l'intérieur de nos sociétés, du côté des RMI, SDF, et autres populations désignées de partout comme étant nulle part, éclater, désintégrer l'unité fiction des théories de l'économie et de l'Etat, initiateur de lien et de sens. Le raisonnement binaire arrive à terme : nous ne sommes plus les gens d'ici, mais nous sommes ici les uns (gens) et les autres. Raisonnement ternaire.

Mohamed n'a pas fini de nous dire qui nous ne sommes pas.
Mohamed et son dispositif sont étonnamment modernes. Inventeurs de la nouvelle disposition coloniale, sans emprise de sédentarité, sans soumission éthique, acteurs d'un espace circulatoire de l'enrichissement, ils ont opposé à la générosité du dessein d'intégration, de l'harmonie, du scénario de la raison-économie de l'Etat moderne, la force de la réalité nomade. Notre confusion entre immigrant et migrant structure toutes les interprétations de notre dramaturgie contemporaine. Ces récits, les nôtres, ne nous livrent que l'identité de ceux qui parlent, c'est-à-dire d'un Etat qui veut être celui qui fait, celui qui a, celui qui dit. Les mythes anciens reposaient sur l'annonce d'un désordre apocalyptique imminent mais sans cesse ajourné. Le discours de l'économie, celui qui disait quelle nature de l'échange faisait sens pour nous, valeur pour tous, donc ordre, harmonie, est désormais incapable de nous apprendre autrement que sur le mode de la répétition, comment l'imminence de la désagrégation par l'effet de la crise peut être propulsée hors de la temporalité du récit.
Mohamed nous sauve de la fin des récits. La mise en intrigue, telle que proposée dans l'énoncé de son histoire, est une opération de configuration essentielle : la diversité d'incidents est transformée en totalité signifiante. Elle nous dit, entre autres enseignements, comment s'emboîtent destins singuliers et devenirs collectifs en mouvements différenciateurs qui ont déjà modifié nos sociétés avant de s'imposer à nos consciences.
Renversement de sens dont l'Histoire est prodigue : les transmigrants de la misère ou de l'exil politique, qui fédèrent en voisinages les vastes distances de leurs dispersions, seraient-ils les plus aptes à figurer une multicitoyenneté (faudra-t-il dire `transcitoyenneté' ?) à même de renouveler les récits, quelque peu obsolètes, de nos devenirs ?<


BIBLIOGRAPHIE
Parmi les nombreux travaux consacrés à la construction sociale de la ville à partir des mobilités de diverses sous-populations, signalons ceux menés par M. Péraldi, S. Bordreuil, Y. Grafmeyer, I. Joseph, A. Battegay, M. Marié, S. Ostrowetzky, F. Paul-Lévy, M. Segaud et A. Bourdin. Concernant la mobilité spatiale, les recherches de X. Piolle, M. Bassand et Brulhardt, G. Marotel, T. Regazolla, A. Haumont, G. Noiriel ont particulièrement retenu notre attention. Nous devons en particulier signaler les travaux précurseurs de Gildas Simon concernant les migrations : directeur de recherche au CNRS, il est le fondateur de la Revue européenne des migrations internationales, principale référence française pour les chercheurs mobilisés autour de l'élucidation des rapports entre migrations et territoires. Le phénomène diasporique est particulièrement abordé par E. Ma Mung, A. Médam, C. Benayoun. Le débat immigration/ insertion s'organise aujourd'hui autour des travaux de F. Dubet, A. Sayad et M. Wieviorka; il s'agit là de nos sources principales, auxquelles il faut ajouter les recherches de l'URMIS de Paris VII, de l'IDERIC de Nice, de l'Institut Maghreb-Europe de Paris VIII. Les auteurs dont les productions ont particulièrement pris sens dans les années 20-30, même s'ils ont écrit bien avant, ou dont les travaux sont tributaires de l'effort de réflexion des sciences humaines mené alors sur le thème temps-espace-identité auquel nous faisons allusion sont : Bergson, Renan, Husserl, Simmel, les chercheurs de "l'Ecole de Chicago", Schutz, L.Febvre, Braudel de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, et Halbwachs de La mémoire collective et Topologie légendaire des Evangiles en Terre Sainte.
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P. Watzlawick, L'invention de la réalité. Contribution aux constructivismes, Paris, Seuil, 1988.
Cet article a donné lieu à communication au ministère de l'Equipement, dans le cycle de conférences "Déplacements et lien social" animé par Thérèse Spector (CETUR).



Alain Tarrius, sociologue, est professeur à l'Université de Toulouse-Le Mirail, où il est chargé des enseignements d'anthropologie et de sociologie urbaines.Ses travaux portent sur les rapports aux formes urbaines des populations de migrants (nationaux, internationaux, pauvres et riches, ethniques ou non).Il a publié L'aménagement à contre-temps en 1988, Les fourmis de l'Europe en 1992 chez L'Harmattan, et Anthropologie du mouvement en 1989 chez Paradigme.

Le lien d'origine : http://www.urbanisme.equipement.gouv.fr/cdu/datas/annales/tarrius.htm

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