La musique techno, art du vide ou socialité alternative ?,
Béatrice Mabilon-Bonfils et Anthony Pouilly, Logiques sociales
- Musique et champ social,L'Harmattan, Paris, 2002, 245 pages, par Laurent
Saadoun
Dans leur ancienne contribution à l'examen de la scientificité
de la science politique, La science politique est-elle une science ?
" Dominos ", Flammarion, 1998, Bruno Etienne et Béatrice
Mabilon-Bonfils expliquaient que " La science politique - mais
pas elle seule - propose d'introduire le sujet observateur-concepteur
dans toute définition, dans toute connaissance de la société
" (page 7) ; précisant d'ailleurs, qu' " (…)
elle cherche à percer le mystère de l'obéissance
civile et de la soumission volontaire (…) " (page 17). C'est
que le questionnement et la connaissance politologiques relèvent
d'une réflexion introspective du sociétal sur lui-même,
mettant en doute ses normes et ses formes, faisant problème de
son fonctionnement, de son existence et renvoyant aux " constellations
d'intérêts " et aux modes de production des arrangements
sociaux, propres à faire naître un possible vivre-ensemble.
Aussi, la thématique de la participation au Politique est-elle
récurrente dans leurs travaux de sociologie politique.
L'ouvrage que Béatrice Mabilon-Bonfils fait paraître avec
Anthony Pouilly, La musique techno, art du vide ou socialité
alternative ? est bien dans la même veine ; celle d'une sociologie
politique, à la fois critique - au sens de Bourdieu -, compréhensive
- au sens de Maffesoli - et plurielle, quant elle s'émancipe
de frontières supposées imperméables : celles d'une
science politique nourrie des influences de la philosophie, de l'anthropologie
et de la psychanalyse ; celles des objets attendus, et ressassés
(de l'Etat aux partis politiques…), pour explorer les marges de
l'effervescence du social, ici la musique techno et les raves. Cette
science politique du quotidien et de l'interstitiel, cette science politique
du dialogue que appelons de nos vœux, renvoie alors aux formes
souterraines, mais fécondes, de la construction du social saisie
aux moyens des représentations de ses acteurs.
Par delà les forces et les lois de la centralité, il
y a place pour de nouvelles formes de sociabilités et de participation
politique, ce que nos auteurs nomment participation politique affinitaire.
Du mouvant, de l'éphémère peuvent naître
une manière alternative de comprendre et d'entrevoir le multiple
et ses recompositions territoriales, une nouvelle géographie
des espaces sociaux, d'où l'investigation sociologique puisera
matière à renouveler les cadres de sa pensée scientifique
du social. Il est possible de supposer - en trace dans ce travail -
une sociologie politique de l'Art, qui prend ici pour objet la musique
techno en tant que musique du présent, véritable laboratoire
artistique et politique du présent, d'un être-au-monde
et d'un être-au-corps, symptômes de l'expérience
(et des expérimentations) de la vie sociétale, saisie
dans les registres du banal, du quotidien et de sa fuite même.
C'est là se jouer de cette illusion que nous nommons trop rapidement
" réalité ", " (…) déjouer
l'illusion, (pour) construire un réel signifiant " (page
25). Sans doute l'exercice est-il délicat pour le scientifique
du Politique car, " La société n'est pas une réalité
établie, mais un processus, un ensemble de mouvements diversifiés
et fragmentés " (page 25). Rites, symboles et imaginaire
sont alors les instruments d'un double mouvement de la part des acteurs
sociaux : implication et distanciation.
Ce qui caractérise le raver, c'est qu'il cherche ce qu'il fuit
dans son quotidien, " Entre un objet trop plein de sens et un sujet
en quête de sens, il faut trouver un entre-deux " (page 24).
C'est à quoi s'attellent nos auteurs par leur questionnement
: " face à la dissolution du lien social, l'échec
partiel des vecteurs traditionnels et institutionnels de socialisation
(école, famille, partis politiques…), la musique techno
reproduit-elle cette " ère du vide " qui en découle
ou propose-t-elle une dynamique nouvelle de socialisation alternative
dans la société contemporaine ? " (page 29). Il s'agit
en somme de comprendre la constitution des identités collectives.
" Le bruit lave et met à jour l'intime réel, celui
que la société enfouit, parce qu'au fond, il exprime ce
qu'elle réprime. (…) Il est porteur d'émancipation
" (page 51). " La techno émet donc un son sale, à
l'image des lieux qu'elle investit éphémèrement
et n'est pas sans rappeler le bruit répétitif des machines,
le geste tayloriste de l'organisation scientifique du travail "
(page 52). Cette pensée du Nôtre qui s'exprime dans les
rencontres festives prend la forme du symbolique, du tenir-ensemble
; il est alors ce qu'il symbolise : rapport dialogique entre le dedans
et le dehors, constitutif du Politique. Ce besoin de participer aux
manifestations artistiques caractérise " (…) les dynamiques
contemporaines des communications alternatives …(s'y) manifeste
l'expression d'un vif désir de participation politique "
(page 104), par la construction d'un Mit-sein éphémère
et ludique. " Le sacré, comme le virtuel, deviennent les
prolongements d'un réel à réenchanter " (page
109).
Un être-ensemble alternatif est en construction dans les regroupements
techno. Il manifeste le passage de l'Autre au Même, dans la tradition
moniste qui caractérise notre imaginaire politique et institutionnel.
S'y délivre " (…) l'angoisse de morcellement du corps
(…) par la mise en question de l'identité du Moi, à
cause de l'anonymat des groupes " (page 125). De la sorte, la Raison
ne suffit pas à dire, décrire et construire la réalité
; il faut y adjoindre " le non-sensible : inconscient, métaphysique,
surnaturel, surréel ", comme l'expriment Jean-Pierre Durand
et Robert Weil, commentant l'œuvre de Gilbert Durand (in Sociologie
contemporaine, Vigot, 1989, page 213).
La fête est alors, ce moment-lieu de partage d'une expérience
vécue dans le présent, au moyen de perceptions sensorielles
et sensibles, autorisant l'appartenance au groupe. " C'est de l'expérience
sensible que va naître l'émotion, et c'est le partage de
cette émotion qui fonde, par suite, l'agrégation esthétique
intégrative " (page 203). Le politologue cherchera donc
dans son travail d'investigation à faire sens de la cacophonie
sociale, qui est moins " bruit " que symptôme et même
signe que la compréhension du réel social repose non tant
sur l'individu que sur l'examen de la relation. Ce qui justifie pleinement
ce que nos auteurs désignent par participation politique affinitaire
: " (…) ensemble des activités par lesquelles les
citoyens tissent des liens invisibles de civilité dans une relation
intime au Politique conçu comme construction conflictuelle/consensuelle
d'un Mit-sein " (page 215).
Sorte de réconciliation du pluriel et de l'unique ?
Le lein d'origine : http://www.la-science-politique.com/revue/revue2/papier18.htm