"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Sous-traitance étrangère : main-d’œuvre low cost en France, déréglementation en marche
Nicolas D L C

Cet article est paru dans le numéro 24 de la Revue Les Temps Maudits de la CNT-F dite CNT Vignoles


Sans attendre qu’un genre de directive Bolkenstein, la version suivante ou ses mises à jour soient en vigueur, le droit du travail s’est soigneusement déconstruit dans la construction navale. Grâce à la sous-traitance en cascade. Le plus redoutable, c’est que ce contournement des garanties salariales et sociales profite d’un assentiment tacite des salariés déplacés de pays à main-d’œuvre low cost. Trimard sous les normes françaises, c’est toujours mieux que prolo ou chômeur chez soi, aux niveaux de salaire et de garanties de son pays d’origine. Depuis 2002, les conflits font émerger une exploitation généralisée instaurée par une mondialisation capitaliste qui importe temporairement des prolos pas chers, si possible au plus près des conditions polonaises, slovènes, roumaines, indiennes ou portugaises…

UN LABORATOIRE DE L’EXPLOITATION MODERNE

POUR GRUGER LA MAIN-D’ŒUVRE ETRANGERE, IL FAUT GRIGNOTER PAR TOUS LES BOUTS

Discrètes et efficaces, la déréglementation du code du travail et l’exploitation made in France d’ouvriers importés sont déjà en place. Les patrons veillent juste à ne pas se faire gauler. C'est l’inverse de la délocalisation : puisqu’on ne peut exporter le site de construction navale et qu’il faut impérativement baisser les coûts de production, on importe les ouvriers au plus près de leurs conditions du pays d'origine. Mais un chantier naval étant plus contrôlé qu’un chantier de bâtiment, l’emboîtement d’entreprises mis en place par la sous-traitance doit se doter des apparences du respect de la légalité. Pas de clandestins, donc. Pas de travail au noir massif. Ici, tout le monde est à peu près déclaré. C’est autrement que l’étranger se fait exploiter. La règle est édictée par le donneur d’ordre de l’échelon supérieur, Les Chantiers de l’Atlantique, jusqu’ici détenus par Alstom, racheté depuis juin 2006 par le Norvégien Aker Yards. Le dernier grand chantier naval en France réalise la conception des paquebots et monte leur coque. Équipement intérieur et aménagements sont confiés à des sociétés extérieures, le plus souvent françaises, qui ont recours à l’intérim pour faire face, et confient une partie de leurs marchés à des sous-traitants. Qui eux-mêmes font pareil, cherchant d’autres sous-traitants pour partager la tâche, tenir les délais et garder leurs marges. La cascade empile ainsi jusqu’à huit niveaux de sous-traitants, certaines boîtes créées pour l’occasion et qui n’ont qu’un seul client, leur commanditaire de l’échelon supérieur. Tout en réalisant leurs profits, ces sous-traitants ¬– pudiquement renommés co-réalisateurs – doivent assurer des coûts de production tirés vers le bas. Et plus on descend dans la pyramide, plus la pression s’exerce avec force sur les coût des prestations, où les coûts de main-d’œuvre sont importants. Le personnel sert donc de variable d’ajustement.

Le prétexte avancé est que le main-d’œuvre qualifiée n’est pas disponible en France, mais si les conventions collectives françaises devaient s’appliquer, importer ces ouvriers étrangers n’aurait aucun intérêt, coûterait même plus cher a plombé par les frais divers du déplacement. Les patrons cherchent à économiser sur les coûts horaires, les heures supplémentaires, et les à-côtés : hébergement, déplacement, primes… On a vu des salariés roumains contraints de verser un montant équivalent à six mois de leur salaire en Roumanie pour décrocher le droit d’aller travailler dans l’Eldorado nazairien. Assimilé à une caution, cette somme accorde à l’employeur une garantie de servilité du salarié ainsi racketté. D’autant qu’en cas de désaccord, le salarié est souvent laissé sur le carreau, à Saint-Nazaire, obligé de trouver lui-même comment se rapatrier. Pour d’autres, comme les Indiens, les passeports son confisqués à l’arrivée en France. Ça aide toujours à rester docile.

CONTOURNEMENTS TOUS AZIMUTS DU CODE DU TRAVAIL

Le catalogue des embrouilles révélées par les différents conflits de métallos roumains, des tuyauteurs indiens et des soudeurs polonais pourrait servir de manuel pour capitaliste moderne, donc transnational. Sur le site de construction navale de Saint-Nazaire qui a connu jusqu’à 16 000 salariés au plus fort des effectifs et des commandes de paquebots en 2003, il a fallu la première grève de salariés étrangers en mars 2003 pour commencer à apercevoir les moyens utilisés pour revoir à la baisse les minima légaux officiellement en vigueur sur le sol français.

Ils étaient 250 tuyauteurs, soudeurs et électriciens, venus principalement de Bombay pour monter les gaines de ventilation et de climatisation du plus grand paquebot du monde, le Queen Mary II. Ils ont signé à Bombay un contrat de travail partiel complété juste avant l’embarquement dans l’avion par un avenant de deux pages qui précise que les frais d’hébergement et de nourriture seront soustraits à leurs bulletins de paye. Impossible à refuser sinon on n’embarque pas. Pour éviter d’avoir à acquitter les frais de grand déplacement, une entreprise locale, avec siège social dans la commune voisine de Saint-Nazaire, a été créée par la société italo-indienne AVCO. Officiellement, les tuyauteurs ont donc été embauchés sur le sol français. Malgré leurs qualifications et leur expérience sur les grands chantiers du golfe Persique, ils sont payés sur la base du SMIC. Sur un salaire mensuel de 1052 euros, il ne leur restait qu’un peu plus de 300 euros, leur patron ponctionnant d’autorité le reste, charges sociales, frais d’hébergement et de repas, prélèvements qualifiés d’« acomptes ». Mais au même moment, en Inde, un ouvrier très qualifié ne pourra palper que 80 euros par mois, et le salaire moyen dans l’industrie y oscille autour de 25 euros mensuels. Voilà les données brutes du mercenariat ouvrier des pays low cost. Les Indiens ont tenu un mois de grève unanime, sans pour autant obtenir un salaire à la hauteur de leur qualification selon les conventions collectives françaises de la métallurgie. On leur a rendu eurs passeports, ils ont pu se faire prendre en charge hébergement et restauration de midi, jusqu’ici défalqués de leurs paies au SMIC, et leur rapatriement a été assuré, bien que la société ayant été liquidée entre temps.

Dès lors, débrayages et grèves dévoilent semaine après semaine les conditions d’exploitation. Un mois et demi d’arriérés de salaires pour des Roumains à qui on ne versait même plus le strict nécessaire pour manger le week-end. Deux à trois mois de retard de salaires poussent les 25 menuisiers grecs montant les meubles des clinquants casinos et des bars du paquebot de luxe à avouer qu’ils n’ont pas de contrat écrit et travaillent jusqu’à 60 h la semaine, sans que ces dépassements soient payés en heures sup. Les retards de règlement des salaires sont courants, pour ne pas dire monnaie courante.

AU PAYS DU « MONTAGE EXOTIQUE »

Dès novembre 2001, la couleur était annoncée. Récupéré par la CGT, un fax confidentiel destiné aux sous traitants français – de premier rang – les conviait à une réunion d’initiation aux subtilités du « montage exotique » en profitant de l’ « apport de main d'œuvre en provenance de pays à faible coût ». La réunion était chargée de déterminer « à partir de quel taux horaire ou journalier cette action est-elle intéressante? ». Le cynisme de la formule est trop ouvertement affiché. « Initiative privée et choquante d’un chef de service que la direction n’a jamais approuvée ni cautionnée », tenta piteusement de plaider le porte-parole des Chantiers de l’Atlantique.

Les opérations de contrôle effectuées par la direction du travail ont confirmé quelques grandes tendances. Normalement, on ne peut payer en dessous du Smic, les 35 heures doivent être respectées, et les heures sup rémunérées selon les grilles prévues par les conventions collectives applicables. Mais certains de ces travailleurs des pays de l’Est ou du Sud ne reçoivent souvent qu’un petit pactole sur place. Ce genre d’acompte leur sert pour les menus frais de la vie quotidienne hors boulot, les courses minimum dans les rayons du discount du coin, histoire de perdre le moins possible en dépenses alimentaires dans ce pays à fort coût de la vie pour eux. Le reste de la paye est réglé dans le pays d’origine, en monnaie locale, avec parfois des embrouilles sur la date du taux de change le plus favorable à l’employeur, le tout étant prévu par contrat signé avant le départ du pays où a eu lieu du recrutement. L’embauche est ainsi souvent effectuée par des entreprises extrêmement light, créées de toutes pièces pour le contrat de sous-traitance, marchands d’hommes dont la structure peut réduire à un seul gérant ou deux associés, un téléphone portable, vaguement une boîte aux lettres. De quoi s’évanouir dans la nature si ça tourne vinaigre.

On a vu aussi des employeurs ponctionner autoritairement, selon le tarif qu’ils ont fixé, des frais d’hébergement, de repas, de déplacement. Défalqué aux paies, ça améliore sérieusement les coûts de main-d’œuvre. Les heures sup sont systématiquement oubliées, payées en heures normales. Les feuilles de pointage sont trafiquées pour paraître respecter, sur le papier, les amplitudes hebdomadaires légales. Quand, en plus des contrôles aux entrées, des systèmes de pointage par badge sont installés au pied de paquebots en voie de finition, on demande à certains de ces expatriés temporaires d’aller faussement pointer pendant la pause de midi, mais de remonter aussitôt dans les ponts où ils bossent pour expédier un repas u plus vite et continuer à bosser pendant la pause fictive.

Des Slovènes ont avoué marner 54 heures la semaine, des Croates acceptant de trimer jusqu’à 60 heures. Normalement dus à ces ouvriers loin de chez eux, si on applique les version françaises conventions collectives du secteur, les frais de grand déplacement sont tout aussi soigneusement oubliés. Les patrons préfèrent nettement leur accord en VO. Les fiches de paye, rédigées en polonais, roumain ou slovène sont illisibles pour les fonctionnaires français. Ce qui fait gagner du temps en cas de contrôle.

UNE ACCEPTATION FORCEE DES ABUS SUBIS

Les métallos étrangers œuvrant sur les paquebots sont des ouvriers à bon niveau de qualification. Expérimentés donc, y compris certains avec un passé syndical. Il peut paraître incroyable que ces salariés se soient ainsi laissés abuser par leurs employeurs. Faut dire que le différentiel de paye, même amputée, entre la France et leur pays d’origine est tel que leur intérêt financier immédiat pousse les ouvriers étrangers à se soumettre à ces contournements manifestes à la loi. Les patrons de la sous-traitance jouent sur ce velours. Côté sourire, le fossé de revenus d’un pays à l’autre est une carotte suffisante pour que la plupart étouffent leurs scrupules. Côté grimace, ils ont recours à la menace de renvoyer sur le champ les récalcitrants comme des malpropres, comme au 19e siècle, sans préavis. La menace est assortie ou non de représailles envers la famille, ce qu’ont évoqué par des Roumains et des Polonais. Gros bras et intimidations. La crainte d’un inscription sur les classiques listes noires fait le reste. De plus, le caporalisme des chefs d’équipe ou de gérants délégués se charge de réduire les métallos étrangers au silence. La barrière de la langue arrange bien le cloisonnement voulu par les patrons de ces boîtes et leurs utilisateurs. Pour parachever cet étouffement de toute revendication, on a par exemple raconté aux Roumains que les syndicats français étaient tous tenus par des communistes, ce qui, pour ceux qui ont connu le communisme au pouvoir sous Ceaucescu, constitue un excellent épouvantail.

LA SECURITE BRADEE, COMME LE RESTE

Dans une petite société polonaise qui avait recruté des soudeurs des chantiers navals de Szczecin et Gdansk, les bleus de travail fournis par le patron n’ont pas paru très conformes aux métallos, question résistance au feu. Réflexe minimum quand on manie un chalumeau. Seulement voilà : s’ils ne veulent pas tuer la poule aux œufs d’or de ce job qui peut multiplier jusqu’à huit fois leurs revenus polonais, il ne faut pas être trop regardant. Alors ils ferment les yeux. Le contremaître sur place leur assure que tout est aux normes européennes, la preuve, l’étiquette indiquant CE au col. Les ouvriers n’ont pas gobé le bobard, mais ils ont quand même endossé ces vêtements de travail composés de matière synthétique, sous les normes de sécurité. Le 25 mai 2005, un de ces soudeurs a failli y passer : dans un réduit métallique où la sécurité aurait dû l’obliger à être assisté d’un de ses collègues, il est seul, rendement oblige. La soudure fait jaillir des gerbes d’étincelles. Il a carrément pris feu avec son bleu qui, collant à la peau, a aggravé ses brûlures. Le raccord de son chalumeau rafistolé de ruban adhésif n’a pas dû aider à le protéger. Le travail au rabais se fout pas mal de mettre la vie des prolos en danger. Il faut bien faire des économies partout, y compris sur le matériel de sécurité. Selon la législation, des soudeurs italiens qui travaillent du nickel chrome auraient dû subir une visite médicale renforcée, avec des analyses d'urine une fois par semaine. Ici, rien du tout. Marche ou crève.

MAITRISER LES RISQUES DES CONTROLES

Les services de l’inspection du travail ont fait ce qu’ils ont pu, avec des effectifs très restreints, deux inspecteurs affectés en permanence à la circonscription de Saint-Nazaire, mais dédiés à toutes les situations de travail, pas seulement la construction navale qui à elle seule a fait intervenir jusqu’à 800 entreprises sous-traitantes en même temps. Au départ, des fonctionnaires de la direction départementale du travail se sont aussi montrés réticents à se prêter à ce qui pouvait ressembler à des opérations de basse police et de chasse au travail clandestin. D’autant qu’il n’est pas facile non plus de s’y retrouver : hormis les logiques réticences des entreprises à toute transparence, les situations sont confuses, revélant un imbroglio complexe des textes légaux applicables et de réglementations en vigueur. C’est notamment le cas quant au statut du travailleur détaché qui peut relever du droit français, de son pays d’origine, et du droit communautaire.

En février 2006, une quarantaine de contrôleurs et inspecteurs du travail ont effectué une descente surprise. Opération d’une envergure sans précédent. Quarante-cinq infractions ont été retenues contre 18 entreprises, françaises, hollandaises, polonaises, portugaises et allemandes, épinglées au pied des paquebots en construction : délits de marchandage et prêts de main-d’œuvre illicite, heures supplémentaires escamotées, infractions au SMIC, voire travail dissimulé quand aucun contrat de travail n’existait. Mais le droit du travail a été bien plus bafoué que ce qu’ont pu retenir les procès-verbaux du contrôle et de ses suites. Les sous-traitants ont souvent préféré jouer l’obstruction, en produisant des documents falsifiés, blanchis, voire en refusant délibérément de communiquer le moindre papier. Ce faisant, par pure stratégie défensive bien calculée, elles s’exposent moins, ne risquant que le seul « délit d’obstacle ». En cas de condamnation, les sanctions judiciaires sont moindres pour un seul motif que pour l’ensemble des infractions qu’il cache. La vieille histoire de l’arbre et de la forêt. Faire ainsi obstacle au contrôle passe des contraventions au délit pénal, mais les enjeux financiers sont à la baisse. Et les risques sont peut-être nuls, si les lentes poursuites judiciaires ne s’enlisent pas en route ni ne butent aux frontières.

DES AUTOPROCLAMATIONS VERTUEUSES POUR L’IMAGE

Sauf quand des grèves révèlent l’outrance trop manifeste de l’exploitation, le système de sous-traitance et de main-d’œuvre étrangère permet facilement au donneur d’ordre majeur de se défausser des traitements hors normes imposés aux salariés qui ne sont pas sous sa coupe.

Pris la main dans le sac, le constructeur de paquebots jure la main sur le cœur qu’il n’a rien vu , d’autant que ce n’est pas de son ressort, se justifie-t-il. Cette vigilance ne serait de toute façon plus son rôle puisqu’il ne s’agit pas de salariés directement sous sa responsabilité. Les dirigeants du chantier naval (qui se dénomme concepteur et “ensemblier” général et s’est adjoint la gestion de la sous-traitance) jurent tout aussi mordicus que les contournements ne sont que des cas isolés, montés en épingle par leurs détracteurs qui veulent décourager l’économie française. Aux journalistes, le préposé à la communication du chantier se contente de déclarations d’intention : « si certains employeurs trichent, ils prennent le risque d’être radiés des marchés des Chantiers ». En pratique, le donneur d’ordre principal ne s’attache qu’au respect des délais et de la qualité de la prestation. Le reste, les conditions sociales, le respect du code du travail, tant que les « tricheries » ne s’ébruitent pas, pas de raison de sanctionner la moindre entreprise. « Les gens qui ne respectent pas les règles il faut les sanctionner, pour être vertueux sur les coûts, la qualité, les délais et aussi la gestion des hommes », baratine aux journalistes le DRH des Chantiers de l’Atlantique. Faut que, y’a qu’à. En attendant, le chantier naval ne peut pas « instaurer un régime hyperpolicier sur le site ». Contre ce qui fait son essence, le recherche du profit maximum, le capitalisme tente le coup de l’auto moralisation…

LES CHARTES DE BONNE CONDUITE, VERITABLES PERMIS DE CHAUFFARDS

Le capitalisme génère ses parades, invente des pseudos garde-fous pour mieux bafouer un code du travail qui contrarie ses profits. En cas de manquement révélé, on parlera de bavures, de brebis galeuses, de pratiques minoritaires qu’on garantit sanctionnées. Ici, les chartes de bonne conduite, recueils de simples recommandations sans la moindre valeur juridique servent de poudre aux yeux. Un genre de règlement intérieur, en fait dédié aux relations exterieures, entend se substituer au code du travail et aux lois internationales. Les pouvoirs publics sont associés lors de la signature de ces vagues codes de probité. À Saint-Nazaire, on a même fait cosigner la ronflante “Charte de progrès social” par les syndicats en place. Ces textes d’engagement moral sont établis par le donneur d’ordre ¬– Les Chantiers de l'Atlantique – et co signées par son sous-traitant de premier rang. Ce premier sous traitant, en général français, est chargé de faire respecter les règles à l’échelon en dessous, quand lui-même sous-traite certaines prestations du marché qu’il a décroché. Ces chartes prétendent instaurer des règles, mais personne n’est garant de leur respect. En affirmant ces prétendus bons usages basés sur l’«engagement » réciproque et la bonne volonté, le capitalisme s’autoproclame vertueux et prétend s’abstraire de tout contrôle extérieur. Une attitude conforme aux remises en cause par le patronat du droit social et de l’inspection du travail.

À l’autre bout de la planète, sous la pression d’une opinion publique qui veut consommer avec bonne conscience, on a instauré des sociétés d’audit, des intermédiaires chargés de certification sociale, de labels environnementaux. L’approvisionnement des nantis de la planète ne doit pas souffrir de reproches. Comme aux chantiers navals nazairiens, ces officines plus ou moins indépendantes servent de garants à la même prétendue « bonne conduite ». Grosses entreprises de communication. Soigner la façade en faisant semblant d’éclairer les sous sols. En mai dernier, la société espagnole Zara a été épinglée par un hebdomadaire de Lisbonne pour le travail à domicile d’enfants de 11 à 14 ans au nord du Portugal, dans le secteur rural pauvre de Felgueiras. Les gamins cousaient des chaussures Zara, pour un sous-traitant qui avait pourtant été dûment été audité quelques mois précédemment. L’audit n’avait rien vu.

Officiellement, le principal donneur d’ordre se déclare incompétent pour veiller au respect du droit social chez les sous-traitants de second, troisième, quatrième rang, voire plus, jusqu’au huitième rang ! Le discours est simple : avec le principe de délégation qu’instaure la sous-traitance, le donneur d’ordre ne se prétend redevable que de ce qui concerne le contrat commercial qui le lie à son premier sous traitant : il paye pour une prestation. Installation de ventilation, pose d’escaliers, chantiers de peinture, mise en place de tuyauterie d’un bout du circuit chauffage, peu importe. Le code de commerce remplace le code du travail. Puisqu’on vous répète que ces règles archaïques et contraignantes démoralisent les entrepreneurs ! Le Medef pleure contre leur rigidité, l’industrie les cotourne déjà.

SOUS TRAITER ET ELOIGNER LES RISQUES

Tampon pour gérer les baisses et hausses de charge, le système de sous-traitance a le grand avantage d’externaliser – pour employer un terme cher au management capitaliste – les risques, analyse l’ethnologue du travail Bruno Lefebvre qui a étudié le transport routier, la maintenance des centrales nucléaires et la construction navale. Premier bonus, éloigner le risque pénal. Mieux qu’une simple externalisation, c’est un rejet des ennuis au-delà des frontières. Le donneur d’ordre se défausse de toute infraction qu’il n’a pas commis lui-même, se défendant de jouer les gendarmes dans une entreprise qui n’est pas la sienne. Discours bien rodé. Au cas où un des co-réalisateurs se fait prendre en flagrant délit d’infraction, le donneur d’ordre au sommet de la pyramide est à l’abri des ennuis et des poursuites de la justice. En d’autres termes, la sous-traitance établit la dépénalisation des donneurs d’ordre en créant un millefeuille de pare-feux successifs. Ainsi, dans le cas du soudeur polonais brûlé par son chalumeau, la plainte pour mise en danger d’autrui ne concerne que son employeur direct, si on le retrouve à Sczcecin. La procédure ne peut toucher le grand bénéficiaire de toute la sous-traitance, le chantier naval nazairien. C’est pourtant à ce niveau qu’a été édictée la règle du coût comme impératif majeur pour décrocher les marchés saucissonnés pour les sous-traitants de premier rang, qui reportent la même pression sur leurs sous-traitants.

Autre avantage de la sous-traitance, attaquer les travailleurs statutaires en leur opposant la précarisation de ces travailleurs temporaires, engagés pour des missions de quelques mois, reconductibles quelque temps plus tard s’ils se sont montrés soumis aux règles même consciencieusement bafouées par leurs employeurs. La flexibilité s’instaure ainsi directement pour les ouvriers étrangers et fait insidieusement pression sur les Français, ensemençant à l’occasion une xénophobie défensive. Selon Bruno Lefebvre, « les donneurs d’ordre tendraient donc à ne devenir que des enveloppes, espaces de pouvoirs, par lesquelles transitent les activités de production, selon le projet fordien ».

Les luttes entreprises par ces différents groupes de travailleurs étrangers ont été essentiellement accompagnées par la CGT. Beaucoup plus réservée, la CFDT n’a suivi que le premier conflit des Indiens, se refusant toujours, pour ne pas affaiblir économiquement ou symboliquement le chantier naval, à désigner le système comme celui d’un « esclavage moderne ». Normalement, les écarts conséquents de salaires, même sérieusement rognés, auraient dû masquer toutes les embrouilles en maintenant les « esclaves modernes » dans un état d’assentiment passif de leur sort. Mais quand on ne mange plus tous les jours, on retrouve les réactions des opprimés. C’est surtout la faim, les repas trop maigres ou les menus frais de bouche sucrés par l’employeur qui ont fait émerger les mouvements. Leur visibilité a décoincé les langues et libéré les velléités de protestation. Mais surtout, les premières victoires, même partielles, ont encouragé les prolos d’ailleurs à faire valoir leurs droits avec une chance de succès. Quand les patrons de la sous-traitance sont allés toujours plus loin et qu'ils ont rompu le frêle équilibre entre un coût de main-d’œuvre au rabais et le seuil de l'acceptable par les ouvriers, ces anciens exploités volontaires se sont mis en grève, retrouvant leurs réflexes de classe.

NICOLAS, CNT INTERCO 44