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Origine http://infokiosques.net/imprimersans2?id_article=315
NE LAISSEZ PAS LES MACHINES JOUER AVEC LES ENFANTS
Un pas vient d’être franchi dans la confrontation
entre l’homme et la machine en milieu scolaire. Le 17 novembre
[2005], vingt personnes habillées en clowns sont entrées
en chantant dans le lycée de Gif-sur-Yvette. Alors qu’ils
exécutaient une saynète, deux dispositifs biométriques
contrôlant l’accès des élèves ont
été détruits à coups de marteaux. Trois
personnes ont été arrêtées, battues par
un surveillant et des élèves. Elles seront jugées
par le tribunal d’Evry le 20 janvier [2006]. Installés
en 2004, ces dispositifs biométriques qui associent vérification
de la paume de la main et frappe d’un code à sept chiffres
n’avaient pas obtenu d’autorisation de la CNIL... peu
importe.
Cette expérience n’est pas isolée. A Angers,
dans une école primaire et un collège, c’est
l’empreinte digitale qui donne accès à la cantine,
à Gif-sur-Yvette, à Sainte-Maxime, Marseille ou Carqueiranne
les élèves introduisent leur main dans une machine
qui en reconnaît le contour. Qui peut prétendre que
prendre la main d’un enfant est un geste neutre ? «
Il est apparu que certains élèves associaient la biométrie
à des représentations infantiles d’angoisse.
Certains petits ont même évoqué la présence
d’un monstre à l’intérieur de la machine.
Les plus grands rationalisent leur peur, mais ils l’expriment
dans des termes assez proches : on a peur de se faire électrocuter
en mettant la main dans la machine, par exemple. » Au lycée
Jean Baptiste Dumas à Alès c’est 90 caméras
de vidéosurveillance, 104 au lycée J Rostand de Mantes
la Jolie associées à un dispositif de gestion des
absences par codes barres et stylos optiques.... Les technologies
sécuritaires modèlent les espaces dans lesquels toute
une génération se construit. Régulièrement,
les experts consultés s’inquiètent de leurs
conséquences sociales mais ces technologies originaires du
milieu carcéral, promues ailleurs au nom de la lutte contre
le terrorisme se propagent en milieu éducatif, sans débat,
comme si vingt ans de discours alarmistes rendaient inéluctable
la transformation des écoles en prisons.
Car la logique est bien carcérale. Elle s’ajoute
dans les établissements scolaires à la multiplication
des injonctions focalisant le rôle des enseignants et de l’institution
au contrôle de la présence. Les récents remplacements
de courte durée sont un pas de plus dans ce sens : l’important
c’est de garder les élèves.
Pudiquement,les enseignants regretteront que leur rôle soit
de plus en plus limité à de la « garderie ».
Mais la garderie est une démarche éducative qui s’appuie
sur une formation et ne se limite pas à contraindre un enfant
à la présence dans un lieu clos. Par ailleurs, à
la différence de son application dans les aéroports,
la biométrie à la cantine ne répond à
aucune menace. Elle ne vise pas à empêcher une intrusion
mais, officiellement, à contrôler la présence
que ceux qui devraient être là. « Le principal
du collège Joliot-Curie (de Carqueiranne) dit chercher à
obtenir une « transparence absolue » : il s’agit
de savoir en permanence, et en temps réel, où sont
et ce que font les élèves, notamment s’ils mangent
ou s’ils ne mangent pas. Dès lors, on ne peut pas s’empêcher
de penser au panopticon de Bentham. » Schizophrénie
de ces établissements où le développement des
visions panoptiques à grands renforts de vidéo, de
biométrie et d’alertes par SMS place l’administration
au centre quand les textes officiels proclament depuis 15 ans que
c’est l’enfant (ou l’élève) qui
doit être « au centre » des institutions éducatives
et sociales.
Avec la logique carcérale c’est le renforcement de
la notion de frontière qui se développe par ces technologies.
L’entrée des lycées est surveillée, l’extérieur
est diabolisé. Les agressions, les vols, les trafics sont
liés, dans les discours médiatiques et institutionnels
aux intrusions : « on entre dans ce lycée comme dans
un moulin ». La biométrie et la vidéo sont supposées
protéger des élèves et un personnel vertueux
du contact avec une plèbe étrangère. Ce «
rêve politique de la peste » de Foucault,
on le retrouve dans la diabolisation de l’extérieur,
des non-scolarisés ou de ceux qui ont été exclus
de l’école ou qui viennent de tel établissement
suspect. Ainsi, cette « technologisation de la frontière
» de l’école se développe sur un discours
xénophobe et éduque ces enfants à la suspicion
de l’Autre. Le renforcement narcissique de ces insiders leur
rappelle, contrôle après contrôle, leur appartenance
à une communauté, par opposition au magma dangereux
des outsiders. Pire, elle fait planer comme une menace d’exclusion
le risque un jour de ne plus être contrôlé, générant
de fait une demande de contrôle de la part des enfants eux
mêmes.
Le développement de ces technologies marque également
la progression des logiques policières à l’école.
A cette époque où c’est le ministre de l’Intérieur
qui demande une évaluation des ZEP, l’avènement
de la vidéosurveillance et de la biométrie au détriment
de l’encadrement humain réduisent les possibilités
d’intervenir en amont ou pendant les conflits et cantonnent
toute réponse à l’a-posterori. Alors qu’un
surveillant pouvait intervenir pour tempérer les prémisses
d’une bagarre, ou pour séparer, la vidéo ne
fait qu’enregistrer un affrontement qui fatalement s’envenime
jusqu’à son terme. Elle ne peut alors que témoigner
de ses conséquences les plus graves et ne servir que de preuve,
lors de l’investigation future. Car, ici encore, c’est
bien l’un ou l’autre, l’homme ou la machine tant
les moyens humains se réduisent au fur et à mesure
que progressent les investissements dans ces dispositifs. Au lycée
J. Rostand de Mantes la Jolie, le projet de 104 caméras de
vidéosurveillance a ainsi été annoncé
le même jour que la suppression d’un poste d’aide
éducateur. A Alès, ces personnels ont d’abord
été suroccupés à des tâches de
bureau, notamment de contrôle des absences avant que les caméras
soient installées. A Gif sur Yvette c’est peut être
le désarroi de ce surveillant, « obsolète »
dirait Anders, au milieu de ces technologies qui
l’a poussé à frapper les clowns et à
appeler les élèves à les battre. Alors, face
au manque de personnel compétent et présent, la réponse
qui s’impose aux administrations est policière. Les
interventions policières dans les établissements,
les patrouilles ou les arrestations se multiplient donc. Loin d’apporter
la réponse définitive qu’on nous annonçait
médiatiquement, pour certains élèves ce n’est
que le retour à des situations d’affrontements quotidiens
qu’ils ont appris à gérer : « oh ! la
police vous savez, on a l’habitude ». Leurs yeux alors
trahissent la déception : ils attendaient autre chose de
l’éducation.
Ce qui subsiste aujourd’hui de la volonté de préserver
une présence humaine pousse les conseils d’administration
au recrutement de personnels sans formation, à des postes
de vigiles pour un temps limité et de faibles salaires. Le
chemin est alors tout tracé pour la privatisation prochaine
de ces fonctions. Un enseignant d’anglais du lycée
de Mantes remarquait avec tristesse qu’on enseignerait Orwell
et Bradbury, écrivains visionnaires des sociétés
de la surveillance généralisée, à des
élèves lâchés ensuite dans des espaces
dont les moindres recoins sont sous surveillance vidéo.
Cette avancée vers la privatisation, par ses aspects mercantiles
mais aussi par la soumission des références éducatives
à celles de l’industrie, est une composante fondamentale
de ces processus. Pourquoi dépenser de telles sommes pour
contrôler que des enfants mangent, alors même que l’accès
à la cantine est un problème financier pour certains
? Pourquoi persister dans la vidéosurveillance lorsqu’une
seule année de mise en place suffit à démontrer
son inefficacité ? Pourquoi prendre tant de risques avec
les implications que peuvent avoir sur ces enfants le contact avec
des telles technologies ? Une réponse majeure réside
dans les fabuleux budgets publics que représentent ces dispositifs
pour les industriels, une autre dans la faculté des établissements
scolaires à fabriquer de futurs clients pour ces secteurs.
Le livre bleu rédigé par le GIXEL (Groupement des
industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles
électroniques ) à destination du gouvernement contient
cet impayable passage à la rubrique « Acceptation par
la population » : « La sécurité est très
souvent vécue dans nos sociétés démocratiques
comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc
faire accepter par la population les technologies utilisées
et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance
et les contrôles.
Plusieurs méthodes devront être développées
par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter
la biométrie.
Elles devront être accompagnées d’un effort de
convivialité par une reconnaissance de la personne et par
l’apport de fonctionnalités attrayantes :
Éducation dès l’école maternelle, les
enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école,
en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou
leurs représentants s’identifieront pour aller chercher
les enfants.
Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux
: téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique,
jeux vidéo. » Ceux qui sont familiers des méthodes
de relations publiques reconnaîtront les stratégies
de communication des firmes de l’agroalimentaire pour faire
accepter les OGM.
La pression exercée sur les établissements pour
une course à l’équipement (budgets spécifiques,
limites dans le temps, débats bâclés...) les
pousse à accepter des équipements sans mesurer les
impacts de leur utilisation banale et encore moins ceux de leurs
dysfonctionnements. Or, pour des documents aussi sensibles que les
passeports biométriques américains, par exemple, The
Economist notait que le système de reconnaissance adoptée
échouerait à identifier une personne sur dix et que
« les fausses alertes pourraient devenir la norme ».
Faute d’être cryptées, les données des
puces incluses dans les passeports pourraient être lues à
distance et donc permettre le vol d’identité. Malgré
tout l’investissement réalisé, les constructeurs
promettent rarement une sécurité absolue («
taux d’erreur de 0,0001 % », « ne fonctionne pas
au-dessous de- 8 °C »...) bien vite alors, l’humain
est appelé en renfort pour composer un code secret, surveiller
un écran... en périphérique de la machine.
Pourtant, les défaillances de ces technologies nous intéressent
peu. Leur bon fonctionnement nous paraît déjà
une défaite de la relation éducative dans son ensemble.
La CNIL rappelle fréquemment dans ses pathétiques
tentatives de contrôle que l’usage de ces technologies
doit être contraint par la « proportionnalité
» entre l’exigence de contrôle et le processus
utilisé et que chacun a « droit à l’oubli
» ; les enregistrements sur « listes noires »
et autres fichiers doivent pouvoir être effacés. Ce
droit à l’oubli, fondement du droit est aussi un fondement
de l’éducation. La relation avec l’enseignant
est pour l’enfant un temps à l’abri, un temps
de confiance ou la compréhension peut suivre l’erreur
et permettre qu’on « oublie tout », qu’on
« ferme les yeux pour cette fois », renvoyant l’enfant,
lavé, à la possibilité de se racheter, de progresser.
La place de cette relation, entre humains, recule à mesure
que progresse l’œil froid de la machine qui vient conforter
une pénalisation de rapports éducatifs dont la référence
est la délirante théorie de la « vitre brisée
» fondement des politiques de tolérance zéro.
Si « qui vole un œuf, vole un bœuf » ou «
qui brise une vitre ouvrira le feu au fusil automatique ou dealera
la cocaïne au kilo » alors sur les actes banals de l’enfance
qui étaient source d’apprentissage bienveillant de
la norme s’abattra une répression automatisée,
implacable et démesurée véritable « pédagogie
noire ». Le rapport parlementaire Benisti, sur la «
prévention de la délinquance » qui préconise
la création d’un "système de repérage
et de suivi des difficultés et des troubles du comportement
de l’enfant" mis en place non seulement dans les établissements
scolaires (de la maternelle au lycée), mais aussi dans les
crèches montre les liens qui peuvent exister entre une vision
politique de l’enfance, une pathologisation de la délinquance
et ces technologies hors de contrôle.
L’enregistrement préalable des paumes de main des
élèves est appelé « l’enrôlement
» et l’administration appellerait en début d’année
ces enfants à se « soumettre » à la biométrie.
Est-il ironique de rappeler que la déclaration universelle
des droits de l’Homme dans son article 26 lie l’éducation
à la liberté lorsqu’elle proclame : «
L’éducation doit viser au plein épanouissement
de la personnalité humaine et au renforcement du respect
des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
» Comment imaginer former des hommes et des femmes libres,
usagers de leurs libertés et familiers de celles-ci si on
les familiarise dès l’enfance aux chaînes, fussent-elles
numériques et modernes ?
L’action du 17 novembre sur les deux dispositifs biométriques
du lycée de Gif-sur-Yvette a peut-être simplement remis
ces machines à leur place et nous donne une occasion unique
de réfléchir au tournant que prennent les politiques
de l’enfance, qu’elles soient éducatives, sociales
ou judiciaires. Qu’a-t-on à gagner dans la
course à la soumission des enfants et des personnels à
des technologies qui les déshumanisent et les cantonnent
à des rôles d’automates apeurés, de périphériques,
et leur font perdre tout le génie et la créativité
de leur humanité ? Jusqu’où sommes
nous prêts à sacrifier cette génération
au Moloch de la technologie et du marché ?
Jean-Philippe JOSEPH
Professeur agrégé d’Economie Gestion
Président d’une crèche, halte garderie parentale
en zone d’éducation prioritaire.
Christine ROJEWSKI
Professeur agrégée de Physique appliquée
Jean-Pierre JOSEPH
Directeur de maison d’enfants à caractère social
Jean-Philippe Joseph, Christine Rojewski, Jean-Pierre Joseph
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