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Stopub : analyse provisoire d’un rhizome activiste
par André Gattolin, Thierry Lefebvre

Origine http://multitudes.samizdat.net/Stopub-analyse-provisoire-d-un.html

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com


Né en octobre 2003, le collectif informel Stopub a procédé depuis à une série d’attaques spectaculaires contre les espaces publicitaires de la RATP, suscitant en retour une importante vague de répression policière et judiciaire. Dans le cadre de nos recherches sur les nouvelles formes d’engagement politique, nous avons cherché à établir les origines et caractéristiques principales de cette nébuleuse, en laquelle certains observateurs ont cru voir, peut-être abusivement, une métamorphose de l’altermondialisme militant. Composé pour l’essentiel de jeunes désobéissants en quête de nouvelles formes de radicalité, Stopub, du fait de sa nature profondément rhizomique, laisse présager d’autres rebonds activistes dans un proche avenir.

Né à l’automne 2003, le collectif Stopub a connu une notoriété soudaine et un intérêt bienveillant des journalistes par la nature et l’ampleur des actions perpétrées en son nom dans le métro parisien. En drainant régulièrement des centaines d’activistes lors d’opérations commandos de recouvrement et de barbouillage des espaces publicitaires, Stopub a attiré l’attention des milieux politiques et s’est rapidement trouvé exposé à une imposante répression policière et judiciaire.

Depuis 1998, date de la création d’ATTAC, c’est le plus significatif des mouvements protestataires apparus en France qui ne se soit pas fondé en réaction directe à une mesure gouvernementale ou à un événement majeur de la vie politique nationale ou internationale. De nombreux observateurs, en manque de repères face à cette surprenante montée de la contestation anti-publicitaire l’ont, un peu rapidement, assimilé à la mouvance altermondialiste. Certes, Stopub et son aîné ATTAC partagent un fond idéologique de remise en cause de l’organisation capitaliste et ultra-libérale de notre société. Tous deux ont connu un essor rapide et une dissémination horizontale grâce à un usage militant d’Internet exacerbé. Mais le parallèle entre ces deux mouvements s’arrête là. Si, à sa naissance, ATTAC représentait un mode assez novateur d’organisation politique en France, Stopub incarne aujourd’hui une nouvelle génération de l’activisme, dont les fondements et les filiations s’apparentent davantage aux expérimentations politiques observées dans d’autres pays qu’aux pratiques hexagonales. Composé de jeunes partisans de l’action directe non-violente, le collectif Stopub se distingue par son public et ses modes opératoires. Loin d’une forme d’engagement a minima, réduite pour l’essentiel à la présence de ses membres à des débats et réunions d’information (phénomène souvent brocardé sous le terme de « tupperwarisme militant »), l’ « appartenance » à Stopub n’est ni formelle ni passive. Elle se fonde sur la participation active de chacun à des opérations illégales prenant les panneaux publicitaires pour support. Une in/organisation et un spontanéisme tellement teinté de spectacularité qu’elle vaut parfois à ce mouvement l’accusation de n’être qu’une sorte de « flash-mob éthique pour bobos », condamnée à la volatilité d’une mode.

Plongés par nos recherches au cœur des nouvelles formes d’engagement politique, nous avons voulu identifier les origines et les filiations de ce « mouvement », ainsi que ses particularités et ses caractéristiques potentiellement précurseurs, mais aussi ses faiblesses inhérentes et ses limites tant idéologiques que méthodologiques.

Histoire succincte du mouvement anti-pub en France avant Stopub

Le rejet de l’idéologie publicitaire ne date pas d’hier. La fin des années 1960 et le début des années 1970 s’avèrent particulièrement fastes pour les contestataires. C’est l’époque des essais de Jean Baudrillard, des détournements situationnistes, mais aussi des charges grand public comme l’album L’Informa-consommation de Sempé (1968) ou le film Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil de Jean Yanne (1972). Le mot « publiphobie », déjà attesté dans la littérature, est repris en chœur par des groupes pop comme Carpe Diem et Mona Lisa. Ouvrant le numéro de mai 1971 de Planète consacré à l’Internationale situationniste, Pierre Hahn écrit : « Ce sont eux qui "piratent" la publicité en la surchargeant de graffitis, ce sont eux qui savent rire de toutes les révolutions, de toutes les récupérations, [...] ce sont eux toujours qui affirment : "Nous avons fondé notre cause sur presque rien : l’insatisfaction et le désir irréductible à propos de la vie." ».

La fin de la décennie voit le reflux de cette première vague militante : nombre d’anciens contestataires basculent alors dans le camp adverse. À partir de 1979, la réussite insolente de Jacques Séguéla (Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité [...]) dope la profession. Désormais sacralisée, la publicité impose ses rites : en 1981 Jean-Marie Boursicot crée la « Nuit des Publivores », M6 lance en 1987 la première émission spécialisée (Culture Pub). La pesanteur idéologique devient telle que toute critique relève désormais d’une attitude archaïque et rétrograde.

La publicité a néanmoins mangé son pain blanc. En 1989, la naissance d’Adbusters à Vancouver re-dynamise la contestation internationale. Créée à l’initiative du documentariste Kalle Lasn, cette association d’activistes nord-américains investit le champ culturel en s’attaquant aux grandes marques et au « totalitarisme » publicitaire. En France, les débuts sont plus timides : Yvan Gradis, un jeune correcteur de sensibilité libertaire, lance en 1990 une feuille sporadique, Le Publiphobe. D’abord confidentielle, cette initiative finit par faire des émules : en 1992, Y. Gradis, François Brune et René Macaire créent « Résistance à l’Agression Publicitaire » (RAP), tandis qu’à Grenoble Pierre-Jean Delahousse fonde « Paysages de France », une association qui part en guerre, avec un certain succès, contre l’affichage sauvage. L’année 1997 marque un tournant. Dans Le Monde de l’éducation de septembre, l’académicien Michel Serres dénonce « la marée hurlante des affiches les plus horribles » et s’étonne que « le public lui-même se soumette et ne fomente jamais de réunion ni de forme de foule en proie à une ire prophétique pour détruire et brûler ces panneaux honteux et leurs auteurs au milieu ». Le pavé est lancé dans la mare et l’onde continue à se propager.

En 1999, l’institution publicitaire subit ses premières défections notables. Vincent Cheynet, ancien directeur artistique chez Publicis, crée le Comité des créatifs contre la publicité (CCCP) et lance à Lyon la revue Casseurs de pub. Relais français d’Adbusters, le CCCP répercute dans l’Hexagone plusieurs campagnes anglo-saxonnes, parmi lesquelles la Journée sans achat et la Semaine sans télé. Dès lors, la contestation ne cesse de prendre de l’ampleur. Le succès commercial du brûlot du transfuge Frédéric Beigbeder (99 francs) et celui de No Logo de la Canadienne Naomi Klein contribuent à attiser un feu contestataire qui se teinte, depuis 1999 et les événements de Seattle, d’altermondialisme.

La question du passage à l’action directe non-violente fait désormais ouvertement débat. Dès juin 1999, P.-J. Delahousse s’interroge dans sa revue Action Paysage : « [...] la radicalisation serait-elle la seule issue pour se faire entendre ? » En 2000, Y. Gradis évoque dans Le Publiphobe le droit de « légitime réponse » : « Peut-être l’heure est-elle venue de briser un tabou : les affiches ne sont pas des objets sacrés. Ces dérisoires bouts de papier sont d’autant plus scandaleux que quelques chiquenaudes suffiraient à en venir à bout. » Delahousse et Gradis avancent les propos de Michel Serres pour justifier le changement de paradigme qui s’opère peu à peu.

Le 20 janvier 2001, Y. Gradis réalise sa première « action au grand jour » : à Paris, une demi-douzaine de citoyens barbouillent cinq affiches 4x3 apposées sur le mur d’enceinte de l’hôpital Laennec. Réalisées au nez et à la barbe des pouvoirs publics, ces actions pour l’heure limitées se veulent actes de désobéissance civile et exemplaires. Répétées les mois suivants, elles se soldent par quelques interpellations sans conséquences.

Cette évolution de l’activisme anti-pub coïncide avec la multiplication des groupes réfractaires, tant à Paris qu’en province : La Meute contre la publicité sexiste, fondée en septembre 2000 à l’instigation de Florence Montreynaud ; le Collectif contre le publisexisme, issu du réseau libertaire antifasciste No Pasaran (automne 2001) ; le Collectif anti-pub, créé début 2002 par les jeunes écologistes de Chiche !... Dès 2001, un groupe informel intitulé « Jeudi, c’est publiphobie » sévit sporadiquement dans les couloirs de la RATP. Des opérations « coup de poing » sont menées par de petites équipes discrètes, mais organisées, tant au sein du réseau métropolitain qu’en extérieur. Point d’orgue de ce proto-mouvement, le dimanche 9 mars 2003, quelque 20 000 autocollants « Marre de la pub », sont apposés par une centaine d’activistes sur les trois quarts des panneaux publicitaires de la RATP.

Stopub : histoire provisoire d’une mobilisation sans précédent

Le vendredi 10 octobre 2003, la Coordination nationale des intermittents, réunie à Marseille, adopte le principe d’une « action "peinture noire" sur les panneaux de pub pour le 17 octobre, avec proposition de renouveler régulièrement l’action ». Cette initiative interprofessionnelle (« Enseignants, chômeurs, chercheurs, intermittents, personnel de santé, archéologues, précaires, fonctionnaires, étudiants, architectes, etc. ») prend place dans le cadre d’une semaine nationale d’actions contre le protocole de réforme de l’assurance-chômage. Elle s’inscrit ces « innombrables modalités de mise en cause de la société entreprise », explorées depuis quelques mois par les intermittents et, dans une moindre mesure, par les enseignants en lutte.

Le dimanche 12 octobre, à l’occasion d’un défilé musical improvisé entre le Père-Lachaise et Belleville, une centaine de manifestants recouvrent les abribus et « sucettes » Decaux de papier kraft et de slogans variés. Parallèlement, un « appel au recouvrement d’espaces publicitaires » se propage, par voie de courrier électronique, à partir d’une adresse Internet où apparaît pour la première fois la mention « Stopub ». Un tract recto verso est diffusé le 16 octobre, à l’occasion de la manifestation parisienne des intermittents qui réunit environ 3000 personnes entre Bastille et Opéra. On peut y lire : « Face à cette mainmise annoncée sur nos services publics, nous déclarons publiquement que nous allons attaquer le carburant de cette marchandisation : la publicité. Elle envahit nos espaces publics, la rue, les métros, la télévision. Elle est partout, sur nos vêtements, sur nos murs, sur notre petit écran. Résistons avec des moyens créatifs, pacifiques et légitimes. »

Le vendredi 17 octobre, à 19 h, entre 150 et 300 activistes munis de pots de peinture, de rouleaux, de pinceaux, de marqueurs et de bombes, se retrouvent Saint-Lazare, République, Place d’Italie, La Motte-Picquet, Montparnasse, Nation et Gare de l’Est. Répartis en groupes de 20 à 30 personnes, bien organisés, ils investissent pacifiquement les quais de huit lignes du métro et barbouillent systématiquement les affiches 4x3, ainsi que certains panneaux des couloirs de correspondance. Le principe général est le suivant : une grande croix noire est d’abord tracée sur toute la surface de l’affiche, puis chacun colle ou écrit ce qu’il veut. La croix noire, probablement inspirée par le manifeste First Things First 2000 d’Adbusters, sert d’élément fédérateur, libre ensuite à chacun d’y stratifier son propre désir. Aux traditionnels « Marre de la pub » et « Nique la pub », viennent désormais se greffer des aphorismes plus sophistiqués comme « L’idéal de beauté est éphémère » ou « Tu consommes, tu es une pomme ». Véritables petits chefs-d’œuvre d’art et d’expression spontanés, ces détournements vont occuper plusieurs jours l’espace public, suscitant l’intérêt de milliers d’usagers plutôt approbateurs. La régie gérante du parc publicitaire de la RATP, Métrobus, a chiffré (peut-être largement) à 2440 les affiches « dégradées » à l’occasion de cette première opération. Forte de ce succès, l’expérience est renouvelée le vendredi 7 novembre. Cette fois-ci, 300 à 600 personnes se rendent aux sept points de ralliement. Visiblement débordé, le service de sécurité de la RATP laisse faire et, toujours selon Métrobus, 3722 affiches sont barbouillées ce soir-là. Seul incident notable : vers 23 heures, un groupe de 39 activistes est interpellé par les forces de l’ordre à la sortie du métro Trinité.

Entre-temps, la RATP et sa régie publicitaire ont décidé de contre-attaquer. Le 3 novembre, une plainte contre X est déposée. Et le 6 novembre, Métrobus somme la coopérative d’hébergement Ouvaton de fermer « sans délai » le site Stopub, tout en l’assignant en vue d’obtenir les noms des responsables. Ce qui sera chose faite le 1er décembre, en application d’une ordonnance du juge des référés du tribunal de Paris. En réponse à cette procédure jugée disproportionnée, le site Stopub - désormais domicilié aux îles Tokelau (en plein océan Pacifique !) - appelle à une troisième action le vendredi 28 novembre. 800 à 1000 personnes se rendent aux différents points de rendez-vous, mais l’intervention préventive des forces de l’ordre réduit considérablement l’impact de cette opération. 790 affiches sont cependant barbouillées, et cela en dépit de près de 300 interpellations « anticipées » d’activistes, mais aussi d’observateurs, de journalistes et de badauds.

Une quatrième action se déroule le vendredi 19 décembre, à la veille des fêtes de fin d’année. Cette fois-ci, afin de déjouer le dispositif policier, quatre à cinq cents anti-pub se donnent directement rendez-vous sur les quais de seize stations. Leurs interventions, plus rapides et plus discrètes, se soldent par 2343 affiches « dégradées », toujours d’après Métrobus.

Au total, les quatre actions coordonnées de l’automne 2003 auraient abouti à la mise à mort symbolique de plus de 9000 affiches publicitaires. Un chiffre énorme au regard du faible nombre d’activistes mis à l’amende (probablement une centaine), et qui ne tient pas compte des nombreuses « répliques » décentralisées (à Rouen, Grenoble, Lyon, Caen, Montpellier, etc.), ni des opérations surprises menées par des petits groupes parisiens autonomes, adeptes de la guérilla suburbaine.

Stopub, un lieu de convergence

Cette brusque effervescence de l’activisme anti-publicitaire n’a pas surgi à l’improviste. Le contexte social pour le moins tendu de ces derniers mois a été particulièrement propice à son développement, comme nous avons pu le constater avec le rôle catalyseur des intermittents. Un autre facteur d’importance réside dans le fait que le discours sur la « décroissance raisonnée » rencontre chaque jour un écho plus favorable auprès de certaines catégories de la population, qu’il s’agisse des « intellos précaires » ou des réfractaires au système marchand. Parallèlement, le discours publicitaire et ses modes de sollicitation du public se font de plus en plus intrusifs avec l’apparition permanente de nouveaux types de supports, notamment dans le métro parisien (écrans vidéo, projections murales, affiches sonores et bientôt olfactives). Dans un environnement économique et social aggravé, l’appel à la consommation à outrance, propagé par la publicité, résonne pour un nombre croissant de personnes comme l’ultime « provocation » d’un système qui se refuse à admettre sa propre crise.

Une rapide analyse montre le caractère composite et assez fluctuant de la nébuleuse Stopub. Si la première mobilisation du 17 octobre semble reposer pour l’essentiel sur un noyau dur de militants anti-pub « historiques » et un important contingent d’intermittents et d’autonomes issus des squats artistiques, la deuxième action du 7 novembre voit un élargissement spectaculaire de cette base : des acteurs du mouvement social de mai-juin 2003 (enseignants, archéologues, etc.) et du mouvement spontané du 21 avril 2002 investissent à leur tour les quais du métro. La troisième action en partie avortée du 28 novembre est marquée par l’arrivée en masse de jeunes gens, issus des milieux étudiants (mobilisation contre la réforme LMD) mais aussi des cercles bobos de l’Est parisien (effet flash-mob). La dernière action du 19 décembre, après la répression policière du 28 novembre, voit le retour de militants plus aguerris, avec une présence remarquée des associations de chômeurs et de précaires mobilisées contre la mise en place du RMA et la remise en cause de l’ASS. Ainsi, l’activisme anti-publicitaire semble fournir un excellent exutoire aux diverses insatisfactions sociales et à leurs expressions collectives. Plusieurs manifestations récentes (d’intermittents, d’étudiants, de chômeurs ou même d’anti-nucléaires) se sont ainsi soldé par des barbouillages et arrachages spontanés, expressions d’un malaise social qui déborde largement le cadre de la contestation anti-consumériste traditionnelle.
L’analyse des tracts appelant aux diverses actions Stopub recèle également quelques glissements sémantiques intéressants. Si l’appel du 17 octobre se propose de « réinvestir [les panneaux publicitaires] de sens en créant la surprise », celui du 19 décembre précise que la « démarche n’est pas esthétique, elle est politique ». Une façon, pour le collectif, d’exorciser les soupçons de spectacularité et de se différencier des flash-mobs auxquelles certains aimeraient l’assimiler.

L’enjeu capital de l’AGCS, formulé d’une manière peu claire le 17 octobre, est explicité par le tract du 19 décembre. Il y est rappelé que « les principes qui fondent notre société, égalité, droits sociaux, vont disparaître progressivement parce qu’ils sont considérés par l’OMC comme des obstacles au commerce. Ce projet est planifié et échappe à tout contrôle démocratique. Son nom : l’Accord général sur le commerce et les services (AGCS). Début de son application : 2005. » Résolument anti-libéral, le discours de Stopub veut aussi dénoncer la « trahison » d’une génération passée « du col Mao au Rotary ». Un tract, diffusé début décembre sous le titre « Contrôle de nos identités, répressions de nos actions... et la consommation pour seule solution ? », rappelle qu’ « en mai 68, l’écrivain Jouhandeau invectivait les cohortes d’étudiants enragés défilant sous ses fenêtres d’un "rentrez chez vous, demain vous serez tous notaires !". À défaut, nombre d’entre eux devinrent publicitaires ! Une chose est sûre aujourd’hui, notre présent de précaires ne s’offrira jamais un avenir de notaires ou de publicitaires ! ». Dépassant donc la traditionnelle dénonciation anti-pub, le collectif Stopub postule une rupture générationnelle qui pourrait augurer d’autres rebonds activistes dans un avenir proche...

Stopub : forme avancée de la mutation rhizomorphe de l’activisme politique ?

Ce que le mouvement Stopub revendique explicitement à travers ses appels publics au recouvrement d’espaces publicitaires ne présente, en soi, rien de novateur. Comme cela a été montré, les techniques opératoires courantes convoquées (barbouillage des panneaux, détournement des messages, pratique de l’action directe non-violente...) ainsi que les objectifs politiques avoués (combattre la domination culturelle et sociale exercée par le libéralisme marchand, engager une ré-appropriation de l’espace public...) ont déjà eu des traductions militantes en France bien antérieures à l’apparition du mouvement.

L’ampleur soudaine prise par cette forme de contestation est, en revanche, plus étonnante, en particulier dans l’Hexagone où, depuis plus de vingt ans, les mouvements politiques ou sociaux peinent à mobiliser massivement en dehors des modes légaux de protestation que sont les pétitions, les manifestations autorisées et les grèves déclarées. En matière d’activisme et de contestation radicale, la France fait encore figure de parent pauvre de l’Europe, loin derrière l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne ou même l’Espagne.

En dépit de l’échec relatif du contre-sommet d’Évian en juin, l’année 2003 marque l’irruption de nouvelles formes d’activisme au travers du mouvement des intermittents, puis de la protestation anti-publicitaire. Cette dernière, dont une des spécificités est de ne se fonder sur aucune « base » sociologique ou catégorielle particulière, est parvenue en quelques mois à impliquer de manière active un grand nombre de personnes. Compte tenu des interpellations massives opérées par la police, des préjudices énormes avancés par Métrobus, ou encore de la multitude d’actions anti-pub rapportées par les médias à Paris et en province, on peut raisonnablement estimer qu’environ 3000 à 4000 personnes ont participé de manière concrète à ce type d’activisme durant le dernier trimestre 2003. Cette mobilisation est d’autant plus remarquable qu’elle ne semble pas imputable à une véritable « organisation » hiérarchisée et dotée de moyens logistiques significatifs, contrairement à ce que les milieux publicitaires laissent entendre dans leurs déclarations. Il est vrai que reconnaître le caractère profondément spontané du phénomène reviendrait, pour eux, à admettre l’existence d’un sentiment croissant d’exaspération d’une partie de la population à leur égard.

La mobilisation engagée sous l’étiquette Stopub est, dans son essence, fondamentalement « insaisissable ». L’existence même de cette entité appelante/interpellante n’a, dans les faits, rien de formel ni d’officiel. Il ne s’agit ni d’une association légalement déclarée, ni même, d’après nos recherches, d’une « organisation » structurée, dotée d’un centre de commandement, avec une cellule dirigeante adossée à un groupe de militants attitrés. L’absence d’existence légale de Stopub, plus qu’une forme de protection face aux démarches judiciaires et policières, correspond à un choix stratégique délibéré et caractéristique de ce que certains sociologues des nouveaux mouvements sociaux, par exemple Alberto Melucci( [1]) et Tim Jordan( [2]), qualifient de fondement du nouvel activisme : le refus d’organisation hiérarchique, voire la volonté de dés/organisation, à travers une recherche maximale d’horizontalité dans le mode de fonctionnement et de mobilisation du mouvement. Un schéma dés/organisationnel déjà rencontré en France dans la mouvance libertaire et dans certains collectifs d’agitation récents comme AARRG (Apprentis Agitateurs Réseau Résistance Global), constitué en janvier 2001 en vue de développer des actions non-violentes spectaculaires pour une autre mondialisation, ou la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France. Mais la référence la plus ancienne et la plus poussée en la matière, et à laquelle Stopub s’apparente le mieux, est celle de Reclaim The Street en Grande-Bretagne. On retrouve en effet dans les propos et les modes opératoires proclamés par Stopub, la même volonté spontanéiste, festive et politico-artistique. Stopub, comme Reclaim The Street, affiche une volonté de ré-appropriation de l’espace public, qui se traduit par des modes variés et novateurs de mobilisations faisant appel aux réseaux informels de propagation. Plusieurs articles de presse ont, à juste titre, souligné les ressemblances avec les méthodes de mobilisation en usage dans le mouvement des free-parties (appel à rassemblement relayé par le bouche-à-oreille, les SMS, les mails, les tracts et les flyers). Les entretiens que nous avons pu conduire lors des actions des 7 et 28 novembre et du 19 décembre 2003 mettent en lumière une très forte sur-représentation des 20-35 ans et une profonde hétérogénéité de provenance des participants : beaucoup sont des individus « isolés » ou viennent en petits groupes constitués sur des bases amicales et relationnelles, plutôt que sur la base d’une appartenance commune à un groupe militant. On note également dans la composition de cette population une parfaite parité entre hommes et femmes - peu fréquente dans les mouvements pratiquant l’action directe -, ainsi qu’une présence équilibrée entre des personnes déjà rompues aux pratiques militantes et des nouveaux venus dans l’activisme politique ou social.

En ce qui concerne le mode opératoire à l’œuvre lors des actions, Stopub semble, à ses débuts du moins, s’être assez largement inspiré des méthodes pratiquées par le mouvement des intermittents. Lors des deux premières actions, chaque groupe d’activistes était piloté par un « référent » ; c’est-à-dire par une personne disposant d’un minimum d’expérience en matière d’action directe non-violente, capable en principe de veiller à l’application des principes de courtoisie à l’égard des usagers et des personnels de la RATP, ainsi qu’à la non-dégradation des supports publicitaires telle qu’édictée dans l’appel. Le référent avait également pour tâche d’assurer la liaison avec une legal team en cas de problème avec les forces de l’ordre ou avec les services de la RATP. Afin de préserver d’une attention policière trop marquée ces militants plus investis que les autres, et aussi d’éviter de voir les principes de spontanéité et d’auto-organisation détournés par l’activisme professionnel ou la tentation possible de « capitainerie » par une minorité, la règle d’un renouvellement systématique des référents, d’une action à une autre, a été immédiatement établie.

Les interpellations massives du 7 et surtout du 28 novembre ont provoqué des critiques vives de la part de certains participants, qui contestèrent le principe des appels « ouverts » à de grands rassemblements pour procéder aux actions, et par conséquent le mode opératoire qui avait été défini jusqu’alors. Certains sites Internet ont largement relayé ce débat qui a conduit à une sorte de « putsch libertaire » au sein d’une mouvance anti-pub devenue moléculaire (au sens deleuzien du terme). Dès le mois de novembre 2003, plusieurs groupes « autonomes » se sont constitués et ont commencé à intervenir assez régulièrement hors des rendez-vous suscités par Stopub. L’idée d’opérer en « free-style », c’est-à-dire sans parcours préétabli, sans référent ni mise en place de legal team, s’est imposée. Au point que, lors de l’action du 19 décembre, les rédacteurs du quatrième appel Stopub ont supprimé ces trois principes, remplaçant la notion de référent par celle de « topeur » (activiste sans responsabilité particulière, uniquement censé donner le top départ de l’action). Autre évolution notable du mouvement : Robert Johnson - nom d’un bluesman américain décédé en 1938, utilisé au départ comme simple pseudonyme pour procéder à l’ouverture de certains sites auprès des hébergeurs - devient peu à peu un nom collectif que s’approprient nombre d’anti-pub pour engager ou revendiquer toute une série d’actions et d’initiatives devenues totalement métastatiques. Intronisé « grand ordonnateur des mouvements anti-pub » par la base des activistes, Robert Johnson représente, en l’absence de chef réel du mouvement, le référent ultime dont chacun peut revêtir l’identité pour s’exprimer librement dans les médias. L’analyse des propos et des déclarations rapportés en son nom témoigne de la très grande hétérogénéité - pour ne pas dire plus - de ceux qui s’en réclament.

Ainsi, divers éléments laissent aujourd’hui penser que celles ou ceux qui furent à l’origine de l’appel public du 17 octobre, ont été largement dépassés par l’ampleur et la forme que la nébuleuse anti-publicitaire a prises depuis. Stopub et la mouvance activiste qui s’en réclame fonctionnent comme une marque générique dont le brevet aurait été abandonné par ses inventeurs au plus grand bénéfice de sa multitude d’utilisateurs. Si cette ré-appropriation anarchique du mouvement par ses bases était dans l’intention théorique de ceux qui l’ont imaginée, l’importance du phénomène a sans doute dépassé leurs espérances. D’une certaine manière, Stopub « première version » s’est vue « pirater » et « déposséder » par des apprentis corsaires plus radicaux qu’elle. Cela rappelle ce qu’il advint, il y a trois ans, à Hakim Bey, figure historique de l’Internet libre et théoricien des Zones d’Autonomie Temporaire et du « terrorisme poétique( [3]) », qui fut l’objet d’un « faux », en son nom et dans son style, mis en ligne par un collectif italien d’hacktivistes post-situationnistes répondant du nom de « Luther Blissett ».

Parmi les indices accréditant la thèse d’un éclatement incontrôlé de l’appellation Stopub, et plus généralement du mouvement engagé à partir de cette « marque », on soulignera l’évolution très sensible des slogans inscrits par les activistes sur les panneaux publicitaires depuis la première action d’octobre 2003 jusqu’aux barbouillages surprises effectués dans les premières semaines de l’année 2004. Les inscriptions, presque exclusivement anti-publicitaires au départ (« Marre de la pub », « La pub tue ! », « Ni pub, ni soumis-E-s »...), ont éclaté ensuite en une multitude d’expressions protestataires, tant à l’égard du gouvernement, du Medef, de la police, que des partis politiques. Sans parler de graffitis, de plus en plus nombreux, traduisant les désirs ou les souffrances plus personnels de leurs auteurs (« Nous voulons beaucoup d’amour parce que je suis nombreux », « Pourquoi ne donnes-tu pas de tes nouvelles ? », etc.). Plus récemment, on a même vu l’apparition de tags pro-publicitaires sur certaines affiches du métro !

Difficilement analysable et « calquable » selon les grilles de lecture traditionnelles de la sociologie des mouvements sociaux, la mouvance anti-pub actuelle nécessite le recours à d’autres modèles pour tenter d’en donner une représentation provisoire. Mouvance à dimensions multiples et en perpétuelle mutation, on ne saurait pour l’heure - en empruntant encore au vocabulaire deleuzo-guattarien - qu’en esquisser une « cartographie » provisoire. La métaphore qui sied sans doute le mieux pour décrire ce mouvement est celle du « rhizome » - cette tige souterraine des plantes vivaces, au développement essentiellement horizontal, qui produit des bourgeons dans sa partie supérieure et des racines adventives dans sa partie inférieure. À plus d’un titre, l’image du rhizome est pertinente pour qualifier ce nouvel objet politique. À un niveau métaphorique simple, tout d’abord, par les analogies évidentes qu’il peut y avoir avec un mouvement de conception et de fonctionnement très libertaires. Une entité politique au développement viral, se propageant par métastases via le net notamment, et qui intervient presque exclusivement sous terre dans le réseau interconnecté du métro parisien.

Mais la parabole du rhizome trouve toute sa richesse conceptuelle dans la définition philosophico-analytique qu’en ont fait Gilles Deleuze et Félix Guattari en introduction à Mille Plateaux( [4]). En ce sens, toutes les formes de vie inter-agissantes peuvent être rhizomorphes, à condition de répondre aux principes de connexion et d’hétérogénéité entre les différents points d’un rhizome (absence de centralité ou d’unicité qui résulterait de la prévalence d’un point sur les autres), au principe de multiplicité (qui induit un changement nécessaire de nature dans l’agencement du rhizome à mesure qu’il augmente ses connexions), au principe de rupture asignifiante (qui suppose qu’une coupure ou une éradication partielle du rhizome n’en signifie pas sa fin, mais lui permet au contraire de procéder selon d’autres lignes ou d’autres directions) et un principe de cartographie (« La carte s’oppose au calque, [...] elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel »).

À défaut d’être à l’image idéale du rhizome tel que Deleuze et Guattari l’ont décrit, le « mouvement (initialement) anti-pub » qui se propage peut volontiers être qualifié d’activisme rhizomique. « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas ; il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo ». Les formes de lutte rhizomiques sont sans généalogie ; sans origines précises, ni volonté de s’instituer dans un schéma reproductif dicté par la génétique sociale. Il est bien difficile de prédire aujourd’hui ce qu’il adviendra du mouvement anti-pub dans un futur proche. Les raisons de la colère de ses activistes étaient présentes bien avant son apparition et son développement soudain. Il est possible que cette forme nouvelle de militantisme investisse à terme d’autres domaines et d’autres champs de la vie sociale. En deux siècles, le système économique libéral a, tel un rhizome, montré tant de capacité d’adaptation - depuis un capitalisme proto-industriel jusqu’au capitalisme post-fordiste actuel - qu’il ne serait pas surprenant qu’il finisse par provoquer l’apparition d’anti-corps d’une nature tout aussi mutante que lui.

D’une manière spontanée, le mouvement anti-pub, né au départ d’un rejet du discours ultra-consumériste, tend progressivement à se métamorphoser en un mouvement de reconquête de la liberté d’expression et d’intervention au sein de l’espace public. Sans craindre un néologisme lourd, on pourrait qualifier ce qui est à l’œuvre ici de « tendance remédiationniste ». Nous entendons par-là un besoin de re-créer des formes basiques et horizontales de médiation entre les individus, au sein d’une société en proie à la dissolution du lien social. Une société où le développement impressionnant de la sphère médiatique tend virtuellement et très imparfaitement à se substituer à toute forme d’échanges humains équitables, non-marchands et déchargés de spectacularité. Par le caractère injonctif de ses discours et son désir d’induire plutôt que de convaincre, la publicité focalise aujourd’hui les réactions vives de ses détracteurs, qui voient en elle une sorte d’artefact de communication où le message prodigué par l’émetteur n’autorise chez le destinataire d’autres formes d’attitude légale que l’adhésion ou l’indifférence. La notion de « droit de légitime réponse », invoquée par les anti-pub pour justifier de leur démarche, témoigne bien de cette frustration croissante face à un système qui revendique comme valeur majeure le choix de chacun et la liberté de choix, mais qui réfute fondamentalement le principe de délibération et pratique systématiquement l’injonction.


[1] Alberto MELUCCI, Challenging codes. Collective action in the information age, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

[2] Tim Jordan, Activism !, London, Reaktion Books, 2002. Trad. française : S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs..., Paris, Autrement, 2003.

[3] Hakim Bey, TAZ -Ontological Anarchy, Poetry Terrorism, 1991. Trad. française : TAZ, Zone autonome temporaire, Paris, Éd. de l’Éclat, 1997.

[4] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éd. de Minuit, 1985.

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com