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Le sport, c’est la guerre
Géopolitique des Jeux olympiques
Par Pascal Boniface

Origine : Le Monde diplomatique août 2004

http://www.monde-diplomatique.fr/2004/08/BONIFACE/11492


Le sport, c’est la guerre
Géopolitique des Jeux olympiques


Du 13 au 29 août, les Jeux olympiques d’Athènes vont bénéficier d’une couverture médiatique comparable à celle d’événements bien plus décisifs, comme la guerre d’Irak. Certains voient dans les Jeux le symbole de l’amitié entre les nations et de l’effort. Pour d’autres, le sport n’est que le « nouvel opium du peuple ». Mais, au-delà de la compétition, du spectacle et de l’impact économique, il y a aussi d’autres enjeux, géopolitiques et stratégiques ceux-là.

Par Pascal Boniface
Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Paris ; auteur de La Terre est ronde comme un ballon, Seuil, Paris, 2002, et de La France contre l’Empire, Laffont, Paris, 2003.


En 1896, lors des premiers Jeux olympiques de l’ère moderne qui se déroulèrent aussi à Athènes, des athlètes de seulement treize nations participaient à la compétition, parmi lesquels une équipe de gymnastes allemands et une équipe d’athlètes américains. Les onze autres pays n’alignaient qu’un ou deux concurrents (1). En tout, il n’y avait que 285 participants pour 9 sports représentés. Et le nombre de spectateurs ne dépassait pas quelques milliers.

A Athènes 2004, les épreuves seront suivies, en cumulé, par plus de 4 milliards de téléspectateurs, unis par l’événement au-delà des fuseaux horaires (2). Elles réuniront 10 500 athlètes, représentant 201 comités olympiques nationaux (3). On mesure ainsi combien les JO sont désormais mondialisés.

Tout au long de la compétition, l’angoisse sera grande de voir Al-Qaida s’inviter par surprise. Cela explique d’ailleurs la présence d’un participant inhabituel, ne concourant dans aucune épreuve mais qui sera chargé d’en organiser la sécurité : l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Plusieurs athlètes américains ont déjà renoncé à leur participation de peur d’un attentat, et 50 % de leurs compatriotes sont persuadés que les Jeux seront la cible d’une opération terroriste (4). Chacun a en mémoire l’action du commando Septembre noir qui avait pris en otage et exécuté 9 sportifs israéliens aux Jeux de Munich en 1972. Pour une organisation terroriste, les JO, parce qu’ils concentrent les médias du monde entier, sont une cible privilégiée susceptible d’assurer un écho maximal à toute action. Mais peut-être le seul fait de peser sur les Jeux en étant présents dans les esprits suffira-t-il pour satisfaire les affidés de M. Oussama Ben Laden ?

Les préoccupations stratégiques n’étaient pas absentes chez Pierre de Coubertin, lorsqu’il prit l’initiative de recréer les Jeux olympiques. Il avait en tête d’insuffler chez les jeunes Français un esprit de compétition, afin de rattraper l’Allemagne, pour laquelle la préparation physique avait été un facteur déterminant de la victoire de 1870. Dès 1913, on pouvait lire dans la presse sportive allemande : « L’idée olympique de l’ère moderne symbolise une guerre mondiale qui ne montre pas son caractère militaire ouvertement, mais qui donne à ceux qui savent lire les statistiques sportives un aperçu suffisant de la hiérarchie des nations (5). »

Les Jeux de Stockholm en 1912 furent également une tribune d’expression et de revendications politiques. Ainsi des peuples non indépendants, comme les Finlandais, les Tchèques, les Slovaques ou les Hongrois, revendiquèrent le droit d’y participer de manière autonome, et non sous la bannière des empires auxquels ils appartenaient.

Mais c’est après la première guerre mondiale que le sport va acquérir une véritable audience internationale et que les gouvernements vont être tentés de l’utiliser à des fins politiques. Les JO deviennent alors un rendez-vous prestigieux, assurant une visibilité internationale, permettant au pays organisateur de montrer au monde entier ses progrès technologiques et ses capacités d’organisation.
Défiler derrière le drapeau

La participation revêt elle aussi une importance symbolique évidente. L’exclusion vient stigmatiser un statut d’Etat indigne d’être invité à la grande table du sport et de l’amitié. Ainsi, en 1920, l’Autriche, la Bulgarie, l’Allemagne, la Hongrie et la Turquie ont payé leur participation à la Grande Guerre par leur éviction. A l’inverse, le choix de Berlin pour les Jeux de 1936 sera considéré comme la preuve que l’Allemagne est de retour sur la scène mondiale, après sa défaite en 1918.

Cette décision avait été prise avant l’arrivée au pouvoir de Hitler. Ce dernier tentera d’utiliser l’événement pour montrer au monde la supériorité du nazisme et de la « race aryenne » tant au plan de la capacité d’organisation que de la performance sportive. Sur ce second point, on se souvient de sa déception devant le succès des athlètes noirs américains et notamment de Jesse Owens, qui récolta 4 médailles d’or (6).

Après la seconde guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon n’ont pas été conviés aux Jeux de 1948 à Londres, tandis que ceux de 1952, à Helsinki, verront la réintégration de l’Allemagne, l’admission d’Israël et la première participation soviétique (7), dont la délégation ne résidera pas au village olympique pour éviter les contacts avec l’« ennemi » et les défections. Un second village sera d’ailleurs construit pour l’ensemble des athlètes des pays de l’Est.

Par ailleurs, le Comité international olympique (CIO) étant en avance sur l’ONU pour la reconnaissance de la Chine populaire, Taïwan se retira afin de protester contre la présence à Helsinki d’une délégation de Pékin. Cela n’empêchera pas la Chine, en 1958, de quitter elle aussi le CIO. Le sport sous Mao Zedong n’ayant qu’une fonction pédagogique et hygiénique, il n’était alors pas question de faire vibrer la fibre nationaliste par le biais de compétitions sportives, et il faudra attendre la mort du Grand Timonier, en 1976, pour que le sport redevienne un argument d’affirmation nationale. La Chine sera alors tellement en quête de médailles que de lourds soupçons de dopage pèseront sur le succès de ses sportifs.

Taïwan a repris sa place au sein du CIO en 1981 et côtoie désormais la Chine populaire. Les deux Corées parlent régulièrement, depuis l’attribution des Jeux à Séoul en 1988, de créer une délégation commune sans que cela ait pu aboutir jusqu’ici. Le sport peut être en avance sur la géopolitique, mais pas trop. La Palestine, qui n’a toujours pas d’Etat, est membre du CIO depuis 1994. Pour les Palestiniens, participer aux Jeux constitue un début de reconnaissance internationale et, à Athènes, ils pourront défiler derrière leur drapeau.

Le choix de Sydney pour l’organisation des Jeux de 2000, au lieu de Pékin, fut vécu par les Chinois comme une non-reconnaissance de leur nouveau statut mondial. Affront réparé par l’attribution des Jeux de 2008, qui fut interprétée comme la consécration de la place retrouvée de la Chine comme grande puissance.

Les événements olympiques sont très liés aux soubresauts géopolitiques. Ainsi en 1956, l’Egypte, l’Irak et le Liban ont boycotté les Jeux de Melbourne pour protester contre l’occupation franco-anglo-israélienne du canal de Suez, tandis que l’Espagne de Franco et la Suisse faisaient de même pour dénoncer l’intervention soviétique en Hongrie.

L’édition de 1976 se fit sans la participation des nations africaines, mécontentes de n’avoir pu obtenir l’exclusion de la Nouvelle-Zélande, qui s’était rendue coupable d’avoir envoyé une équipe de rugby dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. On se souvient aussi de la mobilisation orchestrée par les Etats-Unis (non suivie par la France) contre les Jeux de Moscou en 1980, pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan, et qui a privé l’Union soviétique de la reconnaissance internationale à laquelle elle aspirait. Moscou se consolera en faisant le plein de médailles. En revanche, le régime soviétique, qui tenta de prendre sa revanche en organisant le boycottage des Jeux de Los Angeles en 1984, ne sera suivi que par douze pays communistes, ce qui constitua un échec.

L’arme du boycottage semble aujourd’hui inenvisageable. Nul ne voudrait renoncer à l’exceptionnelle exposition médiatique procurée par les Jeux. A l’inverse, l’exclusion reste une menace de châtiment suprême.

Tout cela confère donc au CIO – organisation non gouvernementale d’un genre particulier – une puissance redoutable. Composé de 115 membres, il fut longtemps dirigé par M. Juan Antonio Samaranch, un ex-dignitaire franquiste qui fut néanmoins très actif pour éviter l’annulation des Jeux de Moscou en 1980.

Au-delà des représentants des fédérations internationales de sport et des représentants des comités nationaux olympiques, le CIO est également composé de 70 membres cooptés à titre individuel et qui sont plus proches de la jet-set que du mouvement sportif.

Le Comité détient tous les droits d’organisation, d’exploitation et de diffusion des Jeux. Il est financé par les sommes payées par les télévisions pour la retransmission des épreuves et par un partenariat fructueux avec les sociétés « marraines » multinationales, le tout pour un budget de 2,8 milliards de dollars (soit le produit national brut d’un Etat comme le Mali, par exemple). Le CIO n’étant pas à l’abri du scandale, plusieurs de ses membres ont été accusés de corruption en 2002 à l’occasion des Jeux d’hiver de Salt Lake City aux Etats-Unis, sept d’entre eux ont dû être exclus, tandis que quatre autres démissionnaient.

Le CIO proclame haut et fort qu’il est apolitique. Nul ne le croit un seul instant. Ses décisions, qu’il s’agisse de la reconnaissance d’un comité national ou du choix de la ville organisatrice des Jeux, sont essentiellement politiques. Il ne fait aucun doute que les arguments géopolitiques joueront un rôle non négligeable dans l’attribution des Jeux 2012 (Paris est candidate), décision devant intervenir en juillet 2005. En ce sens, le changement de l’équipe gouvernementale en Espagne facilitera-t-elle la candidature de Madrid, qui se différencie désormais de celle de New York ou de Londres ? Paris compte secrètement sur la popularité de sa politique internationale pour emporter la décision finale (8).

S’il y a des nations dominantes, on assiste depuis quelque temps à une meilleure répartition des médailles (9). De petits pays peuvent rêver d’exister à l’échelle planétaire le temps d’une finale. On se souvient de Saint-Kitts-et-Nevis, minuscule île-Etat des Caraïbes, projetée sur le devant de la scène internationale grâce à la médaille d’or de Kim Collins aux 100 mètres des mondiaux d’athlétisme de 2003. Durant la guerre froide, la rivalité Est-Ouest se retrouvait aussi dans les joutes olympiques, Washington et Moscou espérant prouver la supériorité de leur système par le décompte des médailles. Aux Jeux, il y avait alors une rivalité particulière opposant les deux Allemagnes, tandis que Cuba voyait dans ses succès le résultat de ses politiques éducative et sanitaire performantes.

Dès sa deuxième participation, en 1956, l’URSS passe devant les Etats-Unis avec 37 médailles d’or contre 32. Supériorité confirmée en 1960 (43 contre 34). En 1964, les Etats-Unis reprennent le dessus (36 à 30), puis en 1968 (45 à 29). A Munich, il y a une double victoire des pays communistes, l’URSS remporte 50 médailles d’or, les Etats-Unis 33, la RDA 20 et la RFA 13, supériorité confirmée en 1976 et bien sûr en 1980, les Jeux de Moscou étant boycottés par l’Ouest. Les derniers Jeux de la guerre froide, à Séoul, furent encore un triomphe pour les pays communistes. L’URSS arriva en tête (55 médailles d’or) suivie de la RDA (37). Les Etats-Unis terminèrent troisième avec 36 médailles.

Comme pour toutes les compétitions sportives, on peut déplorer le chauvinisme que suscitent parfois les Jeux. Consommé avec modération, le sport procure la touche de passion nécessaire lorsqu’il demeure cantonné aux enceintes sportives. Dans ce cadre, l’« autre » est indispensable à la compétition. Car les exploits des champions étrangers font malgré tout vibrer. Sans tomber dans les excès du discours moralisateur du CIO, les JO ouvrent une fenêtre sur le monde et sur les autres peuples.

Le sport, c’est peut-être la guerre, mais, comme le voulaient les anciens Grecs, une guerre ritualisée, sans armes, sans versement de sang et sans mort. C’est aussi une éducation à la paix. Les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning, à juste titre, l’ont remarqué : « Au niveau international, des manifestations sportives comme les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football constituent, de manière visible et régulière, la seule occasion d’union pour les Etats en temps de paix. Les Jeux olympiques permettent aux représentants des différentes nations de s’affronter sans s’entre-tuer (10). »

Pascal Boniface.


(1) Lire Stéphane Pivato, Les Enjeux du sport, Gallimard, Paris, 1994, p. 59.

(2) Paroxysme de sport-spectacle, on voit les citoyens de chaque pays s’intéresser à des disciplines dont les résultats les indiffèrent d’ordinaire, pourvu que leurs représentants détiennent quelques chances de médailles ou accèdent à l’espace de célébration du podium. Cf. Paul Yonnet, Systèmes des sports, Gallimard, Paris, 1998, p. 50.

(3) L’ONU ne compte que 191 Etats membres.

(4) Cf. Le Monde, 10 juin 2004.

(5) Pierre Arnaud, « La nouvelle donne géopolitique 1919-1939 », Géopolitique, Paris, juillet 1999.

(6) L’Allemagne remportera 33 médailles d’or, contre 24 aux Etats-Unis.

(7) L’URSS, avec 22 médailles d’or, terminera deuxième derrière les Etats-Unis, 40 médailles d’or.

(8) Moscou est la cinquième ville restant en compétition. Leipzig, La Havane, Rio et Istanbul ont été éliminées, le CIO reflétant ainsi un choix Nord-Sud, dicté par des considérations plus financières que politiques.

(9) A Sydney, 80 pays en ont reçu.

(10) Norbert Elias, Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard, Paris, 1995, p. 307.


LE MONDE DIPLOMATIQUE | août 2004
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