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Texte reçu par mail
Date: 29 Octobre 2006
À: 1libertaire (at) free.fr
Objet: Voici le texte de la brochure de Montréal mais sans
les illustrations.
Où réside le secret qui peut mettre en
mouvement cette immobilisation apparente ?
La principale faiblesse du mouvement radical actuel réside
dans son absence de pratique théorique, dans son inexpérience
critique de ce qui le porte. Cette investigation primordiale doit
pourtant envahir tous les domaines séparés de la domination
en évitant les conclusions d’une facilité suspecte,
afin d’en démontrer de manière frappante la
stratégie unifiée.
Une telle critique devrait avoir un caractère expérimental
pour avoir seulement un commencement de validité.
Chaque mouvement révolutionnaire est tributaire d’une
conception non dogmatique de la vérité afin de le
rester.
De l’essence des mouvements révolutionnaires précédents
dressés avec cohérence contre les pouvoirs en place,
nous avons à connaître ce qu’il y avait de meilleur
comme de plus mauvais. Mais si ces mouvements ont échoué,
si les modèles sociaux et idéologiques qu’ils
proposaient ne sont plus valides, la mémoire de leur héroïsme,
leurs luttes exemplaires et leur maturité dans leur temps,
leur stratégie de rupture parient sur le meilleur de ce qu’ils
furent et aboutit à définir comme à justifier,
nos aspirations présentes. Ainsi nous pouvons admirer (et
parfois envier) les révolutionnaires anonymes qui se sont
battus pour la Commune de Paris, de Canton, Cronstadt ou même
à Winnipeg, bien qu’aucun d’entre nous ne veut
échouer et connaître leur fin. Aucun échec n’est
irrémédiable.
Ce n’est pas leur sort qui nous motive mais le besoin de
fraternité.
Ce n’est pas leur sort qui nous enthousiasme mais le nôtre.
La conscience pratique contemporaine de la révolte permet
d’entrevoir une autre architecture de la révolution.
Si nous avons besoin de rythmes nouveaux pour préserver
le sens de nos luttes, leurs puissances ne peuvent venir non de
l’intensité de nos visions d’avenir mais de la
certitude de notre pratique du présent. La question de la
fausse conscience, de la fragmentation de l’identité
dans la religiosité spectaculaire, de la vie inversée,
ces questions se maintiennent obstinément au centre de toute
critique pratique, de toute activité radicale. Omettre la
question centrale de l’aliénation dans ces termes,
participe de la mystification volontaire au même titre qu’elle
entretient la dépendance et l’asservissement à
ce que l’on entend nier.
Le vedettariat est un instrument de hiérarchisation incompatible
avec tout projet révolutionnaire. Il est l’avènement
d’une caste restreinte et une des formes de pactisation avec
le spectacle dominant de la misère.
L’anonymat est une nécessité subversive et
anti-idéologique
Les mouvements sociaux précédents se sont appuyés
sur des faits concrets pour élaborer une critique qui soit
exactement au plus prés de la réalité et de
leurs besoins. Critique de l’économie et de la politique
pour les marxistes, critique de l’état et conception
de l’Unique pour les anarchistes furent quelques-unes de ces
pistes de recherche et la base théorique des assauts ouvriers
du XIXe siècle. Qu’ils aient été rabaissés
et dégradés dans la constitution de partis ouvriers
par l’écrasement et la mise au pas de ces mêmes
ouvriers ne doit pas faire oublier que les secousses insurrectionnelles
sont condamnées, dans ce monde, à rester sans cesse
récurrentes parce qu’en elles s’affirme la vie
même. Le temps travaille pour nous, il faut alors lui donner
un coup de pouce salutaire. Nos espoirs ne sont pas refroidis.
Alors oui, tout a changé et tout continue comme avant! Le
seul vrai travail important de la pensée critique aujourd’hui
doit tourner autour de cette question de la réorganisation
des forces théoriques et matérielles du mouvement
révolutionnaire, afin qu’il s’affirme en conscience
en tant que subversion.
Les révolutionnaires seront d’autant plus eux-mêmes
qu’ils auront l’intelligence de se transformer afin
d’échapper aux formes posées comme des pièges
et qui les attendent pour les figer. La compréhension subversive
du monde est salutaire comme détour.
Cette transformation n’est réalisable que dans le
jeu subversif de petits groupes déterminés. Là
où la liberté enflamme la passion, là où
le changement s’affirme comme rupture.
Tout est mémoire et anticipation
S’orienter : première contribution
Il y a plusieurs façons de matérialiser un débat
théorico pratique et plusieurs de ces façons ont déjà
été tentées ailleurs, dans d’autres temps,
mais certaines, encore inédites, demandent à naître.
Il s’est toujours agi à chaque fois de tenir compte
de situations particulières, d’évolutions individuelles
et de praxis adaptées et collectives dans un environnement
social déterminé.
Chacun est ainsi contraint de trouver ses méthodes en soi-même,
et donc rien n’y est insignifiant, au contraire. Encore faut-il
avoir en tête le souci permanent d’un débat concret
et se donner les moyens réguliers d’accéder
à celui-ci malgré ou à cause du quotidien.
Chaque individu aux prises avec l’affirmation de son autonomie
se retrouve avec son petit chantier personnel en partie construit,
en partie dévasté, à tenter d’élaborer
une dimension critique historique et évidemment, ces choses-là
passent par différentes étapes, plusieurs médiations,
où la cohérence, l’enthousiasme et le temps
au beau fixe ne sont pas des éléments stables.
Pas de hasard donc si l’enthousiasme nous tourne autour en
reniflant comme si nous manquions de violence fondatrice : le temps
est encore, trop souvent, dédié à un cynisme
stérile et à l’auto commisération, ou
tout simplement aux luttes partielles dont nous connaissons tous
le manque de portée radicale et les tendances à combler
les trous du système dominant.
Ainsi beaucoup de ceux qui se réclament abusivement d’une
pensée libertaire au Québec ne font que reproduire
le principe statique de ces luttes partielles issues de la survivance
des extrêmes gauches européennes ou américaines
maintenant bien dégradées. De ces extrêmes gauches
qui « reproduisent en elles les conditions de scission et
de hiérarchie qui sont celles de la société
dominante.»Quand aux autres, comme dans tout véritable
projet révolutionnaire, ils ont à s’immerger
dans la relation entre la théorie critique et l’activité
pratique, en dépassant tout romantisme, afin de relever les
défis identifiés parmi les trous noirs de la lutte
des classes, lutte de classes qui persiste sous des formes différentes
de celles que connaissaient nos prédécesseurs mais
toujours avec, au cœur, la même exigence d’une
critique de la totalité. Donc, subjectivement, car il faut
en parler, l’enthousiasme se construit, tout du moins on peut
en construire les bases, ensemble, et... advienne ce que pourra
!
De toute façon, il faut miser sur un champ d’activités
et de réflexions qui nous soient favorables et dans ce champ
d’activités, parions que nous allons trouver très
vite de l’enthousiasme et du plaisir.
Il ne s’agit pas, pour ceux qui veulent participer à
un tel projet, d’apparitions confuses, de désirs vagues
; les perspectives de changement radical ne sont pas des vestiges
du passé, changer nos vies au présent a encore un
sens et nous sommes un des maillons de cette solidarité organisée
qui peut contribuer à redéfinir le mode d’emploi
d’un projet révolutionnaire avec, entre autres, cette
modeste publication, même si celle-ci doit être perçue
comme un élément ponctuel d’une activité
subversive forcément plus large.
L’esprit de résignation que chacun d’entre nous
peut constater quotidiennement chez les salariés comme les
chômeurs, imbibe les comportements quand ce n’est pas
le sens très officiel de ce consensus particulier à
la conception nord américaine des liens et des partenaires
sociaux. La menace récurrente du terrorisme et du chaos social
n’a jamais été aussi présente dans les
têtes ni autant véhiculée par les médias.
En contrepartie, le contrôle social exerce une énorme
pression selon une cadence accélérée ; l’idée
démocratique est devenue une publicité de supermarché
surveillée par l’armée ; les syndicats gèrent
grassement les fonds sociaux et les cotisations sur le dos des salariés
; les médias désarment les consciences ; chaque citoyen
est en guerre avec lui-même ; seul le respect des apparences
(et la police bientôt dans chaque chambre) empêche de
tirer sur son voisin, l’ennemi de toujours.
Le climat idéologique porte en lui un âge d’or
imprévisible, constamment reculé, mais vraiment sécurisé
qu’il présente comme le seul réel possible,
la seule vérité de son existence.
C’est pourquoi, devant la progression de l’aliénation,
la fausse conscience des « progressistes » qui, sous
des dehors contestataires, se rallient objectivement et même
gaiement bien que de façon confuse au système, ne
peut être perçue que sous sa docilité finale
: des velléités d’autonomie dérisoires,
des parodies de résistance.
Pour les révolutionnaires, il est judicieux de ne rien laisser
de côté dans l’ampleur critique qu’ils
entendent donner à leur révolte, notamment en attaquant
avec humour et dérision, la constante gravité des
erreurs et des imbécillités que nous pouvons entendre,
lire ou voir exposées ici ou là à l’aide
d’un dilettantisme contestataire basé sur l’oubli
(de l’histoire, des luttes, de la critique, etc.), par ceux
qui tentent de faire accréditer l’idée que leur
réformisme est en réalité de la subversion,
raison pourtant fondamentale de leur antagonisme viscéral
d’avec tout projet subversif, par ceux qui se trouvent non
dans la négation et le refus du monde actuel mais dans son
aménagement. Leurs conditions de communications, en général,
sont égales à celles utilisées par le spectacle
dominant. La contestation et le pouvoir se justifiant l’un
et l’autre, c’est là leur grande consolation
car ils s’abandonnent l’un et l’autre à
des lois de fonctionnement identiques, aux mêmes ressorts
de la pensée et à la même gratitude réciproque.
La contestation et le pouvoir ne sont pas appelés à
se détruire, ils s’interprètent et rappellent
constamment leur origine commune.
Mais un projet révolutionnaire doit savoir distinguer les
qualités de camarades potentiels situés dans la mouvance
libertaire que nous fréquentons, que ce soit là ou
même ailleurs, partout où l’intelligence ne se
dissimule pas sous des oripeaux vieillis ou abandonnés depuis
longtemps par la seule force de l’histoire.
Personne n’ayant le monopole de la critique, tout
triomphe du verbiage est le bienvenu.
Les errements des pensées politiques d’une gauche
locale atomisée [1] qui se cherche sans se trouver, composée
d’anarchistes recyclés et de nationalistes reconvertis
dans l’alter mondialisme, révèlent de graves
manques théoriques et pratiques et des archaïsmes désinvoltes,
y compris du point de vue de cette modernité universitaire
dont beaucoup se réclament dans ces milieux d’adeptes
de la contestation. Depuis que les nationalistes comme Pierre Vadeboncoeur
et Claude Charron passent alternativement du journal Le Couac à
l'Action Nationale, il est évident qu'une contamination nationaliste,
c'est à dire blanche et francophone, envahie, dans le contexte
historique particulier du Québec, une pensée anarchiste
éparpillée et superficielle pendant que les idées
altermondialistes modernisent (mollement, il est vrai) le discours
national québécois ; il nous appartient de montrer
ce qui constitue la confusion de cette fausse réconciliation
cette récupération à double tranchant, ses
promesses triviales, ses contraintes prévisibles.
Dans la période transitoire où nous sommes, quelques
uns de ces fins penseurs répètent, sous la forme de
fragments théoriques déplacés et de restitution
de faibles signes du passé, les interminables alibis d’une
gauche modérée, citoyenne dans son application, systématiquement
dépourvue d’embryon de radicalité. Rien ici
qui aboutisse à un dépassement historique mais une
série de réactions qui peu à peu perd en importance
selon la place événementielle accordée à
l’actualité en cours et qui va toujours décroissant.
Pour ces militants rêvés, éternels frustrés,
les symptômes ont valeur de cette vérité qui
se dérobe constamment à leurs yeux ; leurs motivations
les transfigurent car ils entendent valoriser non la démarche
mais un résultat partiel. La constatation de repli autiste
d’un présent planifié en désordre et
en chaos organisé, d’un réel brisé, dépourvu
de références à sa propre histoire, cette constatation
qui conduit nécessairement à questionner ce qui réside
de consolation personnelle et d’héritage religieux
dans l’envoûtement militant, cette constatation est
sommée de disparaître devant l’exhaustivité
parfaite de leur propre activisme. Pour eux, il est vain de se préoccuper
de sens, d’histoire ou de mémoire, encore moins d’avenir
: préoccupés d’alibis immédiats, ils
ont déjà choisi de lier leur survie à un présent
cerné par l’oubli, à un réel détestable
qui rebondit sur lui-même, écrasé et dépourvu
de sens. Seuls comptent le même bruit de fond des ajustements
tardifs du système que, bien dressés, ils ornent de
leurs indignations interchangeables.
Ils sont « agis », jamais acteurs.
Les langages du spectacle et de la marchandise administrent leur
indignation. Leurs protestations visent les retards et les défaillances
du système jamais le système lui-même.
Ce jugement, à peine sévère, en regard de
la pauvreté éculée de leurs pensées
- même d’un point de vue moderniste comme nous l’avons
dit - décrit des « progressistes » notoirement
sans praxis radicale, dont l’expression de révolte
se change, à court terme, en défaitisme.
Leur attention au présent est devenue aveuglement, leur
pensée, une attente éternellement reconduite.
Il est de notre intérêt de montrer où se situe
la ligne de fracture entre cette vague gauche pimentée de
quelques anars perdus qui aimeraient bien ressusciter une sorte
d'extrême gauche raisonnable et, les individus ou les groupes,
qui interrogent le présent en fonction d’une mémoire
historique et de perspectives d’avenir dans un projet de rupture
radicale.
L’idée d’une organisation révolutionnaire,
d'une praxis radicale, ne s’est pas encore totalement raréfiée
grâce aux champs d’expérience accumulés,
à une mémoire historique dont les fils ne sont pas
rompus malgré l’extrême aliénation actuelle.
L’avenir ne s’est pas totalement obscurci tout simplement
parce que quelques uns, tout comme nous, cherchent à relier
et à définir un projet encore utopique au présent,
par delà l’impuissance sociale, par delà un
présent éternisé et sans mémoire vécu
comme un temps étranger. Il n’y a donc aucune nouveauté
révolutionnaire à attendre de ceux qui n’ayant
jamais eu d’esprit critique, bernés par leurs contestations
partielles, occultent les questions à résoudre, les
réponses à donner afin de démaquiller le réel
qui nous est donné à voir.
Il s’agit du même vieux débat entre révolutionnaire
et réformiste, de cette constante confusion qui occupe de
la façon la plus obscène, le terrain des luttes sociales
en tant que représentation de ses pseudo valeurs. Un tel
mouvement n’est que le « subi » d’une dépossession
réelle, l’expression parfois de sa souffrance mais
jamais sa prise de conscience ni la volonté de son dépassement,
réalisations qui permettraient pourtant d’éliminer
les reflets artificiels et l’illusion primitive d’un
tel comportement.
Certain débat récent à Montréal (CMAQ,
août/septembre), malgré ses emportements et ses expressions
parfois confus, a révélé le désir de
nombreux camarades de ressusciter une parole révolutionnaire
libre afin de contrer les discours désolant et confus de
quelques individus ou les propositions de cogestion responsables
de ces revues alter mondialistes, démesurément tristes
à mes yeux, qui occupent, en tant que telles, la scène
« anarchiste » québécoise avec une jubilation
de présentateurs d’émissions de variétés.
Nous avons sans cesse à rappeler que le mouvement social
dont nous nous réclamons ne peut leur être assimilé
qu’à condition de le réduire à rien.
Il ne correspond ni à leur confusion, ni à leur idées
compensatoires, ni à leurs carriérisme ; leur soi
disant invulnérabilité, qui leur permet de dire n'importe
quoi sur tout les sujets, n'existe tout simplement pas.
Il faut en finir particulièrement avec le politiquement
correct : un con est un con, un politicien, un politicien. Pas de
hasard si ce sont souvent les mêmes !
La faiblesse du mouvement social n'est pas une chose éternelle,
l'énergie réapparue récemment montre aussi
le degré d'exaspération atteint. Elle démontre
une vraie force sous jacente. Quant aux enjeux soulevés,
ils ne peuvent maintenant tromper personne. Les débats en
cours sur le Web et ailleurs, ne portent pas sur un clivage de personnes,
mais sur des conceptions du monde et des luttes opposées.
Les idéologies anarchiste et communiste libertaire, les
pratiques fragmentaires des luttes partielles, les confusions entre
le démocratisme participatif, civique et citoyen, et un projet
révolutionnaire reproduisent l’aliénation sous
des formes aliénées. L’idéologisation
transpose les volontés individuelles, à l’aide
des manifestations singulières de la représentation,
vers des intérêts organisationnels particuliers éloignés
des objectifs révolutionnaires. Cette confusion entretenue
est la principale production de ce processus. Elle sous-tend nombres
de pratiques sociales au Québec. Ces pratiques dès
lors qu’elles se présentent abusivement comme des alternatives
révolutionnaires doivent être passées au crible
pour ce qu’elles représentent de bricolages sociaux,
reproducteurs de culture aliénée, refuges ratés,
maigres souvenirs d’émancipation libertaire.
Si ces formes de solidarité partielles sont généralement
justifiées par les trop réelles injustices du système,
elles n’ont pas à se substituer, par leurs formes de
protestation et de contestation, à un quadrillage, momentanément
omis par l’État, des marges archaïques ou misérables
du système.
Nous avons tous, à un niveau individuel, pratiqués
des formes de solidarités sociales dans des organisations
de types communautaires parce que notre vécu est aussi le
signe avant coureur d’une subversion plus vaste. Il ne nous
est pas possible de demeurer insensibles au monde qui nous entoure,
et d’éviter en permanence les contradictions qu’impose
le monde actuel, il nous faut aussi le vivre. Impossible de vivre
dans l’oubli du monde, le regard centré sur soi en
un refus total, en nihiliste achevé. Et nous n’ignorons
pas, pour avoir partagé des moments identiques, les mêmes
espoirs et les mêmes doutes, que parmi les individus participant
à ces types d’organisations, existent des signes concrets
de dépassement, parfois une communauté de pensée,
ainsi que des tentatives de pratiques communes. Ces rapprochements
ne peuvent alors être envisagés qu’en tant que
rencontres individuelles.
Les regroupements de solidarité tout comme les organisations
communautaires montrent les limites et la mauvaise gestion du pouvoir
mais en tant que produits du système car aucune pensée
unitaire ne les habite ; elles se perpétuent, non pas au
centre de la conscience sociale mais à la périphérie,
victimes de l’interprétation régnante qui consiste
à reconnaître partout des nécessités
sociales puis à les combler par des pratiques néo
trotskistes de contestation permanente. Ces pratiques ne sont que
des ébauches réactives qui ne posent jamais la question
essentielle : comment une conscience subjective porteuse de révolte
peut-elle devenir égale à l’organisation pratique
qu’elle a à se donner ?
Il n’a pas été prouvé que ces formes
solidarité minimum soient l’expression parfaite de
pratiques radicales adéquates. Au contraire, compte tenu
de l’objectif à atteindre (régularisation de
réfugiés, logements et loyers raisonnables, aides
diverses aux itinérants, aux usagers de drogue, etc.), les
pratiques de ces groupes apparaissent de plus en plus inadéquates
devant des impasses sociales en nette augmentation. Pôles
de contestation minimum et souvent nécessaires du point de
vue des victimes du système, c’est leurs discours qu’il
faut questionner, leurs propensions à ne pas s’interroger
sur leur propre pratique, leur capacité d’intolérance
sur un point particulier et leur tolérance pour beaucoup
d’autres.
L’objectif quasi atteint par l’état canadien
de créer un compromis social permanent, consiste pour l’État
à financer lui-même ses ONG et autres organisations
communautaires et à tenir les syndicats en main via les fonds
de pension. Demain, il n’est pas exclu que Solidarités
sans frontières ou Le Couac soient financés à
leur tour[2]. Le Mouton noir, journal alternatif de Gaspésie,
est bien sponsorisé par le Programme d’aide aux médias
communautaires du ministère de la Culture et des Communications
du Québec (PAMEC).
La cogestion sociale mise en place par l’état canadien,
particulièrement efficace au Québec, est le point
le plus avancé de la récupération.
En conséquence, si nous pouvons accepter de participer individuellement
à des formes de contestation, nous ne pouvons, par contre,
abonder dans une « politique du pire ».
Stratégiquement, la reconduction de ces fragments de lutte
est un retour vers le passé, un aménagement déficient
du présent. Il n’y existe conjointement aucune «
variante » révolutionnaire puisqu’il n’y
existe aucune critique unitaire.
Nous ne sommes pas malveillants mais critiques, certes dans une
forme intransigeante. Nous cherchons à nous livrer à
des revendications nouvelles adéquates à l’époque
qui permettraient de dépasser définitivement le romantisme
révolutionnaire des luttes partielles. Si nombre de camarades
de ces groupes dont nous parlons, cherchent, comme nous l’espérons,
de nouveaux éléments de réflexions, une dynamique
plus expérimentale et plus d’efficacité dans
leur praxis, les termes de notre réflexion critique et nos
conclusions rebondiront progressivement partout dans ces groupes.
Enfin, si nous devons affirmer un projet organisationnel publiquement,
cela ne peut-être que comme une des tendances d’un mouvement
révolutionnaire qui aspire à l’universel, pas
seulement à travers un mode d’être ou de critique/critique
contre un milieu et une vision passéiste anarchiste proclamée
pour l’éternité. Cela serait évidemment
insuffisant.
Un enjeu social ne peut être réductible à une
simple publication, d’ailleurs réduite à sa
plus simple expression comme celle-ci, mais bien au contraire, à
une plus grande ouverture critique, à la nécessité
d’une plus grande lumière sur nos vies, et donc reprenons
: une telle publication n’est pas un porte-flambeau de textes
morts sitôt ânonnés ; elle est semblable à
une vie et une dynamique “ organisationnelle ” véritable
; son univers consiste à trouver des outils, capables de
nous définir offensivement, en tant que pratique sociale.
Les cibles ne manquent pas, et le système n’est étanche
qu’en surface, il faut donc taper là où ça
fait mal sans oublier de faire le ménage devant notre porte.
J’ai commencé avec la confusion intéressée
de Dupui Déri, l’anarchisme citoyen et le vrai réformisme
de Baillargeon, les compromissions nationalistes du Couac, mais
d’autres critiques, par exemple la critique du nationalisme
québécois, restent à faire d’un point
de vue révolutionnaire.
Une fois engagé, le combat montre que la réalité
n’est pas confondue avec l’écran de TV ou les
pages du Devoir, ainsi le principe inviolable du droit au travail
qui fédère les syndicats, la notion même de
travail salarié, l’encadrement syndical obligatoire,
les conditions d’accès à la consommation et
au circuit économique, nous attendent nécessairement
au coin de la théorie.
Si nous demeurons tributaires du temps dans lequel nous vivons,
nous ne sommes pas forcément écrasés entre
l’idéologie contemporaine au sens strict et matériel
du mot et nos aspirations subjectives et radicales. L’exploration
critique du domaine aliéné n’empêche pas
l’émotion de ressurgir sans culpabilité, l’imagination
d’y profiler sa force terrible, la joie secrète des
détournements de crever les images en répandant des
forces négatives qu’il est possible de fondre à
notre seul usage.
Les difficultés - elles sont nombreuses - d’une compréhension
du présent et, intimement liées à elles, d’une
esquisse réaliste de nos objectifs, résident avant
tout dans le souci affirmé, partagé et compris, d’une
analyse globale, y compris des erreurs et des acquits de pratiques
passés.
Ensemble, nous avons la possibilité de corriger la confusion
et le manque de perspective immédiate du mouvement social
contemporain.
Confiné au parcellaire, aux fronts de lutte, à la
seule réaction de défense et à l’aveuglement
devant un système qui légitime franchement ses principes,
La lutte contre le confusionnisme qui altère la nature même
des perspectives révolutionnaires sans être capable
d’envisager la critique de la vieille politique spécialisée,
impuissante, apparaît comme une priorité.
Il faut ouvrir de nouveaux fronts.
Un petit groupe déterminé peut faire beaucoup
pour changer le cours du temps.
*************
Lettre de loin
["Lettre de loin", pourrait paraître l'écho
des débats récents - été 2006 - au Québec
entre différentes tendances anarchistes et d'autres révolutionnaires.
Cette lecture est fortement encouragée - titusdenfer]
Alger : juin 1945 – Fin des années de guerre, où,
clandestinement, dans des camps, le mouvement libertaire s’est
reconstitué autour d’un conseil occulte. Mais la guerre
est finie. L’unité qui s’est forgée dans
le malheur, la défaite, l’internement dans les camps
de la mort, pourra t-elle résister aux discordes qui à
nouveau, surgissent : le Faïsme renaît de ses cendres,
plus autoritaire que jamais, avec ceux qui acceptèrent toutes
les compromissions y compris la plus ignoble, celle du pouvoir,
feignant d’oublier leur bassesse, et se drapant à nouveau
d’une toge de virginal radicalisme.
Rien ne viendra plus critiquer de l’intérieur ce qui
fut la pire erreur du mouvement anarchiste espagnol. D’Alger,
au centre de ce qui pourrait rester uni, une voix va s’élever,
celle de Fabio, dans une lettre datée du 10 juin 1945. Celui
dans lequel beaucoup ont reconnu la plume acérée du
vieux Felipe Alaiz, va clamer une vérité qui aujourd’hui
reste toujours vivante. S’il y a du naïf ou de l’insuffisant
dans cette lettre, il n’y en a guère dans le constat.
Fabio, l’irréductible nous donne une étonnante
leçon d’histoire à méditer.
*****************
[ ALAIZ Felipe (1887-1959)
1887 : né le 23 mai à Belver de Cinca Huesca
Journaliste
Fils de militaire à la retraite, il fera ses études
à Lerida et à Huesca avec Ramon Acin. Directeur pendant
deux ans de la revista de Aragon, rédacteur à El sol
de Madrid, heraldo de Aragon, La Revista Blanca, Solidaridad Obrera
de Valencia et Sevilla, ainsi qu’à Dia Grafico
1918 : arrive à Barcelone, ou il publie avec Hermoso Playa
la revue Vertice, et avec Torres Tribo, la revue Voluntad à
Sarragosse , puis il intègre la rédaction de Solidaridad
Obrera de Valencia et de retour à Barcelone il publie avec
Antonio Garcia la revista Nueva.
1925 : En prison à Barcelone, il écrit le prologue
du livre de Peiro, Trayectoria de la CNT
1929/30 : directeur de Tierra y Libertad,
1932/33 : directeur de Solidaridad Obrera de Barcelone
1934/35 : rédacteur à Solidaridad Obrera de Barcelone
1939 : en exil en France il vivra à Paris et dans plusieurs
villes du Midi de la France.
1943 : Au Plenum de Mauriac (Cantal) il est chargé d’écrire
une " Ponencia " sur le futur du Mouvement Libertaire
en compagnie de " Juanel ", texte qui sera lu au Plenum
de Tourniac (Cantal) et qui donnera lieu aux divisions du Mouvement
Libertaire.
1959 : Mort le 8 avril à Paris
Auteur de nouvelles et nombreuses œuvres de divulgation anarchiste,
comme Hacia la federacion de autonomias Ibericas. Traducteur au
français et au catalan de divers ouvrages.]
(Source : http://www.chez.com/ascasodurruti/Biographies/biograA.htm
)
Alger le 10 juin 1945.
********************************
Je ne savais pas que parler du temps qu’il fera demain fût
affirmer l’existence de Dieu. Ta lettre me l’apprend.
Chaque jour on apprend des choses nouvelles. Cette fois-ci, la nouveauté
était une idiotie. Ne t’irrite pas de me voir juger
ainsi ton analyse, je pourrais être beaucoup plus dur dans
mon jugement.
D’après ce qui apparaît prévisible, dire
que la C.N.T. va intervenir dans le destin du peuple espagnol, ce
n’est pas affirmer que la C.N.T. doit participer au gouvernement.
Je ne suis rien pour dicter des normes à la C.N.T. Ni toi.
Ni personne. Comme je l’ai écrit, dans ce que tu me
reproches, sans connaître pour autant ce que tu me reproches,
ce que la C.N.T. peut faire dépendra de la volonté
des travailleurs qui la constituent. Ni plus, ni moins. Toute autre
chose serait admettre que la C.N.T. a des chefs qui la mènent
où ils veulent. Ce qui - sans doute ne le soupçonnes-tu
pas – serait politique, même sans participer au gouvernement.
Dans son sens habituel, lorsqu’on en parle par exemple en
sociologie, la politique est tout ce qui se fait pour ordonner,
modifier ou transformer la structure sociale. Dans ce sens la C.N.T.,
depuis sa fondation n’a rien fait d’autre que de la
politique, certaines fois directement, d’autres fois indirectement.
Le moindre de ses manifestes était un acte politique. La
moindre de ses grèves aussi. Celle de la Canadiense, que
tu cites comme un exemple oublié par moi – qui t’a
dit que j’avais oublié? – fut une grève
éminemment politique : l’aspect économique qui
la détermina devint rapidement secondaire. Ne parlons pas
des grèves de protestation, que tu cites également
et que je n’avais pas oubliées non plus. Protester
est toujours un acte politique. Il s’agit de mettre fin à
quelque chose : de modifier, ce faisant tel ou tel aspect de la
société. Même les grèves économiques
sont, de ce point de vue, fondamentalement politiques. Une augmentation
de salaires peut entraîner des changements décisifs
dans la structure sociale. Quant à l’action directe,
peux-tu douter qu’elle soit politique ? Approfondis un peu
plus, tu constateras même qu’elle n’est pas toujours
éloignée de la plus habituelle. Rappelle-toi les coups
d’état, ces œuvres maîtresses de l’action
directe.
Si la C.N.T. est apolitique, c’est dans le sens où
elle n’intervenait ni dans les élections, ni dans le
gouvernement. C’est tout, et c’était beaucoup.
Mieux, c’était l’essentiel. Il y avait de quoi
être fier d’appartenir à une organisation qui
se maintenait éloignée de cette pourriture. Déduire,
comme tu le fais, que je soutiens, - en écrivant que la C.N.T.,
d’après ce qui apparaît prévisible, va
intervenir dans le destin du peuple espagnol -, qu’elle doit
prendre part aux élections et au gouvernement est une idiotie.
Je te l’ai déjà dit. Excuse que je ne trouve,
pour rendre compte de ton jugement, une parole plus adéquate.
Si, comme tu me le répètes tout au long de ta lettre,
j’avais fondé les lignes suivantes : d’après
ce qui apparaît prévisible, la C.N.T. “ va intervenir
non d’une manière indirecte, comme par le passé,
mais d’une manière directe et décisive dans
la vie politique espagnole ”, sur ce qui est immédiatement
observable, j’aurai sans nul doute ajouté quelque apostille
pessimiste. Car ce que l’on observe, est en effet, décourageant.
On voit des individus qui représentent la C.N.T. –
non pas tous des réformistes, comme tu le dirais -, prendre
part, sans élections, à tout ce qui fait ici visant
la succession de Franco : pour le sérieux et le dérisoire,
pour le responsable et l’irresponsable; pour ce qui se voudrait
remarquable et qui ne cesse d’être comique. Toi-même,
qui m’écris une lettre aussi “ révolutionnaire
” - permets que je place révolutionnaire entre guillemets,
parce qu’en réalité quelques jours après
sa rédaction tu participais à un meeting en compagnie
de politiciens dont se serait vraiment un malheur s’ils redevenaient
quelque chose en Espagne.
Non, je n’ai pas fondé ces lignes – qui ne l’oublie
pas, ne veulent pas dire que la C.N.T. va aller aux élections
(je t’ai déjà dit que cette analyse est une
idiotie, et il m’est pénible de le répéter)
– d’après ce qui est immédiatement observable
: j’ai fondé mon propos sur des raisons plus solides.
Et c’est de celles-ci que je vais t’entretenir brièvement.
La solution anarchiste au problème espagnol, et à
plus forte raison du problème du monde, écartée
pour l’instant, et qui sait pour combien de temps –
ne t’inquiète pas : je t’expliquerai plus avant
pourquoi il faut l’écarter -, le million d’ouvriers
qui compose la C.N.T., - pas tous anarchistes, loin de là,
mais suffisamment influencés par l’anarchisme -, doit
rechercher pour ses conflits quotidiens et pour ses aspirations,
des ouvertures qui, adéquates au moment pour ceux-là,
ne ferment pas les portes du devenir à celles-ci. Cette recherche,
qui devrait être constante, les porterait, comme par la main,
à intervenir directement sur la vie politique espagnole –
plus directement que par le passé, quand la solution anarchiste
semblait être au coin de la rue -, c’est à dire
à s’occuper de modifier et de transformer les structures
sociales espagnoles, non pas en nommant des députés,
ce qui serait une façon de ne pas intervenir, ni en acceptant
tel, ou tel poste gouvernemental, ce qui serait une autre façon
de ne pas intervenir et, de plus, de tout faire échouer.
(Il serait honteux que puisse se répéter le spectacle
de ce troupeau de conseillers, de militaires, de juges et même
de policiers issus de la C.N.T. et du mouvement anarchiste. Je t’assure,
et tu peux le croire, que je ne connais personne qui assista avec
plus de répugnance que moi à un pareil spectacle.
Mais je te parlerai de cela après). Cette intervention sur
la vie politique espagnole – je répète : pour
la transformation de la structure sociale espagnole – peut
prendre et prendra, indubitablement diverses formes, non pas anarchistes,
ou du moins pas totalement, mais tendant d’une certaine façon
vers l’anarchisme. Par exemple : réalisations mutualistes,
coopérativismes, communistes, dont la base seront les municipalités.
Une politique municipale sera, cependant obligatoire et acceptée.
Parce qu’une organisation d’un million d’hommes
ne peut précéder comme un groupe d’anarchistes,
ou surnommé anarchiste – tu verras que ce n’est
pas la même chose -, serait-elle d’ailleurs exclusivement
composée de groupes anarchistes. Et une politique municipale,
en Espagne, embrasse toute la vie politique du pays. Rappelle-toi
que des élections municipales, qui sont une chose beaucoup
plus insignifiante qu’une politique municipale, provoquèrent
la chute de la monarchie. Cette politique municipale tendra, par
les réalisations dont j’ai parlé, non à
renforcer l’État, ce qui serait contraire à
l’esprit de la C.N.T. (sa collaboration durant la guerre civile,
qui aida au renforcement de l’État, était contraire
à son esprit; mais il s’agissait de s’opposer
à ce qui se dressait contre cet État, et qui était
pire que lui. Erreur? Je n’en discuterai pas. En tout cas,
le grave ne fut pas l’erreur, tu le verras plus avant), mais
à lui soustraire des attributs, pour qu’il soit à
chaque fois de moins en moins nécessaire, de façon
qu’arrive un jour où sa disparition sera facile, ou
simplement faisable. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Pour en finir avec tout cela, je vais te donner un conseil : surveille
à l’avenir tes réactions immédiates.
Elles révèlent toujours les désirs les plus
profonds. Quand une femme déclare, la première fois
qu’elle voit un homme, qu’il est odieux, elle ne tarde
pas, si l’occasion se présente, à coucher avec
lui. Un lecteur attentif découvrira dans ta lettre, occulte
mais fervent, le désir d’être pour le moins candidat
conseilliste.
Et maintenant, passons à autre chose. Il me peine de te
le dire, mais tout ce que tu écris dans ta lettre sur l’anarchisme,
n’est qu’une suite de lieux communs. J’avais espéré
que l’expérience de la guerre civile ferait que tu
ne lancerais pas, comme tant d’autres, de vaines paroles au
vent. Mon espérance était non fondée. Il y
a un anarchisme poussiéreux qui date de l’age de pierre,
et qui se modernise en retournant encore davantage à l’âge
de pierre - par exemple en adoptant un drapeau -, et je te vois
accroché à cet anarchisme qui manque de fulgurance
et de devenir. De la doctrine anarchiste, qui est pur dynamisme,
qui affronte chaque problème au fur et à mesure de
son surgissement, et ne l’abandonne qu’après
en avoir extrait tout son contenu, vous avez fait, toi et ceux qui
pensent comme toi, une chose statique, immobile, un dogme qui dénonce
à grands cris les hérétiques. Lis notre grand
Ricardo Mella qui fut un hérétique permanent. Il t’aidera
à désembourber ton cerveau, s’il est encore
temps. Il est plein de toiles d’araignées. Les lieux
communs dans lesquels tu te complais ne sont rien d’autre,
encore que certains cessent de l’être pour se transformer
en niaiseries. Tout ce que tu dis dans ta lettre sur la collaboration
est trivial. Tu ne t’es pas approché même par
mégarde du problème. Pensant comme tu penses, tu ne
t’en approcheras jamais. Si la collaboration avait été
seulement une erreur, la chose ne serait pas grave. Les erreurs
se rectifient. En ne collaborant plus, problème résolu.
Ce que la collaboration révèle n’a pas de rectification
possible. C’était cela, que peu nombreux, nous suspections
depuis un certain temps : que nous n’étions anarchistes,
en Espagne, que quelques centaines au maximum… (Et voilà
pourquoi il faut écarter la solution anarchiste au problème
espagnol. Ce que défendent quelques centaines d’individus
ne règlera jamais aucun problème. Je te répète
ici ce que j’ai dit auparavant : ne t’inquiète
pas. Ne t’inquiète surtout pas pour mon anarchisme.
Il est plus vigoureux qu’aujourd’hui qu’hier,
et il le sera demain bien plus qu’aujourd’hui. À
mesure que passe le temps, les racines s’enfoncent plus profondément.
J’ai la conviction, chaque jour plus affirmée, que
les sociétés ne deviendront supportables que dans
la mesure où elles se rapprocheront de l’anarchisme.
Mais cette conviction ne fait pas rêver éveillé.
Non, tout autre chose serait de croire en la possibilité
d’établir maintenant l’anarchisme. Pour moi,
anarchiste, l’unique solution au problème de l’Espagne
et au problème du monde c’est l’anarchie. Mais
cette opinion, ne la partagent avec moi, que quelques milliers d’hommes,
et en Espagne, quelques centaines. Ce n’est donc pas une solution
jouable maintenant. C’est la meilleure – personne d'intelligent
ne s’avisera de le nier - mais nous la désirons si
peu ! Devons-nous donc renoncer à l’anarchisme ? Diras-tu.
Telle n’est pas ma pensée. Nous devons faire au contraire
tout ce qui imaginable pour préparer le terrain à
l’anarchisme; nous devons faire que les coutumes régentant
les accords forcés, dérivent vers les accords libres;
nous devons faire que l’intervention de l’état
dans les relations entre les hommes ne soit plus nécessaire,
parce que tant que cela ne sera pas, aussi favorables qu’apparaissent
des possibilités pour l’épanouissement de l’anarchisme,
l’anarchisme ne s’épanouira pas).
Après cette longue parenthèse, qui était indispensable
pour t’éviter une nouvelle lettre “ révolutionnaire
”, revenons à la collaboration. Avant de continuer,
je vais te conter une anecdote.
Vers 1917, un camarade barcelonais, peintre, dont je regrette d’avoir
oublié le nom, hérita inopinément, d’un
type qu’il connaissait à peine, vingt ou trente mille
pesetas. Apprenant la nouvelle, la première chose qui lui
vint en tête fut de fonder une revue, projet longtemps caressé
par le groupe auquel il appartenait. Quand arriva le samedi, jour
de la réunion, au lieu de dire à ses camarades : “
Regardez. J’ai hérité de quelques milliers de
pesetas. Nous allons fonder une revue ”, il leur dit sans
savoir pourquoi : “ Que feriez-vous si, subitement, vous héritiez
de tant de milliers de pesetas ? ”. Et à sa grande
stupéfaction, tous ceux qui composaient le groupe, et avec
lesquels il était en relation depuis plus de dix ans, découvrirent
n’être rien d’autre que des boutiquiers. L’un
avec les milliers de pesetas, essayerait d’obtenir un bureau
de tabac; un autre ouvrirait un magasin de fruits et légumes;
un autre une charcuterie, etc.… Cette même nuit, le
camarade peintre rompit avec eux et vint nous raconter l’événement
à “ Tierra y Libertad ” Avec une indignation
incontrôlable, il s’exclamait : “ J’ai cru
passer dix ans de ma vie avec des anarchistes et je les ai passés
avec des commerçants ! ”.
De même que l’héritage de quelques milliers
de pesetas fit découvrir à ce camarade peintre qu’il
avait passé dix ans de sa vie avec des boutiquiers, la collaboration
nous révèle que beaucoup d’individus qui passaient
pour des anarchistes avaient des dispositions pour de toutes autres
activités, fussent-elles celles de policiers, et en aucune
manière pour l’anarchisme. Tu vois que la chose est
bien plus grave qu’une erreur. Quoique déjà
fort lamentable, le pire ne fut que certains se fourvoient en devenant
ministre ou conseiller, ou gouverneur. Le pire fut de croire, pour
beaucoup, que tant qu’on n’en était pas arrivé
là, on n’avait rien fait. Ce en quoi, la plupart d’entre
eux, ne se trompaient pas, qui en réalité, ne furent
jamais rien, pas même ministres ou conseillers, ou gouverneurs
en puissance; tout juste des gagne-petit de la politique, semblables
en cela à la masse de manœuvre de tous les partis. Ils
n’avaient pas idée de la masse de problèmes
auxquels se trouvaient confrontés l’Espagne. Tout était
petit en eux, les convoitises comme les intrigues. Exactement comme
dans un parti. Il fallait voir les membres des Comités les
jours de crise. C’était une distribution de gifles
– si l’on peut dire – pour atteindre le poste
que l’on supposait devoir devenir vacant. On combattait ceux
qui étaient en poste (ou l’organisme lui-même),
dans l’unique but de les remplacer. Des coteries se formaient
comme dans le plus pourri des partis. Toute le monde connaissait
l’économie, les finances ou la pédagogie, selon
le poste qu’il s’agissait d’investir. Pareil,
toujours pareil aux partis. Il suffisait qu’une place de patrouille
de contrôle devienne libre (la chose est aussi laide que le
gallicisme adopté pour la désigner), pour que les
Comités soient envahis par une nuée d’aspirants.
Celui qui pouvait le plus et celui pouvait le moins étaient
nés pour être ministre, conseiller, chef militaire,
juge, policier. Presque personne n’était né
pour être anarchiste. Et pourtant tous, ou presque tous s’étaient
appelés et continuaient à s’appeler anarchistes
sans susciter de réactions d’indignations dans la majorité.
C’est que l’anarchisme de ceux qui ne réagissaient
pas, n’était pas non plus, extraordinaire.
Un ami intime, qui est un autre moi-même, m’a parlé
de la profonde suffisance des deux conseillers, dont il dut, par
malheur supporter la compagnie durant quelques semaines. Lui qui
savait inutile ce que nous faisions, qui ne prononça jamais
une seule parole pour son crédit personnel, et cela dans
tous les endroits ou les circonstances l’amenèrent
lui qui n’eut d’autres préoccupations que de
voir s’étendre le respect pour l’anarchisme,
ce qu’il mena toujours à bien, et ce en quoi bien peu
l’imitèrent, se trouva soumis au supplice de voir ses
deux camarades bavarder comme des pipelettes, surtout sans connaître
rien à rien - semblables en cela à quelques autres
conseillers - , et juger que tout ce qui arrivait devait avoir été
conçu depuis les origines de la C.N.T. pour qu’ils
parviennent à être conseillers. L’un des deux,
avec lequel – la pire offense qu’on lui fit -, mon ami
fut confondu (et en quoi le pauvre jugeait de l’étendue
de son malheur) fut quinze jours malades de chagrin quand il cessa
d’être conseiller. Comme en cessant de l’être,
il en revenait à n’être rien, son cas était
réellement une tragédie.
Pour son aspect comique, parmi mes souvenirs de ces jours-là,
figure en bonne place celui de l’individu dont on parlait
alors (il était suffisamment charlatan pour cela) comme du
futur successeur d’un conseiller. Quand survinrent les rumeurs
de crise, il se commanda en toute hâte une demi-douzaine de
costumes. Il doit, dans quelques coins, continuer à jouer
les matamores révolutionnaires. D’autres s’accrochèrent
un fusil à l’épaule et, moralement du moins,
ils doivent continuer à le porter. Ils étaient nés
pour devenir soldats. D’autres se firent une ou deux maîtresses.
Ils étaient nés pour cette chose immonde qui est d’avoir
une maîtresse ou deux. D’autres, vu leur nouvelle situation,
ne pouvaient faire moins que d’avoir une bonne. Ils l’eurent.
Ils étaient nés pour devenir bourgeois, et les pires
des bourgeois. D’autres se firent photographier dans toutes
les poses imaginables. Ils étaient nés pour devenir
danseuses. D’autres… Mais se serait là un conte
sans fin. Semblable en cela au camarade peintre qui découvrit
que le groupe auquel il participait était composé
de boutiquiers et non d’anarchistes., la collaboration nous
fit découvrir une infinité de personnes qui, passant
pour être anarchistes étaient n’importe quoi
sauf anarchistes. Parfois même un n’importe quoi des
plus méprisables.
La plupart de ceux qui réagissaient contre tout cela, ne
réagissaient pas non plus comme des anarchistes. “
Nous avons la force -disaient-ils- et nous ne devons pas collaborer
avec les autres. Puisque nous avons la force, notre devoir est de
nous imposer, d’aller jusqu’au bout ”. Laissons
la question de savoir s’ils avaient ou non la force. Le fait
qu’ils dussent l’imposer les emportait très loin
de l’anarchisme. Jamais où quelque chose est imposée,
il ne saurait y avoir de l’anarchisme. L’anarchisme
signifie, précisément le contraire de ce qui est imposé.
Tout ce qui n’est pas réalisé par le libre accord
n’a aucun rapport avec l’anarchisme. D’autres
fois, le langage de ceux qui réagissaient était encore
plus anti-anarchiste. “ Les minorités audacieuses –
affirmaient-ils – se sont toujours emparés du Pouvoir.
Nous sommes peut-être une minorité. Mais nous pouvons
être audacieux. Le pouvoir est là, presque dans la
rue. Courons à lui ”.
Ils ne soupçonnaient pas que ce mot : Pouvoir, était
la négation achevée de l’anarchisme. D’autres
fois, la réaction contre ce qui arrivait s’exprimait
ainsi : “ Puisque quelqu’un doit exercer la dictature,
exerçons-là ”. Inutile de souligner ce qu’il
y a d’absurde du point de vue anarchiste dans ces propos.
Tous ceux qui réagissaient ainsi, qui se croyaient fondamentalement
anti-communistes – synonyme, c’est évident d’anti-autoritaires
– tenaient, sans le savoir, un discours communiste. Et aujourd’hui,
beaucoup continuent à œuvrer qui réagissant contre
la collaboration d’hier, ne répondent pas d’une
autre façon, ni avec un autre langage, contre ce qu’ils
supposent une future inclination à collaborer. (N’est-ce
pas une telle inclinaison que tu as suspectée en moi; supposition
plus que gratuite, absurde comme tu vois ou si tu peux encore voir
?). Nous avons la force; nous sommes une minorité, mais audacieuse;
puisque quelqu’un doit exercer la dictature, exerçons
là; voilà quelques phrases que sous d’autres
formes, ils nous assènent sans cesse. Je ne sais pas ce qu’ils
attendent pour rentrer dans un Parti qui, croyant aux miracles de
la force, qui ayant comme mission la conquête du Pouvoir,
se livre aux vertus de la Dictature. Le parti Communiste serait
le plus indiqué. De même ceux qui sont nés pour
politiquer, pour endosser un uniforme, pour faire office de juge
ou pour porter un carnet de police, n’ont rien à faire
avec l’anarchisme. “ Les jeunesses barreront tout ”,
m’écris-tu dans ta lettre. Ah, si c’était
vrai! Mais j’ai peur que tu te trompes. Chez les “ Jeunesses
” que j’ai connues pendant la guerre civile, tout était
vieux, archaïque, caduc. Leur anarchisme poussiéreux
était celui de l’âge de pierre, un anarchisme
drapeau et paso-doble. Peut-être est-ce d’ailleurs pour
cela que tu leur fais confiance. Coïncidence sans doute. Si
elles ont changé, personne ne sera plus heureux que moi.
Celles que j’ai connues ne laissaient avec jouissance qu’un
auteur infect : Vargas Vila. Déclarer, ce qui est vrai, que
Vargas Vila était plus que médiocre, elles le prenaient
pour une insulte. Dans un autre domaine, je vais te conter une nouvelle
anecdote, pour que tu puisses juger, si cela t’est possible,
jusqu’à quel point elles étaient vieillottes.
L’ami intime dont je t’ai parlé précédemment,
écœuré de voir un parvenu s’exprimer à
toute heure, au nom de la C.N.T., à la Radio, à l’université,
dans les Théâtres, en tous lieux, sur l’économie,
la culture, les finances, la guerre, sur tout en fait, amoncelant
bourdes sur bourdes et couvrant par-là même l’organisation
de ridicule, mon ami donc, proposa au cours d’une réunion
privée, un rien ironiquement que l’on placarde quelques
affichettes sur les murs, avec ces simples mots : “ Aujourd’hui,
de telle heure à telle heure, le camarade X… ne parlera
pas.”Trois ou quatre membres éminents des jeunesses
assistaient à cette réunion. Plus de deux années
après, la guerre s’achevant, ils ne saluaient toujours
pas mon ami.
Je conclus. Et vois comment; en admettant qu’une collaboration
future, que tu dis ne pas désirer, ce dont je doute –
je t’ai déjà dit ce qu’un lecteur attentif
pourrait découvrir dans ta lettre -, et que je suis certain
de ne pas rechercher, serait peut-être souhaitable. Elle agirait
à la manière d’un filtre, et probablement les
quelques centaines d’anarchistes que nous restons vraiment,
se verraient encore diminués. Ce qui, tout bien considéré,
ne serait pas un préjudice. Que signifie, pour l’anarchisme,
ceux qui ne les ressentent, ni ne le connaissent ?
Fabio
[Lettre de loin a été publié par l’internationale
Nexialiste en 1980 dans la revue Nexialys]
*****************
Braise : savoir souffler
Dans un monde basé sur la dépossession, la question
de la créativité est globale. Elle demeure indissociablement
liée au trajet d’une conscience critique, préoccupée
de négatif. Lorsque la créativité est nommée,
c’est pour désigner le territoire d’un monde
nouveau. Ce qui signifie, de la manière la plus simple qui
soit, une part active aux enjeux du temps.
Un exemple parmi mille : William Blake (prisons are built with
stones of law. Brothels with the bricks of religion) mais aussi
Coleridge et Wordsworth sont longtemps restés suspects et
surveillés par la police pour leurs engagements et leurs
défenses du mouvement révolutionnaire en France de
1780 a 1830 - le contraire d’un enthousiasme éphémère
-. Avec eux, l’idéalisme romantique a prolongé
sa perspective critique en s’affranchissant des mythes qui
sous tendent une perception « normale » du réel,
il s’est affirmé en contraire absolu de la fuite dans
l’idéal, décrivant à l’inverse
la misère et l’horreur de la révolution industrielle
britannique (Blake : chants d’innocence et d’expérience
- l’émanation du géant Albion, Wordsworth :
le prélude, Coleridge : la Pariah).
Dans cette perspective qu’y a t-il à énoncer
dans le Québec contemporain ? Rien sans doute puisque sa
littérature actuelle ne semble se préoccuper de rien
de véritablement essentiel.
Dans notre contexte social et idéologique, il est pourtant
judicieux de percevoir le bruit de nos chaînes. La littérature
pourrait y contribuer mais le caractère innovant que nous
attendons d’elle devrait combattre ses propres présupposés
et penser de temps à autre à porter atteinte, à
s’attaquer, à détruire la culture dominante.
Au Québec, c’est le contraire qui se produit. La littérature
québécoise renonce à ce qui ferait sa force,
elle entend bien profiter et conserver son financement par l’état.
Elle s’oppose par une amnésie volontaire à toute
destruction critique de ce qui fonde sa propre soumission aux conventions
idéologiques en cours. La littérature québécoise
tient le langage de l’indépendance sur différents
plans, alors que son champ d’extension, tout comme l’activité
de ceux qui la constituent, se nourrit d’une totale dépendance.
Comme nécessaire viatique d’une culture qui se fait,
forte d’une autonomie linguistique dans un monde anglophone,
elle semble se positionner en dehors de toute remise en cause radicale
d’elle-même, critique pourtant vitale. Sans doute rendue
définitivement intouchable par l’écran d’un
peuple qui s’est reconquis aussi à travers l’émergence
de sa littérature.
Pourtant, la littérature québécoise contemporaine,
objet de notre attention, sollicite une démarche cruciale
qui ne soit pas stoppée devant la peur de la liberté,
devant la lumière morte d’un nationalisme étincelant
aux fausses fenêtres béantes sur des idées flétries
en trompe l’œil.
Constatons un certain nombre de faits dans la sphère littéraire,
qui liés ensemble, peuvent donner au désir de changer
la vie sur le continent américain, un caractère réaliste
à l’écriture.
Les écrivains dépendent des exigences de la distribution,
du marché du livre, du degré consommable de leur thème,
et parfois de la structure et du style du livre. Ainsi se multiplient
des livres vrais, au ton de plus en plus authentique, sur l’inceste,
la religion, l’ésotérisme, les abus d’enfants
ou les inépuisables variantes du terrorisme et du complot.
Ces livres mentent sur tout y compris sur l’écriture
et sur eux-mêmes, mais ils se vendent.
La question de la forme trouve naturellement des applications
limitées dans ces perspectives imposées.
La question de la forme se pose alors dans les termes d’une
transaction commerciale, elle en devient évidemment dénaturée,
dépourvue de vision, un squelette.
La question du sens donné au contenu est, quand
à elle, évacuée.
Rabaissée à des combinaisons commerciales livre/marketing
sur des scenarii/type (espionnage, polar, best-sellers), l’édition
est conçue comme un enjeu industriel, affaires lucratives,
gros contrats, usines à fric, tirages géants, promotion
au canon, soutenus par les circuits de consommation forcés
(club, presse, TV). L’entrepreneur a remplacé l’artisan.
La technique journalistique a pris la priorité sur ce qui
devrait normalement constituer l’écriture en défiance
profonde face à des sollicitations massives occupées
à saper toute forme de résistance et de réalisation
humaine possibles. Les petits éditeurs eux-mêmes sont
régis, sous menace de disparition, aux mêmes règles.
Le produit ne s’est fait pas attendre : une littérature
bruyante, bavarde, préoccupée de l’accessoire,
dont l’écriture de futurs télés romans
constitue une forme d’accomplissement inespérée,
bloque l’accès aux véritables enjeux de l’écriture
dont le souci de changer la vie n’est pas le moindre. L’abondance
inégalée à ce jour, de livres, de titres, d’un
mouvement de consommation et de lecture jamais atteint, ne doit
pas cacher l’uniformisation du contenu de la plupart des livres
vendus. Enfin, dernière touche a l’édifice,
les grands réseaux de distribution contrôlent où
font pression sur la plupart des maisons d’édition
(monopole de hachette en France, Bertelsmann en RFA, Quebecor au
Québec).
L’édition diffuse une production industrielle, la
littérature formate la créativité; l’édition
suit de près l’évolution du cinéma qui
a enterré toutes ses promesses en soumettant les scénaristes
au scénario unique, au découpage publicitaire du marché
TV tout en laissant quelques miettes abusivement dénommées
art et essai afin de justifier une apparence de renouvellement.
Saucissonnage que le cinéaste Peter Watkins dénonce,
à peu près seul, dans son concept critique de monoforme[3].
Saucissonnage que personne ne dénonce du côté
de l’édition.
Il est donc plus facile, on le constate tous les jours, de vendre
au Québec des polars, des biographies et des romans de fiction
standardisés. Ces productions tendent à représenter
la norme de l’édition. Malgré ou à cause
de leurs succès, soumis comme les films télévisés,
à des lois non écrites pour le profane, et donc tronçonnés
pour rentrer de force dans des collections, évalués
selon leurs résultats commerciaux, réimprimées
ou retirées du marché, soumis aux exigences de la
distribution et des offices, mis en place selon des critères
de rentabilité, retirés de la vente selon le succès
ou l’échec, les livres finissent pilonnés au
terme d’un parcours exemplaire dévoué au commerce
plutôt qu’à exprimer une expérience créative.
Leurs auteurs pétrifiés, n’ayant rien affronté
d’essentiel, définitivement refroidis, nécrosés,
plongent dans la répétition d’une impuissance
revendiquée comme telle, à changer le cours de l’histoire.
Leur prochain livre les terrassera à nouveau, dans un grand
mouvement de formes où toute substantialité se trouvera
apparemment abolie.
Pourquoi en serait-il autrement puisque rien dans ces livres ne
remet en cause l’économie et la consommation unilatérale
dont ils dépendent ? La culture, dont l’édition
et ses livres véhiculent les valeurs, justifie, comme un
organe intégré à la domination, la violence
commune de l’aliénation actuelle ; elle le fait notamment
par les contenus de livres qui encouragent la passivité et
la résignation sociale. Cette observation est particulièrement
vraie au Québec où presque toute la littérature
québécoise semble avoir oubliée jusqu’à
l’idée de lutte, mis à part celles que l’histoire
a sanctifié après-coup, bien entendu, et qui datent.
Nous ne parlons pas des maigres résistances actuelles ou
d’autodéfenses qui sont, il est vrai plus confortables[4],
en ayant su concentrer hypnotiquement l’attention de «
personnes sociales », aux seules formes apparentes du mouvement
réel. En librairie, l’idéologie réformiste
altermondialiste se porterait bien puisqu’elle vend bien,
alors qu’elle exprime la vie suspendue, la neutralisation
de l’instant, une communauté fictive : simple désynchronisation
par rapport au monde réel.
Lutter c’est certes résister mais c’est surtout
imaginer un autre monde, proposer, discuter l’avenir, charcuter
le présent, l’inventer, le créer ; uniquement
résister sera toujours dépendre du système
en place, non pas les clés d’une guérison ni
la conquête du présent, mais le simulacre d’une
mutinerie contre ce qui, finalement, t’échappe et se
maintient sur son propre terrain. Là est la frontière
entre la signification du refus et la stabilité des accommodements.
Au Québec on a oublié que littérature = école
du soupçon.
Le centre est toujours où nous sommes, il nous faut donc
parler de la réalité de la littérature québécoise
suspendue aux financements et aux subventions des gouvernements
provincial et parfois fédéral. Ce qui n’incite
pas à l’optimisme sur sa véritable créativité
et surtout sur son impertinence et sa capacité a se renouveler.
Les lois du marché règnent dans cet univers francophone,
domaine avant tout commercial qui renégocie pourtant planétairement
les droits d’auteur en fonction non de la langue seule, mais
d’Internet, des ventes dérivées, des parutions
simultanées qui ont l’avantage de faire chuter efficacement
les coûts de production. Contradictions ?
La littérature québécoise, depuis longtemps
préoccupée de comprendre d’où elle vient,
devra sans doute apprendre à se déshériter
de toute une fausse mémoire qui correspond aux intérêts
des maîtres actuels. Elle aura à s’émanciper
de ce qui la freine pour sauver sa spécificité, afin
de survivre en toute singularité devant les perspectives
d’unification qui la menace, et cela sous une forme autre
que le produit jetable et consommable, promotion automatique du
(mauvais) télé film a venir qu’elle tend à
devenir.
Au Québec, le métier d’éditeur est,
à de rares exceptions prêts, une rente annuelle d’aides
financières diverses, de récompenses ou de petites
sinécures toujours difficiles a refuser tant l’habitude
du confort réchauffe le cœur. Un éditeur non
subventionné est un animal étrange dont la naïveté
fait gentiment sourire (il en existe pourtant paraît-il, tant
mieux. Mais se préoccupent t-ils de changer leur monde ?).
Le métier d’éditeur a eu pourtant quelques grands
seigneurs, je pense aux français Eric Losfeld, Jean-Jacques
Pauvert, Gérard Lebovici, condamnés à de multiples
reprises en france pour pornographie, débauche, etc., ou
même assassiné dans le cas de Lebovici, ce qui n’aidera
pas à dissoudre le scandale de la dépendance éditoriale
au Québec où l’histoire ou la pratique d’une
édition subversive (laquelle? On s’interroge) reste
à faire.
Posons-nous alors quelques questions anodines : une édition
financée est-elle une édition soumise ? Les éditeurs
subventionnés conçoivent-ils que le monde qui les
entoure est à leur image, un univers aplati automatiquement
reconduit, sans véritable obligation de résultat,
permettant d’éditer une vague représentation
pseudo concrète du monde, un ordre consensuel ou les limites
sont tracées une fois pour toutes ?
Il n’est pas impossible pour paraphraser Debord que l’édition
québécoise actuelle soit une des dernières
déraisons qui bloque le véritable renouveau d’un
vaste mouvement d’émancipation débordant la
seule dimension culturelle. Une littérature soumise à
l’autocensure de ses auteurs, évitant l’affrontement,
ne peut multiplier les dénégations ou même les
négations ; elle ressemble à une promenade bucolique
où cette déchéance, assumée sans culpabilité,
ne provoque ni sarcasme ni ironie salvatrice. Il semble qu’il
n’y a là rien à sauver. Devant cette littérature
suspendue entre deux seuils, sans recul et sans prise sur l’histoire,
surgie alors la seule exaltation possible, celle de faire table
rase de sa solitude mortelle, la nécessité de démanteler
les infirmités de ce réduit qui interdit irrémédiablement
un véritable destin : les compromissions, les successions
obligées, les solidarités bloquées, l’impuissance
comme dogme, la culpabilité ; toute construction a venir
y apparaît comme radicalement séparée des combats
et des crises, du cycle de la rage. La solitude de la littérature
québécoise, toujours en faux conflit de rivalité
avec sa rivale anglophone, est une traversée aveugle du désert
: elle en ressort sans avoir rien vu, ni au dehors ni en dedans
d’elle-même.
Le masque de l’ensorcellement des années 60/70, celui
d’une littérature qui se faisait alors, ce masque est
tombé. Les attentes trahies, l’illusion magique balayée,
demeure le vide actuel d’une littérature désemparée,
comprimée entre les seuils emboîtés d’une
culture sans souffle, paralysée dans le travail d’un
deuil figé, subjugué par lui-même.
Dans ce contexte, l’insoumission conserve t-elle un sens
? Il semble que non. Et donc son corollaire immédiat paraît
être le contraire de la révolte : la résignation,
l’intégration institutionnalisée à marches
forcées, le maintien du ghetto.
Les combats n’étant jamais loin du combattant, considérons
tout aussi rapidement l’auteur. Il se distingue de plus en
plus mal des valeurs éditoriales décrites plus haut
tant celles-ci deviennent le paysage même. L’accession
à un revenu régulier (le souci légitime de
survivre dans une économie libérale) n’est pas
forcément antinomique avec une créativité de
qualité, insolente, prolifique, polémique où
même tournée vers l’exploration du silence. Cette
recherche peut même générer ses propres lois
avec bonheur. Toutefois, la conquête acrobatique d’une
rente mute assez vite en esprit de carrière, façonne
un esprit qui flirte avec la déchéance par la course
aux places tièdes et a la distribution des bourses (Sodec,
conseil des arts, programmes divers, etc. Mais aussi salon du livre,
festival, concours divers, subventions, bourses, mécénat
d’entreprise). Cela ne serait pas si grave si derrière
l’amertume d’un tel constat la contagion du changement,
la tentation du détournement oeuvraient souterrainement ;
en vérité, récusant toute inversion du positif
en négatif, seuls de médiocres titres de crédit
parviennent à parsemer un tel résultat littéraire
au goût de cendre, façonné par des couches de
servilité et de realpolitik.
Connaissance des règles du jeu, gains et actions, rapports
entre intolérable, pitié, colère ? L’idée
de toucher du doigt les équivalences modernes de ces rapports
détournés vers les loisirs de masse, nous effraie
quelque peu. Un peu en dessous des aménagements monotones
de ce décor d’intégration, une véritable
créativité cherche pourtant à exister. Elle
contient aussi bien les poètes de rue, les fous littéraires
que tous les insurgés de l’écriture sans exclusive
qui décrivent à leurs façons des moments de
liberté et les moyens d’y accéder. Tous absents
des productions actuelles.
La critique littéraire à son tour rejette toute illusion
sur le constat : « Le héros des lumières, le
créateur de l’esprit qui faisait de la propriété
littéraire la plus sublime des propriétés,
consacrée non seulement par un droit patrimonial limité
dans la durée mais par un droit moral perpétuel, l’auteur
a cédé du terrain a, comme on dit, un « fournisseur
de contenus », et c’est en tant que tel qu’il
réclame que ses copyrights lui soient régulièrement
versés.[5] »
L’auteur liquéfié, asphyxié, vendu,
disparaît, réduit au consommable. Victoire de dupes.
On lui dit qu’il a de la sensibilité, qu’il est
poète, qu’il est auteur alors qu’il peuple de
figures de style un mode de domination basé sur la paralysie
du plus grand nombre.
Adorno traquait il y a encore peu « …ce qui reste et
résiste, les thèmes, véritables idées
qui ont surgi comme des comètes et s’affirment, au-delà
de toute immanence dans la forme… ». Il parlait de la
vérité même en musique, mais dérivons
avec lui et tout aussi rapidement vers l’écriture.
Où sont les thèmes, les idées véritables
qui restent, qui résistent dans l’écriture au
laminage de la littérature? Où commence, ou s’arrête
la vérité dans l’écriture ?
Dans la littérature de masse ou dans l’expérimentation
d’un processus créatif d’émancipation
social dont l’écriture n’est qu’une des
facettes ?
Détournement de l’impuissance, processus du conflit
qui met profondément en cause le principe autoritaire des
relations sociales ainsi que les notions du temps et de l’histoire
qui prévalent actuellement quelles que soient les formes
explorées et la manière de le faire, la créativité
conclut elle-même : ne raisonne pas des deux côtés
(William Blake).
On parle de l’engagement en littérature sans toujours
envisager son point d’arrivée et son point d’origine.
L’engagement étant souvent perçu quasi sociologiquement
(cerné dans le fameux champ de l’écrivain de
Bourdieu) pour dissiper les doutes en paliers successifs d’une
posture citoyenne où l’écrivain/essayiste/philosophe,
militant messianique, professe des actes de foi définitifs
mais se préoccupe plus rarement de leur adjoindre une pratique
appropriée. Il est vrai qu’une littérature engagée
se définit maintenant de façon équivoque, et
d’équivoque dangereuse, aux effets-retours imprévisibles,
compte tenu de la valeur éthique accordée au témoignage
d’une écriture de plus en plus dévalorisée
et du rôle des auteurs, otages de la consommation aliénée.
L’engagement ne prend son sens que dans l’agencement
de rapports mutuels entre vérité et liberté.
Les formes de l’écriture permettent-elles encore de
relier ces vecteurs en un usage insurrectionnel qui se méfierait
de toute pensée magique ? Ce n’est pas certain mais
ça vaut le coup d’essayer car l’écriture
matérialise parfois ces liens en ajustant inlassablement
une prise concrète sur un imaginaire préoccupé
de se réaliser et sans qui elle ne saurait rien. Débordant
l’univers fictif afin d’accéder au réel,
l’engagement apparaît, en quelque sorte, préexistant
à l’écriture, il se conçoit comme cette
force viscérale qui permet d’éprouver la vie
à chaque moment de l’écriture si elle est création.
Cette puissance est rarement envisagée du point de vue de
la sensibilité intrinsèque à la vision poétique,
du renversement de perspective qu’elle suppose, d’une
remise en cause radicale, d’une critique unitaire de la réalité
perceptible grâce à l’intensité imaginative.
Dans l’écriture comme rupture, on doute, jamais stabilisé
sociologiquement. Il ne s’agit pas de trouver (retrouver ou
affirmer) la nature propre à l’homme mais de chercher
à l’élargir en accentuant son mouvement intérieur
vers d’innombrables réalités possibles, et si
cette tension vers l’émancipation n’existe pas,
c’est qu’il s’agit de sa naissance, de son ardeur
inaltérable à dépasser la volonté frustrée,
avant que celle-ci ne s’éloigne ou s’endorme
pour de bon. Dans cette perspective sensible, l’engagement
devient une richesse accumulée, concentrée, qui pour
échapper à la dilapidation est soudain tenue de réaliser
ses propres promesses, en littérature comme ailleurs.
Les termes du conflit (la réalité comme prison, la
liberté du rêve) étant présents autour
de nous depuis longtemps, imprégnés en nous de multiples
façons, nous demeurons porteurs et reproducteurs des contradictions
installées au cœur des espérances qui résultent
de nos convictions. Ne pas se résigner consiste à
vérifier pratiquement la portée exacte de nos perceptions
sous la forme de pensées en actes, de corporéité
consciente, d’écrits revendiquant explicitement la
construction de nos rêves. Poser ce mouvement de construction
en termes de réalisation pratique c’est aussi le soumettre
à la loi du possible (implication sociale en avant) de façon
éminemment expérimentale.
Le besoin de « changer la vie » n’est pas nouveau,
il est même irréversible pour les poètes et
Rimbaud a démontré que ce besoin s’articule
en dehors de toute voie rationnelle en exprimant les puissances
obscures, intuitives, oubliées même, du rêve
avec lesquelles la poésie absorbe et déborde la vie
inquiète.
Une littérature contemporaine, maléfique et lucide,
véritablement poétique, devrait traquer l’état
de mensonge de cette irréalité quotidienne où
l’être réel n’est plus nécessaire,
conditionné par des rôles et des images qui le séquestrent
dans une survie améliorée. Cette littérature
chercherait à révéler l’image véritable
du mensonge comme séparation, peur, éloignement, perte,
absence dans la réalité prescrite. Cette littérature
se maintiendrait comme un combat malgré les conditions de
diffusions modernes de la pensée en kit vendue en supermarché.
Elle se situerait, c’est entendu, en dehors d’elle.
Dans l’histoire, les exemples des obsessions de cette littérature
ne manquent pas. Les écrivains et poètes russes emprisonnés,
exilés, exécutés sous Staline, les mêmes
chinois sous Mao, d’autres tout aussi identiques, juifs ou
allemands sous Hitler, sans oublier Garcia Lorca ou Giordano bruno.
Mais beaucoup ont survécu (Nougé, Krauss, Debord,
Brodsky, Sade, S.Butler) et c’est à leurs côtés
que nous nous rangeons résolument afin de conserver à
notre vie ses indispensables aspects ludiques et éviter toute
séduction outrageusement romantique ou sacrificielle.
Chaque système politique a ainsi détruit une littérature
éloignée du conformisme qui mettait en question son
pouvoir, qui ramenait l’être humain au centre de la
vie, qui détectait le mensonge même masqué.
Dans notre début de XXIe siècle, au Québec
comme ailleurs, c’est maintenant la littérature elle-même
(des auteurs aux éditeurs) qui courbe la tête devant
le politique parce que c’est là que résident
son salaire et sa perpétuation. On peut réfuter ces
remarques en affirmant que tout dépend du contexte dés
lors que dans ce tout, les apparentements divergent en temps, en
histoire, en culture. Mais je parle ici d’un dénominateur
commun : l’espace révélé par la poésie,
l’écriture justifiée dans la certitude de son
sens universel : ce qui manque, le désaveu de la fatalité,
la création comme révolte, la revendication d’un
monde non fini en invoquant la vérité infinie du rêve
comme re-création. Cet envahissement ne peut se limiter aux
temps, à l’histoire, aux modes culturelles partielles,
à un narcissisme malheureux. Le pouvoir incantatoire du rêve
de réalisation et d’universalité, subversif
par essence, exerce ses influences comme correction du présent
et conscience d’un futur émancipé dès
lors qu’il devient partagé. Lorsque la littérature
prend le risque de se construire comme un espace de liberté,
elle lutte contre le mensonge installé en vérité,
un mensonge mille fois perceptible dans les comportements, transmué
en illusion incessante du vécu, mensonge de la vie assiégée
de souffrances et de morts, de ruines et de pertes, de maladies
et d’errances. Elle lutte contre le spectacle et n’accumule
plus de retard sur l’intelligence en cours.
Il existe plusieurs façons de ruser avec la réalité
tout en restant lucide. La question est la suivante : comment abattre
les murs d’un consensus basé sur la menace et la mystification
et laisser le champ libre a la créativité ? La littérature
nord américaine et francophone a des ennemis qu’elle
ne peut ignorer, il lui faut alors les désigner.
Il importe de faciliter l’apparition et la systématisation,
sur tous les fronts de la guerre en cours, d’une critique
terroriste socialement inacceptable.
Runrunshaw
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Giorgio Cesarano (1928-1975)
D’abord inscrit au PCI, Giorgio Cesarano travaille comme
chroniqueur à "L'Unità", "Il Tempo",
il "Corriere Lombardo". Sera expulsé du PCI pour
déviation. Participe à l’occupation de la Triennale
de Milan. Sa rencontre avec les thèses situationnistes et
le communisme de conseils le classe dans la frange la plus radicale
de la théorie révolutionnaire. À la suite de
l’attentat meurtrier à la foire Campionaria et à
la Gare Centrale de Milan, il sera accusé avec les anarchistes
Gallieri, Fallisi et Bertoli. Emprisonné trois jours en isolement,
il sera libéré faute de preuves.
En 1969, avec Joe Fallisi, Eddie Ginosa et autres il forme la cellule
milanaise du groupe "Ludd – Conseils Prolétariens".
Immédiate compréhension et dénonciation de
la matrice et des intentions reliées au massacre de Piazza
Fontana dans le pamphlet Bombe, sangue, capitale (Bombes, sang,
capitale). Part vivre à Pieve di Compito, province de Lucca,
afin d’y constituer une commune ouverte et de pratiquer une
nouvelle expérience de vie quotidienne. Avec Joe Fallisi,
Gianoberto Gallieri et Eddie Ginosa il écrit Tattica estrategia
del capitalismo avanzato nelle sue linee di tendenza (Tactique et
stratégie du capitalisme avancé dans ses lignes directrices).
Il commence à rédiger Per la critica dell'utopia capitalista
(Pour la critique de l'utopie capitaliste), qui est devenu par la
suite l'oeuvre inachevée intitulée Critica dell'utopia
capitale (Critique de l'utopie capitale). En 1973 il publie Apocalisse
e rivoluzione (Apocalypse et révolution), signé avec
Gianni Collu, et l'année suivante le Manuale di sopravvivenza
(Manuel de survie[6]). Avec Piero Coppo et Fallisi, il écrit
le pamphlet Cronaca di un ballo mascherato (Chronique d'un bal masqué).
En 1975 il écrit Provocazione (Provocation) pour présenter
la cellule homonyme.
Il se suicide en se tirant une balle dans le coeur.
L’influence de Giorgio Cesarano sur le Mouvement italien
des années 70, de « l’Autonomie » aux groupes
de la mouvance situationniste, fut déterminante. À
la croisée des trajectoires anarchiste, conseilliste et situationniste,
Cesarano fut aussi influencée par les approches psychanalytiques
et notamment l’antipsychiatrie. Le Manuel de survie, un de
ses rares écrits traduits en Français, règle
les comptes avec Bataille et Cooper.
Le texte présenté est une condamnation fondamentale
du terrorisme qui sévissait alors en Italie. « Contre
le terrorisme, pour un dépassement définitif de l’idéologie
politique, il met en évidence les termes réels, dans
lesquels émerge la vraie guerre, qui ne soient plus sujets
à mystification.[7] ». Il identifie cette mystification
« à l’éternisation des batailles fictives,
au sacrifice de soi, aux valeurs d’exorcismes » par
rapport à ce que pourrait être un projet révolutionnaire
véritablement subversif porteur d’une dimension humaine.
Écrit en 1975, c’est à dire au moment où
la lutte armée en Italie n’était pas seulement
un discours mais une réalité sociale, il dénonce
le vide d’une pensée de la violence et son absence
de stratégie pour les groupes entrés dans le terrorisme
« comme on entre en religion » et qui continuaient à
se revendiquer d’un projet communiste.
**************
Ce que taire ne se peut
1 Si la «liberté» dont on parle en prison, c’est
seulement le rêve d’une chose; si le rêve réfléchit
la prison où il se forme pour la nier, il est tout ce qui
ne peut se réduire à la prison où à
son simple renversement illusoire : l’insurrection, la sortie
en armes, la destruction de la prison, sont les faits qui traduisent
en langage vrai la qualité recluse dans l’affabulation,
le projet. Les «théories révolutionnaires»,
prise au dépourvu par l’impatience, ont toujours disposés
de précaires théorèmes de couverture sur «tout»
ce que l’ordre carcéral interdit de penser. Mais leur
taux d’erreur, brutalement répandu dans l'histoire
en traînées sanglantes, ne témoigne pas de quelques
fatalités de l’échec, pré constitué
dans la fragilité d’une pensée séparée
de ce qu’elle invoque. Si l’impatience ne venait pas
surcharger le tourment de la prison, il n’y aurait plus qu’à
imaginer, privé de voix, la magique parole annonciatrice
du fait pur, de la révolution hors d’atteinte. Ce qu’exprime
le discours révolutionnaire ne peut trouver la paix de «l’exactitude»
dont s’illusionne depuis toujours le regard scientifique :
dans l’impatience se manifeste une critique pratique du discours
exhaustif, par laquelle l’urgence du désir va au delà
de ses retombées dans le soupirail du logos.
2 Ce que le désir n'amène pas à se saisir
de son vrai, la souffrance du manque le dénonce. Les illusions
sont alors ce qui tombe. Pas plus que le désir de communisme
ne garantit la pertinence, ni la cohérence du moment théorétique,
celui-ci ne saurait se laisser aller à l’oubli de ses
drastiques exigences sans les trahir par cette démission.
La faim qui n’obtient pas ce qu’elle désir ne
doit pas être livrée à la mainmise des chefs
en idéologie; ces derniers en viendraient-ils à l’oublier
- mais ils se le reprochent mutuellement entre eux ! - ils n’ont
d’ailleurs à proposer que des assiettes vides. Ce que
les communistes ont en commun n’est renfermé, objectivé
en aucun texte; entretenant néanmoins avec tout texte subversif
un rapport fait, non de quelque correspondance sémantique,
mais de cohérence avec la passion. L’atomisation du
contexte social promeut une exécration reconnaissable à
son syndrome généralisé : de là vient
l’acuité phobique avec laquelle «théoriciens»
et cénacles d’auteurs, reconnaissent in primis dans
le «produit» des autres, les termes de l’insolvable.
Le formalisme du sémantème, le culte maniaque de «l’exactitude»
chirurgicale ne saisissent ainsi dans l’expression subjective
que l’écho du pouvoir, et taisent le timbre profond
du sound and fury commun. L’intimisme des cercles pressés
autour du fourneau de la revue, du texte, du beau geste quotidien
tente de se propulser comme qualité du diffèrent,
quand témérairement, il ne se donne pas pour le colmatage
in vitro du vide social sur lequel il s’efforce de trancher,
pour mieux en dissimuler l’obsession angoissée, pour
en adoucir la souffrance.
3 Autant la praxis est autre que simple vérification de
l’erreur théorique, autant l’exigence qui s’y
incarne, de se saisir de son être vrai, marque, jusque dans
ses retombées et ses erreurs, la communion d’ensemble
d’intentions et de conditions, la force tout à la fois
du caractère factice qui l'emprisonne, et du désir
qui l’outrepasse et le nie. L’erreur ne se situe pas
dans le moment projectuel du procès révolutionnaire,
et pas avantage l'expérience vivante qui la reconnaît
ne saurait accepter de la subir comme intrinsèque au projet
de subversion; l’erreur s’insinue, dans les vicissitudes
de la lutte, que cette part de faux qui est dans un rapport de connexion
avec toute la revendication de subjectivité, partout où
celle-ci prétend être immédiatement alors qu’elle
ne peut que se posséder dans la médiateté de
la préfiguration. Quand cette médiateté est
rompue, se met en oeuvre le mouvement réel, le dépassement
des illusions, de l'espérance, de la «conscience»
à odeur de croyance, héritière de la fascination
exercée par les doctrines de salut. La négation de
l’existant ne s’est jamais réduite à un
simple renversement spéculaire : la tension vers le possible
est le signe d’une irréductibilité constitutive.
Le procès révolutionnaire ne saurait atteindre la
paix de la lourdeur critique, ce décalque du négatif,
sans sacrifier sa qualité à l’être-ainsi
du monde, sans renoncer à ce qui fait sa substance : le désir
d’un monde vrai.
C'est la différence qui rend le discours révolutionnaire
irréductible à l’erreur qu’il paie dans
sa constitution comme discours; c’est là l’opposition
excessive qui rend la subversion inidentique à ce qu’elle
nie, et non assimilable en lui.
4 L’erreur des théorèmes révolutionnaires
historiques, que n’a pas enterrée l’errance de
la praxis, allonge son ombre sur la mutilation qui, dans l’immédiat,
prive la critique d’une praxis cohérente sur le terrain
de la violence. La théorisation par excès (achevée
dans les utopies dites «concrètes»), partout
où le manque de «sujet révolutionnaire»
poussait la théorie à la mise en place de systèmes
compensatoires, n’a pas reflété l'excès
de l’opposition (le dépassement violent de l’identité
imposée par le règne du sens mort), mais s’est
au contraire enracinée sur le terrain de l’identité
constituée, dés lors qu’elle a envisagé
l’avenir comme vérifiant un projet intellectuel. La
violence des rapports de production brise toute illusion systématrice,
en réalisant de facto l’hégémonie de
leur esprit comme «sujet» du social et en réduisant
le manque à soi de chacun à s’y conformer à
refléter dans son tronçonnement, la composition organique
du capital dominant : l’antagonisme et sa violence alors intériorisés
comme identité problématisée. Face à
la totalisation matérielle à l’oeuvre dans la
domination du capital, le moment théorétique est contraint
de représenter le manque de sujet révolutionnaire
et de sa violence sous forme de distance par rapport à la
«totalité» conçue comme «préfiguration
abstraite» (au positif comme au négatif) d’un
communisme se réalisant sans transition. Dans ce mouvement,
ou bien la violence est «ajournée» ou bien elle
apparaît comme totalement intégrée aux modes
de production de l’existant : arrachée à la
classe et donnée en dépôt au révolutionnaire
professionnel, elle fait des présences qu’elle laisse
sur le terrain, les représentations de ce qui doit se reproduire
comme inidentique, dans l’identité d’une transition
éternisée.
5 Aucune théorisation de couverture ne peut rendre à
la subversion moderne, armée contre la domination trans-économique
du capital, les formes historicisées de la violence, expression
en droite ligne de la critique de l’économie politique.
Nous ne sommes pas les héritiers des «révolutions
vaincues». Notre subversion se déclenche à partir
d’une discontinuité. La rupture avec le passé,
qui en combat toute survie dans le présent, ne rachète
qu’ainsi celles de ses visées qui ne sont pas mortes.
Nous ne parlons pas par la voix des morts : ils ne plus peuvent
faire mieux qu’ils n’ont fait. Nous ne les reconnaîtrons
jamais mieux qu’en portant la contradiction à leurs
contradictions. Refuser la violence dramaturgique des brigadistes,
ces révolutionnaires que leur profession rend clandestins
à eux-mêmes, n’équivaut pas à une
profession symétrique de pacifisme. Le moment critique ne
peut se permettre d’ignorer la mutilation que l’histoire
lui inflige en le privant d’une violence cohérente,
qui ne soit pas fermée à son sens. Trop longtemps,
par les révolutionnaires eux mêmes, la souffrance en
a été adoucie en balançant le refus du terrorisme
par l’hypervalorisation de gestes abandonnés, fugaces,
émergés du syndrome d’une aversion devenue style
de la vie courante. Pas plus que cette dimension anecdotique de
la «violence» n’exprime davantage qu’une
symptomatologie de la perception immédiate, mais inconséquente
du négatif, sa décantation hétéronome,
ici, ne compense l’autoconscience qui lui manque, la perception
de sa propre insuffisance. A l’incendie, il ne manque le feu.
6 Si la séparation par rapport à la violence n’était
pas le vide douloureux qu’elle est, le moment de la cohérence
subversive ne serait pas ce qu’il est de la part de chacun,
l’objet d’une quête en soi et auprès des
autres : nous ne serions pas tels que nous sommes, certain seulement
de devoir dépasser, en combattant, les termes concrets d’une
totale insuffisance. Ce n’est que quand le moment pragmatique
acquiert en lui la critique de sa propre insuffisance qu’il
participe de la tension avec laquelle le moment théorétique
inclut en lui la critique de sa propre précarité.
Aucune fable «théorique» ne nous leurra plus
sur nos conditions réelles. Mais aucun drame «pratique»
ne nous réimposera plus les conditions de notre chute «fatale».
De qui n’entend pas succomber même à la terrible
hantise de sa propre impuissance, et de celui-là seulement,
il y a encore tout à attendre, et en premier lieu le dépassement
de l’impuissance.
7 La cohérence avec laquelle la «théorie critique»
(Adorno et ses proches) s’en est prise aux prétentions
systématiques (conciliantes) de la théorie ne lui
a pourtant pas permis de se défaire de la précarité
inhérente au regard théorétique, alors qu’il
lui aurait suffit de la montrer du doigt. Elle en brave le risque
qu’elle affronte en son sein même, et pose de nouveau
la philosophie tout en la rendant consciente de sa damnation. Dans
le climat de phobie qui a succédé aux spasmes de 68-69,
l’apologie désespérée de la «pratique»
s’est rapidement montrée comme un réflexe d’aversion
pour le moment théorétique. L’accent exaspéré
mis sur la gestualité rebelle occultait à ses chroniqueurs
la mutilation produite : jamais on n’aura rassemblé
autant de préceptes d’activisme et d’aventure
pour masquer les mésaventures du spontanéisme, partout
où celui-ci se postulait comme le court circuit capable d’abolir
magiquement le manque à soi réciproque de théorie
pratique et d’autoconscience critique. La tentative d’imprimer
au mouvement l’accélération de la critique (Internationale
Situationniste, Ludd : nos idées sont dans toutes les têtes)
ne suffit guère qu’à la montrer comme la qualité
de l’insuffisance qui entend ne pas s’aveugler sur elle
même.
8 Quand une pratique insuffisante se révèle incapable
de dissoudre en elle, dans la saisie de ce qui la rend vraie, la
théorie séparée, celle-ci est alors portée
à s’en écarter : elle assume sur un mode consolatoire
et rassurant sa « longue attente», se met à l’écart
auprès des sectes hérétiques. Si Bordiga ou
Adorno drapés dans leur dédaigneux adventisme, n’ont
point reconnu l’avancée - toute aveugle qu’elle
fut - du mouvement de Mai, un aspect totalement nouveau nous permet
aujourd’hui de sortir de l’impasse (n’être
ni abusés ni aveugles) contenue dans la totalisation opérée
par le Dominant, dans le caractère hétéro-dirigé
des individus privés, selon Adorno, de Surmoi, dans l’absence
de toute praxis possible, sinon comme «résistance»
chargée de tension pour le futur, mais régressive
dans sa substance. La théorie, comme «pensée
qui se pense», a pu alors se donner pour simple tâche
de refaire surface, de se distancier du Tout qui est le Faux (ou
l’espoir de s'intégrer dans les termes de quelque invariance,
au besoin restaurée en un «fil du temps» perdu
dans la réduction de la praxis de la classe ouvrière
à un moment interne du capital). Nous, aujourd’hui
harcelés par le caractère d’ultimatum rejoint
par le Dominant (sur la nature extérieure et intérieure
de l’homme) ne voulons pas tant reconnaître un point
extrême atteint par la désagrégation, l’appauvrissement
sous sa forme la plus absolue (ce qui, tout en faussant le sens
de la «crise», nous rendrait semblables aux léninistes
ou aux blanquistes, prêts à construire dans leur «être»
l’alternative et satisfaits d'hériter des abattoirs)
que la montée de ce qui reste toujours irréductible,
se présentant comme une certitude, et se profilant dans le
caractère d’ultimatum pris par la lutte, comme force
qui apparaît et s’affirme en ce point limite précis
où, de la négation et de l’homologation absolues,
nous parvient renversé, le sens des siècles d’errance
de l’humanité, comme seuil faisant jouer la différence,
moteur de la discontinuité du nouveau. Nous définissons
comme corporéité de l'espèce tout ce qui est
irréductible au peuple du capital, sûrs d’indiquer
là la réalisation en procès d’une matérialité
où est dépassée la dimension étriquée
de toute prédication, y compris la notre, dans ce qui y est
discursivement imparfait : puisque aussi bien nous sommes de l'espèce
qui a toujours parlé de liberté derrière les
murs de la prison.
9 La critique qui se laisse annihiler par sa précarité
se reproduisant, face aux dimensions ultimatoires de l’affrontement,
préfère se liquider : elle se contente désormais
d’énoncer ce minimum que tout individu radical connaît
comme la condition d’insuffisance contre laquelle bat son
désir de saisir son vrai : «le dépassement de
la politique ne laisse pas derrière lui un vide mais le développement
pratique de la critique qui est entièrement à découvrir.»
La révolution est alors «ce dont on ne saurait parler»
: fait brut par excellence, scotomisation parfaite de ce qui, inexprimable,
ne pourra manquer de se révéler mystiquement aux néo-adventistes
de la vraie foi : au delà des accidents de l’histoire,
au delà même de cet atome d’énergie où
la patience de la «pensée qui se pense», acharnée
à combattre la compréhension du négatif, investit
son pouvoir de le comprendre comme l’anticipation, non terrorisée,
de l’affirmation d’une dimension qui l’outrepasse.
Plus d’autre issue pour la critique terrorisée que
de se replier sur elle-même! Chaque «objet» échaude
sa crainte phobique de quoi que ce soit qui la mesure ou est, lorsqu’il
lui parvient, corrompu du défaut travail d’être
advenu. La police critique refoule à la frontière
passion et espèce, exhalations impures d’un événement
qui, une fois dépassé le rêve d’une chose,
ne ressemble plus en rien à la chose vue en rêve. Seule
sa propre haleine lui est encore respirable, et elle ne se risque
plus à parler que d’elle même. La métacritique
en a encore pour longtemps à parler - comme du reste n’en
ont pas encore fini les métalangages du modernisme artistique
ou «philosophique». Elle se maintient fermement dans
son site soustrait au cours de l’histoire, loin derrière,
déjà mouche prise dans l’ambre du spectacle,
pièce de musée.
10 L’ombre des fortifications aménagées par
la théorie pour que la conscience de sa précarité
ne la réduise pas au mutisme, dessine l’espace où,
plus lourdement, la métacritique biffe et rature : que sur
la révolution, on doit se taire, est le mensonge dont le
discours révolutionnaire voile la matière fécale,
déjà fossilisée mais toujours fétide,
d’une excessif recours à la conjecture. Puisque le
présent, s’il anticipe sur les développements
à venir, peut aussi bien prononcer la sanction de l’impossible
qu’il pressent déjà, le mode de pensée
qui s’interdit de lire dans le présent le devenir du
possible sanctionne sa propre impuissance, qu’il entérine
comme malédiction ontologique. C'est sans crainte d’être
compromis dans les incertitudes qui, d’ores et déjà,
sabotent la certitude de l'espèce et de son mouvement de
réalisation, que nous parlons du procès révolutionnaire
comme du mouvement réel qui tend à réaliser
l'autogène créative : l’autogestion de l’inertie
de l’existant sans se convertir en autogestion de l'esclavage.
Ce qui, dans ces formulations, tient aux conjectures élaborées
dans le passé, nous n’avons voulu ni le dissimuler
ni le poser en exergue : au regard de la critique pratique de l’examiner,
que celle-ci se rende consciente des risques qu’une dialectique
armée pour refuser sa disparition est encore contrainte à
assumer, hormis lorsqu’elle se donne le change de se libérer
du poids de l’histoire en affectant une intimité d'alcôve
avec ce dont « un gentilhomme ne saurait parler». Peu
à peu que la pénurie impose à l'économie
politique de faire le compte de ses propres limites, on pronostique
une désagrégation de l’excédent économique
dans laquelle est appelé à transcroître, sur
le mode d’un cancer, un excédent de politique : tendanciellement
l’administration socialisée de la pénurie matérielle
met fin à l’archaïque bataille autour de la distribution
des «biens» et promeut une autonomisation du politique,
forme «culturelle» (porteuse des lumières) de
la détermination et du contrôle d’une «condition
humaine» en régression. Une survie contingentée
par des lois somptuaires promet à chacun la dénotation
prochaine, hétéronome, de ses «besoins primaires».
Cela ne pourra manquer de se vérifier avec la participation
«conseilliste» de chacun des opprimés, dans une
autogestion de la misère vouée à l’intériorisation
du manque comme réaffirmation définitive du destin
originel,
11 La vraie faim est millénaire : riche déjà
d’une connaissance d’elle même qui lui permet
de s’insurger contre l’hétéronomie tendant
à la renfermer dans une limite désignée comme
l’impossible dépassement de la «condition humaine».
Le sens de l’autogenèse créatrice n’est
pas ailleurs : c’est l’autogestion généralisée,
redoublant ses coups en permanence contre toute barrière
mise à la réalisation humaine, à l’origine
en devenir de l'espèce maîtresse de ses destinées;
la lutte à outrance contre toute production, mise à
jour, de la dimension étriquée de la politique; l’abolition
violente du pouvoir des contingences administrées sur la
peau des opprimées en leur nom; la régénération,
contre le besoin, du désir, et sa reconnaissance; saisie
par la passion de vivre de ce qui la rend vraie contre toute rhétorique
de la limite, toute poétique du sacrifice. Les conditions
d’une telle lutte sont inscrites dans le désir de communisme,
lui même inscrit dans le cheminement préhistorique
: en tant que sens adversatif excédant toute identité
imposée par le pouvoir du mortuum sur ce qui est vivant;
en tant que différence entre un enchaînement mécanique
d'événements («l’histoire» des historiographes
et son alibi, la pensée linéaire) et des individus
qui y vécurent la passion de changer le monde, discontinuité
à même de briser ce qui continue et sa modélisation
cybernétique; en tant que mouvement réel.
12 L’homologation du dominant se fait d’ores et déjà
effet de miroir, et la peur du changement tronque la vision en la
concentrant sur le reflet nostalgique des «paradis perdus».
La pénurie s’accompagne de la régression, qui
est son style, tant dans la sphère des enfers individuels
que dans celle d’une socialité devenue autocritique.
De même que la psychiatrie d’avant-garde met en place
un «traitement» de la survie liant chacun au mystère
dévoilé de sa naissance-mort, la sociologie prépare
aussi une résurrection des «communautés»,
ethnies ou «races», alors que le capital a déjà
achevé leur déracinement et le gommage de leurs spécificité.
Tout laisse prévoir l’extension d’une apologétique
propre à éterniser le «moi divisé»
à la dimension d’une espèce redivisée
en «communautés». Les idéologues du capital
ne se sont pas fait faute de noter la substance subversive de l’émergence
- faiblement exorcisée par les modélisations cybernétiques
- d’une totalité réelle, vivante, à grand
peine tenue sous pression par la surface blindée de la totalisation
opérée par les modes de production capitalistes. C’est
cette réalité matérielle qui «forme»
le concept d'espèce. Et contre elle, - l’internationale
se réalisant au delà des ses schémas idéologiques
et archaïques, économico-politiques - s’arme une
fois de plus la mystification scientifique. De même que l’apologie
du moi divisé agrémente de «poésie»
des moments autonomisés dans lesquels l’individu brisé
(schizophrénie, coeur brisé) réalise sa propre
valeur en tant qu’agent du capital, renouveler le propos des
communautés séparées, pare d’une éthique
moderniste les vestiges marginalisés d’un passé
impossible à reproduire. Les sociétés immobiles,
assujetties à la domination du sacré, et arrêtées
à la nouvelle réincarnation du Verbe et du symbole,
portaient au coeur l’expression d’une spécificité
qualitative inconciliable avec l’homologation violente de
toute forme d’existence à un simple moment d’apparition
de la valeur d’échange. Le caractère «exceptionnel»
de la condition du schizophrène exprimait semblablement une
résistance contre la généralisation violente
de l’interchangeabilité des individus, comme forme
exclusive de l’adéquation à une identité
imposée socialement. Dans le renouvellement stratégique
des deux propos, ce qui se trouve aujourd’hui exhumé
est la forme, désormais vide, de la résistance particulière
à l’identité : il se pourrait ainsi que son
dépassement universel, fait de l'espèce et par là
d’une spécificité se situant au delà
de toute particularité, mouvement communiste supra-individuel,
s’arrête dans son élan et s’ensable - c’est
du moins ce qu’ils espèrent- en un nouveau labyrinthe.
Si tant est qu’il en soit besoin, la mise en jeu par la capital
de cette stratégie défensive montre à quel
point peut aller, lorsque émerge la communauté globale
et que se profile dangereusement l'espèce comme subjectivité
en procès irréductible aux traquenards du manque éternisé,
la terreur commune au gérants de tous les pouvoirs et des
administrateurs délégués du renforcement de
toutes les «polices» politiques, sous l’alibi
mystificateur des « nécessités de la lutte».
G. Cesarano, M. Serra. (1975)
******************
Note de lecture
Les fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne (juillet1936-février
1939), Antoine Gimenez et les Giménologues, coédition
L’Insomniaque & Les Giménologues, Montreuil-Marseille,
2006.[8]
Que sait-on du vécu réel des combattants révolutionnaires
dans l’Espagne de 1936 ? Peu de chose ! Trop souvent des textes,
récits ou analyses nous ont laissé sur notre faim
en décrivant un quotidien sublimé, héroïque
ou misérable, trop souvent voilé par le «politiquement
correct» nécessaire à toutes les idéologies,
même anarchiste, pour se maintenir malgré leurs résultats.
Ainsi l’idéologie officielle anarcho-syndicaliste,
celle de la C.N.T./F.A.I, a pendant longtemps justifié les
erreurs de ses dirigeants (Garcia Oliver, Federica Montseny, etc.).
De son côté, le morcellement de la diaspora des anarcho-syndicalistes
espagnols n’a pas aidé à voir clair dans les
enjeux de 36. Les problèmes de personnes ou les rivalités
internes des tendances puis les scissions de la CNT n’ont
pas facilité un regard véritablement critique et objectif
sur la période révolutionnaire dans l’Espagne
de 36.
La nécessité de justifier toute la validité
de l’engagement personnel, de glorifier le volontariat des
brigades internationales, de magnifier le souvenir sans toujours
tenir compte des tours et détours de l’histoire, de
jeter un regard positif sur un projet pourtant vaincu ont occulté
ou permis d’interpréter trop souvent romantiquement
ce que fut réellement pour la majorité des combattants
volontaires la révolution et la guerre d’Espagne.
Avec «Les fils de la nuit», la scène s’élargit.
Ici pas de discours rédempteur, nulle idéalisation,
l’insurrection, la révolution connaissent leurs propres
limites et mieux, le livre les avoue, le narrateur les constate
sans en exclure aucune. Non pas pour céder à l’auto
commisération, mais peut-être pour déborder
l’image héroïque installée en creux dans
la représentation de chaque insurrection, celle du militant
enthousiaste et irréprochable, dévoué à
une cause admirable, ancêtre d’un Che Guevara ou d’un
Marcos qui exprimerait la révolte d’une génération
tout en créant une série de mythes modernes exemplaires.
Ce livre ne se contente pas de cette solution de facilité,
au contraire il l’expulse par la matière même
de son témoignage.
Antonio Gimenez (1910-1982), d’origine italienne, a combattu
dans la colonne Durruti avec le Groupe International. Son témoignage
sans fard nous restitue de juillet 1936 à février
1939 toute la difficulté de cet énorme bouleversement
social qui tente de se maintenir et de s’affirmer au sein
des collectivités locales ou dans les organisations de combattants,
tout en s’opposant aux franquistes, aux communistes ou à
ses propres hésitations.
Gimenez ne nous cache ni les insuffisances ni les masques sanglants
de cette révolution. Des exécutions sommaires par
des «spécialistes» anarchistes de l’épuration
dans les villages libérés aux compromissions de la
C.N.T. avec le gouvernement de Largo Caballero et de Negrìn
et Prieto, Gimenez décrit la désagrégation
de la révolution sous la poussée éradicatrice
du gouvernement central de Madrid, de la Généralité
de Barcelone et des aléas de la guerre en cours.
Cela nous le savions. Il existe en effet beaucoup de témoignages
et de documents sur l’action des communistes contre les anarchistes
ou même sur les collectivisations des terres en Aragon et
en Catalogne. On sait l’impact que les décisions de
la CNT-FAI ont eu dans la légalisation des collectivisations,
légalisation qui vida de sa substance vivante le processus
révolutionnaire en cours. Gimenez nous décrit l’organisation
des villages agraires, la participation des brigades de volontaires
aux travaux des collectivités paysannes et l’extraordinaire
sens de la solidarité qui se développait alors entre
villageois ou paysans.
L’apport du témoignage de Antonio Gimenez, s’il
tient à son extraordinaire liberté de ton envers la
CNT et la réalité de la guerre, nous montre toute
la densité du vécu d’un combattant anarchiste.
Il en restitue la vraie saveur de la dimension individuelle en dehors
de tout discours plaqué. Il sait restituer les horreurs de
la guerre sur le front. Et fait important, il n’oublie pas
de parler de la présence des miliciennes dont l’historiographie
officielle a trop souvent nié l’importance considérable
et omis de mentionner le courage comme la passion amoureuse qui
les unissaient à leurs compagnons y compris sur le front
d’Aragon.
Antonio Gimenez rend un superbe hommage, non seulement comme amoureux
mais en tant que révolutionnaire, à ces miliciennes
engagées volontaires dans le groupe international et à
ces femmes espagnoles rencontrées dans les circonstances
de la guerre, pendant toutes ses années de lutte. Amoureux,
complice, toujours ému et respectueux, il nous donne la preuve
que la vie et la lutte passent toujours par le désir et la
passion. Et qu’il est vain de dissocier les objectifs du désir
dés lors qu’ils sont librement acceptés par
chaque partenaire.
L’insurrection anarchiste encourageait l’émancipation
des femmes, souhaitait l’égalité de fait entre
les sexes, sollicitait l’autonomie individuelle, une vie sexuelle
assumée, le libre choix de son compagnon ou de sa compagne,
la fin des rites matrimoniaux, des alliances arrangées. Gimenez
nous montre que ce ne furent pas seulement des mots dans l’Espagne
de 36.
Les femmes prennent, dans le témoignage de Gimenez leur
vraie place, celle qui leur revenait de droit, qu’elles ont
conquis par leur courage et leurs volontés, celle de combattantes
à part entière, de compagnes libres. Il montre bien
comment les mentalités des hommes comme des femmes se sont
métamorphosées en quelques années de lutte
dans des régions comme l’Aragon pourtant très
dépendantes de la tradition et de l’église.
Il faut citer également ses descriptions du courage des
volontaires internationaux. Leur abnégation face aux difficultés,
au manque d’armes et au peu de moyens des colonnes anarchistes.
Quotidien de misère des combattants, volonté et pragmatisme,
fatigue et hasard, chance ou malchance, Gimenez nous montre tout
l’arbitraire d’une situation qui s’avère
le contraire du romantisme révolutionnaire.
Mais ce commentaire déjà exceptionnel par sa liberté
de ton, doit beaucoup au travail de notes et de vérification
des sources de ceux qui sont à l’origine de sa publication
: les Giménologues.
Alors que le témoignage de Gimenez fait 210 pages, les notes
(remarquables et passionnantes) en font 250. Les recoupements effectués
à des fins d’authentification (accompagnées
de nombreuses photos) ainsi que le travail critique et historique
sont tout à fait remarquables et je crois d’une ampleur
inégalée dans un travail historique (militant et collectif)
si ce n’est par le non moins fameux «Maitron»
d’ailleurs utilisé à de nombreuses reprises.
Citons pour exemple les diverses hypothèses compilées
sur la mort de Durruti, l’enquête biographique sur Ruano.
Mais il faut surtout féliciter les Giménologues d’avoir
réussi à identifier dans la plupart des cas, les hommes
et les femmes que l’histoire du mouvement libertaire a souvent
ignoré, ceux et celles qui sont morts anonymement pour défendre
un idéal auquel ils s’étaient identifiés.
Citons Mimosa, Lorenzo Giua, Carlo Scolari sans oublier tous les
autres cités au fil de la narration de Gimenez. La famille
Valero Labarta qui accueillit Gimenez pendant la guerre mérite
à elle seule un hommage appuyé.
Dans les annexes, les listes des tués à la bataille
de Perdiguera, des miliciens et des combattants du group international
division Durruti, des membres du groupe «Libertà o
Morte» collaborent aussi de cet hommage général
non seulement à un homme comme Gimenez mais à tous
ceux et celles qui furent ses compagnons et compagnes et qu’il
nous fait regretter de ne pas avoir connu.
Un travail d’édition superbe à lire impérativement
complété par le site http://www.plusloin.org/gimenez/
[1] Comme l’affirme le vaste penseur Baillargeon, «
Disons que l’alliance de la gauche canadienne a été
réalisée au Couac, c’est une revue dans laquelle
on trouve donc des tendances variées. » Tendances variées
? C’est le moins qu’on puisse en dire, il suffit de
lire dans notre précédente publication TIR FIXE le
texte « La tiédeur des tièdes : Le Couac et
Normand Baillargeon » pour s’en convaincre, quant à
l’alliance de gauche….elle semble pour le moment une
assez lourde farce, limitée dans son ampleur à une
minuscule poignée d’individus.
[2] Le Couac l’est déjà en ayant accepté
dans son numéro de octobre 2006 une publicité (mais
verte admirons la nuance) de Hydro Québec.
[3] La forme centrale du langage audio visuel (le montage, la structure
narrative, etc.) utilisée par la télévision
et le cinéma commercial pour afficher leurs messages. Il
s’agit d’un barrage d’images et de sons concentrés
et montés rapidement. Cette structure modulaire continue
et fragmentée est devenue la base de presque tous les films
et émissions de TV aujourd’hui. Elle inclut des couches
compacts de musique, de discours sonores, de sons violemment heurtés
afin d’obtenir des effets de choc, de scènes saturées
de musique, de modèles de dialogues répétitifs
et rythmiques, aidés d’une camera constamment en mouvement
qui s’incline et sautille.
Peter Watkins, questionne également notre acceptation tacite
de la forme du langage actuel dans lequel tout débat public
et tout questionnement de l’impact social et culturel de cette
monoforme reste pathétiquement absent. Entrevue réalisée
par Helen Andrade le 8 janvier 2002 à Montréal, traduction
par Helen Andrade et moi-même.
[4] Parcourir pour l’exemple l’affligeant, Petit cours
d’autodéfense intellectuelle, de Normand Baillargeon,
Montréal, Lux, 2005.
[5] Revue Critique, août-septembre 2002, Copier, voler, les
plagiaires, Compagnon, Antoine, Philippe, Roger, page 590.
[6] Traduction de Benjamin Villari, Dérive 17, Paris, 1981.
[7] G.C. janvier 1975.
[8] Le livre est diffusé au Québec par La Sociale
(asociale at colba.net) et disponible à la librairie L’INSOUMISE,
2033 St Laurent Montréal. Tel: 313-3489.
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