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Origine : http://www.nonfiction.fr/article-308-une_storytelling_a_la_francaise.htm
Résumé :Christian Salmon signe un ouvrage de propagande
contre la propagande, aussi hasardeux que faux, qui a aveuglé
nombre de journalistes français. Ou le succès inattendu
d’une 'storytelling' à la française.
Nous sommes aux États-Unis en mai 1964. Quelques mois après
son élection, Lyndon Johnson prépare un discours qu’il
doit prononcer devant les étudiants de l’université
du Michigan. En quête d’un "tag" pour marquer
sa présidence, comme le "New Deal" avait caractérisé
les années Roosevelt et la "New Frontier" celles
de Kennedy, Johnson va lancer la formule "Great Society".
C’est son fidèle conseiller et "spin doctor",
Jack Valenti, lequel a découvert par hasard l’expression
dans une esquisse de discours pour un événement mineur,
qui incite Johnson à se l’approprier. Le président
la trouve si bonne, avec son large spectre, et sa capacité
à raconter une véritable "histoire", qu’il
"caressait avec tendresse cette nouvelle phrase", selon
le récit de Jack Valenti . Et Johnson de décider finalement
de construire toute sa politique autour de cette seule formule :
ce sera la "Great Society", grand récit communicationnel
qui accompagnera quelques uns des plus importants programmes sociaux,
éducatifs et culturels, ou encore les grandes lois en faveur
de l’immigration et des Noirs, et symbolise jusqu’à
aujourd’hui l’Amérique des années 1960.
Peu après, Jack Valenti sera nommé à la tête
du puissant lobby de l’industrie du cinéma hollywoodien
, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en
2004.
Anachronismes et amalgames
Cette courte histoire est, parmi d’innombrables autres, un
démenti cinglant au livre hasardeux de Christian Salmon,
Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à
formater les esprits que viennent de publier les éditions
La Découverte. Le propos de l’auteur, judicieux de
prime abord, est de retracer l’histoire de la "storytelling"
ou l’art de "raconter des histoires". C’est
à un voyage dans la "mise en fiction de la réalité"
que nous invite l’auteur, "storytelling" qui serait
apparue au cours des années 1990 dans tous les domaines,
depuis le marketing et le management, jusqu’aux médias
et à la communication politique. Largement américaine,
dans l’esprit de notre auteur, cette histoire mérite
d’être décrite avec une large loupe, à
travers les hommes politiques, le Pentagone, la guerre en Irak comme
à travers les idées et les marques. L’auteur
entend dévoiler le fil rouge secret qui relie les nouvelles
techniques de management et de communication, de gouvernance et
de divertissement, procédés qui, les nouvelles technologies
aidant, se répandent jusqu’en France.
L’hypothèse est intéressante et le sujet passionnant
mais là s’arrête l’intérêt
de l’ouvrage. Pour Christian Salmon, la "storytelling"
serait un phénomène moderne, inventé "au
milieu des années 1990". Les premiers "spin doctors"
seraient apparus sous Reagan et, tels des vases communicants, les
médias, les entreprises et les partis politiques auraient
cédé à ces techniques au point d’avoir
donné naissance à une nouvelle forme de totalitarisme
: l’Amérique contemporaine .
Le premier problème du livre, c’est qu’il méconnaît
assez largement l’histoire qu’il prétend écrire
et, déjà, passe sous silence la longue tradition de
cet "art de raconter des histoires". Un tel concentré
d’inculture sur les États-Unis est d’autant plus
frappant que cette histoire que Salmon découvre avec au moins
un siècle de retard, est bien connue. Il ne suffit pas de
lire Le Monde diplomatique, quelques livres de seconde main, consulter
abondamment Internet, et être épris de Noam Chomsky,
pour prétendre connaître l’Amérique. Christian
Salmon ne sait rien de la tradition ancienne du "storytelling"
dans l’Amérique de l’esclavage puis de la ségrégation,
dans la communauté noire, il n’a aucune idée
de l’ancienneté des clubs de "storytelling"
qui ont bercé l’histoire du Sud confédéral
et tellement marqué des villes comme Oxford dans le Mississipi
où a vécu Faulkner. Il ne sait rien non plus de la
vivacité contemporaine de "l’art de raconter des
histoires" dans le "South Side" de Chicago, dans
l’Alabama, à la Nouvelle Orléans ou à
St. Louis (Missouri). Pour lui, cette tradition apparaît dans
les années 1990 : rarement un auteur commet un anachronisme
de plus d’un siècle !
Le deuxième problème du livre c’est qu’il
construit une propagande d’extrême gauche, pour répondre
à ce qu’il prétend être une propagande
de droite extrême et cette dérive est particulièrement
visible dans le chapitre consacré à la politique.
Christian Salmon y prétend "révéler"
la vraie nature d’un totalitarisme politique qui vient et
qui est américain. Idéologue, Salmon vise Reagan,
Bush-Père et Bush-Fils. On peut être, comme lui, de
gauche, et avoir un penchant pour les démocrates, mais se
souvenir que l’art du "storytelling" a été
pratiqué avant eux par Kennedy ou Jimmy Carter. Car que faisait
Kennedy en invitant André Malraux à la Maison Blanche
et en accueillant la Joconde à la National Gallery, que faisait-il
en créant les dîners de galas de Jacky Kennedy, sinon
une mise en scène au service de l’histoire des Kennedy
? C’était quoi l’histoire de Jimmy Carter, 39ème
président des États-Unis, qui se qualifiait lui-même
avec fierté de baptiste, de "redneck" et de "peanut
farmer" (un chrétien, un péquenaud, qui est aussi
un ancien cultivateur de cacahuètes), sinon une "storytelling"
? Jimmy Carter a raconté une histoire, pour se caller dans
l’une des plus vieilles traditions américaines, celle
des petits planteurs du Sud : la terre, la Bible, les vertus des
origines.
Avec quarante ans de retard, Christian Salmon découvre que
George W. Bush est entouré de "conseillers en communication"
et, parce qu’il les appelle "spin doctors", il croit
avoir mis en lumière un phénomène nouveau.
D’ailleurs, il fait remonter leur apparition aux années
1990 (bien qu’à d’autres moments du livre, il
situe leur naissance sous Reagan en 1984). Mais que faisaient Pierre
Salinger chez Kennedy, Jack Valenti (on l’a dit) chez Johnson,
William Safire chez Nixon ou Patrick Cadell chez Jimmy Carter sinon
de la communication en tant que "spin doctors" ? Les anachronismes
et les erreurs de Christian Salmon sont innombrables.
Au-delà des références historiques –
inexistantes -, et des données factuelles – souvent
erronées –, l’ouvrage est encore plus aventureux
quant à ses jugements politiques. L’auteur hait profondément
le président Bush, et c’est son droit (on partage ici
son point de vue). Reste que ses analyses des deux élections
de Bush sont navrantes et elles rappellent celle des "verts"
américains qui ont d’autant plus pleurés la
défaite d’Al Gore, qu’ils avaient contribué,
en donnant leur voix au candidat écologiste Nader, à
faire élire George W. Bush.
Quant à l’élection de 2004, l’analyse
est encore plus simpliste. Pollué par ses lectures de The
Nation, Christian Salmon donne une version tellement biaisée
de l’élection qu’on en arriverait presque à
avoir envie de défendre Bush ! Il passe sous silence toutes
les erreurs de John Kerry et le vrai talent de Bush. Paradoxalement,
Bush a moins raconté une histoire, comme le croit l’auteur,
et à moins été porté par ses conseillers
en communication, qu’il n’a incarné une Amérique
de base, ancrée dans une histoire (qu’il confond trop
souvent avec les histoires) et qui a eu peur après le 11
septembre
On pourrait multiplier les exemples de ces analyses politiques
construites sur des amalgames grotesques et où Christian
Salmon nous recommande de veiller à ne pas confondre la série
américaine The West Wing et la vraie politique alors qu’il
est le seul à le faire ! On croirait lire un petit pamphlet
de Noam Chomsky ou de Serge Halimi. C’est quelque peu attristant
.
La frontière floue entre la réalité
et la fiction
On retrouve cette pente falsificatrice dans tous les autres chapitres
du livre. Les chapitres 2 à 4 qui concernent l’invention
du "storytelling management", de l’" économie
fiction" et le nouvel âge du capitalisme sont d’une
banalité confondante, souvent empruntés directement
à l’ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello .
Le chapitre sur la guerre en Irak est plus convaincant, mais là
encore, on n’y apprend rien de neuf : l’auteur n’a
même pas lu les livres de base - du moins ne les cite-t-il
pas - sur la critique du système Bush par temps de guerre
.
Le chapitre qui analyse la "convergence croissante entre le
Pentagone et Hollywood" est fabriqué tout entier à
partir d’anecdotes et de détails érigés
en pratiques générales. Sur la base de quelques exemples,
il déduit des théories d’ensembles comme considérer
que le Departement d’Etat américain serait de plus
en plus animé par des communiquants, alors que ses budgets
– par exemple ceux justement de la propagande culturelle –
ont été sacrifiés par George W. Bush.
Il ne suffit pas de nous asséner des citations hors de propos
de Paul Ricoeur, Gérard Genette ou Roland Barthes, pour être
écrivain. Christian Salmon qui a organisé le Parlement
des écrivains, se prend pour un intellectuel mais n’a
pas la rigueur minimale du chercheur . Il partage aussi avec le
cinéaste Lars von Trier, dont il cite souvent les films,
une haine de l’Amérique fondée sur des images
et des mythes, plutôt que sur une enquête de terrain
ou simplement la lecture des essais les plus accessibles . Mais
autant la posture critique et théorique d’un cinéaste
est-elle intéressante lorsqu’elle prétend à
une création artistique originale, autant l’analyse
d’un essayiste qui ne connaît pas son sujet est problématique.
Le dernier chapitre du livre ("L’empire de la propagande")
est, en lui-même, une bonne illustration de ce qu’est
la propagande. Décousu, accumulant des citations rapides
et des anecdotes, multipliant une nouvelle fois les amalgames (exactement
ce qu’il reproche à George W. Bush), Salmon mêle
Noam Chomsky et Viktor Klemperer (qui a fait l’analyse de
la langue du IIIème Reich) , André Schiffrin (qui
règle ses comptes dans ses livres avec le milieu de l’édition
américaine auquel il a appartenu) et Jacques Ellul (spécialiste
de la propagande) pour démontrer qu’un nouveau totalitarisme
arrive – et qu’il est américain. Il cite Walter
Benjamin et, ce faisant, il sait très bien ce qu’il
fait : les USA c’est l’Allemagne nazie en devenir.
Tout au long de son essai bâclé, Salmon dénonce
un journalisme qui "favorise une version anecdotique des évènements,
une représentation en noir et blanc de l’actualité,
et contribue comme jamais à brouiller la frontière
entre la réalité et la fiction" - et on croirait
qu’il parle de son propre livre ! Surtout, on se dit que Salmon
n’a jamais dû regarder très longtemps la télévision
ou lire les journaux américains pour raconter autant de bêtises.
Bien sûr, il y a Fox News et on sait l’influence que
la chaîne conservatrice de Rupert Murdoch a eu sur les deux
élections de Bush. Mais peut-on à ce point passer
sous silence toutes les autres chaînes, les contre-pouvoirs,
les "watch dogs", les règles déontologiques,
les grands quotidiens locaux. Noam Chomsky, à côté,
est un homme de la mesure. Quant aux sources de Salmon, elles sont
chaotiques et parcellaires. Il écrit son enquête à
partir du web et nous demande de nous méfier d’Internet
: il en est la première victime.
Un nouvel ordre narratif ?
Notre déception à la lecture du livre de Christian
Salmon, ouvrage dont nous attendions pourtant beaucoup, n’est
pas sans conséquence. Cet échec a un triple prix.
D’abord, ce livre risque de donner bonne conscience à
l’extrême gauche en la déculpabilisant de ses
responsabilités et en la dédouanant. Après
tout si Bush a gagné (et en France Nicolas Sarkozy et son
conseiller Henri Gaino, puisque Salmon, on le devine vite, veut
aussi parler de notre pays, avec la subtilité que l’on
imagine), c’est la faute de Fox News et de la "storytelling"
des médias. Or, nous savons tous que ce n’est pas si
simple. Cette déculpabilisation à bon compte a donc
un coût : celui de la vérité et celui de la
démobilisation qu’elle peut susciter. On ne peut pas
lutter puisque des forces dominent aujourd’hui l’économie
et la politique .
Ce livre est ensuite terriblement contre-productif. Plutôt
que de se concentrer sur les véritables dérives, sur
l’analyse pertinente des problèmes et sur les moyens
de les solutionner, il s’attaque à des mythes à
travers des lentilles déformantes qui nous privent de notre
capacité d’analyse et de résistance.
Enfin, l’ouvrage produit ce qu’il dénonce. Ce
n’est pas le moindre de ses paradoxes. Salmon est tellement
peu sûr de lui et de son hypothèse "story-tellisée"
qu’il la rappelle à chaque page comme par mauvaise
conscience alors qu’il se sait dans le mensonge ; à
chaque page comme pour sa rassurer, Salmon vend sa marque "storytelling"
- il l’utilise à tout bout de champ, sans aucune rigueur
scientifique. Mais il y a plus grave encore, c’est qu’en
chemin, Salmon s’est mis à croire à sa propre
histoire.
Enfin, et c’est le plus paradoxal des problèmes, il
se trouve qu’un certain nombre de journalistes français
– des Inrockuptibles au Nouvel Observateur en passant par
Le Monde –, pourtant bien intentionnés, ont rendu compte
de ce livre sans forcément en déjouer les astuces.
De sorte que des journalistes de bonne foi ont gobé son histoire
sans sourciller, peu regardants sur les références
et les faits.
C’est peut-être à cette aune que l’on
peut juger, en fin de compte, de la qualité de ce livre.
Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à
formater les esprits vient d’inventer une histoire assez largement
factice à coup d’exagérations, d’approximations
et de biais. C’est l’essai fictionnel, la nonfiction
romancée, le nouvel ordre narratif, par excellence. Et rarement
un livre aura aussi bien réussi à illustrer la théorie
qu’il prétend analyser et dénoncer. C’est
peut-être le seul vrai succès de l’entreprise.
* Disclaimer : L’auteur de cette critique a publié
en 2006 un livre chez le même éditeur.
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