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Origine : http://rue89.com/2007/11/23/storytelling-ces-histoires-que-construit-le-pouvoir
Avec "Storytelling", Christian Salmon signe un essai décapant
sur la nouvelle "arme de distraction massive", devenue
grâce à la mondialisation et à la férocité
cynique des communicants, l’arme de destruction rêvée
du marché: quand "l'art de raconter des histoires"
devient l’art de "formater les esprits" pour les
aliéner. Ce n’est pas de la fiction: le "storytelling"
manage le monde depuis les années 90.
Entretien.
Dans un monde où le rapport au réel oscille majoritairement
entre téléréalité et chaînes tout-info,
la fiction semble devenue une norme sous-jacente, un besoin, une
échappatoire. De nos jours, un roman ou une série
télé fonctionnent surtout s’il est "vrai"
(dilemme pour les éditeurs). Aujourd’hui, un discours
politique ne touche que s’il apparaît comme une histoire
héroïque plutôt que comme une litanie (Graal de
tous les communicants politiques).
Dans "Storytelling", l’ex-président de l’ancien
Parlement international des écrivains, Christian Salmon,
retrace la généalogie de cette nouvelle doctrine ("l'art
de raconter des histoires"), aujourd’hui devenue "arme
de distraction massive" à même non seulement de
formater notre rapport à la réalité, mais de
fabriquer le réel. Le fin du fin de la propagande du marché.
Depuis les années 90, les politiques ont mis la main sur
l’arme. "Storytelling", c’est un monde: un
polar, un manuel de résistance, un ouvrage d’analyse,
un livre d’histoire contemporaine. Une étude à
la fois très pointue et aisée d’approche. Christian
Salmon, qui connaît le réel comme la fiction, et les
chercheurs comme les écrivains, y livre un décryptage
de la communication capitaliste et politique. Qui, aujourd’hui,
ne diffèrent guère.
"Les marques s'attribuent les pouvoirs qu'avant on
cherchait dans la drogue"
Le "storytelling" est apparu dans les années 90.
Aux Etats-Unis, pour commencer. A cette période, "le
tournant narratif des sciences sociales coïncide avec l'explosion
d'Internet et les avancées des nouvelles techniques d'information
et de communication". Une nouvelle fois, la communication entre
les individus mutait.
Mais là, on allait passer du capitalisme de capitaine d’industrie
à un libéralisme sans visage devenu nomade et indolore.
Les repères cessaient d’exister. Ce n’est plus
notre rapport au monde qui allait changer, mais notre perception
du monde. C’est à ce moment que les multinationales
ont développé une stratégie consistant à
passer de la marque au logo, dans la façon de concevoir leurs
publicités. Changeant notre perception de la marque, son
pouvoir de narrativité, son attrait... et donc sa force d'impact,
et donc sa force de vente.
"Du logo, on passe aux stories", écrit Salmon.
"C'est l'avènement de la consommation comme seul rapport
au monde", "les marques s'attribuent les pouvoirs qu'autrefois
on cherchait dans la drogue, dans les mythes". L’acte
de consommer devient alors "un exercice de communication, voire
de communion, planétaire".
Auparavant, les "marketteurs" avaient pour mission de
faire de la promotion, à présent, ils doivent utiliser
leurs marques respectives pour aménager la vision du monde
que se fait le consommateur. Qui, dans le même temps, doit
faire face à la transformation du milieu du travail. Du concept
même de travail: on passe de la notion de carrière
et d’emploi à la flexibilité et à l’absence
d’emploi.
Cela va susciter une "surenchère de propositions visant
à provoquer une remobilisation émotionnelle, un regain
d'engagement" de la part des managers modernes, qui rivalisent
de trouvailles pour habituer le salarié à ce nouveau
"mode d’emploi"... passant par la consommation.
La fiction romanesque et cinématographique avait
compris ce qui se tramait
C’est alors que, dans son livre, Salmon interpelle la fiction
romanesque et cinématographique, qui selon lui avaient compris
ce qui se tramait avant même que les chercheurs n'aient ou
le formuler. Par exemple, Don De Lillo et son roman "Joueurs",
où l'auteur imaginait une entreprise dont l'objet était
le management de la douleur. Et Salmon de remarquer que certaines
phénomènes réels (les call centers indiens,
par exemple) sont des exemples même de l’évolution
d’un monde qui cherche à trouver des scénarios
réalisables plus que des solutions viables.
De Lillo -dont, au passage, le lecteur français aura des
nouvelles début 2008- a prouvé, et tous ses romans
depuis "Joueurs" l’illustrent, qu’on ne peut
plus aisément raconter des histoires dans une société
envahie de séries, de "stories", dans une civilisation
où le moi émotionnel des individus est, à présent,
récupéré et utilisé par les marketteurs
et les communicants politiques, et non plus sollicité par
les auteurs de fiction.
Nous sommes, écrit Salmon, passé dans une civilisation
"d’injonction au récit". C’est ici
le point nodal de toutes ces démonstrations.
Après le 11 Septembre, scénaristes et dirigeants
se concertent
Evidemment, le 11 Septembre est un tournant dans l’histoire
moderne. Comme une incursion de fiction dans le réel. La
réponse du pouvoir américain. Peu après l’attentat,
il y eût une réunion entre hauts responsables américaines
et quelques scénaristes (le co-scénariste d’"Apocalypse
Now", le scénariste de "Die Hard", le réalisateur
de "Grease"...), où il leur fut demandé
d’imaginer les scénarios d’une attaque terroriste
et les répliques à apporter.
Des créateurs qui travaillent sur comment prévenir
le réel... et inventer des répliques. Comme, par exemple,
la guerre. Et comment la légitimer. Cela ne vous dit rien?
C’est ici un des multiples exemples de "storytelling
de guerre" du livre. Et la France? Si "Sarkozy joue sa
présidence comme on joue dans un film", les dirigeants
sont encore au stade du bricolage en matière de storytelling.
(Voir la vidéo, tournée dans le brouhaha de la rédaction.)
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