"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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SILLING
Réflexions et analyses
SURSAUT ET DÉTOUR

Texte reçu par mail
Date: 29 Octobre 2006
À: 1libertaire (at) free.fr
Objet: Voici le texte de la brochure de Montréal mais sans les illustrations.

Où réside le secret qui peut mettre en mouvement cette immobilisation apparente ?

La principale faiblesse du mouvement radical actuel réside dans son absence de pratique théorique, dans son inexpérience critique de ce qui le porte. Cette investigation primordiale doit pourtant envahir tous les domaines séparés de la domination en évitant les conclusions d’une facilité suspecte, afin d’en démontrer de manière frappante la stratégie unifiée.

Une telle critique devrait avoir un caractère expérimental pour avoir seulement un commencement de validité.

Chaque mouvement révolutionnaire est tributaire d’une conception non dogmatique de la vérité afin de le rester.

De l’essence des mouvements révolutionnaires précédents dressés avec cohérence contre les pouvoirs en place, nous avons à connaître ce qu’il y avait de meilleur comme de plus mauvais. Mais si ces mouvements ont échoué, si les modèles sociaux et idéologiques qu’ils proposaient ne sont plus valides, la mémoire de leur héroïsme, leurs luttes exemplaires et leur maturité dans leur temps, leur stratégie de rupture parient sur le meilleur de ce qu’ils furent et aboutit à définir comme à justifier, nos aspirations présentes. Ainsi nous pouvons admirer (et parfois envier) les révolutionnaires anonymes qui se sont battus pour la Commune de Paris, de Canton, Cronstadt ou même à Winnipeg, bien qu’aucun d’entre nous ne veut échouer et connaître leur fin. Aucun échec n’est irrémédiable.

Ce n’est pas leur sort qui nous motive mais le besoin de fraternité.

Ce n’est pas leur sort qui nous enthousiasme mais le nôtre.

La conscience pratique contemporaine de la révolte permet d’entrevoir une autre architecture de la révolution.

Si nous avons besoin de rythmes nouveaux pour préserver le sens de nos luttes, leurs puissances ne peuvent venir non de l’intensité de nos visions d’avenir mais de la certitude de notre pratique du présent. La question de la fausse conscience, de la fragmentation de l’identité dans la religiosité spectaculaire, de la vie inversée, ces questions se maintiennent obstinément au centre de toute critique pratique, de toute activité radicale. Omettre la question centrale de l’aliénation dans ces termes, participe de la mystification volontaire au même titre qu’elle entretient la dépendance et l’asservissement à ce que l’on entend nier.

Le vedettariat est un instrument de hiérarchisation incompatible avec tout projet révolutionnaire. Il est l’avènement d’une caste restreinte et une des formes de pactisation avec le spectacle dominant de la misère.

L’anonymat est une nécessité subversive et anti-idéologique

Les mouvements sociaux précédents se sont appuyés sur des faits concrets pour élaborer une critique qui soit exactement au plus prés de la réalité et de leurs besoins. Critique de l’économie et de la politique pour les marxistes, critique de l’état et conception de l’Unique pour les anarchistes furent quelques-unes de ces pistes de recherche et la base théorique des assauts ouvriers du XIXe siècle. Qu’ils aient été rabaissés et dégradés dans la constitution de partis ouvriers par l’écrasement et la mise au pas de ces mêmes ouvriers ne doit pas faire oublier que les secousses insurrectionnelles sont condamnées, dans ce monde, à rester sans cesse récurrentes parce qu’en elles s’affirme la vie même. Le temps travaille pour nous, il faut alors lui donner un coup de pouce salutaire. Nos espoirs ne sont pas refroidis.

Alors oui, tout a changé et tout continue comme avant! Le seul vrai travail important de la pensée critique aujourd’hui doit tourner autour de cette question de la réorganisation des forces théoriques et matérielles du mouvement révolutionnaire, afin qu’il s’affirme en conscience en tant que subversion.

Les révolutionnaires seront d’autant plus eux-mêmes qu’ils auront l’intelligence de se transformer afin d’échapper aux formes posées comme des pièges et qui les attendent pour les figer. La compréhension subversive du monde est salutaire comme détour.

Cette transformation n’est réalisable que dans le jeu subversif de petits groupes déterminés. Là où la liberté enflamme la passion, là où le changement s’affirme comme rupture.

Tout est mémoire et anticipation

S’orienter : première contribution

Il y a plusieurs façons de matérialiser un débat théorico pratique et plusieurs de ces façons ont déjà été tentées ailleurs, dans d’autres temps, mais certaines, encore inédites, demandent à naître. Il s’est toujours agi à chaque fois de tenir compte de situations particulières, d’évolutions individuelles et de praxis adaptées et collectives dans un environnement social déterminé.

Chacun est ainsi contraint de trouver ses méthodes en soi-même, et donc rien n’y est insignifiant, au contraire. Encore faut-il avoir en tête le souci permanent d’un débat concret et se donner les moyens réguliers d’accéder à celui-ci malgré ou à cause du quotidien.

Chaque individu aux prises avec l’affirmation de son autonomie se retrouve avec son petit chantier personnel en partie construit, en partie dévasté, à tenter d’élaborer une dimension critique historique et évidemment, ces choses-là passent par différentes étapes, plusieurs médiations, où la cohérence, l’enthousiasme et le temps au beau fixe ne sont pas des éléments stables.

Pas de hasard donc si l’enthousiasme nous tourne autour en reniflant comme si nous manquions de violence fondatrice : le temps est encore, trop souvent, dédié à un cynisme stérile et à l’auto commisération, ou tout simplement aux luttes partielles dont nous connaissons tous le manque de portée radicale et les tendances à combler les trous du système dominant.

Ainsi beaucoup de ceux qui se réclament abusivement d’une pensée libertaire au Québec ne font que reproduire le principe statique de ces luttes partielles issues de la survivance des extrêmes gauches européennes ou américaines maintenant bien dégradées. De ces extrêmes gauches qui « reproduisent en elles les conditions de scission et de hiérarchie qui sont celles de la société dominante.»Quand aux autres, comme dans tout véritable projet révolutionnaire, ils ont à s’immerger dans la relation entre la théorie critique et l’activité pratique, en dépassant tout romantisme, afin de relever les défis identifiés parmi les trous noirs de la lutte des classes, lutte de classes qui persiste sous des formes différentes de celles que connaissaient nos prédécesseurs mais toujours avec, au cœur, la même exigence d’une critique de la totalité. Donc, subjectivement, car il faut en parler, l’enthousiasme se construit, tout du moins on peut en construire les bases, ensemble, et... advienne ce que pourra !

De toute façon, il faut miser sur un champ d’activités et de réflexions qui nous soient favorables et dans ce champ d’activités, parions que nous allons trouver très vite de l’enthousiasme et du plaisir.

Il ne s’agit pas, pour ceux qui veulent participer à un tel projet, d’apparitions confuses, de désirs vagues ; les perspectives de changement radical ne sont pas des vestiges du passé, changer nos vies au présent a encore un sens et nous sommes un des maillons de cette solidarité organisée qui peut contribuer à redéfinir le mode d’emploi d’un projet révolutionnaire avec, entre autres, cette modeste publication, même si celle-ci doit être perçue comme un élément ponctuel d’une activité subversive forcément plus large.

L’esprit de résignation que chacun d’entre nous peut constater quotidiennement chez les salariés comme les chômeurs, imbibe les comportements quand ce n’est pas le sens très officiel de ce consensus particulier à la conception nord américaine des liens et des partenaires sociaux. La menace récurrente du terrorisme et du chaos social n’a jamais été aussi présente dans les têtes ni autant véhiculée par les médias.

En contrepartie, le contrôle social exerce une énorme pression selon une cadence accélérée ; l’idée démocratique est devenue une publicité de supermarché surveillée par l’armée ; les syndicats gèrent grassement les fonds sociaux et les cotisations sur le dos des salariés ; les médias désarment les consciences ; chaque citoyen est en guerre avec lui-même ; seul le respect des apparences (et la police bientôt dans chaque chambre) empêche de tirer sur son voisin, l’ennemi de toujours.

Le climat idéologique porte en lui un âge d’or imprévisible, constamment reculé, mais vraiment sécurisé qu’il présente comme le seul réel possible, la seule vérité de son existence.

C’est pourquoi, devant la progression de l’aliénation, la fausse conscience des « progressistes » qui, sous des dehors contestataires, se rallient objectivement et même gaiement bien que de façon confuse au système, ne peut être perçue que sous sa docilité finale : des velléités d’autonomie dérisoires, des parodies de résistance.

Pour les révolutionnaires, il est judicieux de ne rien laisser de côté dans l’ampleur critique qu’ils entendent donner à leur révolte, notamment en attaquant avec humour et dérision, la constante gravité des erreurs et des imbécillités que nous pouvons entendre, lire ou voir exposées ici ou là à l’aide d’un dilettantisme contestataire basé sur l’oubli (de l’histoire, des luttes, de la critique, etc.), par ceux qui tentent de faire accréditer l’idée que leur réformisme est en réalité de la subversion, raison pourtant fondamentale de leur antagonisme viscéral d’avec tout projet subversif, par ceux qui se trouvent non dans la négation et le refus du monde actuel mais dans son aménagement. Leurs conditions de communications, en général, sont égales à celles utilisées par le spectacle dominant. La contestation et le pouvoir se justifiant l’un et l’autre, c’est là leur grande consolation car ils s’abandonnent l’un et l’autre à des lois de fonctionnement identiques, aux mêmes ressorts de la pensée et à la même gratitude réciproque. La contestation et le pouvoir ne sont pas appelés à se détruire, ils s’interprètent et rappellent constamment leur origine commune.

Mais un projet révolutionnaire doit savoir distinguer les qualités de camarades potentiels situés dans la mouvance libertaire que nous fréquentons, que ce soit là ou même ailleurs, partout où l’intelligence ne se dissimule pas sous des oripeaux vieillis ou abandonnés depuis longtemps par la seule force de l’histoire.

Personne n’ayant le monopole de la critique, tout triomphe du verbiage est le bienvenu.

Les errements des pensées politiques d’une gauche locale atomisée [1] qui se cherche sans se trouver, composée d’anarchistes recyclés et de nationalistes reconvertis dans l’alter mondialisme, révèlent de graves manques théoriques et pratiques et des archaïsmes désinvoltes, y compris du point de vue de cette modernité universitaire dont beaucoup se réclament dans ces milieux d’adeptes de la contestation. Depuis que les nationalistes comme Pierre Vadeboncoeur et Claude Charron passent alternativement du journal Le Couac à l'Action Nationale, il est évident qu'une contamination nationaliste, c'est à dire blanche et francophone, envahie, dans le contexte historique particulier du Québec, une pensée anarchiste éparpillée et superficielle pendant que les idées altermondialistes modernisent (mollement, il est vrai) le discours national québécois ; il nous appartient de montrer ce qui constitue la confusion de cette fausse réconciliation cette récupération à double tranchant, ses promesses triviales, ses contraintes prévisibles.

Dans la période transitoire où nous sommes, quelques uns de ces fins penseurs répètent, sous la forme de fragments théoriques déplacés et de restitution de faibles signes du passé, les interminables alibis d’une gauche modérée, citoyenne dans son application, systématiquement dépourvue d’embryon de radicalité. Rien ici qui aboutisse à un dépassement historique mais une série de réactions qui peu à peu perd en importance selon la place événementielle accordée à l’actualité en cours et qui va toujours décroissant.

Pour ces militants rêvés, éternels frustrés, les symptômes ont valeur de cette vérité qui se dérobe constamment à leurs yeux ; leurs motivations les transfigurent car ils entendent valoriser non la démarche mais un résultat partiel. La constatation de repli autiste d’un présent planifié en désordre et en chaos organisé, d’un réel brisé, dépourvu de références à sa propre histoire, cette constatation qui conduit nécessairement à questionner ce qui réside de consolation personnelle et d’héritage religieux dans l’envoûtement militant, cette constatation est sommée de disparaître devant l’exhaustivité parfaite de leur propre activisme. Pour eux, il est vain de se préoccuper de sens, d’histoire ou de mémoire, encore moins d’avenir : préoccupés d’alibis immédiats, ils ont déjà choisi de lier leur survie à un présent cerné par l’oubli, à un réel détestable qui rebondit sur lui-même, écrasé et dépourvu de sens. Seuls comptent le même bruit de fond des ajustements tardifs du système que, bien dressés, ils ornent de leurs indignations interchangeables.

Ils sont « agis », jamais acteurs.

Les langages du spectacle et de la marchandise administrent leur indignation. Leurs protestations visent les retards et les défaillances du système jamais le système lui-même.

Ce jugement, à peine sévère, en regard de la pauvreté éculée de leurs pensées - même d’un point de vue moderniste comme nous l’avons dit - décrit des « progressistes » notoirement sans praxis radicale, dont l’expression de révolte se change, à court terme, en défaitisme.

Leur attention au présent est devenue aveuglement, leur pensée, une attente éternellement reconduite.

Il est de notre intérêt de montrer où se situe la ligne de fracture entre cette vague gauche pimentée de quelques anars perdus qui aimeraient bien ressusciter une sorte d'extrême gauche raisonnable et, les individus ou les groupes, qui interrogent le présent en fonction d’une mémoire historique et de perspectives d’avenir dans un projet de rupture radicale.

L’idée d’une organisation révolutionnaire, d'une praxis radicale, ne s’est pas encore totalement raréfiée grâce aux champs d’expérience accumulés, à une mémoire historique dont les fils ne sont pas rompus malgré l’extrême aliénation actuelle. L’avenir ne s’est pas totalement obscurci tout simplement parce que quelques uns, tout comme nous, cherchent à relier et à définir un projet encore utopique au présent, par delà l’impuissance sociale, par delà un présent éternisé et sans mémoire vécu comme un temps étranger. Il n’y a donc aucune nouveauté révolutionnaire à attendre de ceux qui n’ayant jamais eu d’esprit critique, bernés par leurs contestations partielles, occultent les questions à résoudre, les réponses à donner afin de démaquiller le réel qui nous est donné à voir.

Il s’agit du même vieux débat entre révolutionnaire et réformiste, de cette constante confusion qui occupe de la façon la plus obscène, le terrain des luttes sociales en tant que représentation de ses pseudo valeurs. Un tel mouvement n’est que le « subi » d’une dépossession réelle, l’expression parfois de sa souffrance mais jamais sa prise de conscience ni la volonté de son dépassement, réalisations qui permettraient pourtant d’éliminer les reflets artificiels et l’illusion primitive d’un tel comportement.

Certain débat récent à Montréal (CMAQ, août/septembre), malgré ses emportements et ses expressions parfois confus, a révélé le désir de nombreux camarades de ressusciter une parole révolutionnaire libre afin de contrer les discours désolant et confus de quelques individus ou les propositions de cogestion responsables de ces revues alter mondialistes, démesurément tristes à mes yeux, qui occupent, en tant que telles, la scène « anarchiste » québécoise avec une jubilation de présentateurs d’émissions de variétés.

Nous avons sans cesse à rappeler que le mouvement social dont nous nous réclamons ne peut leur être assimilé qu’à condition de le réduire à rien. Il ne correspond ni à leur confusion, ni à leur idées compensatoires, ni à leurs carriérisme ; leur soi disant invulnérabilité, qui leur permet de dire n'importe quoi sur tout les sujets, n'existe tout simplement pas.

Il faut en finir particulièrement avec le politiquement correct : un con est un con, un politicien, un politicien. Pas de hasard si ce sont souvent les mêmes !

La faiblesse du mouvement social n'est pas une chose éternelle, l'énergie réapparue récemment montre aussi le degré d'exaspération atteint. Elle démontre une vraie force sous jacente. Quant aux enjeux soulevés, ils ne peuvent maintenant tromper personne. Les débats en cours sur le Web et ailleurs, ne portent pas sur un clivage de personnes, mais sur des conceptions du monde et des luttes opposées.

Les idéologies anarchiste et communiste libertaire, les pratiques fragmentaires des luttes partielles, les confusions entre le démocratisme participatif, civique et citoyen, et un projet révolutionnaire reproduisent l’aliénation sous des formes aliénées. L’idéologisation transpose les volontés individuelles, à l’aide des manifestations singulières de la représentation, vers des intérêts organisationnels particuliers éloignés des objectifs révolutionnaires. Cette confusion entretenue est la principale production de ce processus. Elle sous-tend nombres de pratiques sociales au Québec. Ces pratiques dès lors qu’elles se présentent abusivement comme des alternatives révolutionnaires doivent être passées au crible pour ce qu’elles représentent de bricolages sociaux, reproducteurs de culture aliénée, refuges ratés, maigres souvenirs d’émancipation libertaire.

Si ces formes de solidarité partielles sont généralement justifiées par les trop réelles injustices du système, elles n’ont pas à se substituer, par leurs formes de protestation et de contestation, à un quadrillage, momentanément omis par l’État, des marges archaïques ou misérables du système.

Nous avons tous, à un niveau individuel, pratiqués des formes de solidarités sociales dans des organisations de types communautaires parce que notre vécu est aussi le signe avant coureur d’une subversion plus vaste. Il ne nous est pas possible de demeurer insensibles au monde qui nous entoure, et d’éviter en permanence les contradictions qu’impose le monde actuel, il nous faut aussi le vivre. Impossible de vivre dans l’oubli du monde, le regard centré sur soi en un refus total, en nihiliste achevé. Et nous n’ignorons pas, pour avoir partagé des moments identiques, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, que parmi les individus participant à ces types d’organisations, existent des signes concrets de dépassement, parfois une communauté de pensée, ainsi que des tentatives de pratiques communes. Ces rapprochements ne peuvent alors être envisagés qu’en tant que rencontres individuelles.

Les regroupements de solidarité tout comme les organisations communautaires montrent les limites et la mauvaise gestion du pouvoir mais en tant que produits du système car aucune pensée unitaire ne les habite ; elles se perpétuent, non pas au centre de la conscience sociale mais à la périphérie, victimes de l’interprétation régnante qui consiste à reconnaître partout des nécessités sociales puis à les combler par des pratiques néo trotskistes de contestation permanente. Ces pratiques ne sont que des ébauches réactives qui ne posent jamais la question essentielle : comment une conscience subjective porteuse de révolte peut-elle devenir égale à l’organisation pratique qu’elle a à se donner ?

Il n’a pas été prouvé que ces formes solidarité minimum soient l’expression parfaite de pratiques radicales adéquates. Au contraire, compte tenu de l’objectif à atteindre (régularisation de réfugiés, logements et loyers raisonnables, aides diverses aux itinérants, aux usagers de drogue, etc.), les pratiques de ces groupes apparaissent de plus en plus inadéquates devant des impasses sociales en nette augmentation. Pôles de contestation minimum et souvent nécessaires du point de vue des victimes du système, c’est leurs discours qu’il faut questionner, leurs propensions à ne pas s’interroger sur leur propre pratique, leur capacité d’intolérance sur un point particulier et leur tolérance pour beaucoup d’autres.

L’objectif quasi atteint par l’état canadien de créer un compromis social permanent, consiste pour l’État à financer lui-même ses ONG et autres organisations communautaires et à tenir les syndicats en main via les fonds de pension. Demain, il n’est pas exclu que Solidarités sans frontières ou Le Couac soient financés à leur tour[2]. Le Mouton noir, journal alternatif de Gaspésie, est bien sponsorisé par le Programme d’aide aux médias communautaires du ministère de la Culture et des Communications du Québec (PAMEC).

La cogestion sociale mise en place par l’état canadien, particulièrement efficace au Québec, est le point le plus avancé de la récupération.

En conséquence, si nous pouvons accepter de participer individuellement à des formes de contestation, nous ne pouvons, par contre, abonder dans une « politique du pire ».

Stratégiquement, la reconduction de ces fragments de lutte est un retour vers le passé, un aménagement déficient du présent. Il n’y existe conjointement aucune « variante » révolutionnaire puisqu’il n’y existe aucune critique unitaire.

Nous ne sommes pas malveillants mais critiques, certes dans une forme intransigeante. Nous cherchons à nous livrer à des revendications nouvelles adéquates à l’époque qui permettraient de dépasser définitivement le romantisme révolutionnaire des luttes partielles. Si nombre de camarades de ces groupes dont nous parlons, cherchent, comme nous l’espérons, de nouveaux éléments de réflexions, une dynamique plus expérimentale et plus d’efficacité dans leur praxis, les termes de notre réflexion critique et nos conclusions rebondiront progressivement partout dans ces groupes.

Enfin, si nous devons affirmer un projet organisationnel publiquement, cela ne peut-être que comme une des tendances d’un mouvement révolutionnaire qui aspire à l’universel, pas seulement à travers un mode d’être ou de critique/critique contre un milieu et une vision passéiste anarchiste proclamée pour l’éternité. Cela serait évidemment insuffisant.

Un enjeu social ne peut être réductible à une simple publication, d’ailleurs réduite à sa plus simple expression comme celle-ci, mais bien au contraire, à une plus grande ouverture critique, à la nécessité d’une plus grande lumière sur nos vies, et donc reprenons : une telle publication n’est pas un porte-flambeau de textes morts sitôt ânonnés ; elle est semblable à une vie et une dynamique “ organisationnelle ” véritable ; son univers consiste à trouver des outils, capables de nous définir offensivement, en tant que pratique sociale.

Les cibles ne manquent pas, et le système n’est étanche qu’en surface, il faut donc taper là où ça fait mal sans oublier de faire le ménage devant notre porte. J’ai commencé avec la confusion intéressée de Dupui Déri, l’anarchisme citoyen et le vrai réformisme de Baillargeon, les compromissions nationalistes du Couac, mais d’autres critiques, par exemple la critique du nationalisme québécois, restent à faire d’un point de vue révolutionnaire.

Une fois engagé, le combat montre que la réalité n’est pas confondue avec l’écran de TV ou les pages du Devoir, ainsi le principe inviolable du droit au travail qui fédère les syndicats, la notion même de travail salarié, l’encadrement syndical obligatoire, les conditions d’accès à la consommation et au circuit économique, nous attendent nécessairement au coin de la théorie.

Si nous demeurons tributaires du temps dans lequel nous vivons, nous ne sommes pas forcément écrasés entre l’idéologie contemporaine au sens strict et matériel du mot et nos aspirations subjectives et radicales. L’exploration critique du domaine aliéné n’empêche pas l’émotion de ressurgir sans culpabilité, l’imagination d’y profiler sa force terrible, la joie secrète des détournements de crever les images en répandant des forces négatives qu’il est possible de fondre à notre seul usage.

Les difficultés - elles sont nombreuses - d’une compréhension du présent et, intimement liées à elles, d’une esquisse réaliste de nos objectifs, résident avant tout dans le souci affirmé, partagé et compris, d’une analyse globale, y compris des erreurs et des acquits de pratiques passés.

Ensemble, nous avons la possibilité de corriger la confusion et le manque de perspective immédiate du mouvement social contemporain.

Confiné au parcellaire, aux fronts de lutte, à la seule réaction de défense et à l’aveuglement devant un système qui légitime franchement ses principes, La lutte contre le confusionnisme qui altère la nature même des perspectives révolutionnaires sans être capable d’envisager la critique de la vieille politique spécialisée, impuissante, apparaît comme une priorité.

Il faut ouvrir de nouveaux fronts.

Un petit groupe déterminé peut faire beaucoup pour changer le cours du temps.

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Lettre de loin

["Lettre de loin", pourrait paraître l'écho des débats récents - été 2006 - au Québec entre différentes tendances anarchistes et d'autres révolutionnaires. Cette lecture est fortement encouragée - titusdenfer]

Alger : juin 1945 – Fin des années de guerre, où, clandestinement, dans des camps, le mouvement libertaire s’est reconstitué autour d’un conseil occulte. Mais la guerre est finie. L’unité qui s’est forgée dans le malheur, la défaite, l’internement dans les camps de la mort, pourra t-elle résister aux discordes qui à nouveau, surgissent : le Faïsme renaît de ses cendres, plus autoritaire que jamais, avec ceux qui acceptèrent toutes les compromissions y compris la plus ignoble, celle du pouvoir, feignant d’oublier leur bassesse, et se drapant à nouveau d’une toge de virginal radicalisme.

Rien ne viendra plus critiquer de l’intérieur ce qui fut la pire erreur du mouvement anarchiste espagnol. D’Alger, au centre de ce qui pourrait rester uni, une voix va s’élever, celle de Fabio, dans une lettre datée du 10 juin 1945. Celui dans lequel beaucoup ont reconnu la plume acérée du vieux Felipe Alaiz, va clamer une vérité qui aujourd’hui reste toujours vivante. S’il y a du naïf ou de l’insuffisant dans cette lettre, il n’y en a guère dans le constat. Fabio, l’irréductible nous donne une étonnante leçon d’histoire à méditer.

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[ ALAIZ Felipe (1887-1959)

1887 : né le 23 mai à Belver de Cinca Huesca

Journaliste

Fils de militaire à la retraite, il fera ses études à Lerida et à Huesca avec Ramon Acin. Directeur pendant deux ans de la revista de Aragon, rédacteur à El sol de Madrid, heraldo de Aragon, La Revista Blanca, Solidaridad Obrera de Valencia et Sevilla, ainsi qu’à Dia Grafico

1918 : arrive à Barcelone, ou il publie avec Hermoso Playa la revue Vertice, et avec Torres Tribo, la revue Voluntad à Sarragosse , puis il intègre la rédaction de Solidaridad Obrera de Valencia et de retour à Barcelone il publie avec Antonio Garcia la revista Nueva.

1925 : En prison à Barcelone, il écrit le prologue du livre de Peiro, Trayectoria de la CNT

1929/30 : directeur de Tierra y Libertad,

1932/33 : directeur de Solidaridad Obrera de Barcelone

1934/35 : rédacteur à Solidaridad Obrera de Barcelone

1939 : en exil en France il vivra à Paris et dans plusieurs villes du Midi de la France.

1943 : Au Plenum de Mauriac (Cantal) il est chargé d’écrire une " Ponencia " sur le futur du Mouvement Libertaire en compagnie de " Juanel ", texte qui sera lu au Plenum de Tourniac (Cantal) et qui donnera lieu aux divisions du Mouvement Libertaire.

1959 : Mort le 8 avril à Paris

Auteur de nouvelles et nombreuses œuvres de divulgation anarchiste, comme Hacia la federacion de autonomias Ibericas. Traducteur au français et au catalan de divers ouvrages.]

(Source : http://www.chez.com/ascasodurruti/Biographies/biograA.htm )

Alger le 10 juin 1945.

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Je ne savais pas que parler du temps qu’il fera demain fût affirmer l’existence de Dieu. Ta lettre me l’apprend. Chaque jour on apprend des choses nouvelles. Cette fois-ci, la nouveauté était une idiotie. Ne t’irrite pas de me voir juger ainsi ton analyse, je pourrais être beaucoup plus dur dans mon jugement.

D’après ce qui apparaît prévisible, dire que la C.N.T. va intervenir dans le destin du peuple espagnol, ce n’est pas affirmer que la C.N.T. doit participer au gouvernement. Je ne suis rien pour dicter des normes à la C.N.T. Ni toi. Ni personne. Comme je l’ai écrit, dans ce que tu me reproches, sans connaître pour autant ce que tu me reproches, ce que la C.N.T. peut faire dépendra de la volonté des travailleurs qui la constituent. Ni plus, ni moins. Toute autre chose serait admettre que la C.N.T. a des chefs qui la mènent où ils veulent. Ce qui - sans doute ne le soupçonnes-tu pas – serait politique, même sans participer au gouvernement.

Dans son sens habituel, lorsqu’on en parle par exemple en sociologie, la politique est tout ce qui se fait pour ordonner, modifier ou transformer la structure sociale. Dans ce sens la C.N.T., depuis sa fondation n’a rien fait d’autre que de la politique, certaines fois directement, d’autres fois indirectement. Le moindre de ses manifestes était un acte politique. La moindre de ses grèves aussi. Celle de la Canadiense, que tu cites comme un exemple oublié par moi – qui t’a dit que j’avais oublié? – fut une grève éminemment politique : l’aspect économique qui la détermina devint rapidement secondaire. Ne parlons pas des grèves de protestation, que tu cites également et que je n’avais pas oubliées non plus. Protester est toujours un acte politique. Il s’agit de mettre fin à quelque chose : de modifier, ce faisant tel ou tel aspect de la société. Même les grèves économiques sont, de ce point de vue, fondamentalement politiques. Une augmentation de salaires peut entraîner des changements décisifs dans la structure sociale. Quant à l’action directe, peux-tu douter qu’elle soit politique ? Approfondis un peu plus, tu constateras même qu’elle n’est pas toujours éloignée de la plus habituelle. Rappelle-toi les coups d’état, ces œuvres maîtresses de l’action directe.

Si la C.N.T. est apolitique, c’est dans le sens où elle n’intervenait ni dans les élections, ni dans le gouvernement. C’est tout, et c’était beaucoup. Mieux, c’était l’essentiel. Il y avait de quoi être fier d’appartenir à une organisation qui se maintenait éloignée de cette pourriture. Déduire, comme tu le fais, que je soutiens, - en écrivant que la C.N.T., d’après ce qui apparaît prévisible, va intervenir dans le destin du peuple espagnol -, qu’elle doit prendre part aux élections et au gouvernement est une idiotie. Je te l’ai déjà dit. Excuse que je ne trouve, pour rendre compte de ton jugement, une parole plus adéquate.

Si, comme tu me le répètes tout au long de ta lettre, j’avais fondé les lignes suivantes : d’après ce qui apparaît prévisible, la C.N.T. “ va intervenir non d’une manière indirecte, comme par le passé, mais d’une manière directe et décisive dans la vie politique espagnole ”, sur ce qui est immédiatement observable, j’aurai sans nul doute ajouté quelque apostille pessimiste. Car ce que l’on observe, est en effet, décourageant. On voit des individus qui représentent la C.N.T. – non pas tous des réformistes, comme tu le dirais -, prendre part, sans élections, à tout ce qui fait ici visant la succession de Franco : pour le sérieux et le dérisoire, pour le responsable et l’irresponsable; pour ce qui se voudrait remarquable et qui ne cesse d’être comique. Toi-même, qui m’écris une lettre aussi “ révolutionnaire ” - permets que je place révolutionnaire entre guillemets, parce qu’en réalité quelques jours après sa rédaction tu participais à un meeting en compagnie de politiciens dont se serait vraiment un malheur s’ils redevenaient quelque chose en Espagne.

Non, je n’ai pas fondé ces lignes – qui ne l’oublie pas, ne veulent pas dire que la C.N.T. va aller aux élections (je t’ai déjà dit que cette analyse est une idiotie, et il m’est pénible de le répéter) – d’après ce qui est immédiatement observable : j’ai fondé mon propos sur des raisons plus solides. Et c’est de celles-ci que je vais t’entretenir brièvement.

La solution anarchiste au problème espagnol, et à plus forte raison du problème du monde, écartée pour l’instant, et qui sait pour combien de temps – ne t’inquiète pas : je t’expliquerai plus avant pourquoi il faut l’écarter -, le million d’ouvriers qui compose la C.N.T., - pas tous anarchistes, loin de là, mais suffisamment influencés par l’anarchisme -, doit rechercher pour ses conflits quotidiens et pour ses aspirations, des ouvertures qui, adéquates au moment pour ceux-là, ne ferment pas les portes du devenir à celles-ci. Cette recherche, qui devrait être constante, les porterait, comme par la main, à intervenir directement sur la vie politique espagnole – plus directement que par le passé, quand la solution anarchiste semblait être au coin de la rue -, c’est à dire à s’occuper de modifier et de transformer les structures sociales espagnoles, non pas en nommant des députés, ce qui serait une façon de ne pas intervenir, ni en acceptant tel, ou tel poste gouvernemental, ce qui serait une autre façon de ne pas intervenir et, de plus, de tout faire échouer. (Il serait honteux que puisse se répéter le spectacle de ce troupeau de conseillers, de militaires, de juges et même de policiers issus de la C.N.T. et du mouvement anarchiste. Je t’assure, et tu peux le croire, que je ne connais personne qui assista avec plus de répugnance que moi à un pareil spectacle. Mais je te parlerai de cela après). Cette intervention sur la vie politique espagnole – je répète : pour la transformation de la structure sociale espagnole – peut prendre et prendra, indubitablement diverses formes, non pas anarchistes, ou du moins pas totalement, mais tendant d’une certaine façon vers l’anarchisme. Par exemple : réalisations mutualistes, coopérativismes, communistes, dont la base seront les municipalités. Une politique municipale sera, cependant obligatoire et acceptée. Parce qu’une organisation d’un million d’hommes ne peut précéder comme un groupe d’anarchistes, ou surnommé anarchiste – tu verras que ce n’est pas la même chose -, serait-elle d’ailleurs exclusivement composée de groupes anarchistes. Et une politique municipale, en Espagne, embrasse toute la vie politique du pays. Rappelle-toi que des élections municipales, qui sont une chose beaucoup plus insignifiante qu’une politique municipale, provoquèrent la chute de la monarchie. Cette politique municipale tendra, par les réalisations dont j’ai parlé, non à renforcer l’État, ce qui serait contraire à l’esprit de la C.N.T. (sa collaboration durant la guerre civile, qui aida au renforcement de l’État, était contraire à son esprit; mais il s’agissait de s’opposer à ce qui se dressait contre cet État, et qui était pire que lui. Erreur? Je n’en discuterai pas. En tout cas, le grave ne fut pas l’erreur, tu le verras plus avant), mais à lui soustraire des attributs, pour qu’il soit à chaque fois de moins en moins nécessaire, de façon qu’arrive un jour où sa disparition sera facile, ou simplement faisable. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Pour en finir avec tout cela, je vais te donner un conseil : surveille à l’avenir tes réactions immédiates. Elles révèlent toujours les désirs les plus profonds. Quand une femme déclare, la première fois qu’elle voit un homme, qu’il est odieux, elle ne tarde pas, si l’occasion se présente, à coucher avec lui. Un lecteur attentif découvrira dans ta lettre, occulte mais fervent, le désir d’être pour le moins candidat conseilliste.

Et maintenant, passons à autre chose. Il me peine de te le dire, mais tout ce que tu écris dans ta lettre sur l’anarchisme, n’est qu’une suite de lieux communs. J’avais espéré que l’expérience de la guerre civile ferait que tu ne lancerais pas, comme tant d’autres, de vaines paroles au vent. Mon espérance était non fondée. Il y a un anarchisme poussiéreux qui date de l’age de pierre, et qui se modernise en retournant encore davantage à l’âge de pierre - par exemple en adoptant un drapeau -, et je te vois accroché à cet anarchisme qui manque de fulgurance et de devenir. De la doctrine anarchiste, qui est pur dynamisme, qui affronte chaque problème au fur et à mesure de son surgissement, et ne l’abandonne qu’après en avoir extrait tout son contenu, vous avez fait, toi et ceux qui pensent comme toi, une chose statique, immobile, un dogme qui dénonce à grands cris les hérétiques. Lis notre grand Ricardo Mella qui fut un hérétique permanent. Il t’aidera à désembourber ton cerveau, s’il est encore temps. Il est plein de toiles d’araignées. Les lieux communs dans lesquels tu te complais ne sont rien d’autre, encore que certains cessent de l’être pour se transformer en niaiseries. Tout ce que tu dis dans ta lettre sur la collaboration est trivial. Tu ne t’es pas approché même par mégarde du problème. Pensant comme tu penses, tu ne t’en approcheras jamais. Si la collaboration avait été seulement une erreur, la chose ne serait pas grave. Les erreurs se rectifient. En ne collaborant plus, problème résolu. Ce que la collaboration révèle n’a pas de rectification possible. C’était cela, que peu nombreux, nous suspections depuis un certain temps : que nous n’étions anarchistes, en Espagne, que quelques centaines au maximum… (Et voilà pourquoi il faut écarter la solution anarchiste au problème espagnol. Ce que défendent quelques centaines d’individus ne règlera jamais aucun problème. Je te répète ici ce que j’ai dit auparavant : ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète surtout pas pour mon anarchisme. Il est plus vigoureux qu’aujourd’hui qu’hier, et il le sera demain bien plus qu’aujourd’hui. À mesure que passe le temps, les racines s’enfoncent plus profondément. J’ai la conviction, chaque jour plus affirmée, que les sociétés ne deviendront supportables que dans la mesure où elles se rapprocheront de l’anarchisme. Mais cette conviction ne fait pas rêver éveillé. Non, tout autre chose serait de croire en la possibilité d’établir maintenant l’anarchisme. Pour moi, anarchiste, l’unique solution au problème de l’Espagne et au problème du monde c’est l’anarchie. Mais cette opinion, ne la partagent avec moi, que quelques milliers d’hommes, et en Espagne, quelques centaines. Ce n’est donc pas une solution jouable maintenant. C’est la meilleure – personne d'intelligent ne s’avisera de le nier - mais nous la désirons si peu ! Devons-nous donc renoncer à l’anarchisme ? Diras-tu. Telle n’est pas ma pensée. Nous devons faire au contraire tout ce qui imaginable pour préparer le terrain à l’anarchisme; nous devons faire que les coutumes régentant les accords forcés, dérivent vers les accords libres; nous devons faire que l’intervention de l’état dans les relations entre les hommes ne soit plus nécessaire, parce que tant que cela ne sera pas, aussi favorables qu’apparaissent des possibilités pour l’épanouissement de l’anarchisme, l’anarchisme ne s’épanouira pas).

Après cette longue parenthèse, qui était indispensable pour t’éviter une nouvelle lettre “ révolutionnaire ”, revenons à la collaboration. Avant de continuer, je vais te conter une anecdote.

Vers 1917, un camarade barcelonais, peintre, dont je regrette d’avoir oublié le nom, hérita inopinément, d’un type qu’il connaissait à peine, vingt ou trente mille pesetas. Apprenant la nouvelle, la première chose qui lui vint en tête fut de fonder une revue, projet longtemps caressé par le groupe auquel il appartenait. Quand arriva le samedi, jour de la réunion, au lieu de dire à ses camarades : “ Regardez. J’ai hérité de quelques milliers de pesetas. Nous allons fonder une revue ”, il leur dit sans savoir pourquoi : “ Que feriez-vous si, subitement, vous héritiez de tant de milliers de pesetas ? ”. Et à sa grande stupéfaction, tous ceux qui composaient le groupe, et avec lesquels il était en relation depuis plus de dix ans, découvrirent n’être rien d’autre que des boutiquiers. L’un avec les milliers de pesetas, essayerait d’obtenir un bureau de tabac; un autre ouvrirait un magasin de fruits et légumes; un autre une charcuterie, etc.… Cette même nuit, le camarade peintre rompit avec eux et vint nous raconter l’événement à “ Tierra y Libertad ” Avec une indignation incontrôlable, il s’exclamait : “ J’ai cru passer dix ans de ma vie avec des anarchistes et je les ai passés avec des commerçants ! ”.

De même que l’héritage de quelques milliers de pesetas fit découvrir à ce camarade peintre qu’il avait passé dix ans de sa vie avec des boutiquiers, la collaboration nous révèle que beaucoup d’individus qui passaient pour des anarchistes avaient des dispositions pour de toutes autres activités, fussent-elles celles de policiers, et en aucune manière pour l’anarchisme. Tu vois que la chose est bien plus grave qu’une erreur. Quoique déjà fort lamentable, le pire ne fut que certains se fourvoient en devenant ministre ou conseiller, ou gouverneur. Le pire fut de croire, pour beaucoup, que tant qu’on n’en était pas arrivé là, on n’avait rien fait. Ce en quoi, la plupart d’entre eux, ne se trompaient pas, qui en réalité, ne furent jamais rien, pas même ministres ou conseillers, ou gouverneurs en puissance; tout juste des gagne-petit de la politique, semblables en cela à la masse de manœuvre de tous les partis. Ils n’avaient pas idée de la masse de problèmes auxquels se trouvaient confrontés l’Espagne. Tout était petit en eux, les convoitises comme les intrigues. Exactement comme dans un parti. Il fallait voir les membres des Comités les jours de crise. C’était une distribution de gifles – si l’on peut dire – pour atteindre le poste que l’on supposait devoir devenir vacant. On combattait ceux qui étaient en poste (ou l’organisme lui-même), dans l’unique but de les remplacer. Des coteries se formaient comme dans le plus pourri des partis. Toute le monde connaissait l’économie, les finances ou la pédagogie, selon le poste qu’il s’agissait d’investir. Pareil, toujours pareil aux partis. Il suffisait qu’une place de patrouille de contrôle devienne libre (la chose est aussi laide que le gallicisme adopté pour la désigner), pour que les Comités soient envahis par une nuée d’aspirants. Celui qui pouvait le plus et celui pouvait le moins étaient nés pour être ministre, conseiller, chef militaire, juge, policier. Presque personne n’était né pour être anarchiste. Et pourtant tous, ou presque tous s’étaient appelés et continuaient à s’appeler anarchistes sans susciter de réactions d’indignations dans la majorité. C’est que l’anarchisme de ceux qui ne réagissaient pas, n’était pas non plus, extraordinaire.

Un ami intime, qui est un autre moi-même, m’a parlé de la profonde suffisance des deux conseillers, dont il dut, par malheur supporter la compagnie durant quelques semaines. Lui qui savait inutile ce que nous faisions, qui ne prononça jamais une seule parole pour son crédit personnel, et cela dans tous les endroits ou les circonstances l’amenèrent lui qui n’eut d’autres préoccupations que de voir s’étendre le respect pour l’anarchisme, ce qu’il mena toujours à bien, et ce en quoi bien peu l’imitèrent, se trouva soumis au supplice de voir ses deux camarades bavarder comme des pipelettes, surtout sans connaître rien à rien - semblables en cela à quelques autres conseillers - , et juger que tout ce qui arrivait devait avoir été conçu depuis les origines de la C.N.T. pour qu’ils parviennent à être conseillers. L’un des deux, avec lequel – la pire offense qu’on lui fit -, mon ami fut confondu (et en quoi le pauvre jugeait de l’étendue de son malheur) fut quinze jours malades de chagrin quand il cessa d’être conseiller. Comme en cessant de l’être, il en revenait à n’être rien, son cas était réellement une tragédie.

Pour son aspect comique, parmi mes souvenirs de ces jours-là, figure en bonne place celui de l’individu dont on parlait alors (il était suffisamment charlatan pour cela) comme du futur successeur d’un conseiller. Quand survinrent les rumeurs de crise, il se commanda en toute hâte une demi-douzaine de costumes. Il doit, dans quelques coins, continuer à jouer les matamores révolutionnaires. D’autres s’accrochèrent un fusil à l’épaule et, moralement du moins, ils doivent continuer à le porter. Ils étaient nés pour devenir soldats. D’autres se firent une ou deux maîtresses. Ils étaient nés pour cette chose immonde qui est d’avoir une maîtresse ou deux. D’autres, vu leur nouvelle situation, ne pouvaient faire moins que d’avoir une bonne. Ils l’eurent. Ils étaient nés pour devenir bourgeois, et les pires des bourgeois. D’autres se firent photographier dans toutes les poses imaginables. Ils étaient nés pour devenir danseuses. D’autres… Mais se serait là un conte sans fin. Semblable en cela au camarade peintre qui découvrit que le groupe auquel il participait était composé de boutiquiers et non d’anarchistes., la collaboration nous fit découvrir une infinité de personnes qui, passant pour être anarchistes étaient n’importe quoi sauf anarchistes. Parfois même un n’importe quoi des plus méprisables.

La plupart de ceux qui réagissaient contre tout cela, ne réagissaient pas non plus comme des anarchistes. “ Nous avons la force -disaient-ils- et nous ne devons pas collaborer avec les autres. Puisque nous avons la force, notre devoir est de nous imposer, d’aller jusqu’au bout ”. Laissons la question de savoir s’ils avaient ou non la force. Le fait qu’ils dussent l’imposer les emportait très loin de l’anarchisme. Jamais où quelque chose est imposée, il ne saurait y avoir de l’anarchisme. L’anarchisme signifie, précisément le contraire de ce qui est imposé. Tout ce qui n’est pas réalisé par le libre accord n’a aucun rapport avec l’anarchisme. D’autres fois, le langage de ceux qui réagissaient était encore plus anti-anarchiste. “ Les minorités audacieuses – affirmaient-ils – se sont toujours emparés du Pouvoir. Nous sommes peut-être une minorité. Mais nous pouvons être audacieux. Le pouvoir est là, presque dans la rue. Courons à lui ”.

Ils ne soupçonnaient pas que ce mot : Pouvoir, était la négation achevée de l’anarchisme. D’autres fois, la réaction contre ce qui arrivait s’exprimait ainsi : “ Puisque quelqu’un doit exercer la dictature, exerçons-là ”. Inutile de souligner ce qu’il y a d’absurde du point de vue anarchiste dans ces propos. Tous ceux qui réagissaient ainsi, qui se croyaient fondamentalement anti-communistes – synonyme, c’est évident d’anti-autoritaires – tenaient, sans le savoir, un discours communiste. Et aujourd’hui, beaucoup continuent à œuvrer qui réagissant contre la collaboration d’hier, ne répondent pas d’une autre façon, ni avec un autre langage, contre ce qu’ils supposent une future inclination à collaborer. (N’est-ce pas une telle inclinaison que tu as suspectée en moi; supposition plus que gratuite, absurde comme tu vois ou si tu peux encore voir ?). Nous avons la force; nous sommes une minorité, mais audacieuse; puisque quelqu’un doit exercer la dictature, exerçons là; voilà quelques phrases que sous d’autres formes, ils nous assènent sans cesse. Je ne sais pas ce qu’ils attendent pour rentrer dans un Parti qui, croyant aux miracles de la force, qui ayant comme mission la conquête du Pouvoir, se livre aux vertus de la Dictature. Le parti Communiste serait le plus indiqué. De même ceux qui sont nés pour politiquer, pour endosser un uniforme, pour faire office de juge ou pour porter un carnet de police, n’ont rien à faire avec l’anarchisme. “ Les jeunesses barreront tout ”, m’écris-tu dans ta lettre. Ah, si c’était vrai! Mais j’ai peur que tu te trompes. Chez les “ Jeunesses ” que j’ai connues pendant la guerre civile, tout était vieux, archaïque, caduc. Leur anarchisme poussiéreux était celui de l’âge de pierre, un anarchisme drapeau et paso-doble. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que tu leur fais confiance. Coïncidence sans doute. Si elles ont changé, personne ne sera plus heureux que moi. Celles que j’ai connues ne laissaient avec jouissance qu’un auteur infect : Vargas Vila. Déclarer, ce qui est vrai, que Vargas Vila était plus que médiocre, elles le prenaient pour une insulte. Dans un autre domaine, je vais te conter une nouvelle anecdote, pour que tu puisses juger, si cela t’est possible, jusqu’à quel point elles étaient vieillottes. L’ami intime dont je t’ai parlé précédemment, écœuré de voir un parvenu s’exprimer à toute heure, au nom de la C.N.T., à la Radio, à l’université, dans les Théâtres, en tous lieux, sur l’économie, la culture, les finances, la guerre, sur tout en fait, amoncelant bourdes sur bourdes et couvrant par-là même l’organisation de ridicule, mon ami donc, proposa au cours d’une réunion privée, un rien ironiquement que l’on placarde quelques affichettes sur les murs, avec ces simples mots : “ Aujourd’hui, de telle heure à telle heure, le camarade X… ne parlera pas.”Trois ou quatre membres éminents des jeunesses assistaient à cette réunion. Plus de deux années après, la guerre s’achevant, ils ne saluaient toujours pas mon ami.

Je conclus. Et vois comment; en admettant qu’une collaboration future, que tu dis ne pas désirer, ce dont je doute – je t’ai déjà dit ce qu’un lecteur attentif pourrait découvrir dans ta lettre -, et que je suis certain de ne pas rechercher, serait peut-être souhaitable. Elle agirait à la manière d’un filtre, et probablement les quelques centaines d’anarchistes que nous restons vraiment, se verraient encore diminués. Ce qui, tout bien considéré, ne serait pas un préjudice. Que signifie, pour l’anarchisme, ceux qui ne les ressentent, ni ne le connaissent ?

Fabio

[Lettre de loin a été publié par l’internationale Nexialiste en 1980 dans la revue Nexialys]

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Braise : savoir souffler

Dans un monde basé sur la dépossession, la question de la créativité est globale. Elle demeure indissociablement liée au trajet d’une conscience critique, préoccupée de négatif. Lorsque la créativité est nommée, c’est pour désigner le territoire d’un monde nouveau. Ce qui signifie, de la manière la plus simple qui soit, une part active aux enjeux du temps.

Un exemple parmi mille : William Blake (prisons are built with stones of law. Brothels with the bricks of religion) mais aussi Coleridge et Wordsworth sont longtemps restés suspects et surveillés par la police pour leurs engagements et leurs défenses du mouvement révolutionnaire en France de 1780 a 1830 - le contraire d’un enthousiasme éphémère -. Avec eux, l’idéalisme romantique a prolongé sa perspective critique en s’affranchissant des mythes qui sous tendent une perception « normale » du réel, il s’est affirmé en contraire absolu de la fuite dans l’idéal, décrivant à l’inverse la misère et l’horreur de la révolution industrielle britannique (Blake : chants d’innocence et d’expérience - l’émanation du géant Albion, Wordsworth : le prélude, Coleridge : la Pariah).

Dans cette perspective qu’y a t-il à énoncer dans le Québec contemporain ? Rien sans doute puisque sa littérature actuelle ne semble se préoccuper de rien de véritablement essentiel.

Dans notre contexte social et idéologique, il est pourtant judicieux de percevoir le bruit de nos chaînes. La littérature pourrait y contribuer mais le caractère innovant que nous attendons d’elle devrait combattre ses propres présupposés et penser de temps à autre à porter atteinte, à s’attaquer, à détruire la culture dominante.

Au Québec, c’est le contraire qui se produit. La littérature québécoise renonce à ce qui ferait sa force, elle entend bien profiter et conserver son financement par l’état. Elle s’oppose par une amnésie volontaire à toute destruction critique de ce qui fonde sa propre soumission aux conventions idéologiques en cours. La littérature québécoise tient le langage de l’indépendance sur différents plans, alors que son champ d’extension, tout comme l’activité de ceux qui la constituent, se nourrit d’une totale dépendance. Comme nécessaire viatique d’une culture qui se fait, forte d’une autonomie linguistique dans un monde anglophone, elle semble se positionner en dehors de toute remise en cause radicale d’elle-même, critique pourtant vitale. Sans doute rendue définitivement intouchable par l’écran d’un peuple qui s’est reconquis aussi à travers l’émergence de sa littérature.

Pourtant, la littérature québécoise contemporaine, objet de notre attention, sollicite une démarche cruciale qui ne soit pas stoppée devant la peur de la liberté, devant la lumière morte d’un nationalisme étincelant aux fausses fenêtres béantes sur des idées flétries en trompe l’œil.

Constatons un certain nombre de faits dans la sphère littéraire, qui liés ensemble, peuvent donner au désir de changer la vie sur le continent américain, un caractère réaliste à l’écriture.

Les écrivains dépendent des exigences de la distribution, du marché du livre, du degré consommable de leur thème, et parfois de la structure et du style du livre. Ainsi se multiplient des livres vrais, au ton de plus en plus authentique, sur l’inceste, la religion, l’ésotérisme, les abus d’enfants ou les inépuisables variantes du terrorisme et du complot. Ces livres mentent sur tout y compris sur l’écriture et sur eux-mêmes, mais ils se vendent.

La question de la forme trouve naturellement des applications limitées dans ces perspectives imposées.

La question de la forme se pose alors dans les termes d’une transaction commerciale, elle en devient évidemment dénaturée, dépourvue de vision, un squelette.

La question du sens donné au contenu est, quand à elle, évacuée.

Rabaissée à des combinaisons commerciales livre/marketing sur des scenarii/type (espionnage, polar, best-sellers), l’édition est conçue comme un enjeu industriel, affaires lucratives, gros contrats, usines à fric, tirages géants, promotion au canon, soutenus par les circuits de consommation forcés (club, presse, TV). L’entrepreneur a remplacé l’artisan. La technique journalistique a pris la priorité sur ce qui devrait normalement constituer l’écriture en défiance profonde face à des sollicitations massives occupées à saper toute forme de résistance et de réalisation humaine possibles. Les petits éditeurs eux-mêmes sont régis, sous menace de disparition, aux mêmes règles.

Le produit ne s’est fait pas attendre : une littérature bruyante, bavarde, préoccupée de l’accessoire, dont l’écriture de futurs télés romans constitue une forme d’accomplissement inespérée, bloque l’accès aux véritables enjeux de l’écriture dont le souci de changer la vie n’est pas le moindre. L’abondance inégalée à ce jour, de livres, de titres, d’un mouvement de consommation et de lecture jamais atteint, ne doit pas cacher l’uniformisation du contenu de la plupart des livres vendus. Enfin, dernière touche a l’édifice, les grands réseaux de distribution contrôlent où font pression sur la plupart des maisons d’édition (monopole de hachette en France, Bertelsmann en RFA, Quebecor au Québec).

L’édition diffuse une production industrielle, la littérature formate la créativité; l’édition suit de près l’évolution du cinéma qui a enterré toutes ses promesses en soumettant les scénaristes au scénario unique, au découpage publicitaire du marché TV tout en laissant quelques miettes abusivement dénommées art et essai afin de justifier une apparence de renouvellement. Saucissonnage que le cinéaste Peter Watkins dénonce, à peu près seul, dans son concept critique de monoforme[3]. Saucissonnage que personne ne dénonce du côté de l’édition.

Il est donc plus facile, on le constate tous les jours, de vendre au Québec des polars, des biographies et des romans de fiction standardisés. Ces productions tendent à représenter la norme de l’édition. Malgré ou à cause de leurs succès, soumis comme les films télévisés, à des lois non écrites pour le profane, et donc tronçonnés pour rentrer de force dans des collections, évalués selon leurs résultats commerciaux, réimprimées ou retirées du marché, soumis aux exigences de la distribution et des offices, mis en place selon des critères de rentabilité, retirés de la vente selon le succès ou l’échec, les livres finissent pilonnés au terme d’un parcours exemplaire dévoué au commerce plutôt qu’à exprimer une expérience créative. Leurs auteurs pétrifiés, n’ayant rien affronté d’essentiel, définitivement refroidis, nécrosés, plongent dans la répétition d’une impuissance revendiquée comme telle, à changer le cours de l’histoire. Leur prochain livre les terrassera à nouveau, dans un grand mouvement de formes où toute substantialité se trouvera apparemment abolie.

Pourquoi en serait-il autrement puisque rien dans ces livres ne remet en cause l’économie et la consommation unilatérale dont ils dépendent ? La culture, dont l’édition et ses livres véhiculent les valeurs, justifie, comme un organe intégré à la domination, la violence commune de l’aliénation actuelle ; elle le fait notamment par les contenus de livres qui encouragent la passivité et la résignation sociale. Cette observation est particulièrement vraie au Québec où presque toute la littérature québécoise semble avoir oubliée jusqu’à l’idée de lutte, mis à part celles que l’histoire a sanctifié après-coup, bien entendu, et qui datent. Nous ne parlons pas des maigres résistances actuelles ou d’autodéfenses qui sont, il est vrai plus confortables[4], en ayant su concentrer hypnotiquement l’attention de « personnes sociales », aux seules formes apparentes du mouvement réel. En librairie, l’idéologie réformiste altermondialiste se porterait bien puisqu’elle vend bien, alors qu’elle exprime la vie suspendue, la neutralisation de l’instant, une communauté fictive : simple désynchronisation par rapport au monde réel.

Lutter c’est certes résister mais c’est surtout imaginer un autre monde, proposer, discuter l’avenir, charcuter le présent, l’inventer, le créer ; uniquement résister sera toujours dépendre du système en place, non pas les clés d’une guérison ni la conquête du présent, mais le simulacre d’une mutinerie contre ce qui, finalement, t’échappe et se maintient sur son propre terrain. Là est la frontière entre la signification du refus et la stabilité des accommodements.

Au Québec on a oublié que littérature = école du soupçon.

Le centre est toujours où nous sommes, il nous faut donc parler de la réalité de la littérature québécoise suspendue aux financements et aux subventions des gouvernements provincial et parfois fédéral. Ce qui n’incite pas à l’optimisme sur sa véritable créativité et surtout sur son impertinence et sa capacité a se renouveler.

Les lois du marché règnent dans cet univers francophone, domaine avant tout commercial qui renégocie pourtant planétairement les droits d’auteur en fonction non de la langue seule, mais d’Internet, des ventes dérivées, des parutions simultanées qui ont l’avantage de faire chuter efficacement les coûts de production. Contradictions ?

La littérature québécoise, depuis longtemps préoccupée de comprendre d’où elle vient, devra sans doute apprendre à se déshériter de toute une fausse mémoire qui correspond aux intérêts des maîtres actuels. Elle aura à s’émanciper de ce qui la freine pour sauver sa spécificité, afin de survivre en toute singularité devant les perspectives d’unification qui la menace, et cela sous une forme autre que le produit jetable et consommable, promotion automatique du (mauvais) télé film a venir qu’elle tend à devenir.

Au Québec, le métier d’éditeur est, à de rares exceptions prêts, une rente annuelle d’aides financières diverses, de récompenses ou de petites sinécures toujours difficiles a refuser tant l’habitude du confort réchauffe le cœur. Un éditeur non subventionné est un animal étrange dont la naïveté fait gentiment sourire (il en existe pourtant paraît-il, tant mieux. Mais se préoccupent t-ils de changer leur monde ?). Le métier d’éditeur a eu pourtant quelques grands seigneurs, je pense aux français Eric Losfeld, Jean-Jacques Pauvert, Gérard Lebovici, condamnés à de multiples reprises en france pour pornographie, débauche, etc., ou même assassiné dans le cas de Lebovici, ce qui n’aidera pas à dissoudre le scandale de la dépendance éditoriale au Québec où l’histoire ou la pratique d’une édition subversive (laquelle? On s’interroge) reste à faire.

Posons-nous alors quelques questions anodines : une édition financée est-elle une édition soumise ? Les éditeurs subventionnés conçoivent-ils que le monde qui les entoure est à leur image, un univers aplati automatiquement reconduit, sans véritable obligation de résultat, permettant d’éditer une vague représentation pseudo concrète du monde, un ordre consensuel ou les limites sont tracées une fois pour toutes ?

Il n’est pas impossible pour paraphraser Debord que l’édition québécoise actuelle soit une des dernières déraisons qui bloque le véritable renouveau d’un vaste mouvement d’émancipation débordant la seule dimension culturelle. Une littérature soumise à l’autocensure de ses auteurs, évitant l’affrontement, ne peut multiplier les dénégations ou même les négations ; elle ressemble à une promenade bucolique où cette déchéance, assumée sans culpabilité, ne provoque ni sarcasme ni ironie salvatrice. Il semble qu’il n’y a là rien à sauver. Devant cette littérature suspendue entre deux seuils, sans recul et sans prise sur l’histoire, surgie alors la seule exaltation possible, celle de faire table rase de sa solitude mortelle, la nécessité de démanteler les infirmités de ce réduit qui interdit irrémédiablement un véritable destin : les compromissions, les successions obligées, les solidarités bloquées, l’impuissance comme dogme, la culpabilité ; toute construction a venir y apparaît comme radicalement séparée des combats et des crises, du cycle de la rage. La solitude de la littérature québécoise, toujours en faux conflit de rivalité avec sa rivale anglophone, est une traversée aveugle du désert : elle en ressort sans avoir rien vu, ni au dehors ni en dedans d’elle-même.

Le masque de l’ensorcellement des années 60/70, celui d’une littérature qui se faisait alors, ce masque est tombé. Les attentes trahies, l’illusion magique balayée, demeure le vide actuel d’une littérature désemparée, comprimée entre les seuils emboîtés d’une culture sans souffle, paralysée dans le travail d’un deuil figé, subjugué par lui-même.

Dans ce contexte, l’insoumission conserve t-elle un sens ? Il semble que non. Et donc son corollaire immédiat paraît être le contraire de la révolte : la résignation, l’intégration institutionnalisée à marches forcées, le maintien du ghetto.

Les combats n’étant jamais loin du combattant, considérons tout aussi rapidement l’auteur. Il se distingue de plus en plus mal des valeurs éditoriales décrites plus haut tant celles-ci deviennent le paysage même. L’accession à un revenu régulier (le souci légitime de survivre dans une économie libérale) n’est pas forcément antinomique avec une créativité de qualité, insolente, prolifique, polémique où même tournée vers l’exploration du silence. Cette recherche peut même générer ses propres lois avec bonheur. Toutefois, la conquête acrobatique d’une rente mute assez vite en esprit de carrière, façonne un esprit qui flirte avec la déchéance par la course aux places tièdes et a la distribution des bourses (Sodec, conseil des arts, programmes divers, etc. Mais aussi salon du livre, festival, concours divers, subventions, bourses, mécénat d’entreprise). Cela ne serait pas si grave si derrière l’amertume d’un tel constat la contagion du changement, la tentation du détournement oeuvraient souterrainement ; en vérité, récusant toute inversion du positif en négatif, seuls de médiocres titres de crédit parviennent à parsemer un tel résultat littéraire au goût de cendre, façonné par des couches de servilité et de realpolitik.

Connaissance des règles du jeu, gains et actions, rapports entre intolérable, pitié, colère ? L’idée de toucher du doigt les équivalences modernes de ces rapports détournés vers les loisirs de masse, nous effraie quelque peu. Un peu en dessous des aménagements monotones de ce décor d’intégration, une véritable créativité cherche pourtant à exister. Elle contient aussi bien les poètes de rue, les fous littéraires que tous les insurgés de l’écriture sans exclusive qui décrivent à leurs façons des moments de liberté et les moyens d’y accéder. Tous absents des productions actuelles.

La critique littéraire à son tour rejette toute illusion sur le constat : « Le héros des lumières, le créateur de l’esprit qui faisait de la propriété littéraire la plus sublime des propriétés, consacrée non seulement par un droit patrimonial limité dans la durée mais par un droit moral perpétuel, l’auteur a cédé du terrain a, comme on dit, un « fournisseur de contenus », et c’est en tant que tel qu’il réclame que ses copyrights lui soient régulièrement versés.[5] »

L’auteur liquéfié, asphyxié, vendu, disparaît, réduit au consommable. Victoire de dupes. On lui dit qu’il a de la sensibilité, qu’il est poète, qu’il est auteur alors qu’il peuple de figures de style un mode de domination basé sur la paralysie du plus grand nombre.

Adorno traquait il y a encore peu « …ce qui reste et résiste, les thèmes, véritables idées qui ont surgi comme des comètes et s’affirment, au-delà de toute immanence dans la forme… ». Il parlait de la vérité même en musique, mais dérivons avec lui et tout aussi rapidement vers l’écriture.

Où sont les thèmes, les idées véritables qui restent, qui résistent dans l’écriture au laminage de la littérature? Où commence, ou s’arrête la vérité dans l’écriture ?

Dans la littérature de masse ou dans l’expérimentation d’un processus créatif d’émancipation social dont l’écriture n’est qu’une des facettes ?

Détournement de l’impuissance, processus du conflit qui met profondément en cause le principe autoritaire des relations sociales ainsi que les notions du temps et de l’histoire qui prévalent actuellement quelles que soient les formes explorées et la manière de le faire, la créativité conclut elle-même : ne raisonne pas des deux côtés (William Blake).

On parle de l’engagement en littérature sans toujours envisager son point d’arrivée et son point d’origine. L’engagement étant souvent perçu quasi sociologiquement (cerné dans le fameux champ de l’écrivain de Bourdieu) pour dissiper les doutes en paliers successifs d’une posture citoyenne où l’écrivain/essayiste/philosophe, militant messianique, professe des actes de foi définitifs mais se préoccupe plus rarement de leur adjoindre une pratique appropriée. Il est vrai qu’une littérature engagée se définit maintenant de façon équivoque, et d’équivoque dangereuse, aux effets-retours imprévisibles, compte tenu de la valeur éthique accordée au témoignage d’une écriture de plus en plus dévalorisée et du rôle des auteurs, otages de la consommation aliénée. L’engagement ne prend son sens que dans l’agencement de rapports mutuels entre vérité et liberté. Les formes de l’écriture permettent-elles encore de relier ces vecteurs en un usage insurrectionnel qui se méfierait de toute pensée magique ? Ce n’est pas certain mais ça vaut le coup d’essayer car l’écriture matérialise parfois ces liens en ajustant inlassablement une prise concrète sur un imaginaire préoccupé de se réaliser et sans qui elle ne saurait rien. Débordant l’univers fictif afin d’accéder au réel, l’engagement apparaît, en quelque sorte, préexistant à l’écriture, il se conçoit comme cette force viscérale qui permet d’éprouver la vie à chaque moment de l’écriture si elle est création. Cette puissance est rarement envisagée du point de vue de la sensibilité intrinsèque à la vision poétique, du renversement de perspective qu’elle suppose, d’une remise en cause radicale, d’une critique unitaire de la réalité perceptible grâce à l’intensité imaginative.

Dans l’écriture comme rupture, on doute, jamais stabilisé sociologiquement. Il ne s’agit pas de trouver (retrouver ou affirmer) la nature propre à l’homme mais de chercher à l’élargir en accentuant son mouvement intérieur vers d’innombrables réalités possibles, et si cette tension vers l’émancipation n’existe pas, c’est qu’il s’agit de sa naissance, de son ardeur inaltérable à dépasser la volonté frustrée, avant que celle-ci ne s’éloigne ou s’endorme pour de bon. Dans cette perspective sensible, l’engagement devient une richesse accumulée, concentrée, qui pour échapper à la dilapidation est soudain tenue de réaliser ses propres promesses, en littérature comme ailleurs.

Les termes du conflit (la réalité comme prison, la liberté du rêve) étant présents autour de nous depuis longtemps, imprégnés en nous de multiples façons, nous demeurons porteurs et reproducteurs des contradictions installées au cœur des espérances qui résultent de nos convictions. Ne pas se résigner consiste à vérifier pratiquement la portée exacte de nos perceptions sous la forme de pensées en actes, de corporéité consciente, d’écrits revendiquant explicitement la construction de nos rêves. Poser ce mouvement de construction en termes de réalisation pratique c’est aussi le soumettre à la loi du possible (implication sociale en avant) de façon éminemment expérimentale.

Le besoin de « changer la vie » n’est pas nouveau, il est même irréversible pour les poètes et Rimbaud a démontré que ce besoin s’articule en dehors de toute voie rationnelle en exprimant les puissances obscures, intuitives, oubliées même, du rêve avec lesquelles la poésie absorbe et déborde la vie inquiète.

Une littérature contemporaine, maléfique et lucide, véritablement poétique, devrait traquer l’état de mensonge de cette irréalité quotidienne où l’être réel n’est plus nécessaire, conditionné par des rôles et des images qui le séquestrent dans une survie améliorée. Cette littérature chercherait à révéler l’image véritable du mensonge comme séparation, peur, éloignement, perte, absence dans la réalité prescrite. Cette littérature se maintiendrait comme un combat malgré les conditions de diffusions modernes de la pensée en kit vendue en supermarché. Elle se situerait, c’est entendu, en dehors d’elle.

Dans l’histoire, les exemples des obsessions de cette littérature ne manquent pas. Les écrivains et poètes russes emprisonnés, exilés, exécutés sous Staline, les mêmes chinois sous Mao, d’autres tout aussi identiques, juifs ou allemands sous Hitler, sans oublier Garcia Lorca ou Giordano bruno. Mais beaucoup ont survécu (Nougé, Krauss, Debord, Brodsky, Sade, S.Butler) et c’est à leurs côtés que nous nous rangeons résolument afin de conserver à notre vie ses indispensables aspects ludiques et éviter toute séduction outrageusement romantique ou sacrificielle.

Chaque système politique a ainsi détruit une littérature éloignée du conformisme qui mettait en question son pouvoir, qui ramenait l’être humain au centre de la vie, qui détectait le mensonge même masqué. Dans notre début de XXIe siècle, au Québec comme ailleurs, c’est maintenant la littérature elle-même (des auteurs aux éditeurs) qui courbe la tête devant le politique parce que c’est là que résident son salaire et sa perpétuation. On peut réfuter ces remarques en affirmant que tout dépend du contexte dés lors que dans ce tout, les apparentements divergent en temps, en histoire, en culture. Mais je parle ici d’un dénominateur commun : l’espace révélé par la poésie, l’écriture justifiée dans la certitude de son sens universel : ce qui manque, le désaveu de la fatalité, la création comme révolte, la revendication d’un monde non fini en invoquant la vérité infinie du rêve comme re-création. Cet envahissement ne peut se limiter aux temps, à l’histoire, aux modes culturelles partielles, à un narcissisme malheureux. Le pouvoir incantatoire du rêve de réalisation et d’universalité, subversif par essence, exerce ses influences comme correction du présent et conscience d’un futur émancipé dès lors qu’il devient partagé. Lorsque la littérature prend le risque de se construire comme un espace de liberté, elle lutte contre le mensonge installé en vérité, un mensonge mille fois perceptible dans les comportements, transmué en illusion incessante du vécu, mensonge de la vie assiégée de souffrances et de morts, de ruines et de pertes, de maladies et d’errances. Elle lutte contre le spectacle et n’accumule plus de retard sur l’intelligence en cours.

Il existe plusieurs façons de ruser avec la réalité tout en restant lucide. La question est la suivante : comment abattre les murs d’un consensus basé sur la menace et la mystification et laisser le champ libre a la créativité ? La littérature nord américaine et francophone a des ennemis qu’elle ne peut ignorer, il lui faut alors les désigner.

Il importe de faciliter l’apparition et la systématisation, sur tous les fronts de la guerre en cours, d’une critique terroriste socialement inacceptable.

Runrunshaw

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Giorgio Cesarano (1928-1975)

D’abord inscrit au PCI, Giorgio Cesarano travaille comme chroniqueur à "L'Unità", "Il Tempo", il "Corriere Lombardo". Sera expulsé du PCI pour déviation. Participe à l’occupation de la Triennale de Milan. Sa rencontre avec les thèses situationnistes et le communisme de conseils le classe dans la frange la plus radicale de la théorie révolutionnaire. À la suite de l’attentat meurtrier à la foire Campionaria et à la Gare Centrale de Milan, il sera accusé avec les anarchistes Gallieri, Fallisi et Bertoli. Emprisonné trois jours en isolement, il sera libéré faute de preuves.

En 1969, avec Joe Fallisi, Eddie Ginosa et autres il forme la cellule milanaise du groupe "Ludd – Conseils Prolétariens". Immédiate compréhension et dénonciation de la matrice et des intentions reliées au massacre de Piazza Fontana dans le pamphlet Bombe, sangue, capitale (Bombes, sang, capitale). Part vivre à Pieve di Compito, province de Lucca, afin d’y constituer une commune ouverte et de pratiquer une nouvelle expérience de vie quotidienne. Avec Joe Fallisi, Gianoberto Gallieri et Eddie Ginosa il écrit Tattica estrategia del capitalismo avanzato nelle sue linee di tendenza (Tactique et stratégie du capitalisme avancé dans ses lignes directrices). Il commence à rédiger Per la critica dell'utopia capitalista (Pour la critique de l'utopie capitaliste), qui est devenu par la suite l'oeuvre inachevée intitulée Critica dell'utopia capitale (Critique de l'utopie capitale). En 1973 il publie Apocalisse e rivoluzione (Apocalypse et révolution), signé avec Gianni Collu, et l'année suivante le Manuale di sopravvivenza (Manuel de survie[6]). Avec Piero Coppo et Fallisi, il écrit le pamphlet Cronaca di un ballo mascherato (Chronique d'un bal masqué). En 1975 il écrit Provocazione (Provocation) pour présenter la cellule homonyme.

Il se suicide en se tirant une balle dans le coeur.

L’influence de Giorgio Cesarano sur le Mouvement italien des années 70, de « l’Autonomie » aux groupes de la mouvance situationniste, fut déterminante. À la croisée des trajectoires anarchiste, conseilliste et situationniste, Cesarano fut aussi influencée par les approches psychanalytiques et notamment l’antipsychiatrie. Le Manuel de survie, un de ses rares écrits traduits en Français, règle les comptes avec Bataille et Cooper.

Le texte présenté est une condamnation fondamentale du terrorisme qui sévissait alors en Italie. « Contre le terrorisme, pour un dépassement définitif de l’idéologie politique, il met en évidence les termes réels, dans lesquels émerge la vraie guerre, qui ne soient plus sujets à mystification.[7] ». Il identifie cette mystification « à l’éternisation des batailles fictives, au sacrifice de soi, aux valeurs d’exorcismes » par rapport à ce que pourrait être un projet révolutionnaire véritablement subversif porteur d’une dimension humaine. Écrit en 1975, c’est à dire au moment où la lutte armée en Italie n’était pas seulement un discours mais une réalité sociale, il dénonce le vide d’une pensée de la violence et son absence de stratégie pour les groupes entrés dans le terrorisme « comme on entre en religion » et qui continuaient à se revendiquer d’un projet communiste.

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Ce que taire ne se peut

1 Si la «liberté» dont on parle en prison, c’est seulement le rêve d’une chose; si le rêve réfléchit la prison où il se forme pour la nier, il est tout ce qui ne peut se réduire à la prison où à son simple renversement illusoire : l’insurrection, la sortie en armes, la destruction de la prison, sont les faits qui traduisent en langage vrai la qualité recluse dans l’affabulation, le projet. Les «théories révolutionnaires», prise au dépourvu par l’impatience, ont toujours disposés de précaires théorèmes de couverture sur «tout» ce que l’ordre carcéral interdit de penser. Mais leur taux d’erreur, brutalement répandu dans l'histoire en traînées sanglantes, ne témoigne pas de quelques fatalités de l’échec, pré constitué dans la fragilité d’une pensée séparée de ce qu’elle invoque. Si l’impatience ne venait pas surcharger le tourment de la prison, il n’y aurait plus qu’à imaginer, privé de voix, la magique parole annonciatrice du fait pur, de la révolution hors d’atteinte. Ce qu’exprime le discours révolutionnaire ne peut trouver la paix de «l’exactitude» dont s’illusionne depuis toujours le regard scientifique : dans l’impatience se manifeste une critique pratique du discours exhaustif, par laquelle l’urgence du désir va au delà de ses retombées dans le soupirail du logos.

2 Ce que le désir n'amène pas à se saisir de son vrai, la souffrance du manque le dénonce. Les illusions sont alors ce qui tombe. Pas plus que le désir de communisme ne garantit la pertinence, ni la cohérence du moment théorétique, celui-ci ne saurait se laisser aller à l’oubli de ses drastiques exigences sans les trahir par cette démission. La faim qui n’obtient pas ce qu’elle désir ne doit pas être livrée à la mainmise des chefs en idéologie; ces derniers en viendraient-ils à l’oublier - mais ils se le reprochent mutuellement entre eux ! - ils n’ont d’ailleurs à proposer que des assiettes vides. Ce que les communistes ont en commun n’est renfermé, objectivé en aucun texte; entretenant néanmoins avec tout texte subversif un rapport fait, non de quelque correspondance sémantique, mais de cohérence avec la passion. L’atomisation du contexte social promeut une exécration reconnaissable à son syndrome généralisé : de là vient l’acuité phobique avec laquelle «théoriciens» et cénacles d’auteurs, reconnaissent in primis dans le «produit» des autres, les termes de l’insolvable. Le formalisme du sémantème, le culte maniaque de «l’exactitude» chirurgicale ne saisissent ainsi dans l’expression subjective que l’écho du pouvoir, et taisent le timbre profond du sound and fury commun. L’intimisme des cercles pressés autour du fourneau de la revue, du texte, du beau geste quotidien tente de se propulser comme qualité du diffèrent, quand témérairement, il ne se donne pas pour le colmatage in vitro du vide social sur lequel il s’efforce de trancher, pour mieux en dissimuler l’obsession angoissée, pour en adoucir la souffrance.

3 Autant la praxis est autre que simple vérification de l’erreur théorique, autant l’exigence qui s’y incarne, de se saisir de son être vrai, marque, jusque dans ses retombées et ses erreurs, la communion d’ensemble d’intentions et de conditions, la force tout à la fois du caractère factice qui l'emprisonne, et du désir qui l’outrepasse et le nie. L’erreur ne se situe pas dans le moment projectuel du procès révolutionnaire, et pas avantage l'expérience vivante qui la reconnaît ne saurait accepter de la subir comme intrinsèque au projet de subversion; l’erreur s’insinue, dans les vicissitudes de la lutte, que cette part de faux qui est dans un rapport de connexion avec toute la revendication de subjectivité, partout où celle-ci prétend être immédiatement alors qu’elle ne peut que se posséder dans la médiateté de la préfiguration. Quand cette médiateté est rompue, se met en oeuvre le mouvement réel, le dépassement des illusions, de l'espérance, de la «conscience» à odeur de croyance, héritière de la fascination exercée par les doctrines de salut. La négation de l’existant ne s’est jamais réduite à un simple renversement spéculaire : la tension vers le possible est le signe d’une irréductibilité constitutive. Le procès révolutionnaire ne saurait atteindre la paix de la lourdeur critique, ce décalque du négatif, sans sacrifier sa qualité à l’être-ainsi du monde, sans renoncer à ce qui fait sa substance : le désir d’un monde vrai.

C'est la différence qui rend le discours révolutionnaire irréductible à l’erreur qu’il paie dans sa constitution comme discours; c’est là l’opposition excessive qui rend la subversion inidentique à ce qu’elle nie, et non assimilable en lui.

4 L’erreur des théorèmes révolutionnaires historiques, que n’a pas enterrée l’errance de la praxis, allonge son ombre sur la mutilation qui, dans l’immédiat, prive la critique d’une praxis cohérente sur le terrain de la violence. La théorisation par excès (achevée dans les utopies dites «concrètes»), partout où le manque de «sujet révolutionnaire» poussait la théorie à la mise en place de systèmes compensatoires, n’a pas reflété l'excès de l’opposition (le dépassement violent de l’identité imposée par le règne du sens mort), mais s’est au contraire enracinée sur le terrain de l’identité constituée, dés lors qu’elle a envisagé l’avenir comme vérifiant un projet intellectuel. La violence des rapports de production brise toute illusion systématrice, en réalisant de facto l’hégémonie de leur esprit comme «sujet» du social et en réduisant le manque à soi de chacun à s’y conformer à refléter dans son tronçonnement, la composition organique du capital dominant : l’antagonisme et sa violence alors intériorisés comme identité problématisée. Face à la totalisation matérielle à l’oeuvre dans la domination du capital, le moment théorétique est contraint de représenter le manque de sujet révolutionnaire et de sa violence sous forme de distance par rapport à la «totalité» conçue comme «préfiguration abstraite» (au positif comme au négatif) d’un communisme se réalisant sans transition. Dans ce mouvement, ou bien la violence est «ajournée» ou bien elle apparaît comme totalement intégrée aux modes de production de l’existant : arrachée à la classe et donnée en dépôt au révolutionnaire professionnel, elle fait des présences qu’elle laisse sur le terrain, les représentations de ce qui doit se reproduire comme inidentique, dans l’identité d’une transition éternisée.

5 Aucune théorisation de couverture ne peut rendre à la subversion moderne, armée contre la domination trans-économique du capital, les formes historicisées de la violence, expression en droite ligne de la critique de l’économie politique. Nous ne sommes pas les héritiers des «révolutions vaincues». Notre subversion se déclenche à partir d’une discontinuité. La rupture avec le passé, qui en combat toute survie dans le présent, ne rachète qu’ainsi celles de ses visées qui ne sont pas mortes. Nous ne parlons pas par la voix des morts : ils ne plus peuvent faire mieux qu’ils n’ont fait. Nous ne les reconnaîtrons jamais mieux qu’en portant la contradiction à leurs contradictions. Refuser la violence dramaturgique des brigadistes, ces révolutionnaires que leur profession rend clandestins à eux-mêmes, n’équivaut pas à une profession symétrique de pacifisme. Le moment critique ne peut se permettre d’ignorer la mutilation que l’histoire lui inflige en le privant d’une violence cohérente, qui ne soit pas fermée à son sens. Trop longtemps, par les révolutionnaires eux mêmes, la souffrance en a été adoucie en balançant le refus du terrorisme par l’hypervalorisation de gestes abandonnés, fugaces, émergés du syndrome d’une aversion devenue style de la vie courante. Pas plus que cette dimension anecdotique de la «violence» n’exprime davantage qu’une symptomatologie de la perception immédiate, mais inconséquente du négatif, sa décantation hétéronome, ici, ne compense l’autoconscience qui lui manque, la perception de sa propre insuffisance. A l’incendie, il ne manque le feu.

6 Si la séparation par rapport à la violence n’était pas le vide douloureux qu’elle est, le moment de la cohérence subversive ne serait pas ce qu’il est de la part de chacun, l’objet d’une quête en soi et auprès des autres : nous ne serions pas tels que nous sommes, certain seulement de devoir dépasser, en combattant, les termes concrets d’une totale insuffisance. Ce n’est que quand le moment pragmatique acquiert en lui la critique de sa propre insuffisance qu’il participe de la tension avec laquelle le moment théorétique inclut en lui la critique de sa propre précarité. Aucune fable «théorique» ne nous leurra plus sur nos conditions réelles. Mais aucun drame «pratique» ne nous réimposera plus les conditions de notre chute «fatale». De qui n’entend pas succomber même à la terrible hantise de sa propre impuissance, et de celui-là seulement, il y a encore tout à attendre, et en premier lieu le dépassement de l’impuissance.

7 La cohérence avec laquelle la «théorie critique» (Adorno et ses proches) s’en est prise aux prétentions systématiques (conciliantes) de la théorie ne lui a pourtant pas permis de se défaire de la précarité inhérente au regard théorétique, alors qu’il lui aurait suffit de la montrer du doigt. Elle en brave le risque qu’elle affronte en son sein même, et pose de nouveau la philosophie tout en la rendant consciente de sa damnation. Dans le climat de phobie qui a succédé aux spasmes de 68-69, l’apologie désespérée de la «pratique» s’est rapidement montrée comme un réflexe d’aversion pour le moment théorétique. L’accent exaspéré mis sur la gestualité rebelle occultait à ses chroniqueurs la mutilation produite : jamais on n’aura rassemblé autant de préceptes d’activisme et d’aventure pour masquer les mésaventures du spontanéisme, partout où celui-ci se postulait comme le court circuit capable d’abolir magiquement le manque à soi réciproque de théorie pratique et d’autoconscience critique. La tentative d’imprimer au mouvement l’accélération de la critique (Internationale Situationniste, Ludd : nos idées sont dans toutes les têtes) ne suffit guère qu’à la montrer comme la qualité de l’insuffisance qui entend ne pas s’aveugler sur elle même.

8 Quand une pratique insuffisante se révèle incapable de dissoudre en elle, dans la saisie de ce qui la rend vraie, la théorie séparée, celle-ci est alors portée à s’en écarter : elle assume sur un mode consolatoire et rassurant sa « longue attente», se met à l’écart auprès des sectes hérétiques. Si Bordiga ou Adorno drapés dans leur dédaigneux adventisme, n’ont point reconnu l’avancée - toute aveugle qu’elle fut - du mouvement de Mai, un aspect totalement nouveau nous permet aujourd’hui de sortir de l’impasse (n’être ni abusés ni aveugles) contenue dans la totalisation opérée par le Dominant, dans le caractère hétéro-dirigé des individus privés, selon Adorno, de Surmoi, dans l’absence de toute praxis possible, sinon comme «résistance» chargée de tension pour le futur, mais régressive dans sa substance. La théorie, comme «pensée qui se pense», a pu alors se donner pour simple tâche de refaire surface, de se distancier du Tout qui est le Faux (ou l’espoir de s'intégrer dans les termes de quelque invariance, au besoin restaurée en un «fil du temps» perdu dans la réduction de la praxis de la classe ouvrière à un moment interne du capital). Nous, aujourd’hui harcelés par le caractère d’ultimatum rejoint par le Dominant (sur la nature extérieure et intérieure de l’homme) ne voulons pas tant reconnaître un point extrême atteint par la désagrégation, l’appauvrissement sous sa forme la plus absolue (ce qui, tout en faussant le sens de la «crise», nous rendrait semblables aux léninistes ou aux blanquistes, prêts à construire dans leur «être» l’alternative et satisfaits d'hériter des abattoirs) que la montée de ce qui reste toujours irréductible, se présentant comme une certitude, et se profilant dans le caractère d’ultimatum pris par la lutte, comme force qui apparaît et s’affirme en ce point limite précis où, de la négation et de l’homologation absolues, nous parvient renversé, le sens des siècles d’errance de l’humanité, comme seuil faisant jouer la différence, moteur de la discontinuité du nouveau. Nous définissons comme corporéité de l'espèce tout ce qui est irréductible au peuple du capital, sûrs d’indiquer là la réalisation en procès d’une matérialité où est dépassée la dimension étriquée de toute prédication, y compris la notre, dans ce qui y est discursivement imparfait : puisque aussi bien nous sommes de l'espèce qui a toujours parlé de liberté derrière les murs de la prison.

9 La critique qui se laisse annihiler par sa précarité se reproduisant, face aux dimensions ultimatoires de l’affrontement, préfère se liquider : elle se contente désormais d’énoncer ce minimum que tout individu radical connaît comme la condition d’insuffisance contre laquelle bat son désir de saisir son vrai : «le dépassement de la politique ne laisse pas derrière lui un vide mais le développement pratique de la critique qui est entièrement à découvrir.» La révolution est alors «ce dont on ne saurait parler» : fait brut par excellence, scotomisation parfaite de ce qui, inexprimable, ne pourra manquer de se révéler mystiquement aux néo-adventistes de la vraie foi : au delà des accidents de l’histoire, au delà même de cet atome d’énergie où la patience de la «pensée qui se pense», acharnée à combattre la compréhension du négatif, investit son pouvoir de le comprendre comme l’anticipation, non terrorisée, de l’affirmation d’une dimension qui l’outrepasse. Plus d’autre issue pour la critique terrorisée que de se replier sur elle-même! Chaque «objet» échaude sa crainte phobique de quoi que ce soit qui la mesure ou est, lorsqu’il lui parvient, corrompu du défaut travail d’être advenu. La police critique refoule à la frontière passion et espèce, exhalations impures d’un événement qui, une fois dépassé le rêve d’une chose, ne ressemble plus en rien à la chose vue en rêve. Seule sa propre haleine lui est encore respirable, et elle ne se risque plus à parler que d’elle même. La métacritique en a encore pour longtemps à parler - comme du reste n’en ont pas encore fini les métalangages du modernisme artistique ou «philosophique». Elle se maintient fermement dans son site soustrait au cours de l’histoire, loin derrière, déjà mouche prise dans l’ambre du spectacle, pièce de musée.

10 L’ombre des fortifications aménagées par la théorie pour que la conscience de sa précarité ne la réduise pas au mutisme, dessine l’espace où, plus lourdement, la métacritique biffe et rature : que sur la révolution, on doit se taire, est le mensonge dont le discours révolutionnaire voile la matière fécale, déjà fossilisée mais toujours fétide, d’une excessif recours à la conjecture. Puisque le présent, s’il anticipe sur les développements à venir, peut aussi bien prononcer la sanction de l’impossible qu’il pressent déjà, le mode de pensée qui s’interdit de lire dans le présent le devenir du possible sanctionne sa propre impuissance, qu’il entérine comme malédiction ontologique. C'est sans crainte d’être compromis dans les incertitudes qui, d’ores et déjà, sabotent la certitude de l'espèce et de son mouvement de réalisation, que nous parlons du procès révolutionnaire comme du mouvement réel qui tend à réaliser l'autogène créative : l’autogestion de l’inertie de l’existant sans se convertir en autogestion de l'esclavage. Ce qui, dans ces formulations, tient aux conjectures élaborées dans le passé, nous n’avons voulu ni le dissimuler ni le poser en exergue : au regard de la critique pratique de l’examiner, que celle-ci se rende consciente des risques qu’une dialectique armée pour refuser sa disparition est encore contrainte à assumer, hormis lorsqu’elle se donne le change de se libérer du poids de l’histoire en affectant une intimité d'alcôve avec ce dont « un gentilhomme ne saurait parler». Peu à peu que la pénurie impose à l'économie politique de faire le compte de ses propres limites, on pronostique une désagrégation de l’excédent économique dans laquelle est appelé à transcroître, sur le mode d’un cancer, un excédent de politique : tendanciellement l’administration socialisée de la pénurie matérielle met fin à l’archaïque bataille autour de la distribution des «biens» et promeut une autonomisation du politique, forme «culturelle» (porteuse des lumières) de la détermination et du contrôle d’une «condition humaine» en régression. Une survie contingentée par des lois somptuaires promet à chacun la dénotation prochaine, hétéronome, de ses «besoins primaires». Cela ne pourra manquer de se vérifier avec la participation «conseilliste» de chacun des opprimés, dans une autogestion de la misère vouée à l’intériorisation du manque comme réaffirmation définitive du destin originel,

11 La vraie faim est millénaire : riche déjà d’une connaissance d’elle même qui lui permet de s’insurger contre l’hétéronomie tendant à la renfermer dans une limite désignée comme l’impossible dépassement de la «condition humaine». Le sens de l’autogenèse créatrice n’est pas ailleurs : c’est l’autogestion généralisée, redoublant ses coups en permanence contre toute barrière mise à la réalisation humaine, à l’origine en devenir de l'espèce maîtresse de ses destinées; la lutte à outrance contre toute production, mise à jour, de la dimension étriquée de la politique; l’abolition violente du pouvoir des contingences administrées sur la peau des opprimées en leur nom; la régénération, contre le besoin, du désir, et sa reconnaissance; saisie par la passion de vivre de ce qui la rend vraie contre toute rhétorique de la limite, toute poétique du sacrifice. Les conditions d’une telle lutte sont inscrites dans le désir de communisme, lui même inscrit dans le cheminement préhistorique : en tant que sens adversatif excédant toute identité imposée par le pouvoir du mortuum sur ce qui est vivant; en tant que différence entre un enchaînement mécanique d'événements («l’histoire» des historiographes et son alibi, la pensée linéaire) et des individus qui y vécurent la passion de changer le monde, discontinuité à même de briser ce qui continue et sa modélisation cybernétique; en tant que mouvement réel.

12 L’homologation du dominant se fait d’ores et déjà effet de miroir, et la peur du changement tronque la vision en la concentrant sur le reflet nostalgique des «paradis perdus». La pénurie s’accompagne de la régression, qui est son style, tant dans la sphère des enfers individuels que dans celle d’une socialité devenue autocritique. De même que la psychiatrie d’avant-garde met en place un «traitement» de la survie liant chacun au mystère dévoilé de sa naissance-mort, la sociologie prépare aussi une résurrection des «communautés», ethnies ou «races», alors que le capital a déjà achevé leur déracinement et le gommage de leurs spécificité. Tout laisse prévoir l’extension d’une apologétique propre à éterniser le «moi divisé» à la dimension d’une espèce redivisée en «communautés». Les idéologues du capital ne se sont pas fait faute de noter la substance subversive de l’émergence - faiblement exorcisée par les modélisations cybernétiques - d’une totalité réelle, vivante, à grand peine tenue sous pression par la surface blindée de la totalisation opérée par les modes de production capitalistes. C’est cette réalité matérielle qui «forme» le concept d'espèce. Et contre elle, - l’internationale se réalisant au delà des ses schémas idéologiques et archaïques, économico-politiques - s’arme une fois de plus la mystification scientifique. De même que l’apologie du moi divisé agrémente de «poésie» des moments autonomisés dans lesquels l’individu brisé (schizophrénie, coeur brisé) réalise sa propre valeur en tant qu’agent du capital, renouveler le propos des communautés séparées, pare d’une éthique moderniste les vestiges marginalisés d’un passé impossible à reproduire. Les sociétés immobiles, assujetties à la domination du sacré, et arrêtées à la nouvelle réincarnation du Verbe et du symbole, portaient au coeur l’expression d’une spécificité qualitative inconciliable avec l’homologation violente de toute forme d’existence à un simple moment d’apparition de la valeur d’échange. Le caractère «exceptionnel» de la condition du schizophrène exprimait semblablement une résistance contre la généralisation violente de l’interchangeabilité des individus, comme forme exclusive de l’adéquation à une identité imposée socialement. Dans le renouvellement stratégique des deux propos, ce qui se trouve aujourd’hui exhumé est la forme, désormais vide, de la résistance particulière à l’identité : il se pourrait ainsi que son dépassement universel, fait de l'espèce et par là d’une spécificité se situant au delà de toute particularité, mouvement communiste supra-individuel, s’arrête dans son élan et s’ensable - c’est du moins ce qu’ils espèrent- en un nouveau labyrinthe. Si tant est qu’il en soit besoin, la mise en jeu par la capital de cette stratégie défensive montre à quel point peut aller, lorsque émerge la communauté globale et que se profile dangereusement l'espèce comme subjectivité en procès irréductible aux traquenards du manque éternisé, la terreur commune au gérants de tous les pouvoirs et des administrateurs délégués du renforcement de toutes les «polices» politiques, sous l’alibi mystificateur des « nécessités de la lutte».

G. Cesarano, M. Serra. (1975)

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Note de lecture

Les fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne (juillet1936-février 1939), Antoine Gimenez et les Giménologues, coédition L’Insomniaque & Les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006.[8]

Que sait-on du vécu réel des combattants révolutionnaires dans l’Espagne de 1936 ? Peu de chose ! Trop souvent des textes, récits ou analyses nous ont laissé sur notre faim en décrivant un quotidien sublimé, héroïque ou misérable, trop souvent voilé par le «politiquement correct» nécessaire à toutes les idéologies, même anarchiste, pour se maintenir malgré leurs résultats.

Ainsi l’idéologie officielle anarcho-syndicaliste, celle de la C.N.T./F.A.I, a pendant longtemps justifié les erreurs de ses dirigeants (Garcia Oliver, Federica Montseny, etc.). De son côté, le morcellement de la diaspora des anarcho-syndicalistes espagnols n’a pas aidé à voir clair dans les enjeux de 36. Les problèmes de personnes ou les rivalités internes des tendances puis les scissions de la CNT n’ont pas facilité un regard véritablement critique et objectif sur la période révolutionnaire dans l’Espagne de 36.

La nécessité de justifier toute la validité de l’engagement personnel, de glorifier le volontariat des brigades internationales, de magnifier le souvenir sans toujours tenir compte des tours et détours de l’histoire, de jeter un regard positif sur un projet pourtant vaincu ont occulté ou permis d’interpréter trop souvent romantiquement ce que fut réellement pour la majorité des combattants volontaires la révolution et la guerre d’Espagne.

Avec «Les fils de la nuit», la scène s’élargit. Ici pas de discours rédempteur, nulle idéalisation, l’insurrection, la révolution connaissent leurs propres limites et mieux, le livre les avoue, le narrateur les constate sans en exclure aucune. Non pas pour céder à l’auto commisération, mais peut-être pour déborder l’image héroïque installée en creux dans la représentation de chaque insurrection, celle du militant enthousiaste et irréprochable, dévoué à une cause admirable, ancêtre d’un Che Guevara ou d’un Marcos qui exprimerait la révolte d’une génération tout en créant une série de mythes modernes exemplaires. Ce livre ne se contente pas de cette solution de facilité, au contraire il l’expulse par la matière même de son témoignage.

Antonio Gimenez (1910-1982), d’origine italienne, a combattu dans la colonne Durruti avec le Groupe International. Son témoignage sans fard nous restitue de juillet 1936 à février 1939 toute la difficulté de cet énorme bouleversement social qui tente de se maintenir et de s’affirmer au sein des collectivités locales ou dans les organisations de combattants, tout en s’opposant aux franquistes, aux communistes ou à ses propres hésitations.

Gimenez ne nous cache ni les insuffisances ni les masques sanglants de cette révolution. Des exécutions sommaires par des «spécialistes» anarchistes de l’épuration dans les villages libérés aux compromissions de la C.N.T. avec le gouvernement de Largo Caballero et de Negrìn et Prieto, Gimenez décrit la désagrégation de la révolution sous la poussée éradicatrice du gouvernement central de Madrid, de la Généralité de Barcelone et des aléas de la guerre en cours.

Cela nous le savions. Il existe en effet beaucoup de témoignages et de documents sur l’action des communistes contre les anarchistes ou même sur les collectivisations des terres en Aragon et en Catalogne. On sait l’impact que les décisions de la CNT-FAI ont eu dans la légalisation des collectivisations, légalisation qui vida de sa substance vivante le processus révolutionnaire en cours. Gimenez nous décrit l’organisation des villages agraires, la participation des brigades de volontaires aux travaux des collectivités paysannes et l’extraordinaire sens de la solidarité qui se développait alors entre villageois ou paysans.

L’apport du témoignage de Antonio Gimenez, s’il tient à son extraordinaire liberté de ton envers la CNT et la réalité de la guerre, nous montre toute la densité du vécu d’un combattant anarchiste. Il en restitue la vraie saveur de la dimension individuelle en dehors de tout discours plaqué. Il sait restituer les horreurs de la guerre sur le front. Et fait important, il n’oublie pas de parler de la présence des miliciennes dont l’historiographie officielle a trop souvent nié l’importance considérable et omis de mentionner le courage comme la passion amoureuse qui les unissaient à leurs compagnons y compris sur le front d’Aragon.

Antonio Gimenez rend un superbe hommage, non seulement comme amoureux mais en tant que révolutionnaire, à ces miliciennes engagées volontaires dans le groupe international et à ces femmes espagnoles rencontrées dans les circonstances de la guerre, pendant toutes ses années de lutte. Amoureux, complice, toujours ému et respectueux, il nous donne la preuve que la vie et la lutte passent toujours par le désir et la passion. Et qu’il est vain de dissocier les objectifs du désir dés lors qu’ils sont librement acceptés par chaque partenaire.

L’insurrection anarchiste encourageait l’émancipation des femmes, souhaitait l’égalité de fait entre les sexes, sollicitait l’autonomie individuelle, une vie sexuelle assumée, le libre choix de son compagnon ou de sa compagne, la fin des rites matrimoniaux, des alliances arrangées. Gimenez nous montre que ce ne furent pas seulement des mots dans l’Espagne de 36.

Les femmes prennent, dans le témoignage de Gimenez leur vraie place, celle qui leur revenait de droit, qu’elles ont conquis par leur courage et leurs volontés, celle de combattantes à part entière, de compagnes libres. Il montre bien comment les mentalités des hommes comme des femmes se sont métamorphosées en quelques années de lutte dans des régions comme l’Aragon pourtant très dépendantes de la tradition et de l’église.

Il faut citer également ses descriptions du courage des volontaires internationaux. Leur abnégation face aux difficultés, au manque d’armes et au peu de moyens des colonnes anarchistes. Quotidien de misère des combattants, volonté et pragmatisme, fatigue et hasard, chance ou malchance, Gimenez nous montre tout l’arbitraire d’une situation qui s’avère le contraire du romantisme révolutionnaire.

Mais ce commentaire déjà exceptionnel par sa liberté de ton, doit beaucoup au travail de notes et de vérification des sources de ceux qui sont à l’origine de sa publication : les Giménologues.

Alors que le témoignage de Gimenez fait 210 pages, les notes (remarquables et passionnantes) en font 250. Les recoupements effectués à des fins d’authentification (accompagnées de nombreuses photos) ainsi que le travail critique et historique sont tout à fait remarquables et je crois d’une ampleur inégalée dans un travail historique (militant et collectif) si ce n’est par le non moins fameux «Maitron» d’ailleurs utilisé à de nombreuses reprises.

Citons pour exemple les diverses hypothèses compilées sur la mort de Durruti, l’enquête biographique sur Ruano. Mais il faut surtout féliciter les Giménologues d’avoir réussi à identifier dans la plupart des cas, les hommes et les femmes que l’histoire du mouvement libertaire a souvent ignoré, ceux et celles qui sont morts anonymement pour défendre un idéal auquel ils s’étaient identifiés. Citons Mimosa, Lorenzo Giua, Carlo Scolari sans oublier tous les autres cités au fil de la narration de Gimenez. La famille Valero Labarta qui accueillit Gimenez pendant la guerre mérite à elle seule un hommage appuyé.

Dans les annexes, les listes des tués à la bataille de Perdiguera, des miliciens et des combattants du group international division Durruti, des membres du groupe «Libertà o Morte» collaborent aussi de cet hommage général non seulement à un homme comme Gimenez mais à tous ceux et celles qui furent ses compagnons et compagnes et qu’il nous fait regretter de ne pas avoir connu.

Un travail d’édition superbe à lire impérativement complété par le site http://www.plusloin.org/gimenez/


[1] Comme l’affirme le vaste penseur Baillargeon, « Disons que l’alliance de la gauche canadienne a été réalisée au Couac, c’est une revue dans laquelle on trouve donc des tendances variées. » Tendances variées ? C’est le moins qu’on puisse en dire, il suffit de lire dans notre précédente publication TIR FIXE le texte « La tiédeur des tièdes : Le Couac et Normand Baillargeon » pour s’en convaincre, quant à l’alliance de gauche….elle semble pour le moment une assez lourde farce, limitée dans son ampleur à une minuscule poignée d’individus.

[2] Le Couac l’est déjà en ayant accepté dans son numéro de octobre 2006 une publicité (mais verte admirons la nuance) de Hydro Québec.

[3] La forme centrale du langage audio visuel (le montage, la structure narrative, etc.) utilisée par la télévision et le cinéma commercial pour afficher leurs messages. Il s’agit d’un barrage d’images et de sons concentrés et montés rapidement. Cette structure modulaire continue et fragmentée est devenue la base de presque tous les films et émissions de TV aujourd’hui. Elle inclut des couches compacts de musique, de discours sonores, de sons violemment heurtés afin d’obtenir des effets de choc, de scènes saturées de musique, de modèles de dialogues répétitifs et rythmiques, aidés d’une camera constamment en mouvement qui s’incline et sautille.

Peter Watkins, questionne également notre acceptation tacite de la forme du langage actuel dans lequel tout débat public et tout questionnement de l’impact social et culturel de cette monoforme reste pathétiquement absent. Entrevue réalisée par Helen Andrade le 8 janvier 2002 à Montréal, traduction par Helen Andrade et moi-même.

[4] Parcourir pour l’exemple l’affligeant, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, de Normand Baillargeon, Montréal, Lux, 2005.

[5] Revue Critique, août-septembre 2002, Copier, voler, les plagiaires, Compagnon, Antoine, Philippe, Roger, page 590.

[6] Traduction de Benjamin Villari, Dérive 17, Paris, 1981.

[7] G.C. janvier 1975.

[8] Le livre est diffusé au Québec par La Sociale (asociale at colba.net) et disponible à la librairie L’INSOUMISE, 2033 St Laurent Montréal. Tel: 313-3489.