"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

“Socialisme ou Barbarie”, ou la résistance à la tenaille historique
Guy Fargette
Janvier 2009


Origine : échange mails

L’histoire du groupe “Socialisme ou Barbarie” est assez connue : né en 1949 d’une scission du principal groupe trotskiste français de l’époque, sa trajectoire s’étend sur une vingtaine d’années, jusqu’à sa dissolution finale vers 1967. Ses thématiques s’enracinent dans les interminables et proliférantes discussions nées de la question russe, ou plutôt soviétique, en 1917. SouB prend sa source dans un rapport de questionnement vital avec la grande affaire de ce XXème siècle que la première guerre mondiale avait mis sur les rails.

Ce groupe a apporté à cette réflexion un éclairage tout à fait exceptionnel. Il a tout d’abord nommé la nature du problème, à savoir le surgissement d’une classe sociale dominante pratiquement ex nihilo, à partir de ce qui paraissait une révolution ouvrière.

Cette nouvelle classe exploiteuse présentait des caractéristiques tout à fait incompréhensibles dans le cadre des théories de la critique sociale issues du XIXème siècle. Et tous ceux (les marxistes mais aussi les anarchistes) qui se sont cramponnés à leur cadre de représentation du monde n’ont fait que rendre évident pour les autres les présupposés métaphysiques, para-religieux, de leur position. En un mot : pour les anarchistes, il faudrait faire venir au jour le “bon sauvage” censé gésir au sein de chaque individu, et pour les marxistes il n’y aurait qu’une seule s o u rce de mal, les échanges marchands, qui se seraient développés en un système autonome recouvrant toutes les dimensions des relations sociales.

Mais l’analyse de SouB sur la bureaucratie est allée bien au-delà : elle a détaillé les conséquences des méthodes bureaucratiques sur le projet ouvrier et par un effet en retour remarquable, s’est efforcée de mettre au jour ce que cela révélait sur ce projet, notamment à partir des aspects passés inaperçus dans les luttes sociales depuis plus d’un siècle.

Cette énigme de la bureaucratie avait été anticipée par L. Trotsky lui-même, qui considérait peu avant sa mort que si cette “caste parasitaire” survivait à la seconde guerre mondiale, épisode terminal de ce qui a représenté le grand soubresaut historique du XXème siècle, il s’agirait bel et bien d’une classe nouvelle, ce qui impliquerait de revoir l’ensemble des présupposés sur lesquels le mouvement ouvrier avait fondé son action. Ce germe de lucidité est la raison pour laquelle SouB est issu des rangs du trotskisme, et non d’autres courants qui s’étaient pourtant faits nettement moins d’illusions sur la nature effroyable de l’Union soviétique (courants du communisme de conseil, critiques dès le début des années 1920, gauche italienne, bordiguiste, en rupture dès 1926, sans oublier les courants anarchistes, opposés aux Bolchéviques dès la période de la guerre civile fondatrice de l’État soviétique, à travers les épisodes de la répression de Cronstadt et du mouvement makhnoviste en Ukraine, etc.). Mais l’ensemble de ces courants a en fait escamoté la difficulté qui se posait en se réfugiant dans une théorie du “capitalisme d’État”, et en considérant que les modes effectifs de fonctionnement du nouveau régime n’étaient que les masques contingents d’un ennemi déjà repéré.

L’originalité de SouB s’enracine dans la conviction qu’une question nouvelle se posait, à laquelle la tradition de la critique sociale ne préparait pas, et dont les conséquences, immenses, restaient à déchiffrer dans l’histoire en cours. Ce refus de la “révélation” dogmatique maintenait SouB dans l’histoire vivante.

En ne prétendant pas détenir par avance la solution de l’énigme, en reconnaissant de fait la nature concrète, pratique, de cette énigme, ce groupe, finalement très limité dans ses effectifs (comme l’indique le mauvais livre du bourdieusien Philippe Gotreaux, attaché à réduire la trajectoire des membres les plus connus de SouB à des stratégies individuelles d’accumulation de “capital social”), s’est distingué de tous les courants qui prétendaient se démarquer du naufrage “soviétique”. Il a été pratiquement le seul de son espèce à affronter la difficulté d’une façon rejetant aussi bien le repli académique que le passage à l’opposition exclusive à l’empire soviéto-asiatique menaçant le vieux monde européen. A l’encontre de toutes les calomnies stalinoïdes (Poulantzas, entres autres), SouB n’a jamais pris le parti des classes dirigeantes occidentales.

La grande caractéristique de SouB est d’avoir combattu avec fermeté et clarté, tout au long de son par- cours, la tenaille historique qui voulait que l’on dût choisir la puissance étasunienne ou l’empire soviétique, dans le cadre géopolitique de ce qui fut le troisième conflit mondial, même s’il n’accéda jamais au stade de guerre ouverte généralisée.

Cette disposition mérite d’être soulignée puisqu’elle demeure plus que jamais nécessaire. Ce type de tenaille n’a, en effet, pas disparu et se repropose désormais en des termes à peine modifiés que presque plus personne ne semble en mesure d’énoncer.

En géopolitique internationale, oligarchies occidentales contre un impérialisme musulman émietté, en attendant les heurts aves les pôles chinois et indien ; en politique intérieure, lumpen-prolétariat avide contre oligarchie insatiable. La grande question sera de savoir si ces deux tenailles, externes et internes, fusionneront en une seule, comme elles l’avaient fait à l’époque de l’Union soviétique. Cette convergence n’est pas acquise, car les principaux intéressés n’ont, pas plus que la classe ouvrière atomisée, le désir de servir de chair à guerre civile (le rêve à peine masqué des stalino-gauchistes comme des apocalyptiques djihadistes). Mais quand viendra le moment d’implosion de la société de consommation pour tous, qui peut dire comment se recomposeront les désespoirs et les détresses qui naîtront de cet immense choc anthropologique auquel rien dans le passé ne pourra se comparer ? La capacité à tenir bon dans ce genre de situation constitue le grand héritage de ceux qui se réclament du souvenir de SouB, dernier groupe vivant du mouvement ouvrier.

Si les espoirs nourris par SouB sur la nouvelle étape antibureaucratique du mouvement ouvrier se sont avérés malheureusement beaucoup trop optimistes, alors que la nature des luttes ouvrières présentait bien des éléments antibureaucratique, dans les aspirations comme dans les manières de s’organiser, force est d’admettre que les réactions ouvrières ont conservé jusqu’à aujourd’hui les traces de la malédiction bureaucratique, qui ressurgit toujours. Ces sursauts ne sont pas parvenus à s’en affranchir et ne le pourront sans doute jamais. La classe ouvrière rencontre là une limite intrinsèque de ses formes de lutte, qui évoque l’impossibilité antique de la paysannerie à s’émanciper du régime de l’oppression féodale (avec quelques exceptions, comme celle des cantons suisse, mais ceux-ci bénéficièrent de conditions géopolitiques exceptionnellement favorables à l’époque de Frédéric II de Hohenstaufen).

Il faut revenir sur l’importance accordée par SouB à l’insurrection de Budapest en 1956, sur laquelle la presque totalité des autres courants “de gauche” n’émettent que des platitudes plus ou moins pieuses, quand ils ne soutiennent pas les bouchers “soviétiques”.

L’insurrection ouvrière de Budapest en 1956, la dernière du genre où l’on ait vu cette classe ouvrière se doter d’organes de décision et de défense, ainsi que d’un programme d’action, a clos une époque plus qu’elle n’en a ouvert une autre, contrairement à ce qu’espéraient les membres de SouB, contrairement à ce que rappelle encore “La Source hongroise” de C.

Castoriadis en 1977. Les appareils bureaucratiques ont démontré qu’ils étaient assez forts pour écraser ces organes spontanés de la classe ouvrière, à la manière de ce que la bourgeoisie française avait fait à la Commune de Paris. C’est là, sans doute, que le ressort profond du mouvement ouvrier, déjà si éprouvé par les évènements contemporains de la succession des deux guerres mondiales, s’est définitivement brisé, sans que cela se remarque sur le moment.

La vague de luttes et d’évènements suivants, qui a duré jusque dans les années 1990, a été dominée par l’implosion ou l’évaporation des empires coloniaux, et la recréation, là aussi, de nouvelles formes d’oppression sociales à partir des combats de “libération”.

Mais la contradiction interne y a été infiniment moindre que celle qu’avait connue le mouvement ouvrier au moment de son apogée, quand il avait cru déboucher sur des formes enfin viables d’un nouvel ordre humain. Les nouveaux régimes post-coloniaux ont presque tous reproduit, et avec facilité, l’énigme soviétique sous une forme généralisée : la vieille question révélée par l’analyse du despotisme oriental est au fond l’arrière-plan oublié de l’histoire contemporaine, que les marxistes et les libéraux, dans leur complicité schizophrénique, croyaient vouée au “développement” mercantile et capitaliste illimité, selon le schéma provisoire et singulier de l’Ouest européen .

En dehors de son activité militante, SouB a laissé non un évangile, mais des textes qui donnent à penser e t dont on sort en général un peu moins désarmé devant le cours de l’histoire contemporaine. L e s écrits de ses membres les plus originaux, C.

Castoriadis ou C. Lefort, ont conservé ce caractère fertile, qui n’implique jamais une adhésion aveugle et encore moins des mécanismes de “foi”.Même sur leurs points de désaccord, il est assez révélateur, qu’aucun n’ait jamais eu le dernier mot, comme il convient à toute réflexion ouverte. Ils ont produit des textes avec lesquels il est d’autant plus fertile de discuter en les lisant, qu’ils sont étrangers à tout prop h é t i s m e .

C. Castoriadis a lui-même toujours éprouvé quelque difficulté à sortir de la formulation du “capitalisme bureaucratique d’État”, qui semblait impliquée par la base industrielle de cette monstrueuse société soviétique, soumise dans toutes ses dimensions à l’irradiation abominable du système concentrationnaire du goulag. Il n’est guère étonnant que ce soit l’ouvrage de C. Lefort, “La Complication” (1999), qui fournisse post festum la seule clé qui vaille : le régime soviétique fut une société industrielle fondée sur un espèce de nouveau servage, c’est pourquoi elle est restée jusqu’au bout si étrangère aux catégories que les théoriciens marxistes et libéraux s’efforcent d’appliquer à toutes les sociétés depuis le XIXème siècle.

D’un strict point de vue théorique, un tel éclairage n’a rien de particulièrement surprenant. Tout au long de l’extension de la “révolution néolithique”, des régimes sociaux extrêmement variés se sont bâtis sur des fondements matériels qui nous paraissent passablement voisins. Pourquoi une base matérielle industrielle ne supporterait-elle pas des régimes qualitativement diff é re n t s ? Le dogme marxiste l’exclut, mais de façon implicite, comme s’il y avait là un impensé lourdement significatif. Ses tenants en viennent de fait à changer silencieusement leur définition du “capitalisme”, identifié à toute forme d’industrialisation.

L’ouvrage de C. Lefort pose une question plus pertinente encore, qui rejoint les questionnements les plus incisifs de C. Castoriadis sur le “militantisme” et l’immense soubassement métaphysique qui le soustend. C. Lefort montre avec une précision redoutable que les aspirants communistes de toutes sortes recherchent au fond non la défense des opprimés, mais l’élaboration d’un pouvoir inouï dont ils seraient les hérauts et les bénéficiaires collectifs. Ce message implicite, à peine secret, du “communisme” idéologique, a constitué le moteur profond de la fascination exercée sur les individus les plus fanatisés, et à l’appartenance sociale si peu ouvrière.

Toute la trajectoire du “communisme” depuis sa première version agraire (Babeuf) jusqu’à l’intégrisme étatique et industriel du soviétisme, relève d’une dimension religieuse qui n’ose pas dire son nom.

Cette posture partage avec toute religion une caractéristique fondamentale : cristalliser un mensonge passionné. L’aveuglement devant les faits gigantesques qui auraient dû invalider instantanément le “grand mensonge” du communisme devient cohérent.

Ces régimes sont ceux qui, de loin, ont le plus opprimé et le plus massacré les ouvriers et les paysans tombés sous leur coupe. En reproduisant la grande caractéristique des sociétés de despotisme oriental (aucune opposition interne ne peut en venir à bout), ils ont suivi leur cours jusqu’à leur épuisement inertiel.

L’histoire a cependant montré qu’aucun artifice, aucune rhétorique, ne peut tenir plus de soixante ou soixante-dix ans face à des horreurs si massives, du moins tant qu’il existe des points de comparaison ailleurs. C’est pourquoi les derniers prophètes du “communisme” sont aujourd’hui si peu crédibles.

Socialisme ou Barbarie avait vu juste dans ses intuitions de fond. Le socialisme rêvé du XIXème siècle n’ayant pu s’établir, c’est bien au déploiement d’une période de barbarie à laquelle nous assistons. Mais toute forme de barbarie historique n’équivaut pas à toute autre. Il convient d’en identifier les lignes de force, et d’en saisir la dynamique pour les éventuels réveils historiques de l’avenir lointain.

Paris, le 15 février 2008


LA TRÈS SIGNIFICATIVE SURVIVANCE DES STALINO-GAUCHISTES

La survivance des stalino-gauchistes n’a rien d’un hasard malheureux. Elle est au fond la signature d'un naufrage historique qui ne veut pas passer.

L’absence de tout bilan sur le marxisme et la nature de l’URSS par ceux qui furent partie prenante de ces errements et de ces mensonges à l’époque de leur posture conquérante n’est guère étonnante : en politique, surtout là où les questions de pouvoir absolu sont en jeu, la bonne foi et l’honnêteté sont exclues par convention. Il demeure que le cours rapide des évènements dans les années 1986-1991 avait pour le moins décontenancé les vétérans de ces crimes historiques. Le désaveu populaire était si patent dans les anciens royaumes du mensonge social-historique que leurs défenseurs ont traversé une phase de silence gêné. Ils savaient très bien ce dont ils avaient été solidaires, mais cela se voyait désormais avec tant d’éclat qu’il leur était devenu difficile de “la ramener”, comme on dit en langage populaire.

Cette absence n’a nullement été mise à profit par ceux qui avaient affiché, au nom du changement social, et depuis des décennies, presque un siècle maintenant, leur dissidence vis-à-vis des horreurs du “socialisme réel”.

La plupart de ces demi-critiques ont ainsi révélé l’ampleur du soubassement idéologico-pratique qu’ils partageaient malgré tout avec le stalinisme.

On savait depuis longtemps, malgré la manière abominable dont ils avaient été traités par les m o s c o u t a i res, que les trotskistes formaient un appendice gauchisant du stalinisme (voir Willy Huhn, “Trotsky, le Staline manqué”). D’autre s courants, tels que les bordiguistes, avec leur léninisme métaphysique, ne trompaient pas grand monde non plus. Mais, l’absence de bilan intransigeant a concerné beaucoup plus que les courants ossifiés du stalino-gauchisme : ce sont au fond tous ceux qui se réfèrent au “communisme”, ce fétiche idéologique, qui ont manifesté une incapacité significative, alors que l’histoire semblait se rouvrir.

Dix-sept ans après l’évaporation du cauchemar “soviétique”, les rapports de force et d’influence au sein de ce qui s’affiche comme “critique sociale” n’ont pas changé. Les staliniens rescapés, présents surtout dans les universités occidentales et dans les appareils croupions de leurs anciens partis, se sont aperçus, sans trop y croire, qu’on les laissait vivre politiquement, que les gauchistes n’osaient pas les achever et que même les sociaux démocrates reconvertis en “sociaux-libéraux”, les traitaient avec aménité et indulgence.

Les attaques les plus vives sont venues des courants des droites officielles, qui ont mécaniquement tiré un regain apparent de vigueur, même s’ils ne font eux aussi que recycler d’anciens refrains.

Depuis quelques années, on voit donc ressurgir en France les idéologues des courants les plus indigents et les plus butors de la prétendue “critique sociale”. La référence à un idéologue aussi marqué qu’Althusser les trahit fréquemment.

Conformément au statut de l’intellectuel français, ils mêlent plusieurs genres : professeur d’université se piquant d’art et de psychanalyse, intellectuels plus ou moins médiatiques, etc., qui accommodent avec constance de très vieilles recettes et se complaisent dans des haines de ghettos dont les limites ne sont perceptibles qu’à eux seuls, etc.

Les pages qui suivent décrivent les coups de force intellectuels que se permettent certaines de ces figures les plus caricaturales, sous couvert de “réflexion indépendante”.

Cette permanence d’un imaginaire “panzer-communiste” peut-il trouver un public ? Il s’agit, plus probablement, d’un sursaut anecdotique d’idéologues qui s’accrochent à une autre époque. Mais la nature des confusions qu’ils cultivent mérite l’attention. Non seulement le terrain de la critique sociale a été empoisonné, mais cet empoisonnement dure et se poursuit aujourd’hui.

Par ordre de nocivité croissante de ces idéologues, on trouvera donc ci-après :
une critique de Rancière, une critique de Moulier Boutang, une critique de Badiou.

Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie, Rancière

Un entretien étrangement confus ( “le nouveau discours antidémocratique”) L’entretien que cet universitaire a accordé au site espagnol www.archipielago.com étonne par son obscurité : pourquoi s’y montre-t-il à ce point préoccupé par les improbables émules contemporains de Joseph de Maistre, Donoso Cortès, etc., c’est à- dire de ce qui fut l’idéologie contre-révolutionnaire par excellence ? Qui peut croire que “l’idéologie dominante” soit aujourd’hui digne de ces doctrinaires largement oubliés ? Les théoriciens de l’inégalité ne font pas particulièrement recette, ni dans la population, ni auprès des forces politiques qui prévalent, et l’atmosphère générale est plutôt à des formulations plus sophistiquées (défendre “l’équité” contre “l’égalitarisme”, etc.), qui justifient nombre de développements effectifs, comme l’individualisation des salaires à tous les niveaux de l’entreprise, etc.

L’habitude consistant à dénoncer prioritairement les théorisations ouvertement inégalitaires, et même organiquement inégalitaires, évoque une “culture politique” assez particulière, celle des gauches autoritaires, pour la désigner par un euphémisme.

Il y a en effet deux postures possibles, que l’on peut illustrer par l’attitude de deux personnages que tout opposait : on peut faire comme Althusser (s’intéresser à une interminable relecture du Capital) ou comme Castoriadis (analyser à ce qu’était devenu le projet dans la réalité soviétique). Il se trouve que Rancière a eu pour mentor Althusser, dont il se serait dissocié, mais rien n’éclaircit cette distance dans la discussion du sujet qui est en jeu ici (si ce n’est que Rancière se démarque quelque peu de Marx, quand celui-ci réduisait la démocratie au règne de l’individu propriétaire, et qu’il perçoit également les hypothétiques théoriciens modernes de l’inégalité comme des récupérateurs de la rhétorique marxiste).

Cette opposition peut se résumer par deux manières de formuler ce que devrait être la question prioritaire pour tous ceux que l’inégalité révulse effectivement :Soit identifier ce qu’est la théorie indéfendable vers laquelle tous les “ennemis” tournent leurs regards, où ils s’abreuvent en secret, etc. (il s’agit au fond de définir “deux camps”, dont l’un, le sien, aura le droit d’exterminer l’autre à la fin des temps)Soit mettre au jour les lacunes pratiques désastreuses qui ont conduit le mouvement d’émancipation au naufrage immense qui s’est déployé à un point inégalé dans les trente dernières années.

Dans le premier cas, on ne s’intéresse qu’à “l’ennemi” d’où viendrait tout le mal (on est bel et bien dans une théologie politique), tandis que, dans le second, on considère que c’est dans l’interaction avec la réalité que la recherche de l’émancipation a présenté des faiblesses terriblement critiquables, faiblesses qui sont de toute évidence la grande raison de la permanence des conditions inégalitaires. Le dynamisme d’éventuels théoriciens de l’inégalité proviendrait dès lors davantage de ces lacunes que de leur capacité à théoriser et à instituer des “appareils idéologiques” pervers.

Dans le premier cas, on cherche à travers la définition de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme rassurant.

Dans le second, on apparaît comme un questionneur embarrassant, susceptible de diviser le prétendu “camp” opposé au désordre existant, puisque celui-ci devrait commencer par faire un long travail de bilan sur lui-même avant de pouvoir prétendre reprendre une lutte qu’“il” a si manifestement gâchée.

L’étrangeté du contenu de l’entretien espagnol de Rancière et le caractère suspect de ses liens avec les pires idéologies autoritaires issues du marxisme rendent indispensable la lecture de l’ouvrage qui est le prétexte de cet échange.

Un curieux ouvrage

(“La Haine de la Démocratie”, 2003) La lecture de “La Haine de la Démocratie” permet en effet de comprendre la manière dont Rancière articule sa charge. Il entend réagir contre ce qu’il considère comme un état d’esprit dominant dans le “parti intellectuel” français au cours des années 1980 et 1990, état d’esprit qui se serait développé à partir d’une discussion sur l’état et les buts de l’éducation. Cette formulation de “parti intellectuel” est très commode, en ce sens qu’elle est censée désigner non pas l’ensemble des “penseurs” estampillés, mais ceux qui feraient l’opinion, ou du moins l’orienteraient de façon plus ou moins sournoise. Rancière est tout de même conscient que ce “parti intellectuel” n’a pas le vrai pouvoir et qu’il piaille plus qu’autre chose. Il n’est pas loin d’admettre qu’il s’agit d’une question de standing, plus que de doctrine pour ces “penseurs”, qui n’ont pas à se plaindre de leur sort… (il admet, p. 100-101, que ceux qui rêvent d’un gouvernement restauré des élites à l’ombre d’une transcendance retrouvée s’accommodent au total de l’état des choses existant dans les “démocraties”, et que leur discours apocalyptique obéit à la logique de l’ordre consensuel, etc.). Pourquoi Rancière est il parti en expédition intellectuelle contre un discours finalement si peu autonome ? Rancière dénonce la vision qui veut faire de la “démocratie” le règne des désirs illimités de l’individu consommateur dévorant l’État, que portent ces doctrinaires (JC Milner, mais aussi Benny Lévy, etc.). Et c’est là qu’apparaît la nature véritable de cette dispute : il s’agit moins d’une polémique entre membres du “parti intellectuel” que d’un règlement de comptes entre anciens ténors idéologiques des années 1970. Les remarques rageuses de Rancière sur Agamben (et les tenants d’une analyse de “l’Empire”, qui ne sont pas nommés, mais où l’on reconnaît sans peine Negri) ressortent de la même logique. Il leur reproche, symétriquement, avec leurs analyses “bio-politiques”, de faire comme le monde n’était plus qu’un vaste camp privé de libertés, soumis à un “état d’exception” permanent.

Rancière présente, par ailleurs, la fâcheuse tendance de procéder par amalgames, et semble répondre à une confusion par une autre confusion. Il met ainsi une énergie particulière à attaquer ceux qui ont analysé le “totalitarisme”, qu’il s’efforce d’associer à la “nouvelle haine de la démocratie” (Furet, mais aussi H. Arendt, et C. Lefort). Ils auraient permis et préparé le glissement des années 1980-1990. De façon lourdement significative pour qui ne partage pas ses a priori idéologiques, il évite toute critique de l’Union soviétique (voir p. 85), dont l’effondrement “après une longue dégénérescence” lui paraît avoir ouvert la voie à ce révisionnisme réactionnaire, multiforme, sur la démocratie.

Cette défense en demi-teinte procède surtout par sous-entendus, mais elle paraît plus symptomatique par ce qu’elle ménage que par ce qu’elle attaque.

Rancière remonte jusqu’à Platon dans sa discussion sur les formes de gouvernement pour montrer que les tendances néo-réactionnaires qu’il désigne et auxquelles il attribue une hégémonie idéologique relèvent d’une généalogie particulièrement ancienne. Ce serait la figure de l’ennemi antique, presque sans âge, qui se présente à nous sous les traits de ces doctrinaires (et dont les contre-révolutionnaires tels que Joseph de Maistre ou Donoso Cortès n’auraient été que les maillons les plus révélateurs).

Néanmoins, cette discussion sur Platon fait apparaître une série de remarques en rapport avec la réalité des régimes politiques existants. Il faut sans doute y voir l’effet régulièrement éclairant de cette “source grecque”, au-delà des références partisanes.

Rancière quitte donc momentanément la discussion sur les “théories”, pour se référer à la dimension oligarchique pratique sur laquelle la totalité des régimes contemporains dits “démocratiques” se sont effectivement repliés, ce qui lui permet d’en rappeler les caractéristiques. C’est là seulement que certains de ses développements, largement absents de l’entretien avec “archipeliago”, prennent un tour un peu intéressant.

Son rappel de l’importance du “tirage au sort”, qui embarrasse tant Platon, pour définir la nature démocratique des procédures, l’amène à souligner à quel point pour la plupart des théoriciens de la chose politique jusqu’à l’époque moderne, “le bon gouvernement, c’est le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner” (ceux qui briguent devant être écartés de la liste des gens aptes à gouverner). En insistant sur le fait que le scandale de la démocratie (et du tirage au sort qui en est l’essence), c’est le pouvoir propre de ceux qui n’ont aucun titre particulier à gouverner, il remet en évidence tout ce que les régimes contemporains s’efforcent d’évacuer. Il se sert même d’une formule de R. Aron, qui avait bien vu que l’oligarchisation était une tendance permanente des sociétés modernes, dont elles se défendaient plus ou moins.

Le plus curieux, c’est que Rancière s’abstient de toute référence à Castoriadis, alors qu’il semble retrouver certaines formulations typiques des tendances à l’auto-institution dont celui-ci a défini les caractéristiques (p. 56, “la politique, c’est le fondement du pouvoir de gouverner dans son absence de fondement”).

Ce silence a là aussi sa fonction, même si l’identification entre “démocratie” et “politique” est à première vue énigmatique.

Les échos intellectuels de ce type d’analyse évoquent un courant idéologique voisin, autour de Mario Tronti, dont l’ouvrage “La Politique au Crépuscule” développe des thématiques tout aussi intrigantes. L’insistance de ce dernier sur la “grande politique” dont était capable l’ancien “mouvement ouvrier” (toutes tendances confondues, et surtout les pires), et ses références explicites à Carl Schmitt dégagent une ambiance intellectuelle décidément similaire (à partir de considérations abstraites et complexes, Tronti retrouve lui aussi certains éléments de la réalité, tout en ménageant ce qui fut moteur dans le naufrage du mouvement d’émancipation, le crime stalinien planétaire).

L’intérêt explicite de C. Schmitt pour les penseurs de la contre-révolution (De Maistre, Donoso Cortès, etc.) laisse à penser que la mention presque obsessionnelle de ces figures chez les héritiers du stalinisme trahissent une convergence paradoxale avec l’univers mental de ce théoricien.

Les marxistes (notamment les opéraïstes, dans la variante de Tronti, proche du PC officiel italien des années 1960 et 1970, comme dans celle de Negri, tournée vers les groupes extra-parlementaires et la social-démocratie) tendent toujours à ramener les processus sociaux à de simples rapports de force, d’où leur volontarisme étatique, leur “décisionnisme”, en langage schmittien.

Ce qu’ils appellent “politique” renvoie à un champ beaucoup plus réduit que celui attribué à ce terme par Aristote (sans même parler de H. Arendt ou de C. Lefort).

Comme ne pas résumer l’attitude marxiste typique par la rechercher des moyens d’instrumentaliser les réactions sociales en vue d’un “projet” dont la nature est toujours en rapport avec une prise du pouvoir ? Rancière, comme Tronti (dont l’ouvrage mentionné montre à quel point il a pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe historique subie par la classe ouvrière, bien qu’il réussisse à éviter tout bilan sur la nature et les effets du stalinisme), balancent en somme entre certains éléments pratiques de lucidité et les pires topiques du stalino-gauchisme. Le pathos de Rancière sur l’égalité qui, à ses yeux, sourd même des processus inégalitaires prend une résonance curieuse quand on voit à quel point il tait ce que fut la bureaucratisation destructrice du mouvement ouvrier. Il y aurait des inégalités que l’on peut tolérer… Il n’est sans doute pas indifférent que Rancière mentionne que l’attrition de la démocratie par l’oligarchie puisse ouvrir la voie à de nouveaux projets de pouvoirs hétérénomes (même si ce n’est pas son vocabulaire), comme il le perçoit avec l’islamisme radical, qui vise explicitement la destruction de la démocratie “au nom du Coran”.

La conclusion de l’ouvrage montre qu’il s’efforce de s’émanciper à sa manière de la théologie politique qui fut la sienne : l’exigence de démocratie ne doit plus être subordonnée à l’exigence de société nouvelle (“comprendre ce que démocratie veut dire, c’est renoncer à cette foi”, p. 106). Aucune nature des choses ne garantit la démocratie. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune.

Là aussi, il tend à rejoindre, plus ou moins à reculons, certaines thématiques castoriadiennes, mais il ne veut pas le savoir, comme s’il lui fallait, envers et contre tout sauvegarder le cadre althussérien de ses présupposés.

Paris, avril 2007


Moulier Boutang, stalinoïde approximatif

Une dissertation transcontinentale

Cet auteur, compagnon d’idéologie d’une version modernisée de l’opéraïsme negriste, a prétendu disserter sur la révolte des banlieues depuis ses voyages intercontinentaux dans un opuscule intitulé “La révolte des banlieues”, texte particulièrement significatif par son style de l’approximation généralisée, aussi bien pour les références factuelles que pour le contenu des déclarations des uns et des autres.

Ce qui surprend le plus avec cette dissertation, c’est l’affection dont l’auteur fait preuve envers son assiette sociale et politique (il tient à nous faire savoir qu’il était invité à New York au moment des violences en France, et qu’il arrivait de Rio de Janeiro où il avait visité une favela avec son maire). Peut-être y a-t-il là une manière de se poser dans la concurrence sévère entre les figures de la nomenklatura “altermondialiste”.

Incohérences de l’exposé

Il reste que les violences dans 300 communes françaises (sur 32 000) lui paraissent représenter un signal fondamental : ces “émeutes” (il tient beaucoup au terme, à l’instar des médias les moins rigoureux) se seraient produites “au coeur de l’empire”. Par cette phrase, il montre surtout que sa référence à la théorie de la “multitude” et de “l’empire” (de Negri) n’est destinée qu’à fournir un réservoir de formulations rhétoriques. Cette théorie de “l’Empire”, destinée à combler un vide incompréhensible pour un marxiste (comment peut-il y avoir mondialisation économique sans qu’il y ait mondialisation politique ?) explique en effet qu’il n’existerait plus de “centre” politique dans la nouvelle configuration du monde devenu Empire ! Mais cette inconséquence de Moulier Boutang, si elle révèle sa posture de roué de l’idéologie est peu de choses : il admet lui-même dans l’introduction qu’il s’est fréquemment laissé aller à des formulations exagérées (voire “assassines”, p. 19) et qu’il ne faut pas juger son texte là-dessus (mais sur quoi, alors ?). Il semble conscient de l’imposture idéologique qui l’anime, tout en affectant de n’y voir que de légères foucades formelles.

Sa boussole : la haine de l’Occident

Les incohérences de l’exposé trahissent une tendance profonde : tout argument est bon du moment qu’il permet de dénigrer les sociétés d’où l’auteur est issu (cet “Occident” que tous ses semblables vomissent). Il reconnaît pourtant par une inadvertance additionnelle (il n’est plus à cela près) que l’Europe demeure, en regard du reste du monde, une oasis d’égalité (p. 11) ! Ses positions s’ancrent dans une espèce de tiers-mondisme généralisé, absolutisé.

Son tourisme altermondialiste au moment des faits a visiblement été la cause de lacunes dans son information, qu’il n’a même pas tenté de combler ni de corriger. Il se trompe de façon cruciale sur les dates de certaines déclarations de Sarkozy, et s’efforce mécaniquement de trouver une rationalité aux actions violentes et ultra-minoritaires, même dans les banlieues concernées. Que cela rende intenable l’emploi du qualificatif d’“émeutes” est inaudible pour les militants ou les journalistes, menteurs par devoir idéologique ou par profession.

Il veut s’imaginer que l’événement est aussi important que ceux rassemblés sous le label de “mai 68”, ce qui était déjà ridicule au moment de la rédaction de son texte et paraît encore plus dérisoire deux ans après.

Dans son apologie de ceux qu’il prend pour des “humiliés et des offensés”, il escamote le sort des victimes effectives, que les divers vandales ont pris pour cible par simple facilité. Il affecte ainsi de croire qu’il n’y a eu qu’un “retraité” d’assassiné, alors que l’on sait depuis le début de 2006 qu’il y a eu au moins 9 morts, dont un certain nombre de personnes issues de l’immigration. Il s’efforce de trouver des raisons “rationnelles” à l’incendie de crèches, d’écoles ou d’entrepôts isolés, ce qui a provoqué la mise au chômage de travailleurs notamment immigrés, etc. Il affecte enfin de c o n s i d é rer que les personnes arrêtées constituent un “échantillon représentatif” des auteurs de violence, alors que quiconque un tant soit peu rompu aux situations troublées sait que les véritables auteurs d’actions concertées de ce genre n’attendent pas la police et sont les premiers à s’éclipser. La plupart des interpellés étaient nécessairement marginaux dans ces actes. Toutes les grandes phrases à leur propos escamotent cette réalité, et se font ainsi les complices de la machine judiciaire, attachée par fonction à produire des “coupables”, coûte que coûte. Elle ne s’est d’ailleurs finalement pas montrée trop dure, mais cela un stalino-gauchiste ne peut, par définition, en convenir, même s’il rêve de commander un jour des pelotons d’exécution.

Moulier-Boutang est incapable d’analyser les nouvelles formes sociales vers lesquelles se dirigent les sociétés occidentales, qui s’alignent peu à peu sur les structures inégalitaires du reste du monde. La rage unilatérale qui anime ce type de doctrinaires contre les sociétés occidentales vient de toute évidence d’une réaction de frustration face à l’indifférence que ces formations sociales ont méthodiquement opposé à leurs thèses idéologiques tout au long des trente dernières années. Il y a en effet dans le ton de Moulier-Boutang une aigreur très particulière qui évoque celle des prêcheurs déçus ou des commissaires politiques faillis, prêts à se raccrocher à toute manifestation d’opposition, même la plus barbare, même si elle vient conforter la position parasitaire de l’oligarc h i e . Son espoir de voir “l’hypothèque Sarkozy” balayée par les deux ou trois milliers de violents de 2005 s’est en effet avérée une illusion complète : ils lui ont au contraire pavé la route vers la charge suprême de la République.

Querelles de landernau intellectuel

Ses envolées polémiques perdent facilement le sens de la mesure. Il saisit visiblement la moindre occasion pour régler des comptes internes au landernau intellectuel. Sa dénonciation de Finkielkraut pour un obscur et absurde entretien à un journal israélien est si mal menée qu’elle l’amène à parler de “syndrome Fink” (on entend irrésisti- blement “syndrome (du juif) Fink”), qui résumerait une abjection contemporaine tout à fait nouvelle et qui serait un modèle de défense de “l’ordre établi” (Moulier-Boutang peut-il imaginer qu’il faille plutôt parler de “désordre établi” ?).

Pour notre stalinoïde, seul un aveuglement post-colonial, assis sur un catholicisme mal refoulé, expliquerait certaines réactions de la société française, dans le prolongement de “l’affaire du voile” en 2003-2004. De telles références religieuses secrètes, et très hypothétiques, seraient en soi scandaleuses, tandis que les références religieuses explicites venues du monde musulman seraient au contraire légitimes par nature.

Moulier-Boutang, en bon commissaire politique, sait qu’il importe d’abord d’intimider les éventuels concurrents dans l’analyse : les intellectuels de profession sont donc une de ses cibles par méthode (membres officiels d’Attac, auteurs à la mode, etc.). Pour lui, la gêne dont tant d’intellectuels ont fait preuve en 2005, comme dans les années précédentes face à des évènements déconcertants, provient d’un biais malhonnête et honteux et non de l’ambiguïté gisant au coeur des comportements et des actes réels, qui ont pourtant pris pour cible exclusive des pauvres et des institutions utilisées par des pauvres.

Les alliés qu’il se cherche

On se cherche toujours des alliés du côté où l’on penche. Sa disposition démagogique va jusqu’à lui faire considérer avec une sympathie sans mélange l’imposture des “Indigènes de la république”, cet accouplement de stalinoïdes sur le retour et d’islamistes sournois, qui tentaient de faire passer les banlieues pour des “colonies” nouvelles.

Cet improbable croisement de chevaux de retour et de nouveaux prédateurs ambitieux s’est dégonflé depuis et est apparu pour ce qu’il était dès le début.

Une culture de l’excuse exacerbée

L e plaidoyer de Moulier-Boutang sur la revendication du “respect” escamote de façon classique, routinière même, que le véritable respect ne se gagne qu’en échange d’une astreinte personnelle à des contraintes, et non par l’étalage d’actes d’intimidation. Mais Moulier Boutang et ses semblables en démagogie ne peuvent échapper à la surenchère permanente dans la culture de l’excuse. C’est une affaire de concurrence impérative.

Son Credo

Ce n’est qu’à la page 100 qu’il expose enfin son credo : caractère automatique de l’accès à la nationalité pour tout migrant venant s’installer définitivement en Europe, et instauration d’un “véritable” droit du sol, etc. Pour lui, le rejet de toute ombre de “racisme institutionnel” doit être impératif.

L’objectif revendiqué (p. 106) serait d’instaurer une société multiraciale et transnationale en Europe. Cet objectif serait justifié par le simple fait que “l’ordre” n’aurait aucun projet avouable. Moulier Boutang n’imagine pas que le désordre établi n’ait en réalité aucun projet, tout court, que l’oligarchie se laisse aller au fil des évènements, et qu’elle ne sache même pas gouverner (elle tente seulement de régner). Comme C. Lasch l’avait noté, les “élites” post-modernes s’avèrent même incapables de constituer une classe dirigeante. La réalité devient de plus en plus exotique pour un marxiste.

Un condensé du réductionnisme qui a englouti le mouvement ouvrier

Moulier Boutang reproduit jusqu’à la caricature le réductionnisme dans lequel a sombré la cinquième vague de la contestation social-historique, celle qui a commencé vers la fin des années 1950, en oubliant peu à peu le mouvement ouvrier pour parer de vertus irréelles les colonisés, au moment où l’indépendance ne pouvait que leur être accordée.

Cela a conforté les stalino-gauchistes dans leur sentiment d’aller dans le “sens de l’histoire”, mais il leur a fallu depuis fermer les yeux sur ce qui se passe effectivement dans le monde, et se cantonner dans un univers merveilleux, de plus en plus abstrait.

Moulier-Boutang déclare donc que le “modèle migratoire” en Occident est esclavagiste, et que de nouveaux Watts ou de nouveaux Los Angeles sont devant nous, comme si ces moments avaient été la prélude à une prise en main des exploités par eux-mêmes, alors qu’ils ont gravement amoindri ces perspectives (il faut lire la “Cité du Quartz” pour s’informer sur ce qui a suivi Watts, qui n’a aucun rapport avec les contes “radicaux”). Les immigrés seraient en train de devenir les esclaves noirs de l’Europe. Si c’était le cas, on se demande bien pourquoi ils feraient tant d’efforts pour y venir : il ne semble pas qu’ils soient amenés à fond de cale, mais au contraire qu’ils se jettent par vagues sur les rares clôtures qu’ils rencontrent (comme à Ceuta et Melilla) ou qu’ils se lancent à corps perdus dans de frêles esquifs, l’important étant de fuir à tout prix leurs régions qu’ils considèrent comme de véritables enfers contemporains, à moins qu’il ne s’agisse de percevoir le mirage consommationniste comme la seule vie digne d’être vécue. De toute façon, ceux qui arrivent avec un visa temporaire et qui restent sur place sans autre forme de procès sont les plus nombreux, mais ceux-là également peuvent difficilement se prétendre victimes d’une déportation.

Ce qu’il faut en retenir

Les aspects polémiques figés du texte de Moulier-Boutang sont insignifiants par leur outrance même, mais cette accumulation d’approximations, de mensonges, et de contresens repose sur un soubassement qui a un sens. Seuls le ton et l’intention que celui-ci traduit méritent d’être identifiés avec précision.

L’aspect le plus consternant, c’est que ce genre d’idéologue disqualifie un peu plus toute contestation articulée du désordre établi. L’atmosphère dégagée par de tels textes discrédite un peu plus l’idée d’une réaction collective cohérente, par en bas, contre les malheurs historiques actuels et ceux, bien pires, qui approchent.

Paris, le 31 mars 2008


Badiou ou l'impudence d'un criminel de séminaire

Un nominalisme para-religieux

Dans toute religion d’annonciation, à l’instar du christianisme, l’important n’est pas tant de montrer et de fournir des preuves, que de proclamer et de rabâcher que l’événement miraculeux a eu lieu. C’est dans le ressassement de cette “annonce” (le Christ ressuscité) que le croyant trouve la “preuve” du miracle qui fonderait sa conversion. Et si l’événement n’a pas eu lieu, qu’il aura lieu (le retour de l’imam caché, le jugement dernier, etc.). Il y a quelque chose comme un nominalisme absolu dans cette façon de procéder.

Badiou fonctionne ainsi. Le titre de son dernier opuscule “De quoi Sarkozy est-il le nom ?” trahit un nominalisme de chamane universitaire (la référence fétiche à Lacan, chamane en complet veston, emblématique des années 1960 et 1970, appuie très logiquement cette pose), et ce n’est pas une simple question d’exposé ni de forme : il recycle bel et bien d’antiques procédés propres aux religions révélées.

Une bassesse de tchékiste

Mais il faut d’abord dégonfler le personnage, que l’on nous présente sous les oripeaux de l’intellectuel engagé, universitaire appliqué à cultiver la philosophie, l’art, et la psychanalyse. Badiou se caractérise avant tout par une bêtise et une bassesse de tchékiste. Tout le reste du discours n’est qu’un habillage destiné à faire passer des positions aussi brutales que possibles, même si elles n’ont plus les moyens de leurs ambitions d’autrefois.

Un exemple suffit : pour ironiser sur la posture “machiste” de Sarkozy, il écrit : “je mettrai ici quelque espoir dans l’étrange épouse du candidat”, l a i s s a n t entendre qu’elle pourrait bien faire quelque révélation “génétique” sur le manque de virilité supposée de son mari. Ce saut de registre entre “l’analyse” et l’esprit des arrière-salle de café les plus enfumées résume au mieux la manière de fonctionner de cet idéologue. Les fusilleurs ne sont jamais loin avec ce genre d’arsenal.

Instrumentaliser le rejet de la mascarade électorale

La série de comptes-rendus de séminaires qui composent l’opuscule se présente comme un argumentaire destiné à conforter le rejet viscéral de Sarkozy et de ce qu’il représente. Position notable, Badiou ne défend pas un candidat contre un autre, et se met d’emblée hors du champ des mensonges électoraux. Mais l’opération est d’autant plus pernicieuse qu’il met ces dispositions à profit pour faire passer en contrebande une version à peine maquillée du stalinisme “transcendantal” (au sens où il utilise ce terme, voir ci-dessous, p. 23).

Il ne voit pas que les gens votent depuis des décennies non pas “pour” un candidat ou un programme, mais essentiellement “contre”, et que le vote décisif “pour” Sarkozy a été un vote de rejet des violences de 2005.

L’oligarchisation du monde a échappé à Badiou, qui comme tout marxiste ne voit que les méfaits “capitalistes” et jamais les situations les plus despotiques.

Comme tout stalino-gauchiste qui se respecte, il reproche bel et bien à cette société d’être “démocratique”.

Il prend soin de se démarquer des “deleuziens” qui tentent d’actualiser leur vision du monde et voient dans les formes contemporaines une “société de contrôle” d’un type nouveau. Badiou assure que le contrôle se changera en terrorisme d’État pur et simple à la première bourrasque historique un peu sérieuse. Il se sert des éléments qui lui conviennent (enlèvements de quelques centaines de djihadistes ou supposés tels de par le monde, tortures, etc.) pour suggérer une fois de plus que nous sommes dans un régime de “dictature de la bourgeoisie”, état d’exception foncièrement analogue à un “fascisme”, bien sûr.

L’élément qui fonde sa posture

Mais la particularité de Badiou est plus fondamentalement de se présenter comme quelqu’un qui ne voit pas le “progrès partout”. Il a pris conscience à sa manière de l’immense reflux en cours et de la catastrophe historique qui est déjà advenue. Cette rupture évoque le versant trontien de l’opéraïsme italien : dans “La politique au crépuscule”, sans rien renier de ses références stalinoïdes passées, Mario Tronti montre qu’il a pris la mesure de l’effondrement qualitatif du mouvement ouvrier. A ce carrefour, Tronti a pris une voie totalement différente de celle de Negri, qui recycle le vieux prophétisme marxiste, en se cherchant un sujet de substitution, “la multitude”.

De ce fait, Badiou dégage, par contraste avec le fond lénifiant de toutes les autres théories héritées, une apparence de vie. En rompant avec un élément fondateur de la métaphysique militante (le progrès en cours, illimité, irrésistible), il affecte d’affronter la dimension la plus déconcertante de l’histoire politique contemporaine.

C’est à cette rupture de façade que Badiou doit la petite aura qui l’entoure désormais. Cet effort n’est évidemment pas mené au terme de sa logique, parce qu’il devrait réexaminer tout son passé, et tous les fétiches qu’il a cautionnés et qu’il cautionne encore (les régimes “soviétiques” de la Russie et de la Chine, les partis “communistes” des années 1950, etc.). Les diverses citations de Mao dont il ne peut s’empêcher encore de parsemer ses textes, la nostalgie attendrie qu’il manifeste pour la “révolution culturelle”, etc., trahissent cet attachement à une matrice idéologique inchangée.

Badiou est un nostalgique du goulag, et il lui faut seulement faire passer cet attachement de façon tacite, à la manière dont certains nostalgiques du IIIe Reich tentent de faire passer leur adhésion à la répression nazie par un épais silence sur les crimes les plus insupportables de leur modèle.

Mensonge par omission et haine de l’Occident

Badiou est quelqu’un qui ment par omission avec une détermination rare. La plus grande faille dans ses exposés tient à ce qu’il tait. L’excuse qu’il fournit à Staline, un “amateur d’un autre âge” (p. 37), lui permet d’annoncer que le vrai “totalitarisme” serait devant nous. Plus que toute autre variété de marxiste, Badiou refuse de voir ce qui caractérise les régimes totalitaires, qualificatif qu’on ne saurait appliquer aux régimes politiques et sociaux de l’Occident actuel.

Badiou doit à sa position de (petit?) mandarin universitaire, visiblement replié dans une douillette retraite, les loisirs qui lui permettent une reformulation sophistiquée des topiques stalinoïdes :la société existante n’est qu’une dictature déguisée, un fascisme à peine potentiel, presque toujours sur le point de s’actualiser le régime de Sarkozy est un pétainisme “analogique”, piteux, passif, honteux il faut développer une nouvelle Résistance face à ce fascisme implicite (d’où les développements crypto militaristes sur la nécessité de “tenir un point”).

- le sel de la terre, ce sont les “humiliés et les offensés”, les ouvriers d’origine étrangère. Ils viennent pour sauver l’Occident de lui-même il faut détruire ce qui se présente comme le “vrai monde”, celui de l’Occident, où seules les marchandises et les capitaux peuvent librement circuler, pour unifier le monde où les êtres humains circuleront sans retenue. Tout ce qui s’oppose à l’Occident mérite donc d’être défendu, surtout si cette opposition est violente.

Cette haine de l’Occident est bien entendu cohérente avec la haine de la démocratie sous toutes ses formes, puisque c’est l’Occident et lui seul qui a inventé le projet démocratique. Le seul mode d’extension du monde “occidental” serait la guerre (Badiou restreint son regard aux situations de conflits : Palestine, Irak, Afghanistan, Somalie). Ce monde occidental révulse tant Badiou qu’il ne parvient pas à en nommer les caractéristiques actuelles. Il lui faudrait constater qu’il se définit aujourd’hui par le développement de la société de consommation, et non par la “démocratie” (dont il ne reste que des vestiges de plus en plus pitoyables). Et que ce dispositif social est bel et bien en train de se diffuser pacifiquement, depuis 20 à 30 ans, vers la Chine et l’Inde. Le biais de sa vision apparaît là dans toute sa splendeur idéologique (“ “Occident”, ce mot maudit ”, p. 81).

La cohérence de Badiou

La cohérence de Badiou est indéniable. Il défend, en toute démagogie, le refus de s’intégrer pour “l’ouvrier marocain”, qui aurait raison, puisque ce serait devenir comme le “petit-bourgeois européen”. De fait, tout Européen est aux yeux de ce stalinoïde un “petit-bourgeois”, gibier potentiel pour le goulag transcendantal qu’il appelle de ses voeux implicites (il faut se souvenir de la phrase de Sartre approuvant par avance toute liquidation physique d’un blanc). C’est le genre de glissement qui aide à prendre la mesure de la façon dont les stalino-gauchistes intériorisent la haine des sociétés où ils sont nés et où ils se sont paradoxalement dé-formés. Tous les défauts et tous les crimes de ces sociétés sont impardonnables et irréparables, alors que ceux des autres sont à la fois “intéressants” et excusables, quand on ne les efface pas, plus simplement, des mémoires.

Ses objectifs para-religieux

Le chapitre IV expose avec une certaine clarté les objectifs para-religieux de Badiou : l’Occident est le monde du capitalisme déchaîné (thèse que le processus d’oligarchisation du monde invalide radicalement : les mécanismes “capitalistes” sont en réalité débordés par les logiques de pillage, de parasitage et de prédation), et les “démocraties” riches sont un faux monde (voué à la destruction, par conséquent).

- Il faut créer un seul vrai monde, c’est un impératif politique (belle illustration d’une incantation sacerdotale).

- Il faut refuser toute forme d’intégration, “persécutoire” par nature (pour Badiou et ses semblables, la question anthropologique ne se pose pas, les matrices culturelles collectives doivent être indéfiniment et instantanément malléables... quand il s’agit des Occidentaux et des Occidentales).

- les étrangers nous sauveront de la consommation nihiliste (la fascination fascistoïde pour une jeunesse perçue comme exotique, car c’est de cela qu’il s’agit au fond, est ici éloquente).

Sa haine de l’individu vient de loin Le chapitre V poursuit dans la même veine, en expliquant à quel point l’individu est une “pauvre chose”, ce serait l’expression de “l’animal humain”.

Quand il en arrive à avouer : “Nous voulons savoir comment être les gardiens de l’avenir des vérités”, la formulation para-religieuse devient plus manifeste encore .

Tant que les stalinoïdes demeurent éloignés du pouvoir, ils s’efforcent de contrôler l’avenir. Et, comme l’a montré l’histoire du XXème siècle, dès qu’ils accaparent le pouvoir, ils étendent leurs ambitions au contrôle du passé.

Tous ces développements moralisateurs (p. 99) ne sont que des opérations de manipulation assez transparentes : Badiou s’efforce de formuler des paralogismes permettant un jour de transformer les individus en chair à guerre civile et en instruments de nouveaux appareils de pouvoir.

Pour Badiou, l’élection de Sarkozy constituerait en soi un “coup de nature globale”, même si la “désorientation” publique aurait peut-être commencé avec l’élection de Mitterrand, “au moins”. Mais cette vision qui se présente comme un difficile et douloureux effort de lucidité est évidemment simpliste : la “désorientation” remonte beaucoup plus haut, au moins à la nature de l’URSS et au désastre amorcé en 1917. On peut suivre les intentions de Badiou à tout ce qu’il ménage dans le naufrage du mouvement ouvrier, et à ses redites du catéchisme de l’agit-prop stalinienne.

Le “transcendantal” et la désorientation

Le chapitre VI nous fournit la définition du “transcendantal” selon Badiou : ce serait “quelque chose qui, sans apparaître à la surface, configure de loin, donne la loi et son ordre, à une disposition collective”. La France serait ainsi habitée par le “transcendantal” pétainiste, depuis 1815 au moins.

On voit se dessiner dans ce développement à quel point Badiou fonde sa dénonciation sur l’hypothèse d’une cohérence diabolique de Sarkozy. Comme tant d’anti- sarkozystes, mais avec des leviers idéologiques beaucoup plus pesants, Badiou avalise le rideau de fumée dont ce personnage de carton-pâte s’est entouré.

Les ridicules vaticinations de Sarkozy sur 1968 s’inscrivent pour Badiou dans cette “cohérence” : comme si les évènements désignés par ce label venaient de se prod u i re (Pétain succède pourtant immédiatement à la défaite militaire et non 40 ans plus tard ) . De fait, Sarkozy, comme Balladur en 1993-1995, use et abuse de la rhétorique du “redressement” qu’affectionnent les droit e s f r an ç a i s e s .Même s’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la répétition dont l’industrie médiatique s’est faite une spécialité, attribuer une quelconque vie à cette logorrhée est ridicule. Badiou doit s’inventer un épouvantail pour faire passer le reste.

La “désorientation” que dénonce Badiou doit infiniment plus à l’histoire du soviétisme, à l’écrasement des conseils ouvriers de Budapest, à la répression de toutes les formes de révoltes ouvrières dans les régimes de l’Est, jusqu’en Chine. Qui donc rappelle qu’en 1989 les membres des comités de grève ouvriers chinois ont été exterminés dans la phase de normalisation qui a suivi ? Là-bas, il n’y aura pas de Walesa, pas de Valentinovitch, car ceux qui auraient pu tenir ce rôle historique ont été préventivement liquidés, conformément aux moeurs du despotisme oriental dont le stalinisme fut le premier avatar sur une base industrielle.

C’est dire que la “désorientation” vient de si loin que Badiou ne peut en nommer la source. Sa démarche vise à maquiller et à escamoter ce manquement crucial. Le mouvement ouvrier, détruit, ne peut plus offrir de perspective crédible aux migrants, qui passent d’emblée à l’objectif que les ouvriers ont fait leur après l’effondrement de leur histoire : s’intégrer au plus vite à la société de consommation. Et ceux qui affectent de les défendre inconditionnellement se retrouvent dans la situation que décrivait en 1940 Louis Mercier Véga à propos de ses camarades anarchistes chiliens : la défense et l’aide apportée aux immigrants permet à ceux-ci de s’intégrer plus rapidement, nullement de trouver une base solide pour un mouvement visant à la création d’un nouveau monde social. Ce type d’activité peut être tout à fait honorable, mais pourquoi se raconter tant d’histoires et la justifier de façon aussi peu rationnelle ?

Le “courage” selon Badiou

Dans le chapitre VII, le courage que prône Badiou se réduirait à “ne pas être pétainiste”, péchant ainsi par une formulation étonnamment indigente : le refus d’intérioriser les références de la société de consommation constitue la véritable démarcation. Qu’elle soit à peu près incompréhensible aux migrants échappe nécessairement à Badiou et ses semblables.

Il dévoile un peu plus ses présupposés en considérant que la “corruption” (entendue à divers sens) est la véritable essence de la “démocratie”, mais il affirme, étrangement, qu’il faut conserver l’expression “démocratie véritable”. La note explicative qu’il fournit donne la clé de ce conservatisme terminologique qui va à rebours de tous les développements de l’opuscule : le maintien du mot “démocratie”, du bout des lèvres, lui permet de justifier la conservation de sa référence majeure, le communisme ! Sans doute lui faut-il suggérer à ses suiveurs l’utilité de l’hyprocrisie terminologique.

Batteries idéologiques

C’est dans le chapitre VIII que Badiou dévoile tout à fait ses batteries idéologiques : la reprise de la formulation sartrienne (!) sur “l’hypothèse communiste” relève naturellement d’une technique d’euphémisme éprouvée. Mais il ne reproduit pas seulement cette logique, il la développe jusqu’à un point qui mérite l’attention.

Il explique que cette “hypothèse” est la bonne parce qu’il n’y en a pas d’autres (pour les esprits religieux, il faudrait croire en un dieu, parce que sinon, le monde perdrait tout sens). Il rappelle d’ailleurs que pour S a r t re, si “l’hypothèse communiste” était invalide, alors l’humanité ne serait pas différente des colonies de termites ou de fourmis ! Ce genre de paralogisme conduit à une grande indifférence devant les massacres de masse. Tout l’impensé et le primitivisme du sartrisme s’est trahi là avec une éloquence dont la franchise surprend encore aujourd’hui...

Les séquences du “communisme”

Badiou réaffirme le conte de fée marxiste sur la nécessité de développer une dictature transitoire qui mène à l’extinction rapide de l’État, soit le contraire de toutes les expérimentations sinistres qui se sont répandues sur plus d’un tiers de la planète au cours du XXème siècle. Il explique en toute candeur que ce sera différent quand nous serons dans une période d’un genre nouveau.

Le chapitre IX est consacré tout entier à cette dissertation sur les “séquences de l’hypothèse communiste”.

La pre m i è re séquence aurait duré de 1792 à 1871 (Badiou escamote la question du socialisme comme théorie ouvrière, qui se développe indépendamment de la théorisation communiste, d’origine agraire, de Babeuf).

La première tentative de réalisation du communisme aurait eu lieu de 1917 à 1976, en donnant vie à une forme inédite d’État autoritaire, “qui a obtenu certains résultats”. Ce serait la deuxième séquence. La période intermédiaire entre ces deux séquences n’aurait été qu’une période intervallaire de triomphe de “l’impérialisme” et de gestation pour l’avenir.

Cette périodisation lui permet d’admettre que nous sommes dans une période de vide nouveau, et qu’il va falloir être terriblement patient. On re t rouve là cette posture qui donne un semblant de vie à ses vaticinations par ailleurs difficilement supportables. M a i s ce découpage temporel est évidemment bâti sur m e s u re pour mettre ses références idéologiques à l’abri des vérités les plus embarrassantes pour sa tradition politique.

La période qui va approximativement de 1871 à 1914 fut l’occasion d’une croissance et d’un déploiement exceptionnels du mouvement ouvrier dans toute l’Europe occidentale et même orientale, ce que Badiou efface en bon redresseur d’histoire tchékiste. Elle ne fut pas “intervallaire”. Et la période qui commence en 1917 s’est de fait close vers 1956, avec l’écrasement “soviétique” des conseils ouvriers de Budapest (voir le texte “Dimensions anthropologiques de la société de consommation”, pp 5-8 de ce numéro du Crépuscule).

Nous sommes entrés, depuis, dans une période de régression qualitativement bien plus grave que ne l’imagine Badiou. Il faut envisager l’hypothèse de l’ouverture d’un interrègne des mouvements sociaux analogue à celui qui a duré de 1660 à 1785 environ, en Europe occidentale.

La complexité des nouveaux problèmes, l’épuisement de la dynamique industrielle, qui détruit la nature de façon immédiatement visible, que ce soient par des mécanismes marchands ou non, la disparition en tant que sujets collectifs d’acteurs comme la bourgeoisie et la classe ouvrière au profit d’un émiettement et d’une instabilité de tous les regroupements sociaux (ce qu’exprime le terme d’oligarchisation du monde) signent ce basculement.

Fidèle à la voie sartrienne du compagnonnage avec l’innommable, Badiou va jusqu’au bout d’une réaffirmation de la foi “communiste” (p. 152) : “l’hypothèse communiste nomme la seule chose qui vaille qu’on s’intéresse à la politique et à l’histoire”. Dans cette répétition mécanique, la cristallisation idéologico-religieuse est intacte.

Le paradoxe de la dénonciation de Sarkozy par Badiou.

Sans doute doit-on à la nature crépusculaire de l’époque cette curiosité : la dénonciation la plus véhémente d’un suppôt de l’oligarchie tel que Sarkozy émane d’un nostalgique impénitent du goulag. D’un tel porte-à-faux, la dénonciation sort affaiblie et biaisée au-delà de toute mesure.

Ce paradoxe reflète l’étrange effondrement de la créativité historique contemporaine, où la capacité de critique incisive a presque totalement disparu. Seuls des ersatz de critique occupent le devant de la scène publique.

Paris, le 15 mars 2008