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Surveiller et punir. Naissance de la prison
Martine Fournier

Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Contrôle des individus, dressage des corps, développement du système carcéral... Pour Michel Foucault, le pouvoir des sociétés modernes s'est fondé sur une organisation minutieuse de la discipline.

À Paris, le 19 juillet 1836, plus de 100 000 personnes se sont massées pour assister au départ des forçats, enchaînés par leur collier de fer. Les dernières processions de bagnards traversent la France. « Les spectateurs (...), comme au temps des supplices publics, poursuivent avec les condamnés leurs échanges ambigus d'injures, de menaces, d'encouragements, de coups, de signes de haine et de complicité. » A partir de 1837, les détenus seront transportés dans de « décentes voitures cellulaires », soustraits ainsi au regard de la foule. Le dernier rituel public de la « liturgie des supplices » disparaît, « la détention pénale a pris la relève ». Pour Michel Foucault, on est définitivement « passé d'un art de punir à un autre ».

L'extinction du châtiment spectacle

Dans son ouvrage, Surveiller et punir, paru en 1975, il explique comment et pourquoi, à ce qu'il nomme « l'âge classique », entre le e et le xixe siècle, « l'enfouissement bureaucratique de la peine » a progressivement remplacé le « châtiment spectacle » de l'Ancien Régime. Dans toute l'Europe au début du XIXe siècle, les gibets, le pilori, l'échafaud, la roue ont disparu pour laisser place à « des pratiques punitives plus pudiques » : prison, réclusion, travaux forcés, déportation...

Depuis le Moyen Age, des procédures pénales punissaient les auteurs des crimes selon une hiérarchie de châtiments spectaculaires. La peine de mort comportait ainsi de multiples variantes : simple pendaison, pendaison avec poing coupé et langue percée ou, pour les crimes plus graves, étranglement ou bûcher avec membres et corps rompus... En 1757, le régicide Robert Damiens, qui avait frappé Louis XV d'un coup de canif, est écartelé sur la place de Grève à Paris. C'est par la description détaillée de ce supplice que s'ouvre le livre.

Pour M. Foucault, sous la monarchie absolue, le supplice judiciaire doit être compris comme un rituel politique. Puisque la loi est la volonté du souverain, le crime attaque celui-ci personnellement. Le droit de punir revient donc au prince qui exprime ainsi sa vengeance. La souveraineté blessée est restaurée par l'éclat des châtiments publics qui s'insèrent dans les autres rituels de pouvoir (couronnement, entrée dans une ville conquise, soumission des sujets révoltés...). D'où l'importance de cette liturgie des supplices, qui témoigne du triomphe de la loi. Dans ce cérémonial, la punition est exemplaire pour le peuple, lequel fait acte d'allégeance à son souverain en prenant part au châtiment.

Mais au xviiie siècle, la barbarie de ces exhibitions remporte de moins en moins l'assentiment des spectateurs. La violence populaire contre les inculpés se retourne contre les bourreaux et, au-delà, contre le pouvoir arbitraire du monarque. Des feuillets circulent dans la foule qui érigent en héros certains suppliciés considérés comme injustement condamnés. Tout au long du siècle des Lumières, philosophes, juristes et parlementaires, relayés par les cahiers de doléances à la veille de la Révolution, condamnent les supplices devenus intolérables. Révoltants car ils trahissent la tyrannie du pouvoir absolu, honteux par rapport à une certaine idée de l'homme et dangereux par la violence populaire et les émeutes qu'ils provoquent. Pour M. Foucault, tout se passe comme si le xviiie siècle avait ouvert une crise dans l'économie des châtiments. Les réformateurs veulent « non pas moins punir mais punir mieux (...) tout en insérant le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social ». Plusieurs facteurs convergent pour expliquer ces transformations. En contrepartie de sa violence, l'Ancien Régime avait laissé place à toutes sortes d'« illégalismes » : non-paiement de certains droits tombés en désuétude, négligences ou incapacité à réprimer les infractions... Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec l'augmentation générale de la richesse et de la population, les illégalités populaires prennent de plus en plus la forme de vols et de chapardages. La bourgeoisie voyait d'un bon oeil l'illégalisme ancien dirigé contre les droits seigneuriaux et les prérogatives royales. Elle accepte en revanche beaucoup moins les attaques contre les biens, qui portent atteinte au droit de propriété. Grands vainqueurs de la Révolution française, les bourgeois posent de nouveaux principes pour « régulariser, affiner, universaliser l'art de châtier ». Le malfaiteur devient l'ennemi commun de la société. Dans Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau le décrit comme « un traître à la patrie ». Le droit de punir a été déplacé de la vengeance du souverain à la défense de la société : « Retour à un surpouvoir terrible », commente M. Foucault.

Naissance du pouvoir disciplinaire

Mais en même temps, l'idéal humaniste des Lumières implique un principe de modération des peines, même lorsqu'il s'agit de châtier l'ennemi du corps social. L'essentiel est de le mettre hors d'état de nuire tout en dissuadant ceux qui seraient tentés de l'imiter. La peine idéale doit être minimale pour celui qui la subit, et maximale pour celui qui se la représente. Ces règles « qui exigent la "douceur" comme une économie calculée du pouvoir de punir (...) appellent aussi un déplacement du point d'application de ce pouvoir : ce n'est plus le corps supplicié, mais le corps assujetti à travers lequel on vise le contrôle des âmes ».

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le rationalisme a généré le rêve d'une société de progrès, technique et efficace. Au début de l'ère industrielle, une véritable politique de la punition va permettre de contrôler les populations de plus en plus nombreuses et nécessaires au développement de l'appareil de production. La croissance de l'économie capitaliste a fait naître le « pouvoir disciplinaire ». La généralisation « des disciplines », comme formules de domination, a alors entraîné « la mise sous contrôle des moindres parcelles de la vie et du corps, dans le cadre de l'école, de la caserne, de l'hôpital ou de l'atelier... ». Pour prévenir les troubles civils, la société a été quadrillée par des institutions calquées sur le modèle militaire. « La politique, comme technique de la paix et de l'ordre intérieurs, a cherché à mettre en oeuvre le dispositif de l'armée parfaite, de la masse disciplinée, dela troupe docile et utile. »

L'utopie d'une société qui assure le contrôle parfait des individus trouve son archétype dans le projet architectural imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) : le « panopticon ». Un bâtiment circulaire est divisé en cellules isolées les unes des autres, mais vitrées, de sorte que chaque occupant puisse être observé depuis une tour centrale. Dans l'anneau périphérique, on est totalement vu sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout sans être vu.

Être vu sans jamais voir, voir sans être vu

Le panopticon est polyvalent. Son dispositif peut être mis en oeuvre non seulement pour les prisons, mais aussi les hôpitaux, les ateliers, les écoles. Plusieurs édifices pénitentiaires construits au XIXe siècle s'en inspirent. Pour M. Foucault, il figure aussi le diagramme qui permet un exercice idéal du pouvoir. « Parce qu'il peut réduire le nombre de ceux qui l'exercent, tout en multipliant le nombre de ceux sur qui on l'exerce. Parce qu'il permet d'intervenir à chaque instant et que la pression constante agit avant même que les fautes, les erreurs, les crimes soient commis. » Et parce que la transparence de l'édifice le rend accessible à tous et fait qu'il peut être ainsi démocratiquement contrôlé.

« Cage cruelle et savante », le panopticon produit du savoir sur les individus surveillés et ce savoir permet d'augmenter le pouvoir que l'on a sur eux. Thèse chère à l'auteur et sur laquelle il revient plusieurs fois dans l'ouvrage : « Il n'y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »

Le « panoptisme » serait le principe général d'une nouvelle « anatomie du pouvoir » dans laquelle celui-ci s'exerce à partir de mécanismes disciplinaires. C'est ainsi que, du XVIIe au XIXe siècle, tout un ensemble de contrôles des activités s'organise pour quadriller, surveiller, dresser les individus. Les emplois du temps régissent le corps dans chacun de ses mouvements. Les règlements prescrivent les gestes de chaque activité : position de l'écolier pour écrire, gestuelle des militaires, mouvements du corps pour respecter le rythme des machines dans les ateliers... Les examens contrôlent, hiérarchisent, normalisent. Procédure d'objectivation et d'assujettissement, l'examen permet une fixation « scientifique » des différences individuelles. L'élève, le malade, le fou y sont soumis et c'est pourquoi M. Foucault affirme que la société disciplinaire a donné naissance aux sciences sociales : psychologie, psychiatrie, criminologie... Elle a institué « le règne universel du normatif » avec ses agents que sont le professeur, l'éducateur, le médecin, le policier.

Mais la société de surveillance nécessite aussi d'isoler les déviants. « L'asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correction, l'établissement d'éducation surveillée et, pour une part, les hôpitaux, d'une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou/non fou ; dangereux/ inoffensif ; normal/anormal). »

La prison s'inscrit dans ce système. L'incarcération est l'armature omniprésente dans la société panoptique. Un continuum dans le processus disciplinaire. Si « elle est la détestable solution dont on ne saurait faire l'économie », elle est plus encore l'institution qui désigne les illégalités qui menacent l'ordre bourgeois (vols, agressions, crimes...). En canalisant les délinquants et en les stigmatisant, elle renforce le pouvoir des classes dominantes. Ainsi, par le jeu disciplinaire, le xixe siècle dresse la docilité et fabrique la délinquance par les mêmes canaux.

Une oeuvre contestée

Paru dans la période de l'après-1968, Surveiller et punir a été accueilli avec enthousiasme comme une dénonciation de la « société carcérale » et de ses institutions d'encadrement. Mais le livre a aussi suscité de vives critiques.

Les travaux de M. Foucault ont irrité les historiens. L'auteur en effet prend ses aises avec l'histoire qu'il semble utiliser au service de sa problématique. Les frontières des périodes qu'il évoque sont floues et variables : son « âge classique » s'étend sur presque trois siècles, englobant le siècle des Lumières et la révolution industrielle. Et il fait l'impasse sur la période révolutionnaire, pourtant décisive dans l'élaboration de la société du xixe siècle. En outre, il se confronte aux pratiques de l'histoire des mentalités. Ce courant, en pleine expansion au moment de la parution de son livre, s'applique à dégager de grandes catégories sur la longue durée alors que M. Foucault pense l'histoire en termes de ruptures. Cependant, Fernand Braudel lui rendit hommage, ainsi que Paul Veyne qui le décrivait comme « un historien des pratiques ». Sa façon d'analyser le discours d'une société et de penser les ruptures se retrouve aujourd'hui chez des historiens comme Arlette Farge et Roger Chartier.

On lui a aussi reproché son analyse très critique de la modernité. Pour lui, le rationalisme des Lumières, considéré par beaucoup comme un processus de civilisation, n'aurait produit que coercition et assujettissement des individus. M. Foucault nie les aspects bénéfiques du progrès comme le développement des institutions démocratiques ou les avancées des connaissances (1). Dans ses analyses du système scolaire ou des établissements de rééducation par exemple est occulté le souci pédagogique dont ont fait preuve beaucoup d'éducateurs du xixe siècle. Sa théorie du pouvoir réduit l'accroissement des savoirs à une augmentation de la domination. Ce faisant, elle converge avec la tradition critique qui, de Karl Marx aux philosophes de l'école de Francfort, n'a cessé de s'interroger sur cet aspect central des civilisations occidentales contemporaines. L'analyse de M. Foucault à propos de la prison a été également très discutée. A été critiqué le fonctionnalisme de son raisonnement qui affirme que c'est la fonction première du système carcéral de produire de la criminalité, légitimant ainsi le pouvoir des classes dominantes. En outre, pour le sociologue Raymond Boudon (2), affirmer que la prison augmente la délinquance est une hypothèse sans fondement et dépourvue de validité scientifique. Proche du marxisme, par sa critique des classes dominantes et du pouvoir, mais également proche des structuralistes par son analyse des cadres de pensée d'une époque, M. Foucault s'est toujours défendu d'appartenir à ces courants de pensée. Dans Surveiller et punir, il a voulu « faire la généalogie de la morale moderne à partir d'une histoire politique des corps ».

Si l'ouvrage a pu faire scandale lors de sa parution, il a aussi été à l'origine d'une réflexion féconde depuis vingt ans sur la réforme des institutions hospitalières, psychiatriques et pénitentiaires (3). Dans tous les cas, Surveiller et punir ne laisse pas indifférent : on peut être séduit par la force de l'analyse et la richesse de l'écriture ou être irrité par ce que d'aucuns ont appelé « la rhétorique foucaldienne ».

L'expérience du Groupe d'information sur les prisons

« Intellectuel spécifique » comme il se plaisait à se définir, Michel Foucault envisageait l'engagement comme sectoriel, local, portant sur des domaines délimités d'action. Il s'opposait en cela au modèle qui prévalait jusque-là et qu'incarnait au plus haut point Jean-Paul Sartre.

M. Foucault fit de la question des prisons un de ses principaux chevaux de bataille. Le 8 février 1871, il crée avec Jean-Marie Domenach, alors directeur de la revue Esprit, et l'historien Pierre Vidal-Naquet, le Groupe d'information sur les prisons (GIP). L'objectif : « Décloisonner pour une production d'informations aux côtés des détenus » et permettre ainsi aux médecins, avocats, magistrats, journalistes, psychologues ou toutes les autres personnes impliquées de rendre compte de la réalité des prisons au quotidien. Le GIP lance donc des enquêtes sur la condition de vie des détenus : des questionnaires sont distribués aux familles qui viennent rendre visite aux détenus.

Fin 1971-début 1972, de nombreuses mutineries éclatent dans les prisons, notamment à Toul, à l'occasion desquelles le GIP se mobilise activement. Son succès est incontestable : il fait connaître les difficiles conditions de vie des détenus et de nombreux comités essaiment dans toute la France.

Mais le mouvement ne durera pas puisqu'il décide de son autodissolution en décembre 1972. Les détenus et anciens détenus prennent la parole eux-mêmes : en décembre 1972, le comité d'action des prisonniers (CAP) publie sa première brochure et ne tardera pas à marquer son indépendance vis-à-vis de ces intellectuels qui ont lutté pour leur donner la parole. L'expérience du GIP laissera un goût amer à M. Foucault. Pourtant, cette expérience du GIP, malgré sa brièveté, fut l'occasion d'attirer le regard de l'opinion publique sur l'univers obscur et ignoré des cellules. Quelques années plus tard, en 1975, M. Foucault publiait Surveiller et punir. Naissance de la prison qui allait remettre à nouveau en cause l'institution carcérale, mais cette fois sur le plan théorique

Catherine Halpern


NOTES

[1] Pour une analyse critique de l'oeuvre de M. Foucault, voir J.-G. Merquior, Foucault ou le Nihilisme de la chaire, Puf, 1986 ; et le dossier « Comprendre Michel Foucault », Sciences Humaines, n° 44, novembre 1994.

[2] R. Boudon, L'Idéologie. L'origine des idées reçues, Fayard, 1986.

[3] Voir le dossier « Michel Foucault, Surveiller et punir : la prison vingt ans après », Société & Représentations, n° 3, novembre 1996.

REFERENCES
Cet article procède du texte « Surveiller et punir », publié dans Sciences Humaines, n° 80, février 1998.