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Origine : http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=437834
Culture «STORYTELLING»
Aux USA et en Europe, le monde politique et économique se
sert de l'art de raconter des histoires pour formater les esprits.
Christian Salmon décrypte cette nouvelle propagande. Hallucinant.
C'est une vaste entreprise de manipulation du réel, un véritable
hold-up de l'imagination que Christian Salmon met à jour
dans Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et
à formater les esprits. L'écrivain français
retrace la généalogie d'une nouvelle doctrine de propagande,
née aux Etats-Unis dans les années 1990, entièrement
basée sur «l'art de raconter des histoires».
De créateur de lien social et de culture, le récit
a été investi par les logiques de la communication
et du capitalisme triomphant. Et les pouvoirs politique et économique
s'en servent pour façonner une réalité conforme
à leurs objectifs.
Pour éclairer ce phénomène, Christian Salmon
ne mène pas d'enquête sur le terrain ni ne dispose
de sources de première main, mais il analyse les discours
de politiciens et de chefs d'entreprise, les articles et éditoriaux
parus dans la presse d'outre-atlantique, les ouvrages et les propos
des experts du storytelling, mises en regard avec celles de sociologues,
politologues et linguistes. Résultat: une brillante lecture
qui éclaire une stratégie proprement inquiétante.
«CAPITALISME EMOTIONNEL»
Avant d'être importées en politique, les techniques
du storytelling management ont été élaborées
dans l'univers du business, explique Salmon. Au cours des années
1990, la publicité et le «marketing des marques»
sont en crise, et les entreprises se mettent à vendre leurs
produits par le biais d'histoires, afin d'en améliorer l'image.
D'autre part, avec le développement des nouvelles technologies
de communication, l'économie s'éloigne du modèle
de production fordiste et s'organise en réseau. Souplesse,
flexibilité et gestion de projets ont remplacé stabilité,
statut, carrière. L'entreprise se met à produire des
«fictions utiles» pour assurer «aussi bien une
police des conduites qu'une pédagogie du changement».
Pour Danone, Nike, Wall Street ou Renault, il ne s'agit plus de
simplement communiquer mais de susciter l'adhésion à
un ensemble de croyances, afin de motiver les employés, accompagner
les restructurations, orienter les flux d'émotions, bref,
«créer un mythe collectif contraignant». Dans
ce nouveau «capitalisme émotionnel», les fictions
ont remplacé les faits, les chiffres et les présentations
Powerpoint, note Salmon. Qui interprète la spectaculaire
faillite d'Enron comme la conséquence d'une totale déconnexion
de son système comptable avec la réalité.
Histoires versus litanies
Empruntant aux stratégies marketing, le storytelling devient
une arme aux mains des «gourous» – grassement
payés – de la communication politique. Quelques exemples.
C'est le 11 septembre 2002, un an après les attentats, que
George W. Bush prononce son discours destiné à préparer
l'opinion publique américaine à la guerre contre l'Irak.
«D'un point de vue marketing, on ne lance pas de nouveaux
produits en août», justifie son directeur de cabinet.
Trois semaines après le 11-Septembre, Charlotte Beers, directrice
de l'agence de publicité Ogilvy, est nommée sous-secrétaire
d'Etat à la «diplomatie publique»: sa tâche
est de vendre l'image et les valeurs des Etats-Unis à l'étranger
comme on vendrait une marque. Détail piquant: en France –
où le storytelling management s'est illustré lors
d'une campagne présidentielle qui a opposé deux «sagas»
personnelles et occulté le débat de fond –,
la conseillère de campagne de Ségolène Royal
était la directrice de la filiale française d'Ogilvy.
«Nous pourrions élire n'importe quel acteur d'Hollywood
à condition qu'il ait une histoire à raconter»,
déclarait un conseiller de Bill Clinton en 2004. Les experts
en communication mettent donc en scène l'actualité
de la Maison Blanche et fournissent à la presse une «ligne
du jour», qui permet de détourner l'opinion des questions
de société tout en élaborant une fable édifiante.
Quelques jours après la défaite de son camp à
la présidentielle de 2004, le conseiller démocrate
James Carville résumait parfaitement la recette des vainqueurs:
«Les républicains disent: 'Nous allons vous protéger
des terroristes à Téhéran et des homosexuels
à Hollywood.' Nous disons: 'Nous sommes pour l'air pur, de
meilleures écoles, davantage de soins de santé.' Ils
racontent une histoire, nous récitons une litanie.»
Présentés comme une intrigue facile à comprendre,
les enjeux politiques mobilisent «des émotions comme
la peur, la solitude, le besoin de protection», note Salmon.
Les citoyens sont plongés dans un univers narratif (la croisade
contre l'Axe du mal, etc.) et invités à choisir des
héros contre des méchants. Les histoires sont beaucoup
plus excitantes que les faits et n'ont pas besoin d'être vraies.
Fox News l'a compris, tout comme la Maison Blanche qui n'hésite
pas à infiltrer de faux journalistes dans les rédactions
pour propager de fausses nouvelles... Christian Salmon montre également
les liens entre le Pentagone et Hollywood, qui met sa technologie
à disposition de l'armée – les militaires s'entraînent
sur des jeux vidéos scénarisés grandeur nature
–, tandis que les apparitions de George W. Bush sont réalisées
par un ex-producteur de télévision.
Inutile d'opposer un programme politique basé sur la réalité
des faits et des chiffres pour contrer ce marketing de «mise
en fiction»: la lutte se situe sur un plan symbolique, irrationnel.
Pour le lecteur suisse, l'analyse de Salmon éclaire indirectement
les raisons de la victoire de l'UDC aux dernières élections
fédérales.
Nouvelle ère «post-politique»
Storytelling se lit aussi comme une mise en garde. Le lyrisme d'Henri
Guaino, conseiller et plume de Nicolas Sarkozy, a créé
une véritable mythologie de la «France d'après»
et du candidat. Salmon décrit comment Sarkozy et Royal se
sont adressés aux citoyens comme à des spectateurs,
substituant au débat public «la captation des émotions
et des désirs», contribuant à «délégitimer
la politique». L'essor du storytelling dessine ainsi un nouveau
champ de luttes démocratiques, dans lequel les citoyens sont
appelés à reconquérir leurs moyens d'expression
et de narration. La résistance a commencé. Les interventions
libres sur Internet, certains discours artistiques, ce livre, en
font partie.
Note : Christian Salmon, "Storytelling", Ed. La Découverte,
2007, 213 pp. Ecrivain et membre du Centre de recherches sur les
arts et le langage du CNRS, Christian Salmon a fondé et animé
le Parlement international des écrivains de 1993 à
2003. Il a notamment publié Devenir minoritaire. Pour une
politique de la littérature, entretiens avec Joseph Hanimann
(Denoël 2003) et Verbicide (Actes Sud 2007)
Paru le Samedi 27 Octobre 2007
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