Origine : échange mails
L’histoire du groupe “Socialisme ou Barbarie”
est assez connue : né en 1949 d’une scission du principal
groupe trotskiste français de l’époque, sa trajectoire
s’étend sur une vingtaine d’années, jusqu’à
sa dissolution finale vers 1967. Ses thématiques s’enracinent
dans les interminables et proliférantes discussions nées
de la question russe, ou plutôt soviétique, en 1917.
SouB prend sa source dans un rapport de questionnement vital avec
la grande affaire de ce XXème siècle que la première
guerre mondiale avait mis sur les rails.
Ce groupe a apporté à cette réflexion un éclairage
tout à fait exceptionnel. Il a tout d’abord nommé
la nature du problème, à savoir le surgissement d’une
classe sociale dominante pratiquement ex nihilo, à partir
de ce qui paraissait une révolution ouvrière.
Cette nouvelle classe exploiteuse présentait des caractéristiques
tout à fait incompréhensibles dans le cadre des théories
de la critique sociale issues du XIXème siècle. Et
tous ceux (les marxistes mais aussi les anarchistes) qui se sont
cramponnés à leur cadre de représentation du
monde n’ont fait que rendre évident pour les autres
les présupposés métaphysiques, para-religieux,
de leur position. En un mot : pour les anarchistes, il faudrait
faire venir au jour le “bon sauvage” censé gésir
au sein de chaque individu, et pour les marxistes il n’y aurait
qu’une seule s o u rce de mal, les échanges marchands,
qui se seraient développés en un système autonome
recouvrant toutes les dimensions des relations sociales.
Mais l’analyse de SouB sur la bureaucratie est allée
bien au-delà : elle a détaillé les conséquences
des méthodes bureaucratiques sur le projet ouvrier et par
un effet en retour remarquable, s’est efforcée de mettre
au jour ce que cela révélait sur ce projet, notamment
à partir des aspects passés inaperçus dans
les luttes sociales depuis plus d’un siècle.
Cette énigme de la bureaucratie avait été
anticipée par L. Trotsky lui-même, qui considérait
peu avant sa mort que si cette “caste parasitaire” survivait
à la seconde guerre mondiale, épisode terminal de
ce qui a représenté le grand soubresaut historique
du XXème siècle, il s’agirait bel et bien d’une
classe nouvelle, ce qui impliquerait de revoir l’ensemble
des présupposés sur lesquels le mouvement ouvrier
avait fondé son action. Ce germe de lucidité est la
raison pour laquelle SouB est issu des rangs du trotskisme, et non
d’autres courants qui s’étaient pourtant faits
nettement moins d’illusions sur la nature effroyable de l’Union
soviétique (courants du communisme de conseil, critiques
dès le début des années 1920, gauche italienne,
bordiguiste, en rupture dès 1926, sans oublier les courants
anarchistes, opposés aux Bolchéviques dès la
période de la guerre civile fondatrice de l’État
soviétique, à travers les épisodes de la répression
de Cronstadt et du mouvement makhnoviste en Ukraine, etc.). Mais
l’ensemble de ces courants a en fait escamoté la difficulté
qui se posait en se réfugiant dans une théorie du
“capitalisme d’État”, et en considérant
que les modes effectifs de fonctionnement du nouveau régime
n’étaient que les masques contingents d’un ennemi
déjà repéré.
L’originalité de SouB s’enracine dans la conviction
qu’une question nouvelle se posait, à laquelle la tradition
de la critique sociale ne préparait pas, et dont les conséquences,
immenses, restaient à déchiffrer dans l’histoire
en cours. Ce refus de la “révélation”
dogmatique maintenait SouB dans l’histoire vivante.
En ne prétendant pas détenir par avance la solution
de l’énigme, en reconnaissant de fait la nature concrète,
pratique, de cette énigme, ce groupe, finalement très
limité dans ses effectifs (comme l’indique le mauvais
livre du bourdieusien Philippe Gotreaux, attaché à
réduire la trajectoire des membres les plus connus de SouB
à des stratégies individuelles d’accumulation
de “capital social”), s’est distingué de
tous les courants qui prétendaient se démarquer du
naufrage “soviétique”. Il a été
pratiquement le seul de son espèce à affronter la
difficulté d’une façon rejetant aussi bien le
repli académique que le passage à l’opposition
exclusive à l’empire soviéto-asiatique menaçant
le vieux monde européen. A l’encontre de toutes les
calomnies stalinoïdes (Poulantzas, entres autres), SouB n’a
jamais pris le parti des classes dirigeantes occidentales.
La grande caractéristique de SouB est d’avoir combattu
avec fermeté et clarté, tout au long de son par- cours,
la tenaille historique qui voulait que l’on dût choisir
la puissance étasunienne ou l’empire soviétique,
dans le cadre géopolitique de ce qui fut le troisième
conflit mondial, même s’il n’accéda jamais
au stade de guerre ouverte généralisée.
Cette disposition mérite d’être soulignée
puisqu’elle demeure plus que jamais nécessaire. Ce
type de tenaille n’a, en effet, pas disparu et se repropose
désormais en des termes à peine modifiés que
presque plus personne ne semble en mesure d’énoncer.
En géopolitique internationale, oligarchies occidentales
contre un impérialisme musulman émietté, en
attendant les heurts aves les pôles chinois et indien ; en
politique intérieure, lumpen-prolétariat avide contre
oligarchie insatiable. La grande question sera de savoir si ces
deux tenailles, externes et internes, fusionneront en une seule,
comme elles l’avaient fait à l’époque
de l’Union soviétique. Cette convergence n’est
pas acquise, car les principaux intéressés n’ont,
pas plus que la classe ouvrière atomisée, le désir
de servir de chair à guerre civile (le rêve à
peine masqué des stalino-gauchistes comme des apocalyptiques
djihadistes). Mais quand viendra le moment d’implosion de
la société de consommation pour tous, qui peut dire
comment se recomposeront les désespoirs et les détresses
qui naîtront de cet immense choc anthropologique auquel rien
dans le passé ne pourra se comparer ? La capacité
à tenir bon dans ce genre de situation constitue le grand
héritage de ceux qui se réclament du souvenir de SouB,
dernier groupe vivant du mouvement ouvrier.
Si les espoirs nourris par SouB sur la nouvelle étape antibureaucratique
du mouvement ouvrier se sont avérés malheureusement
beaucoup trop optimistes, alors que la nature des luttes ouvrières
présentait bien des éléments antibureaucratique,
dans les aspirations comme dans les manières de s’organiser,
force est d’admettre que les réactions ouvrières
ont conservé jusqu’à aujourd’hui les traces
de la malédiction bureaucratique, qui ressurgit toujours.
Ces sursauts ne sont pas parvenus à s’en affranchir
et ne le pourront sans doute jamais. La classe ouvrière rencontre
là une limite intrinsèque de ses formes de lutte,
qui évoque l’impossibilité antique de la paysannerie
à s’émanciper du régime de l’oppression
féodale (avec quelques exceptions, comme celle des cantons
suisse, mais ceux-ci bénéficièrent de conditions
géopolitiques exceptionnellement favorables à l’époque
de Frédéric II de Hohenstaufen).
Il faut revenir sur l’importance accordée par SouB
à l’insurrection de Budapest en 1956, sur laquelle
la presque totalité des autres courants “de gauche”
n’émettent que des platitudes plus ou moins pieuses,
quand ils ne soutiennent pas les bouchers “soviétiques”.
L’insurrection ouvrière de Budapest en 1956, la dernière
du genre où l’on ait vu cette classe ouvrière
se doter d’organes de décision et de défense,
ainsi que d’un programme d’action, a clos une époque
plus qu’elle n’en a ouvert une autre, contrairement
à ce qu’espéraient les membres de SouB, contrairement
à ce que rappelle encore “La Source hongroise”
de C.
Castoriadis en 1977. Les appareils bureaucratiques ont démontré
qu’ils étaient assez forts pour écraser ces
organes spontanés de la classe ouvrière, à
la manière de ce que la bourgeoisie française avait
fait à la Commune de Paris. C’est là, sans doute,
que le ressort profond du mouvement ouvrier, déjà
si éprouvé par les évènements contemporains
de la succession des deux guerres mondiales, s’est définitivement
brisé, sans que cela se remarque sur le moment.
La vague de luttes et d’évènements suivants,
qui a duré jusque dans les années 1990, a été
dominée par l’implosion ou l’évaporation
des empires coloniaux, et la recréation, là aussi,
de nouvelles formes d’oppression sociales à partir
des combats de “libération”.
Mais la contradiction interne y a été infiniment
moindre que celle qu’avait connue le mouvement ouvrier au
moment de son apogée, quand il avait cru déboucher
sur des formes enfin viables d’un nouvel ordre humain. Les
nouveaux régimes post-coloniaux ont presque tous reproduit,
et avec facilité, l’énigme soviétique
sous une forme généralisée : la vieille question
révélée par l’analyse du despotisme oriental
est au fond l’arrière-plan oublié de l’histoire
contemporaine, que les marxistes et les libéraux, dans leur
complicité schizophrénique, croyaient vouée
au “développement” mercantile et capitaliste
illimité, selon le schéma provisoire et singulier
de l’Ouest européen .
En dehors de son activité militante, SouB a laissé
non un évangile, mais des textes qui donnent à penser
e t dont on sort en général un peu moins désarmé
devant le cours de l’histoire contemporaine. L e s écrits
de ses membres les plus originaux, C.
Castoriadis ou C. Lefort, ont conservé ce caractère
fertile, qui n’implique jamais une adhésion aveugle
et encore moins des mécanismes de “foi”.Même
sur leurs points de désaccord, il est assez révélateur,
qu’aucun n’ait jamais eu le dernier mot, comme il convient
à toute réflexion ouverte. Ils ont produit des textes
avec lesquels il est d’autant plus fertile de discuter en
les lisant, qu’ils sont étrangers à tout prop
h é t i s m e .
C. Castoriadis a lui-même toujours éprouvé
quelque difficulté à sortir de la formulation du “capitalisme
bureaucratique d’État”, qui semblait impliquée
par la base industrielle de cette monstrueuse société
soviétique, soumise dans toutes ses dimensions à l’irradiation
abominable du système concentrationnaire du goulag. Il n’est
guère étonnant que ce soit l’ouvrage de C. Lefort,
“La Complication” (1999), qui fournisse post festum
la seule clé qui vaille : le régime soviétique
fut une société industrielle fondée sur un
espèce de nouveau servage, c’est pourquoi elle est
restée jusqu’au bout si étrangère aux
catégories que les théoriciens marxistes et libéraux
s’efforcent d’appliquer à toutes les sociétés
depuis le XIXème siècle.
D’un strict point de vue théorique, un tel éclairage
n’a rien de particulièrement surprenant. Tout au long
de l’extension de la “révolution néolithique”,
des régimes sociaux extrêmement variés se sont
bâtis sur des fondements matériels qui nous paraissent
passablement voisins. Pourquoi une base matérielle industrielle
ne supporterait-elle pas des régimes qualitativement diff
é re n t s ? Le dogme marxiste l’exclut, mais de façon
implicite, comme s’il y avait là un impensé
lourdement significatif. Ses tenants en viennent de fait à
changer silencieusement leur définition du “capitalisme”,
identifié à toute forme d’industrialisation.
L’ouvrage de C. Lefort pose une question plus pertinente
encore, qui rejoint les questionnements les plus incisifs de C.
Castoriadis sur le “militantisme” et l’immense
soubassement métaphysique qui le soustend. C. Lefort montre
avec une précision redoutable que les aspirants communistes
de toutes sortes recherchent au fond non la défense des opprimés,
mais l’élaboration d’un pouvoir inouï dont
ils seraient les hérauts et les bénéficiaires
collectifs. Ce message implicite, à peine secret, du “communisme”
idéologique, a constitué le moteur profond de la fascination
exercée sur les individus les plus fanatisés, et à
l’appartenance sociale si peu ouvrière.
Toute la trajectoire du “communisme” depuis sa première
version agraire (Babeuf) jusqu’à l’intégrisme
étatique et industriel du soviétisme, relève
d’une dimension religieuse qui n’ose pas dire son nom.
Cette posture partage avec toute religion une caractéristique
fondamentale : cristalliser un mensonge passionné. L’aveuglement
devant les faits gigantesques qui auraient dû invalider instantanément
le “grand mensonge” du communisme devient cohérent.
Ces régimes sont ceux qui, de loin, ont le plus opprimé
et le plus massacré les ouvriers et les paysans tombés
sous leur coupe. En reproduisant la grande caractéristique
des sociétés de despotisme oriental (aucune opposition
interne ne peut en venir à bout), ils ont suivi leur cours
jusqu’à leur épuisement inertiel.
L’histoire a cependant montré qu’aucun artifice,
aucune rhétorique, ne peut tenir plus de soixante ou soixante-dix
ans face à des horreurs si massives, du moins tant qu’il
existe des points de comparaison ailleurs. C’est pourquoi
les derniers prophètes du “communisme” sont aujourd’hui
si peu crédibles.
Socialisme ou Barbarie avait vu juste dans ses intuitions de fond.
Le socialisme rêvé du XIXème siècle n’ayant
pu s’établir, c’est bien au déploiement
d’une période de barbarie à laquelle nous assistons.
Mais toute forme de barbarie historique n’équivaut
pas à toute autre. Il convient d’en identifier les
lignes de force, et d’en saisir la dynamique pour les éventuels
réveils historiques de l’avenir lointain.
Paris, le 15 février 2008
LA TRÈS SIGNIFICATIVE SURVIVANCE DES STALINO-GAUCHISTES
La survivance des stalino-gauchistes n’a rien d’un
hasard malheureux. Elle est au fond la signature d'un naufrage historique
qui ne veut pas passer.
L’absence de tout bilan sur le marxisme et la nature de l’URSS
par ceux qui furent partie prenante de ces errements et de ces mensonges
à l’époque de leur posture conquérante
n’est guère étonnante : en politique, surtout
là où les questions de pouvoir absolu sont en jeu,
la bonne foi et l’honnêteté sont exclues par
convention. Il demeure que le cours rapide des évènements
dans les années 1986-1991 avait pour le moins décontenancé
les vétérans de ces crimes historiques. Le désaveu
populaire était si patent dans les anciens royaumes du mensonge
social-historique que leurs défenseurs ont traversé
une phase de silence gêné. Ils savaient très
bien ce dont ils avaient été solidaires, mais cela
se voyait désormais avec tant d’éclat qu’il
leur était devenu difficile de “la ramener”,
comme on dit en langage populaire.
Cette absence n’a nullement été mise à
profit par ceux qui avaient affiché, au nom du changement
social, et depuis des décennies, presque un siècle
maintenant, leur dissidence vis-à-vis des horreurs du “socialisme
réel”.
La plupart de ces demi-critiques ont ainsi révélé
l’ampleur du soubassement idéologico-pratique qu’ils
partageaient malgré tout avec le stalinisme.
On savait depuis longtemps, malgré la manière abominable
dont ils avaient été traités par les m o s
c o u t a i res, que les trotskistes formaient un appendice gauchisant
du stalinisme (voir Willy Huhn, “Trotsky, le Staline manqué”).
D’autre s courants, tels que les bordiguistes, avec leur léninisme
métaphysique, ne trompaient pas grand monde non plus. Mais,
l’absence de bilan intransigeant a concerné beaucoup
plus que les courants ossifiés du stalino-gauchisme : ce
sont au fond tous ceux qui se réfèrent au “communisme”,
ce fétiche idéologique, qui ont manifesté une
incapacité significative, alors que l’histoire semblait
se rouvrir.
Dix-sept ans après l’évaporation du cauchemar
“soviétique”, les rapports de force et d’influence
au sein de ce qui s’affiche comme “critique sociale”
n’ont pas changé. Les staliniens rescapés, présents
surtout dans les universités occidentales et dans les appareils
croupions de leurs anciens partis, se sont aperçus, sans
trop y croire, qu’on les laissait vivre politiquement, que
les gauchistes n’osaient pas les achever et que même
les sociaux démocrates reconvertis en “sociaux-libéraux”,
les traitaient avec aménité et indulgence.
Les attaques les plus vives sont venues des courants des droites
officielles, qui ont mécaniquement tiré un regain
apparent de vigueur, même s’ils ne font eux aussi que
recycler d’anciens refrains.
Depuis quelques années, on voit donc ressurgir en France
les idéologues des courants les plus indigents et les plus
butors de la prétendue “critique sociale”. La
référence à un idéologue aussi marqué
qu’Althusser les trahit fréquemment.
Conformément au statut de l’intellectuel français,
ils mêlent plusieurs genres : professeur d’université
se piquant d’art et de psychanalyse, intellectuels plus ou
moins médiatiques, etc., qui accommodent avec constance de
très vieilles recettes et se complaisent dans des haines
de ghettos dont les limites ne sont perceptibles qu’à
eux seuls, etc.
Les pages qui suivent décrivent les coups de force intellectuels
que se permettent certaines de ces figures les plus caricaturales,
sous couvert de “réflexion indépendante”.
Cette permanence d’un imaginaire “panzer-communiste”
peut-il trouver un public ? Il s’agit, plus probablement,
d’un sursaut anecdotique d’idéologues qui s’accrochent
à une autre époque. Mais la nature des confusions
qu’ils cultivent mérite l’attention. Non seulement
le terrain de la critique sociale a été empoisonné,
mais cet empoisonnement dure et se poursuit aujourd’hui.
Par ordre de nocivité croissante de ces idéologues,
on trouvera donc ci-après :
une critique de Rancière, une critique de Moulier Boutang,
une critique de Badiou.
Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie,
Rancière
Un entretien étrangement confus ( “le nouveau discours
antidémocratique”) L’entretien que cet universitaire
a accordé au site espagnol www.archipielago.com étonne
par son obscurité : pourquoi s’y montre-t-il à
ce point préoccupé par les improbables émules
contemporains de Joseph de Maistre, Donoso Cortès, etc.,
c’est à- dire de ce qui fut l’idéologie
contre-révolutionnaire par excellence ? Qui peut croire que
“l’idéologie dominante” soit aujourd’hui
digne de ces doctrinaires largement oubliés ? Les théoriciens
de l’inégalité ne font pas particulièrement
recette, ni dans la population, ni auprès des forces politiques
qui prévalent, et l’atmosphère générale
est plutôt à des formulations plus sophistiquées
(défendre “l’équité” contre
“l’égalitarisme”, etc.), qui justifient
nombre de développements effectifs, comme l’individualisation
des salaires à tous les niveaux de l’entreprise, etc.
L’habitude consistant à dénoncer prioritairement
les théorisations ouvertement inégalitaires, et même
organiquement inégalitaires, évoque une “culture
politique” assez particulière, celle des gauches autoritaires,
pour la désigner par un euphémisme.
Il y a en effet deux postures possibles, que l’on peut illustrer
par l’attitude de deux personnages que tout opposait : on
peut faire comme Althusser (s’intéresser à une
interminable relecture du Capital) ou comme Castoriadis (analyser
à ce qu’était devenu le projet dans la réalité
soviétique). Il se trouve que Rancière a eu pour mentor
Althusser, dont il se serait dissocié, mais rien n’éclaircit
cette distance dans la discussion du sujet qui est en jeu ici (si
ce n’est que Rancière se démarque quelque peu
de Marx, quand celui-ci réduisait la démocratie au
règne de l’individu propriétaire, et qu’il
perçoit également les hypothétiques théoriciens
modernes de l’inégalité comme des récupérateurs
de la rhétorique marxiste).
Cette opposition peut se résumer par deux manières
de formuler ce que devrait être la question prioritaire pour
tous ceux que l’inégalité révulse effectivement
:Soit identifier ce qu’est la théorie indéfendable
vers laquelle tous les “ennemis” tournent leurs regards,
où ils s’abreuvent en secret, etc. (il s’agit
au fond de définir “deux camps”, dont l’un,
le sien, aura le droit d’exterminer l’autre à
la fin des temps)Soit mettre au jour les lacunes pratiques désastreuses
qui ont conduit le mouvement d’émancipation au naufrage
immense qui s’est déployé à un point
inégalé dans les trente dernières années.
Dans le premier cas, on ne s’intéresse qu’à
“l’ennemi” d’où viendrait tout le
mal (on est bel et bien dans une théologie politique), tandis
que, dans le second, on considère que c’est dans l’interaction
avec la réalité que la recherche de l’émancipation
a présenté des faiblesses terriblement critiquables,
faiblesses qui sont de toute évidence la grande raison de
la permanence des conditions inégalitaires. Le dynamisme
d’éventuels théoriciens de l’inégalité
proviendrait dès lors davantage de ces lacunes que de leur
capacité à théoriser et à instituer
des “appareils idéologiques” pervers.
Dans le premier cas, on cherche à travers la définition
de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme
rassurant.
Dans le second, on apparaît comme un questionneur embarrassant,
susceptible de diviser le prétendu “camp” opposé
au désordre existant, puisque celui-ci devrait commencer
par faire un long travail de bilan sur lui-même avant de pouvoir
prétendre reprendre une lutte qu’“il” a
si manifestement gâchée.
L’étrangeté du contenu de l’entretien
espagnol de Rancière et le caractère suspect de ses
liens avec les pires idéologies autoritaires issues du marxisme
rendent indispensable la lecture de l’ouvrage qui est le prétexte
de cet échange.
Un curieux ouvrage
(“La Haine de la Démocratie”, 2003) La lecture
de “La Haine de la Démocratie” permet en effet
de comprendre la manière dont Rancière articule sa
charge. Il entend réagir contre ce qu’il considère
comme un état d’esprit dominant dans le “parti
intellectuel” français au cours des années 1980
et 1990, état d’esprit qui se serait développé
à partir d’une discussion sur l’état et
les buts de l’éducation. Cette formulation de “parti
intellectuel” est très commode, en ce sens qu’elle
est censée désigner non pas l’ensemble des “penseurs”
estampillés, mais ceux qui feraient l’opinion, ou du
moins l’orienteraient de façon plus ou moins sournoise.
Rancière est tout de même conscient que ce “parti
intellectuel” n’a pas le vrai pouvoir et qu’il
piaille plus qu’autre chose. Il n’est pas loin d’admettre
qu’il s’agit d’une question de standing, plus
que de doctrine pour ces “penseurs”, qui n’ont
pas à se plaindre de leur sort… (il admet, p. 100-101,
que ceux qui rêvent d’un gouvernement restauré
des élites à l’ombre d’une transcendance
retrouvée s’accommodent au total de l’état
des choses existant dans les “démocraties”, et
que leur discours apocalyptique obéit à la logique
de l’ordre consensuel, etc.). Pourquoi Rancière est
il parti en expédition intellectuelle contre un discours
finalement si peu autonome ? Rancière dénonce la vision
qui veut faire de la “démocratie” le règne
des désirs illimités de l’individu consommateur
dévorant l’État, que portent ces doctrinaires
(JC Milner, mais aussi Benny Lévy, etc.). Et c’est
là qu’apparaît la nature véritable de
cette dispute : il s’agit moins d’une polémique
entre membres du “parti intellectuel” que d’un
règlement de comptes entre anciens ténors idéologiques
des années 1970. Les remarques rageuses de Rancière
sur Agamben (et les tenants d’une analyse de “l’Empire”,
qui ne sont pas nommés, mais où l’on reconnaît
sans peine Negri) ressortent de la même logique. Il leur reproche,
symétriquement, avec leurs analyses “bio-politiques”,
de faire comme le monde n’était plus qu’un vaste
camp privé de libertés, soumis à un “état
d’exception” permanent.
Rancière présente, par ailleurs, la fâcheuse
tendance de procéder par amalgames, et semble répondre
à une confusion par une autre confusion. Il met ainsi une
énergie particulière à attaquer ceux qui ont
analysé le “totalitarisme”, qu’il s’efforce
d’associer à la “nouvelle haine de la démocratie”
(Furet, mais aussi H. Arendt, et C. Lefort). Ils auraient permis
et préparé le glissement des années 1980-1990.
De façon lourdement significative pour qui ne partage pas
ses a priori idéologiques, il évite toute critique
de l’Union soviétique (voir p. 85), dont l’effondrement
“après une longue dégénérescence”
lui paraît avoir ouvert la voie à ce révisionnisme
réactionnaire, multiforme, sur la démocratie.
Cette défense en demi-teinte procède surtout par
sous-entendus, mais elle paraît plus symptomatique par ce
qu’elle ménage que par ce qu’elle attaque.
Rancière remonte jusqu’à Platon dans sa discussion
sur les formes de gouvernement pour montrer que les tendances néo-réactionnaires
qu’il désigne et auxquelles il attribue une hégémonie
idéologique relèvent d’une généalogie
particulièrement ancienne. Ce serait la figure de l’ennemi
antique, presque sans âge, qui se présente à
nous sous les traits de ces doctrinaires (et dont les contre-révolutionnaires
tels que Joseph de Maistre ou Donoso Cortès n’auraient
été que les maillons les plus révélateurs).
Néanmoins, cette discussion sur Platon fait apparaître
une série de remarques en rapport avec la réalité
des régimes politiques existants. Il faut sans doute y voir
l’effet régulièrement éclairant de cette
“source grecque”, au-delà des références
partisanes.
Rancière quitte donc momentanément la discussion
sur les “théories”, pour se référer
à la dimension oligarchique pratique sur laquelle la totalité
des régimes contemporains dits “démocratiques”
se sont effectivement repliés, ce qui lui permet d’en
rappeler les caractéristiques. C’est là seulement
que certains de ses développements, largement absents de
l’entretien avec “archipeliago”, prennent un tour
un peu intéressant.
Son rappel de l’importance du “tirage au sort”,
qui embarrasse tant Platon, pour définir la nature démocratique
des procédures, l’amène à souligner à
quel point pour la plupart des théoriciens de la chose politique
jusqu’à l’époque moderne, “le bon
gouvernement, c’est le gouvernement de ceux qui ne désirent
pas gouverner” (ceux qui briguent devant être écartés
de la liste des gens aptes à gouverner). En insistant sur
le fait que le scandale de la démocratie (et du tirage au
sort qui en est l’essence), c’est le pouvoir propre
de ceux qui n’ont aucun titre particulier à gouverner,
il remet en évidence tout ce que les régimes contemporains
s’efforcent d’évacuer. Il se sert même
d’une formule de R. Aron, qui avait bien vu que l’oligarchisation
était une tendance permanente des sociétés
modernes, dont elles se défendaient plus ou moins.
Le plus curieux, c’est que Rancière s’abstient
de toute référence à Castoriadis, alors qu’il
semble retrouver certaines formulations typiques des tendances à
l’auto-institution dont celui-ci a défini les caractéristiques
(p. 56, “la politique, c’est le fondement du pouvoir
de gouverner dans son absence de fondement”).
Ce silence a là aussi sa fonction, même si l’identification
entre “démocratie” et “politique”
est à première vue énigmatique.
Les échos intellectuels de ce type d’analyse évoquent
un courant idéologique voisin, autour de Mario Tronti, dont
l’ouvrage “La Politique au Crépuscule”
développe des thématiques tout aussi intrigantes.
L’insistance de ce dernier sur la “grande politique”
dont était capable l’ancien “mouvement ouvrier”
(toutes tendances confondues, et surtout les pires), et ses références
explicites à Carl Schmitt dégagent une ambiance intellectuelle
décidément similaire (à partir de considérations
abstraites et complexes, Tronti retrouve lui aussi certains éléments
de la réalité, tout en ménageant ce qui fut
moteur dans le naufrage du mouvement d’émancipation,
le crime stalinien planétaire).
L’intérêt explicite de C. Schmitt pour les penseurs
de la contre-révolution (De Maistre, Donoso Cortès,
etc.) laisse à penser que la mention presque obsessionnelle
de ces figures chez les héritiers du stalinisme trahissent
une convergence paradoxale avec l’univers mental de ce théoricien.
Les marxistes (notamment les opéraïstes, dans la variante
de Tronti, proche du PC officiel italien des années 1960
et 1970, comme dans celle de Negri, tournée vers les groupes
extra-parlementaires et la social-démocratie) tendent toujours
à ramener les processus sociaux à de simples rapports
de force, d’où leur volontarisme étatique, leur
“décisionnisme”, en langage schmittien.
Ce qu’ils appellent “politique” renvoie à
un champ beaucoup plus réduit que celui attribué à
ce terme par Aristote (sans même parler de H. Arendt ou de
C. Lefort).
Comme ne pas résumer l’attitude marxiste typique par
la rechercher des moyens d’instrumentaliser les réactions
sociales en vue d’un “projet” dont la nature est
toujours en rapport avec une prise du pouvoir ? Rancière,
comme Tronti (dont l’ouvrage mentionné montre à
quel point il a pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe
historique subie par la classe ouvrière, bien qu’il
réussisse à éviter tout bilan sur la nature
et les effets du stalinisme), balancent en somme entre certains
éléments pratiques de lucidité et les pires
topiques du stalino-gauchisme. Le pathos de Rancière sur
l’égalité qui, à ses yeux, sourd même
des processus inégalitaires prend une résonance curieuse
quand on voit à quel point il tait ce que fut la bureaucratisation
destructrice du mouvement ouvrier. Il y aurait des inégalités
que l’on peut tolérer… Il n’est sans doute
pas indifférent que Rancière mentionne que l’attrition
de la démocratie par l’oligarchie puisse ouvrir la
voie à de nouveaux projets de pouvoirs hétérénomes
(même si ce n’est pas son vocabulaire), comme il le
perçoit avec l’islamisme radical, qui vise explicitement
la destruction de la démocratie “au nom du Coran”.
La conclusion de l’ouvrage montre qu’il s’efforce
de s’émanciper à sa manière de la théologie
politique qui fut la sienne : l’exigence de démocratie
ne doit plus être subordonnée à l’exigence
de société nouvelle (“comprendre ce que démocratie
veut dire, c’est renoncer à cette foi”, p. 106).
Aucune nature des choses ne garantit la démocratie. Elle
n’est portée par aucune nécessité historique
et n’en porte aucune.
Là aussi, il tend à rejoindre, plus ou moins à
reculons, certaines thématiques castoriadiennes, mais il
ne veut pas le savoir, comme s’il lui fallait, envers et contre
tout sauvegarder le cadre althussérien de ses présupposés.
Paris, avril 2007
Moulier Boutang, stalinoïde approximatif
Une dissertation transcontinentale
Cet auteur, compagnon d’idéologie d’une version
modernisée de l’opéraïsme negriste, a prétendu
disserter sur la révolte des banlieues depuis ses voyages
intercontinentaux dans un opuscule intitulé “La révolte
des banlieues”, texte particulièrement significatif
par son style de l’approximation généralisée,
aussi bien pour les références factuelles que pour
le contenu des déclarations des uns et des autres.
Ce qui surprend le plus avec cette dissertation, c’est l’affection
dont l’auteur fait preuve envers son assiette sociale et politique
(il tient à nous faire savoir qu’il était invité
à New York au moment des violences en France, et qu’il
arrivait de Rio de Janeiro où il avait visité une
favela avec son maire). Peut-être y a-t-il là une manière
de se poser dans la concurrence sévère entre les figures
de la nomenklatura “altermondialiste”.
Incohérences de l’exposé
Il reste que les violences dans 300 communes françaises (sur
32 000) lui paraissent représenter un signal fondamental
: ces “émeutes” (il tient beaucoup au terme,
à l’instar des médias les moins rigoureux) se
seraient produites “au coeur de l’empire”. Par
cette phrase, il montre surtout que sa référence à
la théorie de la “multitude” et de “l’empire”
(de Negri) n’est destinée qu’à fournir
un réservoir de formulations rhétoriques. Cette théorie
de “l’Empire”, destinée à combler
un vide incompréhensible pour un marxiste (comment peut-il
y avoir mondialisation économique sans qu’il y ait
mondialisation politique ?) explique en effet qu’il n’existerait
plus de “centre” politique dans la nouvelle configuration
du monde devenu Empire ! Mais cette inconséquence de Moulier
Boutang, si elle révèle sa posture de roué
de l’idéologie est peu de choses : il admet lui-même
dans l’introduction qu’il s’est fréquemment
laissé aller à des formulations exagérées
(voire “assassines”, p. 19) et qu’il ne faut pas
juger son texte là-dessus (mais sur quoi, alors ?). Il semble
conscient de l’imposture idéologique qui l’anime,
tout en affectant de n’y voir que de légères
foucades formelles.
Sa boussole : la haine de l’Occident
Les incohérences de l’exposé trahissent une
tendance profonde : tout argument est bon du moment qu’il
permet de dénigrer les sociétés d’où
l’auteur est issu (cet “Occident” que tous ses
semblables vomissent). Il reconnaît pourtant par une inadvertance
additionnelle (il n’est plus à cela près) que
l’Europe demeure, en regard du reste du monde, une oasis d’égalité
(p. 11) ! Ses positions s’ancrent dans une espèce de
tiers-mondisme généralisé, absolutisé.
Son tourisme altermondialiste au moment des faits a visiblement
été la cause de lacunes dans son information, qu’il
n’a même pas tenté de combler ni de corriger.
Il se trompe de façon cruciale sur les dates de certaines
déclarations de Sarkozy, et s’efforce mécaniquement
de trouver une rationalité aux actions violentes et ultra-minoritaires,
même dans les banlieues concernées. Que cela rende
intenable l’emploi du qualificatif d’“émeutes”
est inaudible pour les militants ou les journalistes, menteurs par
devoir idéologique ou par profession.
Il veut s’imaginer que l’événement est
aussi important que ceux rassemblés sous le label de “mai
68”, ce qui était déjà ridicule au moment
de la rédaction de son texte et paraît encore plus
dérisoire deux ans après.
Dans son apologie de ceux qu’il prend pour des “humiliés
et des offensés”, il escamote le sort des victimes
effectives, que les divers vandales ont pris pour cible par simple
facilité. Il affecte ainsi de croire qu’il n’y
a eu qu’un “retraité” d’assassiné,
alors que l’on sait depuis le début de 2006 qu’il
y a eu au moins 9 morts, dont un certain nombre de personnes issues
de l’immigration. Il s’efforce de trouver des raisons
“rationnelles” à l’incendie de crèches,
d’écoles ou d’entrepôts isolés,
ce qui a provoqué la mise au chômage de travailleurs
notamment immigrés, etc. Il affecte enfin de c o n s i d
é rer que les personnes arrêtées constituent
un “échantillon représentatif” des auteurs
de violence, alors que quiconque un tant soit peu rompu aux situations
troublées sait que les véritables auteurs d’actions
concertées de ce genre n’attendent pas la police et
sont les premiers à s’éclipser. La plupart des
interpellés étaient nécessairement marginaux
dans ces actes. Toutes les grandes phrases à leur propos
escamotent cette réalité, et se font ainsi les complices
de la machine judiciaire, attachée par fonction à
produire des “coupables”, coûte que coûte.
Elle ne s’est d’ailleurs finalement pas montrée
trop dure, mais cela un stalino-gauchiste ne peut, par définition,
en convenir, même s’il rêve de commander un jour
des pelotons d’exécution.
Moulier-Boutang est incapable d’analyser les nouvelles formes
sociales vers lesquelles se dirigent les sociétés
occidentales, qui s’alignent peu à peu sur les structures
inégalitaires du reste du monde. La rage unilatérale
qui anime ce type de doctrinaires contre les sociétés
occidentales vient de toute évidence d’une réaction
de frustration face à l’indifférence que ces
formations sociales ont méthodiquement opposé à
leurs thèses idéologiques tout au long des trente
dernières années. Il y a en effet dans le ton de Moulier-Boutang
une aigreur très particulière qui évoque celle
des prêcheurs déçus ou des commissaires politiques
faillis, prêts à se raccrocher à toute manifestation
d’opposition, même la plus barbare, même si elle
vient conforter la position parasitaire de l’oligarc h i e
. Son espoir de voir “l’hypothèque Sarkozy”
balayée par les deux ou trois milliers de violents de 2005
s’est en effet avérée une illusion complète
: ils lui ont au contraire pavé la route vers la charge suprême
de la République.
Querelles de landernau intellectuel
Ses envolées polémiques perdent facilement le sens
de la mesure. Il saisit visiblement la moindre occasion pour régler
des comptes internes au landernau intellectuel. Sa dénonciation
de Finkielkraut pour un obscur et absurde entretien à un
journal israélien est si mal menée qu’elle l’amène
à parler de “syndrome Fink” (on entend irrésisti-
blement “syndrome (du juif) Fink”), qui résumerait
une abjection contemporaine tout à fait nouvelle et qui serait
un modèle de défense de “l’ordre établi”
(Moulier-Boutang peut-il imaginer qu’il faille plutôt
parler de “désordre établi” ?).
Pour notre stalinoïde, seul un aveuglement post-colonial,
assis sur un catholicisme mal refoulé, expliquerait certaines
réactions de la société française, dans
le prolongement de “l’affaire du voile” en 2003-2004.
De telles références religieuses secrètes,
et très hypothétiques, seraient en soi scandaleuses,
tandis que les références religieuses explicites venues
du monde musulman seraient au contraire légitimes par nature.
Moulier-Boutang, en bon commissaire politique, sait qu’il
importe d’abord d’intimider les éventuels concurrents
dans l’analyse : les intellectuels de profession sont donc
une de ses cibles par méthode (membres officiels d’Attac,
auteurs à la mode, etc.). Pour lui, la gêne dont tant
d’intellectuels ont fait preuve en 2005, comme dans les années
précédentes face à des évènements
déconcertants, provient d’un biais malhonnête
et honteux et non de l’ambiguïté gisant au coeur
des comportements et des actes réels, qui ont pourtant pris
pour cible exclusive des pauvres et des institutions utilisées
par des pauvres.
Les alliés qu’il se cherche
On se cherche toujours des alliés du côté où
l’on penche. Sa disposition démagogique va jusqu’à
lui faire considérer avec une sympathie sans mélange
l’imposture des “Indigènes de la république”,
cet accouplement de stalinoïdes sur le retour et d’islamistes
sournois, qui tentaient de faire passer les banlieues pour des “colonies”
nouvelles.
Cet improbable croisement de chevaux de retour et de nouveaux prédateurs
ambitieux s’est dégonflé depuis et est apparu
pour ce qu’il était dès le début.
Une culture de l’excuse exacerbée
L e plaidoyer de Moulier-Boutang sur la revendication du “respect”
escamote de façon classique, routinière même,
que le véritable respect ne se gagne qu’en échange
d’une astreinte personnelle à des contraintes, et non
par l’étalage d’actes d’intimidation. Mais
Moulier Boutang et ses semblables en démagogie ne peuvent
échapper à la surenchère permanente dans la
culture de l’excuse. C’est une affaire de concurrence
impérative.
Son Credo
Ce n’est qu’à la page 100 qu’il expose
enfin son credo : caractère automatique de l’accès
à la nationalité pour tout migrant venant s’installer
définitivement en Europe, et instauration d’un “véritable”
droit du sol, etc. Pour lui, le rejet de toute ombre de “racisme
institutionnel” doit être impératif.
L’objectif revendiqué (p. 106) serait d’instaurer
une société multiraciale et transnationale en Europe.
Cet objectif serait justifié par le simple fait que “l’ordre”
n’aurait aucun projet avouable. Moulier Boutang n’imagine
pas que le désordre établi n’ait en réalité
aucun projet, tout court, que l’oligarchie se laisse aller
au fil des évènements, et qu’elle ne sache même
pas gouverner (elle tente seulement de régner). Comme C.
Lasch l’avait noté, les “élites”
post-modernes s’avèrent même incapables de constituer
une classe dirigeante. La réalité devient de plus
en plus exotique pour un marxiste.
Un condensé du réductionnisme qui a englouti
le mouvement ouvrier
Moulier Boutang reproduit jusqu’à la caricature le
réductionnisme dans lequel a sombré la cinquième
vague de la contestation social-historique, celle qui a commencé
vers la fin des années 1950, en oubliant peu à peu
le mouvement ouvrier pour parer de vertus irréelles les colonisés,
au moment où l’indépendance ne pouvait que leur
être accordée.
Cela a conforté les stalino-gauchistes dans leur sentiment
d’aller dans le “sens de l’histoire”, mais
il leur a fallu depuis fermer les yeux sur ce qui se passe effectivement
dans le monde, et se cantonner dans un univers merveilleux, de plus
en plus abstrait.
Moulier-Boutang déclare donc que le “modèle
migratoire” en Occident est esclavagiste, et que de nouveaux
Watts ou de nouveaux Los Angeles sont devant nous, comme si ces
moments avaient été la prélude à une
prise en main des exploités par eux-mêmes, alors qu’ils
ont gravement amoindri ces perspectives (il faut lire la “Cité
du Quartz” pour s’informer sur ce qui a suivi Watts,
qui n’a aucun rapport avec les contes “radicaux”).
Les immigrés seraient en train de devenir les esclaves noirs
de l’Europe. Si c’était le cas, on se demande
bien pourquoi ils feraient tant d’efforts pour y venir : il
ne semble pas qu’ils soient amenés à fond de
cale, mais au contraire qu’ils se jettent par vagues sur les
rares clôtures qu’ils rencontrent (comme à Ceuta
et Melilla) ou qu’ils se lancent à corps perdus dans
de frêles esquifs, l’important étant de fuir
à tout prix leurs régions qu’ils considèrent
comme de véritables enfers contemporains, à moins
qu’il ne s’agisse de percevoir le mirage consommationniste
comme la seule vie digne d’être vécue. De toute
façon, ceux qui arrivent avec un visa temporaire et qui restent
sur place sans autre forme de procès sont les plus nombreux,
mais ceux-là également peuvent difficilement se prétendre
victimes d’une déportation.
Ce qu’il faut en retenir
Les aspects polémiques figés du texte de Moulier-Boutang
sont insignifiants par leur outrance même, mais cette accumulation
d’approximations, de mensonges, et de contresens repose sur
un soubassement qui a un sens. Seuls le ton et l’intention
que celui-ci traduit méritent d’être identifiés
avec précision.
L’aspect le plus consternant, c’est que ce genre d’idéologue
disqualifie un peu plus toute contestation articulée du désordre
établi. L’atmosphère dégagée par
de tels textes discrédite un peu plus l’idée
d’une réaction collective cohérente, par en
bas, contre les malheurs historiques actuels et ceux, bien pires,
qui approchent.
Paris, le 31 mars 2008
Badiou ou l'impudence d'un criminel de séminaire
Un nominalisme para-religieux
Dans toute religion d’annonciation, à l’instar
du christianisme, l’important n’est pas tant de montrer
et de fournir des preuves, que de proclamer et de rabâcher
que l’événement miraculeux a eu lieu. C’est
dans le ressassement de cette “annonce” (le Christ ressuscité)
que le croyant trouve la “preuve” du miracle qui fonderait
sa conversion. Et si l’événement n’a pas
eu lieu, qu’il aura lieu (le retour de l’imam caché,
le jugement dernier, etc.). Il y a quelque chose comme un nominalisme
absolu dans cette façon de procéder.
Badiou fonctionne ainsi. Le titre de son dernier opuscule “De
quoi Sarkozy est-il le nom ?” trahit un nominalisme de chamane
universitaire (la référence fétiche à
Lacan, chamane en complet veston, emblématique des années
1960 et 1970, appuie très logiquement cette pose), et ce
n’est pas une simple question d’exposé ni de
forme : il recycle bel et bien d’antiques procédés
propres aux religions révélées.
Une bassesse de tchékiste
Mais il faut d’abord dégonfler le personnage, que l’on
nous présente sous les oripeaux de l’intellectuel engagé,
universitaire appliqué à cultiver la philosophie,
l’art, et la psychanalyse. Badiou se caractérise avant
tout par une bêtise et une bassesse de tchékiste. Tout
le reste du discours n’est qu’un habillage destiné
à faire passer des positions aussi brutales que possibles,
même si elles n’ont plus les moyens de leurs ambitions
d’autrefois.
Un exemple suffit : pour ironiser sur la posture “machiste”
de Sarkozy, il écrit : “je mettrai ici quelque espoir
dans l’étrange épouse du candidat”, l
a i s s a n t entendre qu’elle pourrait bien faire quelque
révélation “génétique” sur
le manque de virilité supposée de son mari. Ce saut
de registre entre “l’analyse” et l’esprit
des arrière-salle de café les plus enfumées
résume au mieux la manière de fonctionner de cet idéologue.
Les fusilleurs ne sont jamais loin avec ce genre d’arsenal.
Instrumentaliser le rejet de la mascarade électorale
La série de comptes-rendus de séminaires qui composent
l’opuscule se présente comme un argumentaire destiné
à conforter le rejet viscéral de Sarkozy et de ce
qu’il représente. Position notable, Badiou ne défend
pas un candidat contre un autre, et se met d’emblée
hors du champ des mensonges électoraux. Mais l’opération
est d’autant plus pernicieuse qu’il met ces dispositions
à profit pour faire passer en contrebande une version à
peine maquillée du stalinisme “transcendantal”
(au sens où il utilise ce terme, voir ci-dessous, p. 23).
Il ne voit pas que les gens votent depuis des décennies
non pas “pour” un candidat ou un programme, mais essentiellement
“contre”, et que le vote décisif “pour”
Sarkozy a été un vote de rejet des violences de 2005.
L’oligarchisation du monde a échappé à
Badiou, qui comme tout marxiste ne voit que les méfaits “capitalistes”
et jamais les situations les plus despotiques.
Comme tout stalino-gauchiste qui se respecte, il reproche
bel et bien à cette société d’être
“démocratique”.
Il prend soin de se démarquer des “deleuziens”
qui tentent d’actualiser leur vision du monde et voient dans
les formes contemporaines une “société de contrôle”
d’un type nouveau. Badiou assure que le contrôle se
changera en terrorisme d’État pur et simple à
la première bourrasque historique un peu sérieuse.
Il se sert des éléments qui lui conviennent (enlèvements
de quelques centaines de djihadistes ou supposés tels de
par le monde, tortures, etc.) pour suggérer une fois de plus
que nous sommes dans un régime de “dictature de la
bourgeoisie”, état d’exception foncièrement
analogue à un “fascisme”, bien sûr.
L’élément qui fonde sa posture
Mais la particularité de Badiou est plus fondamentalement
de se présenter comme quelqu’un qui ne voit pas le
“progrès partout”. Il a pris conscience à
sa manière de l’immense reflux en cours et de la catastrophe
historique qui est déjà advenue. Cette rupture évoque
le versant trontien de l’opéraïsme italien : dans
“La politique au crépuscule”, sans rien renier
de ses références stalinoïdes passées,
Mario Tronti montre qu’il a pris la mesure de l’effondrement
qualitatif du mouvement ouvrier. A ce carrefour, Tronti a pris une
voie totalement différente de celle de Negri, qui recycle
le vieux prophétisme marxiste, en se cherchant un sujet de
substitution, “la multitude”.
De ce fait, Badiou dégage, par contraste avec le fond lénifiant
de toutes les autres théories héritées, une
apparence de vie. En rompant avec un élément fondateur
de la métaphysique militante (le progrès en cours,
illimité, irrésistible), il affecte d’affronter
la dimension la plus déconcertante de l’histoire politique
contemporaine.
C’est à cette rupture de façade que Badiou
doit la petite aura qui l’entoure désormais. Cet effort
n’est évidemment pas mené au terme de sa logique,
parce qu’il devrait réexaminer tout son passé,
et tous les fétiches qu’il a cautionnés et qu’il
cautionne encore (les régimes “soviétiques”
de la Russie et de la Chine, les partis “communistes”
des années 1950, etc.). Les diverses citations de Mao dont
il ne peut s’empêcher encore de parsemer ses textes,
la nostalgie attendrie qu’il manifeste pour la “révolution
culturelle”, etc., trahissent cet attachement à une
matrice idéologique inchangée.
Badiou est un nostalgique du goulag, et il lui faut seulement faire
passer cet attachement de façon tacite, à la manière
dont certains nostalgiques du IIIe Reich tentent de faire passer
leur adhésion à la répression nazie par un
épais silence sur les crimes les plus insupportables de leur
modèle.
Mensonge par omission et haine de l’Occident
Badiou est quelqu’un qui ment par omission avec une détermination
rare. La plus grande faille dans ses exposés tient à
ce qu’il tait. L’excuse qu’il fournit à
Staline, un “amateur d’un autre âge” (p.
37), lui permet d’annoncer que le vrai “totalitarisme”
serait devant nous. Plus que toute autre variété de
marxiste, Badiou refuse de voir ce qui caractérise les régimes
totalitaires, qualificatif qu’on ne saurait appliquer aux
régimes politiques et sociaux de l’Occident actuel.
Badiou doit à sa position de (petit?) mandarin universitaire,
visiblement replié dans une douillette retraite, les loisirs
qui lui permettent une reformulation sophistiquée des topiques
stalinoïdes :la société existante n’est
qu’une dictature déguisée, un fascisme à
peine potentiel, presque toujours sur le point de s’actualiser
le régime de Sarkozy est un pétainisme “analogique”,
piteux, passif, honteux il faut développer une nouvelle Résistance
face à ce fascisme implicite (d’où les développements
crypto militaristes sur la nécessité de “tenir
un point”).
- le sel de la terre, ce sont les “humiliés et les
offensés”, les ouvriers d’origine étrangère.
Ils viennent pour sauver l’Occident de lui-même il faut
détruire ce qui se présente comme le “vrai monde”,
celui de l’Occident, où seules les marchandises et
les capitaux peuvent librement circuler, pour unifier le monde où
les êtres humains circuleront sans retenue. Tout ce qui s’oppose
à l’Occident mérite donc d’être
défendu, surtout si cette opposition est violente.
Cette haine de l’Occident est bien entendu cohérente
avec la haine de la démocratie sous toutes ses formes, puisque
c’est l’Occident et lui seul qui a inventé le
projet démocratique. Le seul mode d’extension du monde
“occidental” serait la guerre (Badiou restreint son
regard aux situations de conflits : Palestine, Irak, Afghanistan,
Somalie). Ce monde occidental révulse tant Badiou qu’il
ne parvient pas à en nommer les caractéristiques actuelles.
Il lui faudrait constater qu’il se définit aujourd’hui
par le développement de la société de consommation,
et non par la “démocratie” (dont il ne reste
que des vestiges de plus en plus pitoyables). Et que ce dispositif
social est bel et bien en train de se diffuser pacifiquement, depuis
20 à 30 ans, vers la Chine et l’Inde. Le biais de sa
vision apparaît là dans toute sa splendeur idéologique
(“ “Occident”, ce mot maudit ”, p. 81).
La cohérence de Badiou
La cohérence de Badiou est indéniable. Il défend,
en toute démagogie, le refus de s’intégrer pour
“l’ouvrier marocain”, qui aurait raison, puisque
ce serait devenir comme le “petit-bourgeois européen”.
De fait, tout Européen est aux yeux de ce stalinoïde
un “petit-bourgeois”, gibier potentiel pour le goulag
transcendantal qu’il appelle de ses voeux implicites (il faut
se souvenir de la phrase de Sartre approuvant par avance toute liquidation
physique d’un blanc). C’est le genre de glissement qui
aide à prendre la mesure de la façon dont les stalino-gauchistes
intériorisent la haine des sociétés où
ils sont nés et où ils se sont paradoxalement dé-formés.
Tous les défauts et tous les crimes de ces sociétés
sont impardonnables et irréparables, alors que ceux des autres
sont à la fois “intéressants” et excusables,
quand on ne les efface pas, plus simplement, des mémoires.
Ses objectifs para-religieux
Le chapitre IV expose avec une certaine clarté les objectifs
para-religieux de Badiou : l’Occident est le monde du capitalisme
déchaîné (thèse que le processus d’oligarchisation
du monde invalide radicalement : les mécanismes “capitalistes”
sont en réalité débordés par les logiques
de pillage, de parasitage et de prédation), et les “démocraties”
riches sont un faux monde (voué à la destruction,
par conséquent).
- Il faut créer un seul vrai monde, c’est un impératif
politique (belle illustration d’une incantation sacerdotale).
- Il faut refuser toute forme d’intégration, “persécutoire”
par nature (pour Badiou et ses semblables, la question anthropologique
ne se pose pas, les matrices culturelles collectives doivent être
indéfiniment et instantanément malléables...
quand il s’agit des Occidentaux et des Occidentales).
- les étrangers nous sauveront de la consommation nihiliste
(la fascination fascistoïde pour une jeunesse perçue
comme exotique, car c’est de cela qu’il s’agit
au fond, est ici éloquente).
Sa haine de l’individu vient de loin Le chapitre V poursuit
dans la même veine, en expliquant à quel point l’individu
est une “pauvre chose”, ce serait l’expression
de “l’animal humain”.
Quand il en arrive à avouer : “Nous voulons savoir
comment être les gardiens de l’avenir des vérités”,
la formulation para-religieuse devient plus manifeste encore .
Tant que les stalinoïdes demeurent éloignés
du pouvoir, ils s’efforcent de contrôler l’avenir.
Et, comme l’a montré l’histoire du XXème
siècle, dès qu’ils accaparent le pouvoir, ils
étendent leurs ambitions au contrôle du passé.
Tous ces développements moralisateurs (p. 99) ne sont que
des opérations de manipulation assez transparentes : Badiou
s’efforce de formuler des paralogismes permettant un jour
de transformer les individus en chair à guerre civile et
en instruments de nouveaux appareils de pouvoir.
Pour Badiou, l’élection de Sarkozy constituerait en
soi un “coup de nature globale”, même si la “désorientation”
publique aurait peut-être commencé avec l’élection
de Mitterrand, “au moins”. Mais cette vision qui se
présente comme un difficile et douloureux effort de lucidité
est évidemment simpliste : la “désorientation”
remonte beaucoup plus haut, au moins à la nature de l’URSS
et au désastre amorcé en 1917. On peut suivre les
intentions de Badiou à tout ce qu’il ménage
dans le naufrage du mouvement ouvrier, et à ses redites du
catéchisme de l’agit-prop stalinienne.
Le “transcendantal” et la désorientation
Le chapitre VI nous fournit la définition du “transcendantal”
selon Badiou : ce serait “quelque chose qui, sans apparaître
à la surface, configure de loin, donne la loi et son ordre,
à une disposition collective”. La France serait ainsi
habitée par le “transcendantal” pétainiste,
depuis 1815 au moins.
On voit se dessiner dans ce développement à quel
point Badiou fonde sa dénonciation sur l’hypothèse
d’une cohérence diabolique de Sarkozy. Comme tant d’anti-
sarkozystes, mais avec des leviers idéologiques beaucoup
plus pesants, Badiou avalise le rideau de fumée dont ce personnage
de carton-pâte s’est entouré.
Les ridicules vaticinations de Sarkozy sur 1968 s’inscrivent
pour Badiou dans cette “cohérence” : comme si
les évènements désignés par ce label
venaient de se prod u i re (Pétain succède pourtant
immédiatement à la défaite militaire et non
40 ans plus tard ) . De fait, Sarkozy, comme Balladur en 1993-1995,
use et abuse de la rhétorique du “redressement”
qu’affectionnent les droit e s f r an ç a i s e s .Même
s’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la répétition
dont l’industrie médiatique s’est faite une spécialité,
attribuer une quelconque vie à cette logorrhée est
ridicule. Badiou doit s’inventer un épouvantail pour
faire passer le reste.
La “désorientation” que dénonce Badiou
doit infiniment plus à l’histoire du soviétisme,
à l’écrasement des conseils ouvriers de Budapest,
à la répression de toutes les formes de révoltes
ouvrières dans les régimes de l’Est, jusqu’en
Chine. Qui donc rappelle qu’en 1989 les membres des comités
de grève ouvriers chinois ont été exterminés
dans la phase de normalisation qui a suivi ? Là-bas, il n’y
aura pas de Walesa, pas de Valentinovitch, car ceux qui auraient
pu tenir ce rôle historique ont été préventivement
liquidés, conformément aux moeurs du despotisme oriental
dont le stalinisme fut le premier avatar sur une base industrielle.
C’est dire que la “désorientation” vient
de si loin que Badiou ne peut en nommer la source. Sa démarche
vise à maquiller et à escamoter ce manquement crucial.
Le mouvement ouvrier, détruit, ne peut plus offrir de perspective
crédible aux migrants, qui passent d’emblée
à l’objectif que les ouvriers ont fait leur après
l’effondrement de leur histoire : s’intégrer
au plus vite à la société de consommation.
Et ceux qui affectent de les défendre inconditionnellement
se retrouvent dans la situation que décrivait en 1940 Louis
Mercier Véga à propos de ses camarades anarchistes
chiliens : la défense et l’aide apportée aux
immigrants permet à ceux-ci de s’intégrer plus
rapidement, nullement de trouver une base solide pour un mouvement
visant à la création d’un nouveau monde social.
Ce type d’activité peut être tout à fait
honorable, mais pourquoi se raconter tant d’histoires et la
justifier de façon aussi peu rationnelle ?
Le “courage” selon Badiou
Dans le chapitre VII, le courage que prône Badiou se réduirait
à “ne pas être pétainiste”, péchant
ainsi par une formulation étonnamment indigente : le refus
d’intérioriser les références de la société
de consommation constitue la véritable démarcation.
Qu’elle soit à peu près incompréhensible
aux migrants échappe nécessairement à Badiou
et ses semblables.
Il dévoile un peu plus ses présupposés en
considérant que la “corruption” (entendue à
divers sens) est la véritable essence de la “démocratie”,
mais il affirme, étrangement, qu’il faut conserver
l’expression “démocratie véritable”.
La note explicative qu’il fournit donne la clé de ce
conservatisme terminologique qui va à rebours de tous les
développements de l’opuscule : le maintien du mot “démocratie”,
du bout des lèvres, lui permet de justifier la conservation
de sa référence majeure, le communisme ! Sans doute
lui faut-il suggérer à ses suiveurs l’utilité
de l’hyprocrisie terminologique.
Batteries idéologiques
C’est dans le chapitre VIII que Badiou dévoile tout
à fait ses batteries idéologiques : la reprise de
la formulation sartrienne (!) sur “l’hypothèse
communiste” relève naturellement d’une technique
d’euphémisme éprouvée. Mais il ne reproduit
pas seulement cette logique, il la développe jusqu’à
un point qui mérite l’attention.
Il explique que cette “hypothèse” est la bonne
parce qu’il n’y en a pas d’autres (pour les esprits
religieux, il faudrait croire en un dieu, parce que sinon, le monde
perdrait tout sens). Il rappelle d’ailleurs que pour S a r
t re, si “l’hypothèse communiste” était
invalide, alors l’humanité ne serait pas différente
des colonies de termites ou de fourmis ! Ce genre de paralogisme
conduit à une grande indifférence devant les massacres
de masse. Tout l’impensé et le primitivisme du sartrisme
s’est trahi là avec une éloquence dont la franchise
surprend encore aujourd’hui...
Les séquences du “communisme”
Badiou réaffirme le conte de fée marxiste sur la nécessité
de développer une dictature transitoire qui mène à
l’extinction rapide de l’État, soit le contraire
de toutes les expérimentations sinistres qui se sont répandues
sur plus d’un tiers de la planète au cours du XXème
siècle. Il explique en toute candeur que ce sera différent
quand nous serons dans une période d’un genre nouveau.
Le chapitre IX est consacré tout entier à cette dissertation
sur les “séquences de l’hypothèse communiste”.
La pre m i è re séquence aurait duré de 1792
à 1871 (Badiou escamote la question du socialisme comme théorie
ouvrière, qui se développe indépendamment de
la théorisation communiste, d’origine agraire, de Babeuf).
La première tentative de réalisation du communisme
aurait eu lieu de 1917 à 1976, en donnant vie à une
forme inédite d’État autoritaire, “qui
a obtenu certains résultats”. Ce serait la deuxième
séquence. La période intermédiaire entre ces
deux séquences n’aurait été qu’une
période intervallaire de triomphe de “l’impérialisme”
et de gestation pour l’avenir.
Cette périodisation lui permet d’admettre que nous
sommes dans une période de vide nouveau, et qu’il va
falloir être terriblement patient. On re t rouve là
cette posture qui donne un semblant de vie à ses vaticinations
par ailleurs difficilement supportables. M a i s ce découpage
temporel est évidemment bâti sur m e s u re pour mettre
ses références idéologiques à l’abri
des vérités les plus embarrassantes pour sa tradition
politique.
La période qui va approximativement de 1871 à 1914
fut l’occasion d’une croissance et d’un déploiement
exceptionnels du mouvement ouvrier dans toute l’Europe occidentale
et même orientale, ce que Badiou efface en bon redresseur
d’histoire tchékiste. Elle ne fut pas “intervallaire”.
Et la période qui commence en 1917 s’est de fait close
vers 1956, avec l’écrasement “soviétique”
des conseils ouvriers de Budapest (voir le texte “Dimensions
anthropologiques de la société de consommation”,
pp 5-8 de ce numéro du Crépuscule).
Nous sommes entrés, depuis, dans une période de régression
qualitativement bien plus grave que ne l’imagine Badiou. Il
faut envisager l’hypothèse de l’ouverture d’un
interrègne des mouvements sociaux analogue à celui
qui a duré de 1660 à 1785 environ, en Europe occidentale.
La complexité des nouveaux problèmes, l’épuisement
de la dynamique industrielle, qui détruit la nature de façon
immédiatement visible, que ce soient par des mécanismes
marchands ou non, la disparition en tant que sujets collectifs d’acteurs
comme la bourgeoisie et la classe ouvrière au profit d’un
émiettement et d’une instabilité de tous les
regroupements sociaux (ce qu’exprime le terme d’oligarchisation
du monde) signent ce basculement.
Fidèle à la voie sartrienne du compagnonnage avec
l’innommable, Badiou va jusqu’au bout d’une réaffirmation
de la foi “communiste” (p. 152) : “l’hypothèse
communiste nomme la seule chose qui vaille qu’on s’intéresse
à la politique et à l’histoire”. Dans
cette répétition mécanique, la cristallisation
idéologico-religieuse est intacte.
Le paradoxe de la dénonciation de Sarkozy par Badiou.
Sans doute doit-on à la nature crépusculaire de l’époque
cette curiosité : la dénonciation la plus véhémente
d’un suppôt de l’oligarchie tel que Sarkozy émane
d’un nostalgique impénitent du goulag. D’un tel
porte-à-faux, la dénonciation sort affaiblie et biaisée
au-delà de toute mesure.
Ce paradoxe reflète l’étrange effondrement
de la créativité historique contemporaine, où
la capacité de critique incisive a presque totalement disparu.
Seuls des ersatz de critique occupent le devant de la scène
publique.
Paris, le 15 mars 2008
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