Flagrant délit no 9 (1999)
Hommes et femmes à l’écran : un aperçu au quotidien
de la domination masculine
Petite interprétation d’un journal télévisé
1. Des femmes en image, peu en parole
2. Des hommes en actes, des femmes en retrait
3. Le travail esthétique des femmes
4. La description des personnages
5. Conclusion : domination masculine et subordination féminine
Le monde social dans son ensemble est traversé par des classifications
sexuées. Rien n’oblige à ce qu’il le soit.
Pourtant, tout nous rappelle à l’ordre, à tous moments
: des situations, des comportements, des systèmes de classements,
nous renvoient à notre identité de sexe et cela va des
manifestations les plus ostentatoires (prénoms, apparence physique,
habillement...) aux manifestations moins ouvertement perceptibles (langage,
postures du corps, regards...). Nous vivons du coup un processus quotidien
de "rappel à l’ordre sexué" issu du monde
social auquel nous ne portons plus guère attention, mais qui
est là pour nous signifier ce que veut dire "être
un homme" ou "être une femme" dans la société
actuelle. Savoir comment se transmettent et se reproduisent ces identités
hiérarchisées s’avère une question infiniment
complexe tant ces processus sont à la fois diffus et éparpillés
dans notre vie quotidienne. Il existe pourtant des "lieux"
dans lesquels ils apparaissent de manière manifeste pour peu
qu’on y prête quelque attention: les médias sont
de ceux-là. Je fais ici l’hypothèse que les médias
peuvent être considérés comme un des vecteurs de
ce système de pensée, sans être bien évidemment,
et loin de là, les seuls véhicules de ces représentations.
J’aimerais ici analyser ce processus sous un de ses innombrables
angles, à travers une analyse du contenu d’un journal télévisé.
L’analyse porte donc sur un téléjournal (TJ), celui
du 25 décembre 1998 de la Télévision suisse romande.
Une analyse plus poussée d’autres éditions du TJ aurait
dû être menée pour dégager des principes plus
généraux. Par manque de temps, une seule édition
a été choisie, de manière léatoire. On pourra
certes rétorquer que le choix relève de l’arbitraire.
J’émets toutefois l’hypothèse que les processus
de construction des représentations auxquels on assiste dans un
TJ se retrouvent, de manière similaire, dans les autres sessions
du TJ. Ils se retrouvent d’ailleurs dans d’autres types de
médias, comme la presse quotidienne, la radio, la bande dessinée,
etc. C’est dire combien ils témoignent de représentations
collectives.
L’analyse a consisté en une déconstruction des séquences
du TJ en question, une étude, d’une part du discours développé
et, d’autre part, des images diffusées. D’une durée
totale d’un peu plus de 26 minutes, ce TJ se compose de 8 séquences:
les dix premières minutes sont consacrées à une tentative
de tour du monde en ballon; vient ensuite un reportage (2minutes) sur
la fête de Noël dans le monde suivit par un reportage sur une
paysanne fribourgeoise peintre en icônes (2min12); suit un reportage
sur Noël dans le monde musulman (1min), à quoi succède
un résumé de l’actualité internationale du
jour (1min44), un reportage sur des éléphanteaux supposés
mal traités en Afrique du Sud par des responsables du Zoo de Bâle
(2min36); deux reportages ferment l’édition, le premier sur
un vigneron français (3min30), le second sur un salon de coiffure
africain à Genève (1min54). A noter encore que l’édition
est présentée par un journaliste.
1. Des femmes en image, peu en parole
Une des premières choses qui frappent lorsque l’on entreprend
de décortiquer un tant soit peu une édition du TJ pour
tenter d’y déceler une construction des rapports sociaux
de sexe, c’est la présence rare ou tout au plus parcimonieuse
des femmes à l’écran: sur une durée de 26
minutes au total, seules 4 à 5 minutes laissent voir ou entendre
des femmes, alors que les hommes ont droit au reste du temps. Parfois,
des
femmes apparaissent dans des reportages, de manière sporadique,
sans que le point de vue masculin qui préside au reportage en
soit modifié. On montre donc de manière très dominante
le monde des hommes comme images du monde, on construit une vision masculine
du monde. Ceci ressort d’autant plus dans le fait que des termes
qui renvoient au genre masculin sont utilisés quand bien même
les réalités visibilisées à l’écran
sont largement constituées de femmes: "le Pape s’adressait
aux Chrétiens à Rome", ou "les Chrétiens
du monde entier ont célébré...", "quinze-mille
Palestiniens sont rassemblés à Ghaza", "les
équipes qui sont à terre, les météorologues,
les techniciens" c’est-à-dire aucune femme ...? Parfois
même ces catégories masculines générales
sont utilisées au moment même où sont diffusées
des images ne mettant en scène que des femmes. C’est le
cas dans un reportage au cours duquel on nous dit que "les Cubains
pour la première fois depuis plus de trente ans ont pu fêter
Noël" et que, simultanément, on diffuse des images
de femmes dont on suppose qu’elles sont de Cuba, l’une en
train de prier saintement, l’autre portant un enfant sur le dos.
(illustrations 4, 5, 6)
Si le temps consacré à l’un ou l’autre sexe
ou le point de vue des reportages sont significatifs, la teneur des images
véhiculées en dit plus long encore sur la question. C’est
véritablement là que les choses se corsent. En effet, on
constate très vite, en regardant plus en profodeur, combien dans
les séquences consacrées à l’un et l’autre
sexe, les activités visibilisées sont de nature différente.
Tout d’abord, si les femmes sont montrées c’est plus,
la plupart du temps dans une mise en scène où elles ne sont
que des figurantes. Ainsi sur l’ensemble des plans auxquels elles
ont droit, seuls quelques-uns sont consacrés à une prise
de parole de leur part. Dans l’ensemble peu présentes à
l’écran, quand les femmes y apparaissent c’est la plupart
du temps en tant qu’images, sans voix ni pensée. Présentes
en images, elles le sont peu en paroles, elles le sont encore moins en
actes...
2. Des hommes en actes, des femmes en retrait
Les hommes, on les voit faire, les femmes, on les voit se taire. Les hommes,
on les voit participer activement à la transformation des situations,
changer, être des acteurs pleinement en prise avec leur monde, contribuant
à le moduler selon leur gré. Ils sont montrés en
train de tenter de le dominer, de surpasser les contraintes de l’environnement,
d’abattre des barrières sociales et politiques, de prendre
les armes pour combattre vaillamment. Dans le reportage sur les aérostiers,
on nous dit que ceux-ci ont "forcé le passage de la Chine",
ils ont combattu les barrières naturelles et politiques, mais finalement
le combat tourne à leur défaveur: il ont été
"vaincu par le Pacifique" et ils doivent "rendre les armes
en raison de la météo". Ces "hommes" qui
tentent de faire le tour du monde en ballon, nous dit-on, ont "la
rage de réussir un des plus beaux défis de la fin du siècle".
Au passage, les journalistes insistent sur la rivalité masculine,
le combat entre hommes: on parle des "échecs des autres concurrents"
ou d’un "combat d’hommes aux personnalités très
différentes"...
Même topo pour le reportage sur le vigneron français: d’emblée
on en fait un "lutteur", actif et courageux, c’est "un
vigneron qui lutte contre l’industrialisation". Il entretient
avec ses terres un rapport particulier, celui d’un homme qui aime
sa terre: il s’agit "d’une histoire d’amour faite
de douceur de respect et d’ivresse entre l’homme et la nature
qui l’entoure". Si son rapport à l’environnement
n’est cette fois-ci pas celui de l’appropriation humaine des
forces naturelles, il n’en demeure pas moins un rapport masculin
à l’environnement, un rapport de maîtrise à
celui-ci.
La seule femme, une peintre, à laquelle est consacré
un peu de place dans ce TJ est par contre mise d’emblée
dans une situation de passivité: la femme peintre est présentée
comme "une femme qui a eu sur le tard la révélation
de la peinture". On sous-entend donc que cette femme a subitement
pris conscience de son intérêt pour la peinture à
travers une révélation, de manière passive et extérieure
à elle-même. Contrairement aux hommes, son activité
n’est pas le résultat d’un choix conscient mais d’un
destin.
Les femmes font presque "partie du décor" pour le dire
crûment. Elles n‘apparaissent pas comme des actrices à
part entière de la situation, elles assistent au déroulement
d’un monde défini en dehors d’elles et sur lequel elles
paraissent n’avoir pas de prise. Plus précisément,
quand elles deviennent actrices, c’est dans des domaines très
particuliers, comme les activités esthétiques. Cela se traduit
également dans le type de prise de vue : les plans très
rapprochés, où seul le visage apparaît à l’écran,
ne s’appliquent qu’à des femmes (illustration 9). Les
hommes apparaissent le plus souvent dans leur environnement (illustrations
1, 3, 7) ou, quand ils apparaissent dans des plans rapprochés,
c’est tout au plus dans des gros plans. La grande proximité
du plan très rapproché tend à suggérer un
rapport d’intimité entre l’auditeur/rice et la personne
à l’écran, et c’est comme si cette proximité
devait s’instaurer de manière privilégiée avec
des femmes et non avec des hommes. On peut se demander si cela ne témoigne
pas d’une volonté de montrer, de mettre en scène les
femmes dans leur apparence, d’aller voir "de près"
, alors qu’on se garde bien de le faire pour les hommes. Il semble
que des définitions différentes de la sphère de l’intimité
sont mobilisées selon que les prises de vue s’appliquent
à des hommes ou à des femmes. Il y a en effet des limites
au-delà desquelles les cameramen/women ne vont pas dans leurs prises
de vue (on e filme pas le détail d’un œil au TJ...).
Mais c’est comme si on s’autorisait une immersion plus profonde
dans la sphère personnelle de femmes avec des plans très
rapprochés. Cette intrusion dans l’intimité des femmes
participe aussi pleinement à une réduction de leur personne
à leur identité physique, à leur apparence corporelle.
3. Le travail esthétique des femmes
Dans le domaine esthétique, les femmes entrent enfin en action.
Mais là encore le traitement médiatique ne mobilise pas
les mêmes registres que lorsque l’on parle des hommes. D’une
part, dans le reportage sur la paysanne fribourgeoise s’adonnant
à la peinture d’icônes, les registres langagiers
utilisés relativisent grandement son statut d’actrice:
il est dit que "ces œuvres sont réalisées par
une femme d’exception...", l’usage du passif pour "les
œuvres" revient à minimiser le rôle de l’action
de la "femme d’exception" par rapport à une formulation
faisant de cette dernière le sujet de la phrase: une femme d’exception
a réalisé ces œuvres. Par ailleurs, le journaliste
dit "ces icônes, ce sont des mains bien de chez nous qui
les peignent avec passion". D’emblée ce qui existe
dans le reportage, ce sont des mains et non une personne à part
entière, et c’est à partir des mains que commence
la reconstitution du personnage et son affectation à une identité
sociale, notamment à un âge: "ces mains qui manient
le pinceau et font rayonner les couleurs ne sont plus toutes jeunes".
D’autre part, le reportage sur le salon de coiffure africain à
Genève montre un homme passif en train de se faire couper les cheveux
par une coiffeuse en plein travail, occupée à commenter
ce qu’elle fait pour les besoins du reportage. La femme est ici
montrée en train de faire une coiffure à un client masculin,
c’est-à-dire prenant soin de l’homme (illustration
10). C’est donc dans une activité esthétique de travail
sur les apparences, au service de l’homme, que l’activité
des femmes est ici visibilisée par les journalistes. Mais ce qui
frappe, c’est aussi la survisibilisation des femmes dans des activités
socialement attribuées aux femmes, dans des stéréotypes
de profession. (Comme le reportage le laisse paraître, il y avait
un homme dans la même posture qu’elle dans le salon de coiffure.
Il aurait tout aussi bien pu servir de témoignage pour le reportage).
4. La description des personnages
Sur le plan des registres utilisés par les journalistes pour
décrire, pour présenter au public les personnages intervenant
dans le téléjournal, on remarque là aussi des distinctions
de taille. La façon de présenter hommes et femmes dans
le téléjournal, les registres utilisés respectivement,
différencient encore fortement les deux sexes. Les personnages
masculins sont la plupart du temps décrits à partir de
leurs activités ou de leur statut professionnel: pour présenter
un aéronaute, le journaliste le décrit en début
de reportage comme "l’homme qui a réussi un des plus
longs vols en ballon, l’homme qui avait forcé le passage
de la Chine", ce sont les seules informations dont nous disposons
pour l’instant. Plus tard, on le présentera comme "le
patron de...". Même logique pour le reportage sur le vigneron:
tout ce qu’on sait de lui c’est son nom, qu’il est
vigneron, qu’il vit en France. On en saura par contre beaucoup
sur ses activités: il compose ses plus beaux vins, il développe
des vignes biologiques, il entend transférer ses pieds de vignes,
etc. Par contre, on ne saura rien de son statut familial, du nombre
d’enfants, etc.
Dans le reportage qui a pour thème principal la peinture des icônes
on va apprendre là aussi une foule de renseignement sur le statut
social et surtout familial de la femme peintre: elle a bientôt 85
ans, elle est Saint-Galloise d’origine, elle a épousé
"un paysan de la Glâne", elle est "mère de
sept enfants", elle vit dans "le petit village de Saulgy".
Seulement après nous avoir déversé ces informations
on passe au thème du reportage en soulignant que "vers la
soixantaine elle s’est découvert un penchant pour la peinture".
La façon de présenter la personne à partir de son
statut familial revient à lui dénier une individualité,
une identité propre, indépendamment de son statut familial;
c’est faire exister les femmes avant tout à travers leur
statut familial ou leur état civil. Leur activité n’intervient
que de façon secondaire dans la définition de leur identité
sociale. De leur côté, les hommes sont reconnus dans leur
individualité, ils ne sont jamais présentés à
partir de leur progéniture... Ainsi nous ne saurons rien sur le
statut social ou familial de tous les hommes qui interviendront dans ce
TJ, ni s’ils ont des enfants, ni s’ils sont mariés,
ni leur âge, ni leur trajectoire sociale, ni leur lieu d’origine
ou d’habitation...
5. Conclusion : domination masculine et subordination féminine
En résumé donc, les femmes sont peu présentes
dans le TJ, notamment parce qu’elles sont souvent mises dans des
catégories générales articulées au masculin;
quand elles apparaissent, c’est davantage en tant qu’images
qu’en tant qu’actrices sociales à part entière.
Quand malgré tout elles sont montrées en train d’agir,
les procédés rhétoriques utilisés soit relativisent
cette part de l’action, soit les confinent à des tâches
volontiers considérées comme typiquement féminines,
comme le travail esthétique, la prise en charge des autres, la
défense des animaux, la religiosité soumise (illustration
4), etc. Ainsi, toutes les femmes apparaissant dans le TJ peuvent se
classer parmi les "figures" suivantes: la femme religieuse,
la mère porteuse, la femme vouée à l’esthétique,
la défenseuse des animaux, l’épouse qui accompagne
le mari, la baigneuse sur la plage (illustrations 2, 4, 5, 6, 8, 9,
10). Les hommes par contre occupent l’essentiel de l’espace
médiatique, la plupart des situations se définissent à
partir de leur point de vue et ils sont montrés à l’écran
comme des acteurs contribuant activement à la transformation
du monde qui les entoure. Mais les représentations de l’homme
qui apparaissent se limitent aussi à quelques "figures":
le héros avide d’exploit sportif, le leader politique,
le soldat, le client du salon de coiffure, le vigneron, le commentateur
scientifique, le manifestant, le prêtre, le leader religieux (illustrations
1, 3, 7).
Cette analyse rapide d’un journal télévisé
nous renseigne donc sur l’importance des distinctions entre les
sexes dans la représentation du monde construite par les professionnels
de l’information télévisée. Ces distinctions
opérées sont à la base des identités au principe
de la structuration sexuée du monde social. Mais plus qu’un
lieu dans lequel se reproduisent les stéréotypes des rapports
sociaux de sexe, la mise en scène du monde dans le TJ participe
pleinement de la reproduction des principes de la domination masculine.
Ce fonctionnement en dit long, non seulement sur le TJ lui-même,
mais sur le fonctionnement des médias en général.
On peut dire, sans forcément mener une analyse détaillée
de leurs contenus, que les médias participent largement du sexisme
généralisé consistant à introduire des distinctions
hiérarchiques entre les sexes ; ils jouent pleinement un rôle,
pour dire vite, "conservateur" dans les rapports sociaux de
sexe: les femmes sont montrées dans un état de subordination,
de passivité, à la garde des enfants et la prise en charge
des hommes; les hommes sont montrés selon les canons de la masculinité:
force, courage, concurrence, domination sur les forces naturelles, prise
de décision, guerre, etc., ce qui les enferme, eux aussi, dans
des catégories spécifiques.
En donnant pareille vision du monde social à travers le journal
télévisé, les professionnels de la télévision
témoignent des représentations véhiculées
dans le monde social et de celles dont ils sont porteurs/ses et qu’ils/elles
reportent à l’écran. Or, jusqu’à nouvel
ordre, le monde est fait d’autant de femmes que d’hommes participant
à l’activité sociale. Rien n’explique que la
vision qu’on en donne soit celle des seconds, si ce n’est
l’existence d’un rapport de domination des hommes sur les
femmes, manifeste dans la vie de tous les jours et reproduit à
l’écran, permettant aux hommes de prendre la parole à
la place des femmes, d’extorquer les places du discours, de la prise
de décision et de la maîtrise du monde.
Olivier Voirol
La page origine : http://home.graffiti.net/flagrant-delit/Textes/tele.html
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