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Date:, 6 Septembre 2004
Subject: [multitudes-infos] "Une guerre aberrante pour tous"
(Courrier international)
Une guerre aberrante pour tous
Le nouveau président élu à Grozny, Alou Alkhanov,
candidat du Kremlin, poursuivra la politique de son prédécesseur.
Après dix ans de guerre, explique Novoïé Vremia,
les Russes doivent comprendre que les Tchétchènes
sont désormais des alliés stratégiques face
au terrorisme islamiste international.
Récemment, alors qu'il survolait en hélicoptère
la ville de Grozny, rasée par l'aviation et l'artillerie
russes, le président Poutine a remarqué, sur un ton
mélancolique, qu'elle était dans un état vraiment
abominable, avant d'ajouter qu'il faudrait y engager des travaux
et qu'il allait donner des ordres en ce sens. Guerman Gräf,
le ministre de l'Economie, dépêché d'urgence
sur ces lieux "abominables", a pour sa part déclaré
: "J'ai été impressionné par l'état
d'esprit des Tchétchènes. Ils sont accablés
et résignés." Pour conclure : "La Tchétchénie
ressemble à un décor de film hollywoodien." Ces
déclarations sont proprement aberrantes. Si Poutine et Gräf,
tous deux originaires de Saint- Pétersbourg, avaient vu leur
ville natale détruite de la sorte, ce que personne ne leur
souhaite, ils n'auraient sans doute jamais songé à
parler de décor de film. Ils auraient eu des sentiments tout
autres, et nous aussi. Pourquoi combattons-nous en Tchétchénie
? Pour maintenir l'intégrité territoriale de la Russie.
Mais l'intégrité territoriale, ce n'est pas une terre
exsangue et inhabitée. Nous faisons cette guerre pour prouver
aux Tchétchènes qu'ils sont citoyens de la Russie.
Or nous anéantissons leurs villes, leurs villages, et nous
raflons des civils dont les corps sont ensuite retrouvés
portant des traces de tortures. En outre, nos tribunaux, en s'appuyant
sur la vox populi, sur l'opinion des assises, proclament au nom
de la Fédération de Russie que les militaires russes
peuvent impunément tuer des civils du moment qu'ils sont
tchétchènes. Pareille décision de justice a
sa logique. Le capitaine Ulman* a exécuté un ordre
donné par ses supérieurs - un ordre certes criminel,
mais ce commandant des forces spéciales a appris à
obéir aux ordres, et non pas à analyser, en opération,
leur adéquation au droit international et à la morale.
Le colonel Poutine est le commandant suprême de tous ces officiers
inconnus qui ont ordonné au capitaine Ulman d'accomplir ce
qu'ils savaient être un crime. Il porte donc une responsabilité
morale et politique pour leurs actes. D'autant que cet ordre était
le lointain écho de son fameux slogan "butter [les Tchétchènes]
jusque dans les chiottes". Le président Poutine aurait
pu, au nom du pouvoir russe, présenter des excuses à
la famille de ces citoyens de Russie sauvagement assassinés.
Cela aurait eu un impact énorme sur les Tchétchènes.
Cela aurait changé beaucoup de choses sur le terrain et évité
de nouvelles tragédies. Mais, hélas, cela ne lui est
pas venu à l'esprit. Nous ne cessons de montrer aux Tchétchènes
le contraire de ce que nous proclamons : nous leur démontrons
qu'ils ne sont pas des citoyens de Russie, que cela fait longtemps
que nous ne les considérons plus ainsi, et que leurs villes
et villages, pour nous, ne sont pas russes. C'est en cela que réside
l'aberration fondamentale de cette guerre. Tout le reste ne fait
qu'en découler, y compris la fameuse "tchétchénisation".
La "tchétchénisation" est un concept calqué
sur la "vietnamisation", du temps de la guerre des Etats-Unis
en Asie du Sud-Est.
L'idée avait été cyniquement formulée
par l'un des ministres de la Défense américains de
l'époque : il s'agissait de faire en sorte "que ce soient
des Jaunes qui combattent d'autres Jaunes". Akhmad Kadyrov
[le président tchétchène élu en septembre
2003 et assassiné en mai 2004] avait pris les armes contre
nous durant la première guerre [décembre 1994 - août
1996]. Alors mufti de Tchétchénie, il avait déclaré
la guerre sainte contre la Russie. Pendant la seconde guerre [qui
a commencé au cours de l'été 1999], il est
passé du côté des forces fédérales.
Ce n'est pas qu'il se soit mis à nous aimer. Après
tout ce que nous leur avons fait subir depuis quatre ans, depuis
dix ans, depuis cent cinquante ans, aucun Tchétchène
ne nous aimera jamais. Ceux qui, en Russie, tentent sincèrement
de trouver comment sortir du piège tchétchène
doivent s'en persuader. Si certains ont encore des doutes, ils n'ont
qu'à relire ce qu'écrivait, au XIXe siècle,
un officier russe qui participait à cette interminable guerre
du Caucase. Après une nouvelle "opération de
nettoyage" dans un village de montagne, il expose ce que ressentent
les habitants. "Personne ne parlait de haine des Russes. Le
sentiment qu'éprouvaient les Tchétchènes, du
plus petit au plus vieux, était bien au-delà de la
simple haine..." Kadyrov avait compris que continuer à
affronter l'armée russe allait finir par causer la perte
totale de son peuple. Il avait décidé de lui épargner
les bombardements, les tirs et les rafles. Pour cela, comme l'avait
fait Chamil [imam du Daghestan qui devint un héros de l'indépendance
du Caucase, au XIXe siècle] cent trente ans auparavant, il
avait été contraint de jurer fidélité
au tsar. Ce n'était pas une alliance stratégique avec
la Russie, mais une option tactique censée permettre à
Kadyrov de préserver son peuple, puis, peu à peu,
de gagner l'autonomie réelle dont ni Djokhar Doudaev [premier
président de la Tchétchénie "indépendante",
assassiné en 1996] ni Aslan Maskhadov [président tchétchène
modéré, élu en 1997 et aujourd'hui réfugié
dans les montagnes] n'avaient pu se rapprocher. Pour Moscou, c'était
le meilleur scénario possible dans la Tchétchénie
actuelle. Vladimir Poutine semblait en être conscient. C'est
pour cela qu'il soutenait aussi obstinément Kadyrov, malgré
la défiance que celui-ci suscitait chez de nombreux haut-gradés.
Pour la Russie, le vrai danger n'est pas le degré d'autonomie
de la Tchétchénie, mais la présence dans cette
zone d'hommes appartenant à l'internationale terroriste islamiste,
qui se sont introduits dans la République sous l'étendard
du wahhabisme à la fin de la première guerre, et surtout
entre les deux guerres, avec le soutien actif de personnages comme
Zelimkhan Iandarbiev [président par intérim après
la mort de Doudaev, il a été victime d'un attentat
à la voiture piégée en février 2004
au Qatar, où il était réfugié], Movladi
Oudougov [ministre de l'Information sous Doudaev, idéologue
radical, pourfendeur de l'islam traditionnel tchétchène,
qui aspirait à la création dans le nord du Caucase
d'un Etat wahhabite indépendant de la Russie] ou Chamil Bassaev
[indépendantiste qui a rejoint le mouvement wahhabite, il
a revendiqué de nombreux attentats]. Le mufti Kadyrov avait
été l'un des premiers à sentir l'immense danger
que cela constituait pour la Tchétchénie, ne serait-ce
que parce qu'ils représentaient pour lui-même une concurrence
confessionnelle.
La "Tchétchénisation" du conflit fait des
ravages " Les "internationalistes" islamistes sont
totalement indifférents au sort de la Tchétchénie
et de son peuple. Ils n'y voient qu'une tête de pont de la
révolution islamiste mondiale, comme les hommes de l'internationale
communiste qui avaient submergé la Russie en 1917 : ce n'était
pour eux que le petit bois qui devait servir à allumer le
grand brasier de la révolution mondiale. Mais pourquoi le
projet de Kadyrov, qui prévoyait de pacifier et d'isoler
les islamistes, a-t-il échoué ? Il répondait
pourtant aux intérêts de la plupart des Tchétchènes
et à ceux du pouvoir fédéral. Paradoxalement,
les éléments de réponse se trouvent dans l'allocution
du président Poutine au peuple tchétchène prononcée
en 2003, juste avant le référendum [sur la nouvelle
Constitution]. Il y exprimait le souhait très positif et
juste que "disparaisse à jamais la peur des coups frappés
à la porte au milieu de la nuit, que cessent les rafles et
le racket de la population aux postes de contrôle". Ce
n'est pas le haut commissaire de l'ONU pour les droits de l'homme
qui parle ainsi, mais bien le chef suprême des forces armées
fédérales. Or c'étaient précisément
ses hommes qui allaient, la nuit, cogner aux portes, après
quoi des gens disparaissaient.
Et il continue à en disparaître, même aujourd'hui,
après le référendum [où les Tchétchènes
ont massivement dit "oui" au maintien de la Tchétchénie
au sein de la Fédération de Russie]. Ce qui a le plus
nui au projet de Kadyrov, c'est que ces crimes contre les civils
étaient de plus en plus souvent commis par ses propres forces.
Cela fait bien longtemps que les Tchétchènes qui prennent
le maquis pour aller rejoindre les rebelles dans les montagnes ne
se battent plus pour l'indépendance. Ils veulent venger leurs
proches, faire payer leurs exactions aux forces fédérales,
dont les détachements de Kadyrov font, de fait, partie intégrante.
Finalement, le projet de Kadyrov a dégénéré
en cette tchétchénisation primaire prêchée
par de minables stratèges de Moscou - "ils n'ont qu'à
s'entre-tuer et qu'il en meure le plus possible". Nous y sommes
bel et bien, ils s'entre-tuent. Ils ont même tué Akhmad
Kadyrov. L'internationale islamiste, de son côté, recrute
des bombes humaines parmi les désespérés et
les fait exploser à Moscou au milieu des civils. Nous devons
comprendre que notre adversaire traditionnel (les séparatistes
tchétchènes, incarnés par Maskhadov, les dirigeants
qui en sont proches et la part de la population tchétchène
qui adhère à leur cause) est désormais un allié
stratégique pour résoudre ces questions, car la première
victime du terrorisme islamique radical, c'est la Tchétchénie
elle-même. Il est exclu de trouver un terrain d'entente avec
le terrorisme global, alors que nous pouvons le faire avec le séparatisme
tchétchène. Il faut pour cela une volonté politique,
qui permettrait d'accomplir quelques démarches très
simples. Tout d'abord, faire cesser les exactions des troupes fédérales
sur le territoire tchétchène. Ensuite, se montrer
prêt à discuter avec tous ceux qui partagent les objectifs
énoncés plus haut, y compris avec les hommes qui nous
affrontent aujourd'hui les armes à la main, comme l'avait
fait en son temps Akhmad Kadyrov, qui a fini élevé
à la dignité de héros de la Russie.
Enfin, il faudrait arrêter de se comporter avec les Tchétchènes
vivant sur le territoire russe comme s'ils étaient des ennemis
et non des concitoyens. Ainsi, la phase sanglante du conflit se
résorberait pour les dix ou quinze ans à venir. La
suite, à d'autres de l'imaginer. Vladimir Poutine a noté
un jour, à juste titre : "Finalement, pour nous, ce
n'est pas le statut officiel de la Tchétchénie qui
compte le plus. L'essentiel, c'est qu'aucune menace pour la Russie
n'émane jamais de ce territoire." Si la Russie, durant
ce laps de temps, devient un Etat fort et prospère, elle
pourra sans le moindre complexe laisser s'échapper une Tchétchénie
apaisée, mais qui ne l'aimera pas pour autant. Si ce n'est
pas le cas, la Russie aura bien d'autres soucis que la Tchétchénie.
Andreï Piontkovski Novoïé Vremia
* En janvier 2002, dans la région de Chatoï, ce commandant
d'une unité de spetsnaz a tiré sur un camion transportant
des civils, tuant six d'entre eux (parmi lesquels un directeur d'école).
En mai 2004, il a été acquitté.
L'accusation vient d'obtenir l'annulation de ce verdict. Un nouveau
procès aura lieu.
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