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Cet article est paru dans le numéro 24 de la Revue Les Temps
Maudits de la CNT-F dite CNT Vignoles
Sans attendre qu’un genre de directive Bolkenstein, la version
suivante ou ses mises à jour soient en vigueur, le droit
du travail s’est soigneusement déconstruit dans la
construction navale. Grâce à la sous-traitance en cascade.
Le plus redoutable, c’est que ce contournement des garanties
salariales et sociales profite d’un assentiment tacite des
salariés déplacés de pays à main-d’œuvre
low cost. Trimard sous les normes françaises, c’est
toujours mieux que prolo ou chômeur chez soi, aux niveaux
de salaire et de garanties de son pays d’origine. Depuis 2002,
les conflits font émerger une exploitation généralisée
instaurée par une mondialisation capitaliste qui importe
temporairement des prolos pas chers, si possible au plus près
des conditions polonaises, slovènes, roumaines, indiennes
ou portugaises…
UN LABORATOIRE DE L’EXPLOITATION MODERNE
POUR GRUGER LA MAIN-D’ŒUVRE ETRANGERE, IL FAUT
GRIGNOTER PAR TOUS LES BOUTS
Discrètes et efficaces, la déréglementation
du code du travail et l’exploitation made in France d’ouvriers
importés sont déjà en place. Les patrons veillent
juste à ne pas se faire gauler. C'est l’inverse de
la délocalisation : puisqu’on ne peut exporter le site
de construction navale et qu’il faut impérativement
baisser les coûts de production, on importe les ouvriers au
plus près de leurs conditions du pays d'origine. Mais un
chantier naval étant plus contrôlé qu’un
chantier de bâtiment, l’emboîtement d’entreprises
mis en place par la sous-traitance doit se doter des apparences
du respect de la légalité. Pas de clandestins, donc.
Pas de travail au noir massif. Ici, tout le monde est à peu
près déclaré. C’est autrement que l’étranger
se fait exploiter. La règle est édictée par
le donneur d’ordre de l’échelon supérieur,
Les Chantiers de l’Atlantique, jusqu’ici détenus
par Alstom, racheté depuis juin 2006 par le Norvégien
Aker Yards. Le dernier grand chantier naval en France réalise
la conception des paquebots et monte leur coque. Équipement
intérieur et aménagements sont confiés à
des sociétés extérieures, le plus souvent françaises,
qui ont recours à l’intérim pour faire face,
et confient une partie de leurs marchés à des sous-traitants.
Qui eux-mêmes font pareil, cherchant d’autres sous-traitants
pour partager la tâche, tenir les délais et garder
leurs marges. La cascade empile ainsi jusqu’à huit
niveaux de sous-traitants, certaines boîtes créées
pour l’occasion et qui n’ont qu’un seul client,
leur commanditaire de l’échelon supérieur. Tout
en réalisant leurs profits, ces sous-traitants ¬–
pudiquement renommés co-réalisateurs – doivent
assurer des coûts de production tirés vers le bas.
Et plus on descend dans la pyramide, plus la pression s’exerce
avec force sur les coût des prestations, où les coûts
de main-d’œuvre sont importants. Le personnel sert donc
de variable d’ajustement.
Le prétexte avancé est que le main-d’œuvre
qualifiée n’est pas disponible en France, mais si les
conventions collectives françaises devaient s’appliquer,
importer ces ouvriers étrangers n’aurait aucun intérêt,
coûterait même plus cher a plombé par les frais
divers du déplacement. Les patrons cherchent à économiser
sur les coûts horaires, les heures supplémentaires,
et les à-côtés : hébergement, déplacement,
primes… On a vu des salariés roumains contraints de
verser un montant équivalent à six mois de leur salaire
en Roumanie pour décrocher le droit d’aller travailler
dans l’Eldorado nazairien. Assimilé à une caution,
cette somme accorde à l’employeur une garantie de servilité
du salarié ainsi racketté. D’autant qu’en
cas de désaccord, le salarié est souvent laissé
sur le carreau, à Saint-Nazaire, obligé de trouver
lui-même comment se rapatrier. Pour d’autres, comme
les Indiens, les passeports son confisqués à l’arrivée
en France. Ça aide toujours à rester docile.
CONTOURNEMENTS TOUS AZIMUTS DU CODE DU TRAVAIL
Le catalogue des embrouilles révélées par
les différents conflits de métallos roumains, des
tuyauteurs indiens et des soudeurs polonais pourrait servir de manuel
pour capitaliste moderne, donc transnational. Sur le site de construction
navale de Saint-Nazaire qui a connu jusqu’à 16 000
salariés au plus fort des effectifs et des commandes de paquebots
en 2003, il a fallu la première grève de salariés
étrangers en mars 2003 pour commencer à apercevoir
les moyens utilisés pour revoir à la baisse les minima
légaux officiellement en vigueur sur le sol français.
Ils étaient 250 tuyauteurs, soudeurs et électriciens,
venus principalement de Bombay pour monter les gaines de ventilation
et de climatisation du plus grand paquebot du monde, le Queen Mary
II. Ils ont signé à Bombay un contrat de travail partiel
complété juste avant l’embarquement dans l’avion
par un avenant de deux pages qui précise que les frais d’hébergement
et de nourriture seront soustraits à leurs bulletins de paye.
Impossible à refuser sinon on n’embarque pas. Pour
éviter d’avoir à acquitter les frais de grand
déplacement, une entreprise locale, avec siège social
dans la commune voisine de Saint-Nazaire, a été créée
par la société italo-indienne AVCO. Officiellement,
les tuyauteurs ont donc été embauchés sur le
sol français. Malgré leurs qualifications et leur
expérience sur les grands chantiers du golfe Persique, ils
sont payés sur la base du SMIC. Sur un salaire mensuel de
1052 euros, il ne leur restait qu’un peu plus de 300 euros,
leur patron ponctionnant d’autorité le reste, charges
sociales, frais d’hébergement et de repas, prélèvements
qualifiés d’« acomptes ». Mais au même
moment, en Inde, un ouvrier très qualifié ne pourra
palper que 80 euros par mois, et le salaire moyen dans l’industrie
y oscille autour de 25 euros mensuels. Voilà les données
brutes du mercenariat ouvrier des pays low cost. Les Indiens ont
tenu un mois de grève unanime, sans pour autant obtenir un
salaire à la hauteur de leur qualification selon les conventions
collectives françaises de la métallurgie. On leur
a rendu eurs passeports, ils ont pu se faire prendre en charge hébergement
et restauration de midi, jusqu’ici défalqués
de leurs paies au SMIC, et leur rapatriement a été
assuré, bien que la société ayant été
liquidée entre temps.
Dès lors, débrayages et grèves dévoilent
semaine après semaine les conditions d’exploitation.
Un mois et demi d’arriérés de salaires pour
des Roumains à qui on ne versait même plus le strict
nécessaire pour manger le week-end. Deux à trois mois
de retard de salaires poussent les 25 menuisiers grecs montant les
meubles des clinquants casinos et des bars du paquebot de luxe à
avouer qu’ils n’ont pas de contrat écrit et travaillent
jusqu’à 60 h la semaine, sans que ces dépassements
soient payés en heures sup. Les retards de règlement
des salaires sont courants, pour ne pas dire monnaie courante.
AU PAYS DU « MONTAGE EXOTIQUE »
Dès novembre 2001, la couleur était annoncée.
Récupéré par la CGT, un fax confidentiel destiné
aux sous traitants français – de premier rang –
les conviait à une réunion d’initiation aux
subtilités du « montage exotique » en profitant
de l’ « apport de main d'œuvre en provenance de
pays à faible coût ». La réunion était
chargée de déterminer « à partir de quel
taux horaire ou journalier cette action est-elle intéressante?
». Le cynisme de la formule est trop ouvertement affiché.
« Initiative privée et choquante d’un chef de
service que la direction n’a jamais approuvée ni cautionnée
», tenta piteusement de plaider le porte-parole des Chantiers
de l’Atlantique.
Les opérations de contrôle effectuées par la
direction du travail ont confirmé quelques grandes tendances.
Normalement, on ne peut payer en dessous du Smic, les 35 heures
doivent être respectées, et les heures sup rémunérées
selon les grilles prévues par les conventions collectives
applicables. Mais certains de ces travailleurs des pays de l’Est
ou du Sud ne reçoivent souvent qu’un petit pactole
sur place. Ce genre d’acompte leur sert pour les menus frais
de la vie quotidienne hors boulot, les courses minimum dans les
rayons du discount du coin, histoire de perdre le moins possible
en dépenses alimentaires dans ce pays à fort coût
de la vie pour eux. Le reste de la paye est réglé
dans le pays d’origine, en monnaie locale, avec parfois des
embrouilles sur la date du taux de change le plus favorable à
l’employeur, le tout étant prévu par contrat
signé avant le départ du pays où a eu lieu
du recrutement. L’embauche est ainsi souvent effectuée
par des entreprises extrêmement light, créées
de toutes pièces pour le contrat de sous-traitance, marchands
d’hommes dont la structure peut réduire à un
seul gérant ou deux associés, un téléphone
portable, vaguement une boîte aux lettres. De quoi s’évanouir
dans la nature si ça tourne vinaigre.
On a vu aussi des employeurs ponctionner autoritairement, selon
le tarif qu’ils ont fixé, des frais d’hébergement,
de repas, de déplacement. Défalqué aux paies,
ça améliore sérieusement les coûts de
main-d’œuvre. Les heures sup sont systématiquement
oubliées, payées en heures normales. Les feuilles
de pointage sont trafiquées pour paraître respecter,
sur le papier, les amplitudes hebdomadaires légales. Quand,
en plus des contrôles aux entrées, des systèmes
de pointage par badge sont installés au pied de paquebots
en voie de finition, on demande à certains de ces expatriés
temporaires d’aller faussement pointer pendant la pause de
midi, mais de remonter aussitôt dans les ponts où ils
bossent pour expédier un repas u plus vite et continuer à
bosser pendant la pause fictive.
Des Slovènes ont avoué marner 54 heures la semaine,
des Croates acceptant de trimer jusqu’à 60 heures.
Normalement dus à ces ouvriers loin de chez eux, si on applique
les version françaises conventions collectives du secteur,
les frais de grand déplacement sont tout aussi soigneusement
oubliés. Les patrons préfèrent nettement leur
accord en VO. Les fiches de paye, rédigées en polonais,
roumain ou slovène sont illisibles pour les fonctionnaires
français. Ce qui fait gagner du temps en cas de contrôle.
UNE ACCEPTATION FORCEE DES ABUS SUBIS
Les métallos étrangers œuvrant sur les paquebots
sont des ouvriers à bon niveau de qualification. Expérimentés
donc, y compris certains avec un passé syndical. Il peut
paraître incroyable que ces salariés se soient ainsi
laissés abuser par leurs employeurs. Faut dire que le différentiel
de paye, même amputée, entre la France et leur pays
d’origine est tel que leur intérêt financier
immédiat pousse les ouvriers étrangers à se
soumettre à ces contournements manifestes à la loi.
Les patrons de la sous-traitance jouent sur ce velours. Côté
sourire, le fossé de revenus d’un pays à l’autre
est une carotte suffisante pour que la plupart étouffent
leurs scrupules. Côté grimace, ils ont recours à
la menace de renvoyer sur le champ les récalcitrants comme
des malpropres, comme au 19e siècle, sans préavis.
La menace est assortie ou non de représailles envers la famille,
ce qu’ont évoqué par des Roumains et des Polonais.
Gros bras et intimidations. La crainte d’un inscription sur
les classiques listes noires fait le reste. De plus, le caporalisme
des chefs d’équipe ou de gérants délégués
se charge de réduire les métallos étrangers
au silence. La barrière de la langue arrange bien le cloisonnement
voulu par les patrons de ces boîtes et leurs utilisateurs.
Pour parachever cet étouffement de toute revendication, on
a par exemple raconté aux Roumains que les syndicats français
étaient tous tenus par des communistes, ce qui, pour ceux
qui ont connu le communisme au pouvoir sous Ceaucescu, constitue
un excellent épouvantail.
LA SECURITE BRADEE, COMME LE RESTE
Dans une petite société polonaise qui avait recruté
des soudeurs des chantiers navals de Szczecin et Gdansk, les bleus
de travail fournis par le patron n’ont pas paru très
conformes aux métallos, question résistance au feu.
Réflexe minimum quand on manie un chalumeau. Seulement voilà
: s’ils ne veulent pas tuer la poule aux œufs d’or
de ce job qui peut multiplier jusqu’à huit fois leurs
revenus polonais, il ne faut pas être trop regardant. Alors
ils ferment les yeux. Le contremaître sur place leur assure
que tout est aux normes européennes, la preuve, l’étiquette
indiquant CE au col. Les ouvriers n’ont pas gobé le
bobard, mais ils ont quand même endossé ces vêtements
de travail composés de matière synthétique,
sous les normes de sécurité. Le 25 mai 2005, un de
ces soudeurs a failli y passer : dans un réduit métallique
où la sécurité aurait dû l’obliger
à être assisté d’un de ses collègues,
il est seul, rendement oblige. La soudure fait jaillir des gerbes
d’étincelles. Il a carrément pris feu avec son
bleu qui, collant à la peau, a aggravé ses brûlures.
Le raccord de son chalumeau rafistolé de ruban adhésif
n’a pas dû aider à le protéger. Le travail
au rabais se fout pas mal de mettre la vie des prolos en danger.
Il faut bien faire des économies partout, y compris sur le
matériel de sécurité. Selon la législation,
des soudeurs italiens qui travaillent du nickel chrome auraient
dû subir une visite médicale renforcée, avec
des analyses d'urine une fois par semaine. Ici, rien du tout. Marche
ou crève.
MAITRISER LES RISQUES DES CONTROLES
Les services de l’inspection du travail ont fait ce qu’ils
ont pu, avec des effectifs très restreints, deux inspecteurs
affectés en permanence à la circonscription de Saint-Nazaire,
mais dédiés à toutes les situations de travail,
pas seulement la construction navale qui à elle seule a fait
intervenir jusqu’à 800 entreprises sous-traitantes
en même temps. Au départ, des fonctionnaires de la
direction départementale du travail se sont aussi montrés
réticents à se prêter à ce qui pouvait
ressembler à des opérations de basse police et de
chasse au travail clandestin. D’autant qu’il n’est
pas facile non plus de s’y retrouver : hormis les logiques
réticences des entreprises à toute transparence, les
situations sont confuses, revélant un imbroglio complexe
des textes légaux applicables et de réglementations
en vigueur. C’est notamment le cas quant au statut du travailleur
détaché qui peut relever du droit français,
de son pays d’origine, et du droit communautaire.
En février 2006, une quarantaine de contrôleurs et
inspecteurs du travail ont effectué une descente surprise.
Opération d’une envergure sans précédent.
Quarante-cinq infractions ont été retenues contre
18 entreprises, françaises, hollandaises, polonaises, portugaises
et allemandes, épinglées au pied des paquebots en
construction : délits de marchandage et prêts de main-d’œuvre
illicite, heures supplémentaires escamotées, infractions
au SMIC, voire travail dissimulé quand aucun contrat de travail
n’existait. Mais le droit du travail a été bien
plus bafoué que ce qu’ont pu retenir les procès-verbaux
du contrôle et de ses suites. Les sous-traitants ont souvent
préféré jouer l’obstruction, en produisant
des documents falsifiés, blanchis, voire en refusant délibérément
de communiquer le moindre papier. Ce faisant, par pure stratégie
défensive bien calculée, elles s’exposent moins,
ne risquant que le seul « délit d’obstacle ».
En cas de condamnation, les sanctions judiciaires sont moindres
pour un seul motif que pour l’ensemble des infractions qu’il
cache. La vieille histoire de l’arbre et de la forêt.
Faire ainsi obstacle au contrôle passe des contraventions
au délit pénal, mais les enjeux financiers sont à
la baisse. Et les risques sont peut-être nuls, si les lentes
poursuites judiciaires ne s’enlisent pas en route ni ne butent
aux frontières.
DES AUTOPROCLAMATIONS VERTUEUSES POUR L’IMAGE
Sauf quand des grèves révèlent l’outrance
trop manifeste de l’exploitation, le système de sous-traitance
et de main-d’œuvre étrangère permet facilement
au donneur d’ordre majeur de se défausser des traitements
hors normes imposés aux salariés qui ne sont pas sous
sa coupe.
Pris la main dans le sac, le constructeur de paquebots jure la
main sur le cœur qu’il n’a rien vu , d’autant
que ce n’est pas de son ressort, se justifie-t-il. Cette vigilance
ne serait de toute façon plus son rôle puisqu’il
ne s’agit pas de salariés directement sous sa responsabilité.
Les dirigeants du chantier naval (qui se dénomme concepteur
et “ensemblier” général et s’est
adjoint la gestion de la sous-traitance) jurent tout aussi mordicus
que les contournements ne sont que des cas isolés, montés
en épingle par leurs détracteurs qui veulent décourager
l’économie française. Aux journalistes, le préposé
à la communication du chantier se contente de déclarations
d’intention : « si certains employeurs trichent, ils
prennent le risque d’être radiés des marchés
des Chantiers ». En pratique, le donneur d’ordre principal
ne s’attache qu’au respect des délais et de la
qualité de la prestation. Le reste, les conditions sociales,
le respect du code du travail, tant que les « tricheries »
ne s’ébruitent pas, pas de raison de sanctionner la
moindre entreprise. « Les gens qui ne respectent pas les règles
il faut les sanctionner, pour être vertueux sur les coûts,
la qualité, les délais et aussi la gestion des hommes
», baratine aux journalistes le DRH des Chantiers de l’Atlantique.
Faut que, y’a qu’à. En attendant, le chantier
naval ne peut pas « instaurer un régime hyperpolicier
sur le site ». Contre ce qui fait son essence, le recherche
du profit maximum, le capitalisme tente le coup de l’auto
moralisation…
LES CHARTES DE BONNE CONDUITE, VERITABLES PERMIS DE CHAUFFARDS
Le capitalisme génère ses parades, invente des pseudos
garde-fous pour mieux bafouer un code du travail qui contrarie ses
profits. En cas de manquement révélé, on parlera
de bavures, de brebis galeuses, de pratiques minoritaires qu’on
garantit sanctionnées. Ici, les chartes de bonne conduite,
recueils de simples recommandations sans la moindre valeur juridique
servent de poudre aux yeux. Un genre de règlement intérieur,
en fait dédié aux relations exterieures, entend se
substituer au code du travail et aux lois internationales. Les pouvoirs
publics sont associés lors de la signature de ces vagues
codes de probité. À Saint-Nazaire, on a même
fait cosigner la ronflante “Charte de progrès social”
par les syndicats en place. Ces textes d’engagement moral
sont établis par le donneur d’ordre ¬– Les
Chantiers de l'Atlantique – et co signées par son sous-traitant
de premier rang. Ce premier sous traitant, en général
français, est chargé de faire respecter les règles
à l’échelon en dessous, quand lui-même
sous-traite certaines prestations du marché qu’il a
décroché. Ces chartes prétendent instaurer
des règles, mais personne n’est garant de leur respect.
En affirmant ces prétendus bons usages basés sur l’«engagement
» réciproque et la bonne volonté, le capitalisme
s’autoproclame vertueux et prétend s’abstraire
de tout contrôle extérieur. Une attitude conforme aux
remises en cause par le patronat du droit social et de l’inspection
du travail.
À l’autre bout de la planète, sous la pression
d’une opinion publique qui veut consommer avec bonne conscience,
on a instauré des sociétés d’audit, des
intermédiaires chargés de certification sociale, de
labels environnementaux. L’approvisionnement des nantis de
la planète ne doit pas souffrir de reproches. Comme aux chantiers
navals nazairiens, ces officines plus ou moins indépendantes
servent de garants à la même prétendue «
bonne conduite ». Grosses entreprises de communication. Soigner
la façade en faisant semblant d’éclairer les
sous sols. En mai dernier, la société espagnole Zara
a été épinglée par un hebdomadaire de
Lisbonne pour le travail à domicile d’enfants de 11
à 14 ans au nord du Portugal, dans le secteur rural pauvre
de Felgueiras. Les gamins cousaient des chaussures Zara, pour un
sous-traitant qui avait pourtant été dûment
été audité quelques mois précédemment.
L’audit n’avait rien vu.
Officiellement, le principal donneur d’ordre se déclare
incompétent pour veiller au respect du droit social chez
les sous-traitants de second, troisième, quatrième
rang, voire plus, jusqu’au huitième rang ! Le discours
est simple : avec le principe de délégation qu’instaure
la sous-traitance, le donneur d’ordre ne se prétend
redevable que de ce qui concerne le contrat commercial qui le lie
à son premier sous traitant : il paye pour une prestation.
Installation de ventilation, pose d’escaliers, chantiers de
peinture, mise en place de tuyauterie d’un bout du circuit
chauffage, peu importe. Le code de commerce remplace le code du
travail. Puisqu’on vous répète que ces règles
archaïques et contraignantes démoralisent les entrepreneurs
! Le Medef pleure contre leur rigidité, l’industrie
les cotourne déjà.
SOUS TRAITER ET ELOIGNER LES RISQUES
Tampon pour gérer les baisses et hausses de charge, le système
de sous-traitance a le grand avantage d’externaliser –
pour employer un terme cher au management capitaliste – les
risques, analyse l’ethnologue du travail Bruno Lefebvre qui
a étudié le transport routier, la maintenance des
centrales nucléaires et la construction navale. Premier bonus,
éloigner le risque pénal. Mieux qu’une simple
externalisation, c’est un rejet des ennuis au-delà
des frontières. Le donneur d’ordre se défausse
de toute infraction qu’il n’a pas commis lui-même,
se défendant de jouer les gendarmes dans une entreprise qui
n’est pas la sienne. Discours bien rodé. Au cas où
un des co-réalisateurs se fait prendre en flagrant délit
d’infraction, le donneur d’ordre au sommet de la pyramide
est à l’abri des ennuis et des poursuites de la justice.
En d’autres termes, la sous-traitance établit la dépénalisation
des donneurs d’ordre en créant un millefeuille de pare-feux
successifs. Ainsi, dans le cas du soudeur polonais brûlé
par son chalumeau, la plainte pour mise en danger d’autrui
ne concerne que son employeur direct, si on le retrouve à
Sczcecin. La procédure ne peut toucher le grand bénéficiaire
de toute la sous-traitance, le chantier naval nazairien. C’est
pourtant à ce niveau qu’a été édictée
la règle du coût comme impératif majeur pour
décrocher les marchés saucissonnés pour les
sous-traitants de premier rang, qui reportent la même pression
sur leurs sous-traitants.
Autre avantage de la sous-traitance, attaquer les travailleurs
statutaires en leur opposant la précarisation de ces travailleurs
temporaires, engagés pour des missions de quelques mois,
reconductibles quelque temps plus tard s’ils se sont montrés
soumis aux règles même consciencieusement bafouées
par leurs employeurs. La flexibilité s’instaure ainsi
directement pour les ouvriers étrangers et fait insidieusement
pression sur les Français, ensemençant à l’occasion
une xénophobie défensive. Selon Bruno Lefebvre, «
les donneurs d’ordre tendraient donc à ne devenir que
des enveloppes, espaces de pouvoirs, par lesquelles transitent les
activités de production, selon le projet fordien ».
Les luttes entreprises par ces différents groupes de travailleurs
étrangers ont été essentiellement accompagnées
par la CGT. Beaucoup plus réservée, la CFDT n’a
suivi que le premier conflit des Indiens, se refusant toujours,
pour ne pas affaiblir économiquement ou symboliquement le
chantier naval, à désigner le système comme
celui d’un « esclavage moderne ». Normalement,
les écarts conséquents de salaires, même sérieusement
rognés, auraient dû masquer toutes les embrouilles
en maintenant les « esclaves modernes » dans un état
d’assentiment passif de leur sort. Mais quand on ne mange
plus tous les jours, on retrouve les réactions des opprimés.
C’est surtout la faim, les repas trop maigres ou les menus
frais de bouche sucrés par l’employeur qui ont fait
émerger les mouvements. Leur visibilité a décoincé
les langues et libéré les velléités
de protestation. Mais surtout, les premières victoires, même
partielles, ont encouragé les prolos d’ailleurs à
faire valoir leurs droits avec une chance de succès. Quand
les patrons de la sous-traitance sont allés toujours plus
loin et qu'ils ont rompu le frêle équilibre entre un
coût de main-d’œuvre au rabais et le seuil de l'acceptable
par les ouvriers, ces anciens exploités volontaires se sont
mis en grève, retrouvant leurs réflexes de classe.
NICOLAS, CNT INTERCO 44
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