|
Origine : http://www.geocities.com/nemesisite/technophobie.1.html.htm
La séparation entre l’homme et la nature, que les
récents progrès de la marchandise technologiquement
et scientifiquement équipée cherchent à achever,
est une nécessité pour le capital dans la mesure où
le déploiement de la marchandise est rigoureusement identique
avec l’imposition d’une médiation généralisée
: il ne doit subsister aucun accès direct de l’homme
à l’homme, ou de l’homme à la nature,
si la médiation marchande veut atteindre à l’universalité
[i] ; mais la domination de la médiation ne se borne pas
à une domination formelle, où elle laisserait inchangés
les deux termes et se contenterait de les rapprocher l’un
de l’autre — dès que possible, elle passe plutôt
à la domination réelle, en transformant ces termes
en profondeur. Ainsi, de même que la marchandise s’évertue
à produire un objet pour le sujet, elle produit un sujet
pour l’objet : et de nos jours, elle transforme au même
rythme les besoins et les réponses, dont elle reste l’unique
fournisseur. Cela fait déjà longtemps que l’on
ne cherche plus des réponses à des besoins, et qu’on
produit des besoins à partir des réponses. A mesure
que la médiation se taille sa place, éloigne et transforme
les termes dont elle se veut le lien monopolistique[ii], elle devient
indispensable, sachant que la séparation est l’unique
méthode pour parvenir à l’aboutissement de son
statut d’ersatz d’union. En résumé, elle
ne fournit de rapprochement que pour autant que la séparation
s’est accrue au point de transformer les termes du rapport,
et que le rapprochement, en conséquence, ne porte plus que
sur des fantômes industriellement restructurés (sur
des sujets transformés par le manque). L’éloignement
et l’étrangeté (l’être-étranger)
entre les individus réels, par exemple, déboucheront
bientôt sur la production ciblée et payante d’individus
virtuels, familiers par anticipation et donc plus faussement connus
que jamais, mais correspondant fidèlement à l’offre
du catalogue ; en retour, ces individus compensatoires deviendront
eux-mêmes vitaux pour que l’éloignement d’origine
de soi-même et d’autrui soit supporté, viable,
considéré comme normal, et puisse être reconduit
au-delà de ses précédentes limites. Tout l’équilibre
médical actuel, de plus en plus précaire, repose sur
la même idée (créer la dépendance, produire
des besoins pauvres, serviles, calibrés à souhait)
et agit de même : a) enlever les éléments réels
porteurs de santé et de plaisir, b) créer ainsi le
besoin de la seule santé, enfin c) proposer des substituts
payants et précaires, d) qui engendrent de nouveaux déséquilibres,
et appellent de nouvelles prothèses. Et toutes les autres
sphères de l’environnement marchand fonctionnent de
la même manière. La destruction du sujet et celle de
l’objet, en vue du rapprochement synthétique de leurs
résidus infirmes ou de leurs clones virtuels ne sont donc
pas des accidents de parcours, des dégâts collatéraux,
des errances technologiques, des excès de savants fous, ni
des faux frais plus ou moins momentanément supportables :
ils sont le but même de la guerre menée par la marchandise
pour faire triompher ses couleurs, l’objectif qu’elle
doit réaliser. C’est une question de vie ou de mort
pour elle (et, malheureusement, pour nous aussi) : le caractère
encore insuffisant ou imparfait de la destruction du monde vivant
représente pour elle une défaite cuisante, un échec
insupportable. Dans la mesure où le monde réel subsiste
et suit des lois qui lui sont propres, qu’elles soient naturelles
ou culturelles (qu’il s’agisse de la reproduction des
végétaux ou animaux, ou des traditions non marchandes
de sociétés « primitives »), la marchandise
est contournée, isolée, bornée, potentiellement
niée. Que la nature ou la civilisation continuent, et c’en
est fait d’elle. Tout doit venir d’elle, et tout doit
retourner à elle : la dictature est sa nature, le despotisme
son caractère. Elle ne peut s’arrêter avant de
remporter une victoire complète, mais comme elle est plus
intelligente et plus patiente que les dictateurs et les despotes
étatiques, ses méfaits passent plus facilement inaperçus
: longtemps, avant que de comprendre, ses victimes lui sont reconnaissantes
; et quand ses méfaits deviennent par trop visibles, il n’est
toujours pas forcément visible que ce sont bien les siens.
Toute analyse, donc, qui ne serait pas centrée sur notre
vieille ennemie la marchandise, et sur la forme socialement organisée
de sa domination, le capital, ne peut que rater son objet, et s’égarer
dans des apparences trompeuses. La marchandise est l’unique
raison qui travaille ce monde, et ne pas la voir à l’œuvre
condamne à ne plus rien percevoir qu’une inexplicable
déraison. Dès que l’on parle de « déraison
» ou de « folie » à propos des catastrophes
existantes ou de celles qui s’annoncent, on tend à
présenter comme un désordre ce qui est pourtant un
ordre, et qui l’est avec la plus grande systématicité
possible.
De sorte que l’on ne peut critiquer et refuser les méfaits
« techniques » et « scientifiques » qu’à
condition de comprendre leur nature marchande, et de critiquer,
dans le même temps, toutes les autres dégradations
marchandes, afin d’en bien faire sentir l’intolérable
unité. Rien, dans l’intensification du capital comme
mode de survie technologiquement équipé, ne vient
réfuter la vieille critique de la marchandise : tout, au
contraire, vient la confirmer, et au-delà de toute attente.
Avant de transformer le monde entier selon ses besoins, la marchandise
devait évidemment, d’abord, s’équiper
des instruments adéquats pour mener à bien cette transformation.
Ces instruments forment un arsenal fort disparate et varié
: ils vont d’une sphère « politique »,
purement simulée et trompeuse, permettant de priver les hommes
de leur véritable nature d’animal politique, à
un appareil psychique radicalement transformé par la marchandise
et le spectacle, et n’ayant déjà presque plus
aucune ressemblance avec les contradictions fertiles de celui qu’étudiait
Freud dans les trois premières décennies du XXème
siècle (cet appareil psychique est maintenant devenu plus
apte que jamais à « assumer » le vide et le néant
d’une vie devenue exclusivement économique ¾
qu’elle soit riche en moyens matériels, ou, a fortiori,
qu’elle en soit privée : la « jouissance »
est devenue un « surmoi » ¾ et on a ainsi cessé
de connaître des plaisirs), et passent par l’asservissement
systématique de la recherche scientifique et des innovations
techniques, qui augmentent avec un rythme accéléré
la dépendance matérielle à l’égard
du système marchand. Les instruments de la dictature marchande
sont à son image, avant même que le résultat
de leur mise en application ne le soit aussi ; mais parfois, comme
dans l’exemple de la restructuration psychique obtenue par
l’intensification de la consommation, du spectacle, et de
la solidarité subjective avec toute une panoplie de fausses
« libertés » et de jouissances en carton pâte,
la mise au point de l’instrument est déjà, à
quelques détails près, identique avec le résultat
visé. A mesure que l’équipement technique de
la domination marchande progresse, on notera une fusion presque
instantanée entre cet équipement et son objectif :
la mise en place de l’équipement ne laisse plus aucune
autre solution que celle de ses objectifs. L’équipement
technique coïncide avec ses suites. De sorte que par cette
tentative de verrouillage du futur, la marchandise présente
la technique comme étant son objectif dernier : ce qui est
à la fois vrai et faux. Vrai, au sens où la technique
contient matériellement, de plus en plus, l’obligation
compulsive de se situer sur son propre terrain, imposé dans
l’intérêt de la marchandise. Faux, au sens où
la marchandise ne se sert de cette logique que pour son propre compte,
au sens où la marchandise demeure le condottiere de la technique,
héritant en cela du rapport qui unissait la valeur d’usage
et la valeur d’échange [iii].
Les instruments de production de l’époque industrielle
se sont donc élargis à des mécanismes péri-industriels,
visant à instaurer pour la marchandise un monde qui serait
enfin réellement et intégralement le sien, alors que
très longtemps elle s’était contenté
de vivre, avec retenue et mesure, dans le monde de l’ancienne
bourgeoisie, qui elle-même s’était contenté
de singer le monde aristocratique et rural. La décontraction
est depuis lors devenue à la mode, puisque dans presque tous
les cas, il s’agit de la décontraction de la marchandise
[iv]. L’élargissement à la société
des normes de productions de l’usine, la généralisation
de l’entreprise et du commerce aux relations civiles sont
ces mécanismes qui instaurent la fausse évidence,
l’unidimensionnalité où tout semble coïncider
avec son apparence. Le fonctionnement du système repose de
moins en moins sur des sujets et sur des objets, et de plus en plus
sur des rapports, sur des flux, sur un continuum. L’impératif
de valorisation du capital se retrouve dans l’impératif
de domination du système tout entier, qui ne tolère
pas d’exception. Tout est censé aller de soi, tant
que tout obéit à la loi du genre : la servilité
rapproche tout, au risque de tout écraser. Dans un environnement
d’une telle systématicité obligatoire, la technologie
apparaît nécessairement comme l’ensemble qui
domine et qui contient le reste, et se l’assimile. Mais loin
qu’elle puisse expliquer ce mouvement, elle a elle-même
besoin d’explication. Le monde n’est industriel que
pour satisfaire la marchandise. La technique ne prend le pas sur
toute considération vivante que parce que le fétichisme
de la marchandise s’est étendu au fétichisme
du capital. Cette extension du fétichisme est aussi son retour
à sa source, la volonté de faire admettre par l’ensemble
de la société la dépendance du capitaliste
par rapport à son capital constant comme étant aussi
la sienne : bref, accroître l’identification des esclaves
salariés et chômeurs à « l’entrepreneur
» et à son monde. L’adoration de la technique
et l’acceptation de son omniprésence traduisent la
généralisation de l’aliénation du capitaliste
lui-même : tous doivent la partager, sans en partager les
privilèges ¾ généralisons la soumission,
et gardons le profit. Le capitaliste, depuis toujours, est ce masque
faussement individuel pour une simple et abstraite fonction sociale
; ce personne désincarné qui a totalement abdiqué,
et consenti à se soumettre sans restriction à une
loi qu’il ne supporte qu’en voulant aussi l’imposer
à tous les autres, cet esclave de l’économie
qui préconise son esclavage et prétend la transmuer
en pouvoir : ce nul qui ne se supporte qu’en se vengeant sur
l’humanité entière. Quelle est sa jouissance
lorsqu’il voit des centaines de milliers de débiles
se masturber sur des jeux vidéo qui lui donnent raison !
Les voici assujettis à la même loi que lui, mais devenue
mille fois plus inepte et plus ridicule. Et pour bien faire, cet
instrument d’abrutissement par lequel il se venge, il le leur
vend ! Comment toute cette racaille qui achète de la machine
pourrait-elle encore discuter la méga-machine qu’est
devenue le capital ? Le plaisir du consommateur et celui de l’entrepreneur
se rejoignent ainsi dans la consolidation subjective d’une
nécessité impersonnelle, selon laquelle le capital
ne doit le prolongement de sa domination qu’à la généralisation
de la technique et de sa logique.
Sur le plan de l’analyse, nous nous situons donc radicalement
et délibérément aux antipodes des trompeuses
banalités sur lesquelles le curé Jacques Ellul, par
exemple, a bâti sa carrière, carrière qui, comme
on sait, n’a nulle part apporté une notoriété
aussi malodorante à ce « penseur de la technique »
qu’auprès de l’humanisme américain le
plus démuni, avide de croire que le french thinker venait
de dépasser d’une façon toute post-moderne la
vieille critique sociale d’origine marxiste. Pour flatter
un tel public, Ellul affecta de correspondre au produit tant attendu,
en écrivant, par exemple en 1987 dans Le bluff technologique
(p. 43): « Leur capacité technicienne [celles de l’élite
technicienne, qualifiée par Ellul de nouvelle « aristocratie
»] s’applique partout, et leur permet d’exercer
la totalité des pouvoirs. Ils se situent tous au point crucial
de chaque organisme de gestion et de décision. […]
Bien entendu les rétrogrades objecteront que tout dépend
en définitive du capital, de l’argent, et que la visée
reste de faire du profit et que celui qui commande est le capitaliste.
C’est une vue touchante de simplisme. » Ce qui est simpliste,
mais nullement touchant, c’est de voir Ellul confondre le
capital comme mode de production et les grands capitaux privés
: il n’était certes pas le premier à réduire
le capital aux capitaux, puisque ce faisant, il ne faisait qu’emboîter
le pas, tout en voulant s’en démarquer, à la
longue lignée d’une vulgate marxiste parvenue depuis
des décennies à une formidable décrépitude
[v] . La marchandise, le travail salarié et la division du
travail passent inaperçus dans la « grille de lecture
» ellulienne, comme ils étaient toujours passés
inaperçus dans les idéologies sociales-démocrates,
staliniennes, ou, maintenant, citoyennistes. La conception de la
société diffusée par Ellul et consorts n’est
que la rencontre entre l’absolue faiblesse conceptuelle issue
du stade le plus décomposé du « marxisme »,
et l’intensification réelle de la domination technique
du monde par le capital ¾ situation contradictoire dans laquelle
le dernier vestige de critique marxienne de l’essence capitaliste-marchande
de la société actuelle, définitivement renié
par ses représentants, est remplacé par celle de sa
simple apparence technicienne. De cet abandon enfin achevé
de toute apparence de critique d’origine marxienne [vi], les
Ellul sont fiers, comme l’est tout un chacun du moment qu’il
s’est débarrassé d’un boulet. Sans boulet,
c’est indéniable, on danse plus facilement et on avance
plus vite, même si c’est à contre-temps et dans
la mauvaise direction [vii].
C’est sur la base de positions aussi émasculées
qu’un Ellul peut affirmer que c’est la technique, devenant
de la sorte un sujet historique, pour ne pas dire un destin, qui
exige la croissance. Pourtant, rien n’est plus faux. La technique,
qui est aussi ancienne que l’homme lui-même, n’a
jamais exigé la croissance. Dans les sociétés
dites circulaires ou statiques, la technique s’était
placée au service de cette volonté d’immuabilité,
et ce rôle n’était nullement incompatible avec
son « essence » [viii]. Par contre, l’argent de
par son existence même recherche l’accumulation. Le
renouvellement et le fameux progrès techniques n’existent
que depuis que l’argent et l’économie se sont
saisis de la technique. Le besoin d’un renouvellement technique
incessant n’exprime que la concurrence marchande, sous trois
aspects complémentaires : comme impératif de transformer
sans cesse la composition organique du capital dans le sens d’une
réduction de sa part variable, et donc d’une productivité
accrue ; comme argument de vente bidon pour appâter la masse
des consommateurs ; et comme prolongement prétendument obligatoire
du niveau technique précédent.
Mais comment peut-on comprendre l’aliénation sans
cesse mieux équipée, et en voie de réalisation
ultime, si l’on n’a pas compris l’aliénation
tout court ? Quand Ellul écrit : « ainsi nous cessons
d’être indépendants : nous ne sommes pas un sujet
au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider
de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués
par cet univers technique, conditionnés par lui. Nous ne
pouvons plus poser d’un côté l’homme, de
l’autre l’outillage. Nous sommes obligés de considérer
comme un tout "l’homme dans l’univers technique"
» (op. cit., p. 55-56), ces constatations n’évoquent
même pas pour lui la même description que l’on
faisait déjà de l’aliénation économique
au 19ème siècle. Quand on est professeur à
l’Institut d’Etudes Politiques, il faut mériter
cette distinction par quelques oublis bien placés.
Tous les mystères de la théorie ont leur solution
dans la praxis. Que la croissance soit « causale » et
non « finaliste », selon les termes retenus par Ellul
dans Le système technicien, transpose sur le plan naïf
de la logique formelle le conflit entre deux logiques réelles
: sur le plan matériel, sur le plan du vivant, sur celui
de la valeur d’usage, la croissance est en effet « causale
» (autrement dit : elle ignore ses effets lointains), mais
sur le plan de la valeur d’échange, sur le plan du
capital, elle est tout ce qu’il y a de plus « finaliste
». Seulement, être finaliste sur un plan de l’algorithme
marchand implique précisément d’être le
contraire sur l’autre. Voici une conséquence de l’analyse
marxienne que l’époque contemporaine s’évertue
à illustrer de toutes les façons possibles et imaginables,
mais, comme on peut constater, certains individus s’évertuent
avec la dernière énergie à ne pas vouloir le
comprendre ; et donc à ruiner le seul côté prometteur
de cette époque.
De même, quand Ellul fait son Heidegger au petit pied en
écrivant que « la pensée technicienne ne pense
jamais que dans le sens des progrès des techniques. Elle
est radicalement incapable de penser la Technique » (Le Bluff
technologique, p. 118), il mêle plusieurs erreurs : aucune
pensée ne parvient à se penser elle-même, comme
on sait depuis Platon (la pensée d’Ellul en représente
d’ailleurs une preuve parfaitement convaincante), et cette
impuissance ne caractérise nullement la technique ; et personne
en général ne peut penser « la Technique »
pour la bonne et simple raison qu’il s’agit là
d’une baudruche conceptuelle.
Enfin, quand Ellul développe la domination des techniciens
et la multiplication de problèmes sociaux, politiques, humains,
par la pratique « technicienne », il ne fait qu’exprimer
dans une terminologie fortement émasculée cette critique
des spécialistes et de la « dépolitisation »
qui de tous temps occupait une place centrale dans la critique sociale
radicale : en transformant toute question de fond en question «
technique », la société capitaliste non seulement
prétend pouvoir gérer ce qui la dépasse, mais
elle parvient même à ouvrir de nouveaux secteurs lucratifs
à partir des problèmes qu’elle a engendrés.
Mais, surtout, cet infatigable « critique » de la technique
participe grandement lui-même à la transfiguration
de son objet, et à la perspective réductionniste que
le capital s’efforce de susciter.
On peut donc résumer assez brièvement toute l’incompréhension
fondamentale d’un Ellul en se référant à
une formule marxienne qu’il a lui-même tenté
de détourner à son avantage : p. 47 de l’ouvrage
cité, Ellul rappelle en effet que « les idées
dominantes d’une société sont les idées
de la classe dominante », et espère en tirer argument
pour faire croire que c’est sa fameuse « aristocratie
» technicienne qui domine le monde, puisque ce sont aussi
ses idées, techniciennes, qui gouvernent partout. Mais Marx
n’a jamais dit, comme le croit le crétin Ellul, que
la classe dominante se dévoilait dans l’idéologie
officielle. Il s’agit, précisément, d’idéologie,
avec toutes les distorsions intéressées qui sont propres
à toute idéologie de classe. Il est bien connu, en
effet, que la bourgeoisie capitaliste ne s’est jamais, à
aucun moment de son histoire, montré capable de créer
une civilisation, ou même des idées qui lui seraient
propres. Elle a toujours recouru, de façon naïve ou
hypocrite, à des déguisements. Après avoir
singé la République romaine dans sa phase révolutionnaire,
elle s’est masquée en néo-aristocratie, puis
en pionniers audacieux partis à la conquête d’un
Ouest imaginaire, en incorruptibles représentants bureaucratiques
du peuple, ou en économistes sérieux et rationnels.
La nécessité de rationaliser sa perspective réelle
[ix] ¾ qui ne peut être autre que la recherche bornée
du profit le plus élevé et du pouvoir qui en découle
¾ lui rend éminemment sympathique tout ce qui permet
de singer la rationalité, et d’annexer à son
bénéfice l’apparence de sérieux et d’inébranlable
objectivité qui s’y attache. La « sophistication
» croissante des moyens techniques mis en œuvre se présente
à ce titre comme une occasion rêvée : et si
donc les idées dominantes (techniciennes) sont en effet les
idées de la classe dominante, c’est qu’étant
au service de cette dernière, elles visent à masquer
son intérêt réel, et à faire passer le
message de la soumission aussi habilement et aussi efficacement
que possible. Tout le « bluff technologique » est là,
et non là où le situe Ellul [x].
Le groupe social formé par les technocrates, les techniciens
de haut niveau et les managers n’est pas une classe sociale
particulière, mais seulement une excroissance perverse de
la dialectique du maître et de l’esclave. Ses membres
sont les plus fanatiques avocats du système justement parce
qu’ils ne quittent guère la sphère du salariat,
et la misère, au moins qualitative, qui s’y attache,
et qu’ils s’en savent non seulement intégralement
dépendants, mais totalement indissociables de ce système.
Ce sont des esclaves qui prétendre en savoir plus sur l’outil
que le maître, qui croient en ce douteux privilège,
qui, plus méprisables que quiconque, seront les derniers
à se révolter, et s’imaginent être les
maîtres, faisant ce qu’ils peuvent pour faire partager
cette illusion au reste de la population. Leur vie tout entière
n’est que le désaveu de leur réalité
de classe, de cette existence de contre-maîtres ayant fait
les « Grandes Ecoles ». Certains d’entre eux quittent
ce cadre, touchés par la grâce des stock options, et
deviennent de puissants shareholders : nous voici à nouveau
dans un cas de figure bien connu, et sans surprise. Ils ont accédé
à la véritable bourgeoisie, et ont cessé leur
existence hybride.
Mais il ne faut jamais oublier que dans leur grande majorité,
ceux qui critiquent la technique font partie du groupe social des
sapiteurs dépités, de ceux qui n’accèderont
pas au pouvoir et à la jouissance de ses produits. Leur critique
en porte presque toujours les stigmates. Ce sont des conseillers
du Prince, le plus souvent éconduits, déçus,
espérant un meilleur maître, ou regrettant de ne pas
l’être eux-mêmes. Il faut donc les considérer,
au mieux, comme des informateurs, des agents de renseignement, parfois
sincères et de bonne volonté, mais aussi comme potentiellement
dangereux s’ils réussissent à se faire considérer
comme guides politiques, ou comme concepteurs de nouveaux mondes
[xi].
Le capital considère donc la technique sous trois angles
différents, mais parfaitement complémentaires :
a) en tant que capital constant, c'est à dire comme source de richesse
et comme instrument permettant d’augmenter la productivité,
et donc comme capacité de faire face à la concurrence
;
b) en tant que modèle des nouveaux objets marchands, permettant
d’habituer le consommateur à l’adoration de la
technique, à l’adaptation de son comportement au besoin
de la marchandise, et à l’esclavage continu, et non
plus ponctuel, que représente le besoin d’alimentation
en consommables de cette même technique (électricité,
accumulateurs, batteries, essence, maintenance informatique, intervention
on line, etc.), et en renouvellement incessant des modèles
déjà imposés : comme l’avait bien compris
Günther Anders dès 1956, dans Die Antiquiertheit des
Menschen, le besoin mécanique est un besoin idéal
pour l’ordre dominant, le modèle hors d’atteinte
pour tout besoin vivant, et donc l’idéal à lui
proposer ;
c) en tant qu’instrument de détournement du réel
naturel, et de son remplacement par des artefacts dont le capital
possèdera le monopole, garantissant ainsi l’impossibilité
de toute autonomie, si petite soit-elle, face à l’économie.
Le premier aspect est contemporain du machinisme ; le second date
de la décennie suivant la Seconde Guerre Mondiale et ne cesse
pas de s’intensifier depuis lors ; quant au troisième
aspect, il date des années 70 et connaît actuellement
un développement en pointe, venant ainsi achever pour le
capital l’apothéose de sa technique.
De la même façon que la royauté et l’aristocratie
en général avaient constitué en idéologie
d’Etat la religion et leur possibilité de s’y
référer à propos de leur supposée origine
divine (le roi « de droit divin » a quand même
duré des débuts dynastiques de la Mésopotamie
et de l’Egypte, trente siècles avant J-C, jusqu’au
dix-neuvième siècle en Europe), la grande bourgeoisie
contemporaine a découvert le pouvoir d’unification
et de brouillage que possède la technique, dans le contexte
actuel, et elle y voit par conséquent l’idiome idéal,
et la pratique idéale, pour promouvoir et renforcer son pouvoir
sur les processus et sur les esprits. Le human engeneering et le
social engeneering dont se moquaient déjà les esprits
lucides des années 1950 et 1960 avaient entrepris d’explorer
méthodiquement les ressources de la soumission, surtout le
fait que la soumission n’avait plus à être imposée
par des sphère supérieures ou extérieures,
comme la vieille discipline de caserne, mais commençait à
s’imposer d’elle-même, de fait, de l’intérieur
même des activités et des représentations. La
meilleure manière de généraliser l’usine
à la société toute entière consistait
évidemment à favoriser la soumission à la technique,
qui caractérisait déjà depuis toujours la première.
Ainsi, la familiarité de l’aliénation expérimentée
au travail se reportait sans difficulté sur la sphère
privée.
La technologie est ainsi devenue l’idiome spécifique
du capital avancé de notre époque ; ce qui signifie
qu’elle ne peut disparaître ou céder du terrain
sans que le capital lui-même ne vienne à disparaître,
mais aussi qu’elle est condamnée à périr
avec lui, comme son idéologie et son outillage inséparables.
Ce qu’il s’agit par conséquent d’abolir
dans la technique, ce n’est rien de plus que sa forme capitaliste,
même s’il ne faut en aucun cas sous-estimer à
quel degré de profondeur cette « forme » a déjà
atteint. Or, cette forme, paradoxalement, est encore plus inséparable
de ses objectifs que de son apparence. Initialement, la technique
est comme la science : un instrument passif à qui l’on
demande de rapporter un os quand le maître siffle. Toutes
les négligences dont la gestion technique du monde se rend
coupable, soit dans le choix des moyens que dans l’analyse
des effets, de même que l’étroitesse bornée
de l’optique en vigueur, traduisent sans exception l’isolationnisme
de la valeur économique. La technique apparaît comme
le chaudron magique dans lequel on dissout la politique, l’économie,
le social, et tout le reste.
Le célèbre livre d’Adorno et Horkheimer, Dialektik
der Aufklärung, date de l’époque (1947) où
les scientifiques les plus honnêtes venaient de constater
quel rôle l’économie de guerre leur avait fait
jouer à l’occasion du second conflit mondial, et s’apprêtait
à leur faire jouer en temps de paix (qui n’est que
la continuation de la guerre par d’autres moyens), et il venait
s’inscrire à sa façon contre la litanie publicitaire
du « progrès », somnifère dont les ventes
explosaient déjà, mais cela, le livre l’exposait
d’une façon suffisamment unilatérale pour abandonner
la notion de progrès à l’usage intéressé
qu’en faisait la bourgeoisie, de la même façon
que le prolétariat, aux yeux des membres de « l’Ecole
de Francfort », était réputé déjà
disparu de l’horizon de la transformation historique. Toute
la finesse de l’analyse, par ailleurs remarquable, était
ainsi entachée de cette incapacité volontaire d’imaginer
la possibilité d’un au-delà du monde bourgeois
[xii]. Mais bien plus tôt déjà, en 1924, Johan
Huizinga avait donné cet admirable portrait de la vitalité
populaire médiévale dans son Automne du Moyen-Age,
si proche du charme irrésistible des Carmina burana retrouvés
dans l’abbaye de Benediktbeuern, et donnait à mesurer
avec nostalgie l’étendue de ce qui s’était
perdu depuis que l’abstraction marchande avait entrepris de
dominer les villes et les campagnes, s’imposant sous le signe
du progrès. Face aux déceptions du « progrès
», on chante des chants du cygne depuis que la bourgeoisie
existe et qu’elle agit. Or, ce qu’il y a de véritablement
trompeur dans la notion de progrès, comme dans tant d’autres
notions, c’est plutôt qu’elle considère
l’histoire comme si elle n’en faisait pas elle-même
partie. Elle est par excellence la conception bourgeoise de l’histoire,
et ne signifie rien d’autre que : « faites-nous confiance,
et notre règne durera toujours ! », ou encore : «
l’histoire, c’est nous, après nous, il n’y
en a plus .» Marx avait fort justement constaté que
jusqu’à un certain point, ce progrès en avait
réellement été un (dans la phase révolutionnaire
et émancipatrice de la bourgeoisie), mais qu’une fois
atteint ce point culminant de son action, et une fois le divorce
achevé entre les intérêts particuliers de la
classe bourgeoise et l’intérêt général
de la société, la notion de progrès devait
inévitablement devenir mensongère, idéologique,
une véritable prison mentale. De même que la conversion
forcée de l’Europe au christianisme avait pris des
siècles, pour renforcer l’ordre féodal et le
pouvoir de la royauté, sa conversion à la rationalité
technique fut un processus de longue haleine, visant à créer
une « civilisation » propre à cette société
radicalement dépourvue de civilisation : le capitalisme.
Et maintenant, après tout cela, nous ne serions plus en
mesure de comprendre d’où nous vient ce mal ? Ceux
qui entretiennent l’incertitude ou l’équivoque
à ce sujet jouent assurément un rôle très
douteux.
¾ à suivre ¾
[i] Autrefois, l’allemand populaire dénigrait le commerçant
en le qualifiant de « Kuppler », terme qui désignait
primitivement le maquereau, et aussi le marieur. Marx s’en
est d’ailleurs fort judicieusement souvenu à propos
de l’argent. La racine de ce terme argotique est la même
qu’en français « copuler », « couple
», « accoupler » : l’intelligence populaire
avait compris que c’est la même chose qui rapproche
et qui sépare — la copule, la médiation.
[ii] Elle les éloigne entre eux, mais elle les éloigne
aussi d’eux-mêmes ; et elle les reproduit une fois intégré
cet éloignement, qui désormais les détermine.
[iii] Guy Debord, La Société du Spectacle, chapitre
2, thèse 46. Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire
sur le rapport de condottiere dans le monde moderne, par exemple
à propos de l’excroissance « totalitaire »,
qui selon certains historiens quittait le champ du capital et de
la marchandise, et s’autonomisait de l’économie
; alors qu’il est bien manifeste que cette excroissance représentait
par ailleurs le capital comme rapport de production poussé
à son comble, le capital devenu soudain identique avec la
société sous forme de capital d’Etat. Depuis
la chute de ces régimes, on mesure quels sont les délais
et les détours que le capital doit prendre pour réaliser
cette identité avec la société. Mais cette
progression est plus conforme à sa nature (elle relève
de la transformation du monde et du vivant en profondeur, de la
domination réelle, alors que les régimes autoritaires
reprenaient des méthodes d’une autre époque,
étrangères à la nature du capital).
[iv] Nombreuses sont hélas les voix, ces derniers temps,
qui battent leur coulpe en confessant que « mai 68 »
se serait trompé en réclamant une liberté sans
entrave et en approuvant une recherche de la jouissance dont, désormais,
les retombées viendraient nous empoisonner l’existence
: mais ces repentis (au sens où l’on parlait des pentiti
en Italie dans les années 70, dans le reflux du mouvement
social et à l’occasion des donneurs permettant de démanteler
ce mouvement sous prétexte de lutter contre un terrorisme
organisé par les services spéciaux) ne sont rien d’autres
que les agents, conscients ou inconscients, de la nouvelle soumission
; prêchant pour la mesure en toutes choses ; confondant avec
allégresse la hubris du système et la soif de vivre
de l’individu, la liberté des hommes et celle de leur
ennemie, la marchandise — bref, des vieillards fatigués
érigeant en principe, comme toujours, la saturation de leur
expérience blasée. La résurrection de l’éthique
est leur fantasme favori, qu’il chérissent comme les
impuissants chérissent la morale. Ne sont-ils pas si pitoyables
qu’il vaut mieux faire silence sur leurs sottises ?
[v] La meilleure preuve en est que pour Ellul, l’URSS n’était
pas une forme de capitalisme. On a vu la suite. Mais la stupéfiante
sottise de cet auteur ne s’arrête pas en si bon chemin
: vivant comme nous tous au beau milieu d’une production effrénée
ne visant que le profit immédiat d’un petit nombre,
il trouve néanmoins moyen d’avancer que « comme
ces techniques permettent de produire n’importe quoi, si on
laisse l’homme libre, il s’appliquera à des productions
absurdes, vaines, inutiles » (Le bluff technologique, p. 76).
Nous recommandons au lecteur de s’arrêter sur le passage
que nous avons souligné, pour laisser doucement éclore
toute la richesse de sa bêtise.
[vi] Ironie du sort : les fins de race passent pour des innovateurs,
et ceux qui se flattent de dépasser Marx ne font rien d’autre
que de remâcher et de recracher l’infâme bouillie
qui est issue d’un siècle de « marxisme ».
[vii] Cette direction, très clairement, est le rejet définitif
de toute dimension politique et de toute opposition à l’économie
marchande. Voici, par exemple, ce que Ellul considère comme
un problème technique : « les Européens s’installent
dans des pays à population clairsemée, ils développent
des plantations de monoculture ou des exploitations de matières
premières. Appel de main d’œuvre, diminution de
la mortalité, augmentation de la population. Pendant ce temps,
les Européens découvrent des substituts artificiels
à la matière première en question : les Européens
sont chassés de leur domaine colonial, d’ailleurs,
sauf exception, ils n’en ont plus besoin. Mais, d’un
autre côté, le mouvement de croissance de la population
a été lancé… il ne s’arrête
plus. » (op. cit., p. 77). Le caractère volatile des
capitaux, et l’égocentrisme du capital deviennent ainsi,
par la grâce d’Ellul, des problèmes techniques
!
[viii] Contrairement à ce que laissaient entendre les divagations
heideggeriennes. Heidegger, sortant de ses amours déçues
avec le régime nazi, devait trouver un bouc émissaire
afin d’éviter de passer pour ce qu’il était,
un malheureux imbécile formé par la théologie
catholique et la scolastique médiévale, incapable,
en particulier, de comprendre quoi que ce soit au monde moderne.
Avec son esbrouffe de la volonté de puissance se réalisant
comme Technique, Heidegger montait de toutes pièces un monstre
métaphysique capable à la fois d’expliquer le
national-socialisme (une variante de la Technique parvenue à
la démesure), et de le placer, lui Heidegger, qui avait été
la dupe du nazisme, en position de découvreur de ce mal.
Par ce détour, Heidegger devenait donc un esprit supérieur
au nazisme, et même le seul à l’avoir compris.
Il était dès lors blanchi, et même, pour reprendre
une formule adéquate à ce boniment, « plus blanc
que blanc ». Ce tour de passe-passe avait beau se montrer
d’une éclatante grossièreté, les «
meilleurs esprits » de la philosophie universitaire d’après-guerre
(Adorno mis à part, avec son savoureux pamphlet Jargon der
Eigentlichkeit), se précipitèrent dans l’adoration
du mage, et personne autant que Hannah Arendt, qui admirait le paysan
de la Forêt-Noire encore plus que le petit Suisse Jaspers.
Arendt déplorait sottement que Heidegger ne s’était
pas expliqué sur ses rapports avec le régime nazi,
sans comprendre le moins du monde que Heidegger l’avait fait,
mais à sa façon, c'est à dire de la façon la plus
hypocrite et la plus mensongère : en montant cette baudruche.
[ix] Rationalisation au sens de Freud, c’est à dire
tentative de donner une forme rationnelle, de façon trompeuse,
à une intention irrationnelle.
[x] Ne voulant prendre en compte la réalité de classe,
Ellul est contraint de réduire ce « bluff » à
une exagération de la technique au profit des techniciens
; mais le bluff n’est pas quantitatif, comme il le croît,
au sens d’une exagération, il est qualitatif, au sens
où la technique est mise en avant pour masquer et traduire,
simultanément, l’intérêt économique.
[xi] Même les bolcheviques avaient compris cela, et limitaient,
avec prudence et pertinence, les prérogatives de ces spécialistes.
[xii] Adorno, en particulier, considérait toujours et en
toutes circonstances l’absence de promesse comme signe manifeste
de sincérité et de véracité. C’est
ainsi qu’il défendait âprement la « nouvelle
musique » atonale, et notamment les retombées de Webern
dans le silence, l’impasse devenant ainsi manifeste. Il faut
croire que les pessimistes passéistes ont une oreille favorable
à la dodécaphonie, puisque John Zerzan a lui-aussi
écrit un article, d’ailleurs tout à fait présentable,
consacré à Schoenberg.
|