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Testart et la guerre " compétitive "
Entretien


Le biologiste dénonce la soumission de la science et de la technique au système d'exploitation dominant qui conduit à la barbarie guerrière.

À l'heure où pleuvent sur l'Irak les obus de George Bush, comment réagit le scientifique que vous êtes. Est-il facile de se pencher sur ses paillasses dans de telles circonstances ?

Jacques Testart. C'est une situation qui ne vaut pas que pour les chercheurs. Chacun dans son laboratoire ou son usine continue à travailler et l'impuissance est lourde à porter.

La sophistication de ces armes dont on nous parle à longueur d'antenne et d'images ne serait rien sans science ni technique. Sans être complaisant avec Saddam Hussein, qui lui aussi a fait parler les armes contre son peuple, diriez-vous que la science s'est rangée du côté du plus fort ?

Jacques Testart. Les scientifiques ont une fonction particulière en matière d'innovation et de technologie. Je pourrais dire pour me dédouaner que mes recherches sur la procréation naturelle ou artificielle n'auront aucun effet sur l'issue de cette guerre. Ce n'est peut-être pas la même chose pour les gens qui travaillent sur le militaire, sur des virus, sur les toxiques et qui doivent se sentir plus merdeux que moi. Il y a déjà longtemps j'avais revendiqué un droit à la non-recherche qui concernerait les secteurs fragiles, pas forcément guerriers, mais éventuellement économiques ou éthiques : tout ce qui acte l'exploitation humaine sous différentes formes. En tout cas, il faut arrêter d'idéaliser la profession de chercheur comme s'ils étaient des poètes rêveurs. On est payé pour produire des choses à vendre et on ne nous paye que si on a de bonnes chances de produire ce qui sera bien vendu...

Mais vous vous occupez aussi de connaissance...

Jacques Testart. D'activité économique et de connaissance. Mais de plus en plus la première déborde sur la seconde. Jusqu'au jour, dans cinq, dix ou quinze ans, qui sait, où on sera tellement absorbé par les technologies qu'on ne disposera plus des éléments scientifiques pour produire du nouveau, inventer, et le cercle sera fermé. L'essentiel de l'activité des chercheurs consiste à produire bien plus des moyens d'action que de nouveaux concepts. Aujourd'hui, on exploite ce qu'on connaît depuis trente ou quarante ans, on ne produit pas de véritable " connaissance " nouvelle. On élabore des moyens de diagnostic, de détection, des moyens d'action par des vaccins, mais l'objet ainsi fabriqué n'implique pas une avancée de notre compréhension du monde. On n'a pas tellement besoin de comprendre le monde pour produire, encore moins pour tuer.

Vous voulez dire que la guerre n'est jamais qu'une forme de technique ?

Jacques Testart. La guerre, comme la Bourse, n'est jamais qu'un moyen de pousser l'avantage d'une domination. Le but qu'elle poursuit, c'est d'affirmer une hégémonie économique - en ce cas la possession du pétrole -, une domination politique et géopolitique. La guerre, c'est la compétitivité poussée jusqu'à l'horreur. Ce mot de compétitivité, pour moi, est le pire de tous. Être compétitif, c'est aller au-delà de la compétence pour prendre un avantage sur les autres, autrement dit s'arranger pour les faire perdre - mission, vous conviendrez, qui ne devrait pas relever de la recherche publique ou de l'éducation nationale. Quand on recommande officiellement aux chercheurs d'être plus compétitifs que les autres, on les met en état de guerre. Dès lors que la recherche a pour but de produire non des connaissances mais de la technologie, des moyens de maîtrise, elle devient un moyen d'accroître les inégalités. C'est comme au Monopoly, seuls les pays qui ont déjà un avantage, qui ont beaucoup d'hôtels rue de la Paix peuvent gagner cette bataille. L'essentiel de ce qui est produit aujourd'hui dans le monde, en matière de savoir-faire et de technoscience, l'est par les pays les plus riches. De ce point de vue, Georges Bush est un homme très compétitif - on peut même dire qu'il est un modèle puisqu'il va gagner la compétition engagée contre une grande partie du monde. Et ceux qui nous poussent à la compétitivité ne devraient pas le critiquer par principe : seulement le jalouser d'avoir été le meilleur.

Mais le fait de recourir aux armes n'est-il pas aussi une faiblesse ?

Jacques Testart. C'est à la fois une faiblesse et le moyen déterminant de maintenir la domination quand il n'en existe pas d'autre. Les armes de Bush volent en effet au service du pays le plus endetté du monde. Un pays qui s'effondrerait économiquement s'il ne disposait pas du dollar, monnaie mondiale, pour faire financer sa domination par tous les autres.

Pourtant, cette guerre se fait au nom des droits de l'homme ?

Jacques Testart. Croyez-vous qu'en refusant le protocole de Kyoto ou le Tribunal pénal international les dirigeants des États-Unis prennent la défense de l'humanité et des droits de l'homme ? Bien au contraire, ils s'opposent aujourd'hui à tous les contrats qui pourraient être signés entre les États pour consolider un ordre plus juste sur la planète. Ils s'approprient le monde dans le mépris le plus complet de ce que sera l'avenir, le futur de l'humanité, y compris donc celui des citoyens américains, en rejetant toute remise en question, tout rééquilibrage, tout sacrifice dans leur mode de consommation dispendieux et dominant. C'est pure folie.

Ce déluge de feu et de technologie, comment les victimes ou les populations démunies dans le monde peuvent-elles le percevoir ?

Jacques Testart. Les perdants, ou bien on les tue directement ou bien la compétition mondiale les laisse au bord du chemin. Parce que le progrès technoscientifique, loin d'égaliser les chances et de rapprocher les modes de vie, accroît les écarts - toutes les études le confirment. Et cela pas seulement à cause de la guerre et des destructions matérielles et humaines qu'elle provoque, mais du processus économique quotidien.

N'est-ce pas l'équation science = progrès qui n'est plus de mise et déjà peut-être depuis Hiroshima ?

Jacques Testart. Hiroshima est un point de basculement. Peut-être la première et la plus grave démonstration à l'échelle planétaire de l'échec patent de l'idéologie du progrès. À l'époque, avant qu'on ne finisse par mesurer la monstruosité de cet événement et de ses conséquences, on écrivait (et même dans l'Humanité) que cette arme allait abréger la guerre. J'en déduis que la démocratie technoscientifique est profondément malade, pas seulement parce qu'on ne demande pas l'avis des gens, mais parce qu'on ne leur donne pas les éléments pour se faire une opinion. Comment favoriser, dès lors, le progrès des droits de l'homme sans mettre un coup d'arrêt à cet engrenage à sens unique qui accroît la richesse et la domination des uns aux dépens de l'isolement et de la deshumanisation des autres ? Je suis partisan d'une pause dans le progrès unilatéral en cours, afin de mettre le luxe relatif que nous confère notre avantage technologique au service de l'égalisation des chances de la communauté humaine. (Cette pause permettrait aussi de réfléchir au sens à donner en commun pour la suite du monde.) Mais ce n'est évidemment pas cet objectif que poursuit le maître des armes à Washington.

Entretien réalisé par Lucien Degoy


Article paru dans l'Humanité du 24 Mars 2003 l'édition du 24 mars 2003

Le lien d'origine http://new.humanite.fr/journal/2003-03-24/2003-03-24-318832