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Origine : http://mouvement.critique.du.sport.chez.tiscali.fr/pages/presse_o.htm
En 1975, sortait en librairie un livre du professeur Bernard Jeu,
au titre étrange, Le sport, la mort, la violence (1). Etrange
en tout cas pour le plus grand nombre quand on sait qu'au mot sport
sont presque toujours associées les valeurs de santé,
d'éducation, d'amitié, de fraternité, de loyauté.
Le sport véhicule un sentiment positif, une idée de
Bien. On parle communément de l'esprit sportif et de l'idéal
olympique cher au bon baron Pierre de Coubertin sans savoir exactement
ce qui se cache derrière ces constructions. La force du sport
est bien là : on y parle toujours de ce qui n'existe pas
pour ne pas avoir à parler de ce qui existe...
Bernard Jeu écrivait dans son introduction : "Le sport
est mort jouée et violence rituelle, mort jouée c'est-à-dire
symbolique, c'est-à-dire une mort qui n'est pas réellement
mort, violence rituelle c'est-à-dire violence codifiée,
limitée, c'est-à-dire violence qui n'est pas réellement
violence" (p11). Dans la foulée du sociologue, certains
relevèrent les vérités anthropologiques suivantes
: d'abord, l'essence du sport est bien la mise à mort rituelle
des combattants et il a bien a rapport natif à l'affrontement
individuel et à la guerre ; ensuite, il a une fonction de
compensation, la dépense physique sur le terrain cherchant
à gommer la sédentarité du quotidien ; enfin,
il a (ou a eu) une fonction sociale de préparation à
la guerre, de "rebronzage de la race" (Coubertin), de
maintien de la vigueur physique. Fonction à laquelle s'ajoute
la nécessité de resserrer les liens entre les membres
de la communauté, actrice ou spectatrice, par l'exaltation
d'une identité collective.
Paraphrasant Céline, le philosophe Patrick Tort, en parlant
de "Bagatelles pour un massacre", affina l'analyse de
Bernard Jeu avant de la conduire là où elle ne voulait
pas aller : "J'assume la tâche d'investir un peu de rationalité
dans l'explication d'une frivolité qui sait massacrer"
(2). Du massacre symbolique au massacre réel, le pas était
franchi. La tragédie du stade du Heysel en mai 1985 allait
à la fois servir de détonateur et de révélateur.
Ce n'était pas la première fois que l'institution
comptait ses morts (voir encadré) mais la force du spectacle,
la scène télévisée en direct avec des
commentaires affligeants, la volonté des dirigeants et pratiquants
de voir le match se dérouler coûte que coûte,
bref la machinerie sportive était allée trop loin
dans l'ignominie pour sortir indemne. Le football n'était
pas assassiné comme le titrait le quotidien sportif L'Equipe,
il était devenu assassin...
Des mots à définir
On feignait de découvrir que le sport n'est pas un jeu ou
un divertissement (au sens de l'ancien français "desport")
mais une vision du monde avec ses "valeurs" : la combativité,
l'agressivité, la hargne, la haine, le désir de vaincre,
l'obligation de résultats, l'exclusion des "pas doués"
(3), la soif d'honneurs, le rendement (et sa longue liste de sportifs
cassés à vie), le record (et son adjuvant essentiel
le dopage), la productivité (et son lot de laissés-pour-compte).
La violence sournoise et insidieuse qui accompagne continuellement
la logique mortifère du système de la compétition
généralisée ("la guerre de chacun contre
chacun" dirait Hobbes) est toujours dénoncée
du bout des lèvres et très mollement combattue par
les meutes sportives (dirigeants, pratiquants, spectateurs, journalistes,
etc.). Toutes ces "foules à l'état pur"
sont toujours prêtes à vibrer, à s'enthousiasmer,
à délirer (4), mais aussi et surtout à "prendre
du plaisir" même quand le grand cirque du sport dresse
son chapiteau à Berlin en 1936 pour les Jeux Olympiques ou
dans l'Argentine du Général-dictateur Videla en 1978
pour l'organisation de la Coupe du monde de football.
Avant d'aller plus loin, et peut-être aurait-il fallu le
dire d'entrée, traiter de Sport et Violence n'est pas chose
facile pour la raison simple que les deux mots sont trop souvent
source de contresens et de non-sens. Le danger avec ces noms communs,
c'est qu'ils peuvent créer l'illusion de la précision
; ils font partie de la "sociologie spontanée"
et on sait bien que même quand elle est déclarée
absente, une définition est bien là, active, agissante,
efficace, sinon omniprésente. Comme l'écrit Albert
Jacquard, "les mots au lieu de servir la pensée la rendent
parfois confuse, camouflant la subtilité des problèmes.
Que de fois un même terme est utilisé pour désigner
des réalités différentes". Il faut donc
s'entendre d'abord sur les définitions.
L'usage commun du mot violence, fruit de l'idéologie dominante,
a été régulièrement, et depuis longtemps,
intelligemment dénoncé dans ces colonnes (5). Je ne
m'y attarde pas et me contenterai de préciser, avant d'y
revenir de manière très synthétique, que le
sport n'échappe ni à la violence physique, ni à
la violence morale, ni à la violence symbolique, ni à
la violence des structures.
Quant au mot sport, ceux qui l'emploient l'ont-ils bien compris
ou se sont-ils arrêtés à la façade visible
que présente le signe linguistique ? L'interlocuteur entend
trop souvent ce qu'il veut bien entendre, ce qui correspond à
son expérience, à sa croyance, à ses jugements
de valeur et à ses préjugés. Les linguistes
appellent connotation les associations, les images, les idées
fixes qui se rattachent comme des satellites au noyau significatif
d'un mot. Ce halo diffus empêche de voir le centre. Par exemple,
la connotation passivité obscurcit la vue sur l'essentiel
de la non-violence, la connotation stalinisme obscurcit la vue sur
l'essentiel du communisme ou plus encore du marxisme.
Peut-on accepter que le mot sport ne soit pas davantage élucidé
? Le flou entretenu ne le serait-il pas parce que certains - et
ils sont nombreux - n'ont pas toujours intérêt à
savoir de quoi l'on parle? Fidèle à la méthode
utilisée par le sociologue et ethnologue Marcel Mauss (1873-1950)
dans son analyse de la prière (6), il s'agit de dire quels
sont les faits qui méritent d'être appelés sport.
La définition qui suit n'est pas celle du sens le plus usuel
et s'emploie clairement à éviter la confusion entre
l'activité physique (balade en famille, partie de ping pong
entre amis) et la pratique sportive.
Le sport dont nous parlons ici est la pratique corporelle de compétition
contre un Autre (l'adversaire) ou/et contre soi-même, d'un
type de société donnée (la société
capitaliste qui l'a fait naître), où le corps-marchandise
est saisi comme un objet de performance individuelle ou collective,
qui demande un désir d'affrontement, un entraînement
rationalisé, une exigence de résultat, le tout se
déroulant dans le cadre d'une structure internationale, nationale
ou locale (fédérations, comités, clubs) qui
impose des règles à ses membres et son modèle
à ceux qui souhaitent agir hors de l'institution.
Une guerre sans coups de feu
La définition ainsi posée, il est facile de comprendre
pourquoi le sport est une guerre en miniature qu'il faut gagner
par tous les moyens. La violence physique - celle dont on parle
le plus - n'est pas seulement visible dans les gradins du stade
du Heysel et de Sheffield ou aux abords des stades avec les dangereux
hooligans. Elle est inscrite dans la logique de l'affrontement ;
elle se donne à voir. "Le vrai sport disait Georges
Orwell (1903-1950) n'a rien à voir avec le fair-play. C'est
plein de haine, de jalousie, de vantardise, de non-respect des règles
et d'un plaisir sadique à regarder la violence. En d'autres
mots, c'est la guerre sans les coups de feu" (7). Certains
se plaisent à souligner que l'existence de règles
permet de distinguer le sport de la guerre. On serait tenter de
dire que le droit ne supprime ni la force ni la violence et qu'on
contraire, il les suppose. Un peu comme la médecine du sport
suppose la casse et la fabrication artificielle "d'athléto-missiles".
Les morts se comptent par dizaines sur les rings de boxe, sur les
circuits automobiles, sur les parcours de triathlon, sur les pistes
de ski et dans toutes ces courses suicidaires où l'on défie
la mort pour mieux renaître à la vie. Depuis 1945,
environ 400 boxeurs ne se sont jamais relevés et beaucoup
d'autres ont subi des séquelles irréversibles. En
octobre 1995, trois d'entre-deux sont morts dans la même semaine
sans réveiller les consciences et surtout pas celle de la
presse.
Pour le quotidien L'Equipe c'est la "fatalité de la
boxe" et pour Le Monde, ce sport reste, "dans sa version
éducative, une formidable école de vie même
si le noble art "ne renvoie ces derniers mois qu'une image
de mort" (24 octobre 1995). La fatalité cache une logique
barbare et tous les effets nocifs (dommages corporels, lésions
cérébrales, traumatismes) sont recensés depuis
longtemps. La boxe - spectacle des coups, du sang et de la brutalité
"gratuite" - est une "école de la vie"
(un facteur d'intégration nous dit-on !) dans un modèle
de société où "l'homme est un loup pour
l'homme". Dans une société vivante, civilisée,
elle doit être être bannie.
La mort rôde également sur les circuits automobiles.
Toujours plus vite, toujours plus riche et au bout de la gloire,
le grand saut. Ayrton Senna se croyait immortel en raison de sa
foi en Dieu ; le 1er mai 1994 en Italie, son bolide termina sa course
dans un mur. Vingt ans après la mort du Français François
Cevert, les mêmes commentaires accompagnèrent la disparition
du pilote brésilien : "Arrêtez ça, ne faisons
pas du danger et du risque un élément du spectacle".
Vaines paroles. Le grand cirque de la Formule 1 poursuit sa route
; les rivalités entre les "monstres sacrés"
se sont fortement accrues, le spectacle de la vitesse et de la mort
garde son fidèle public. Et parfois le tue : les rallyes
sont des lieux de joyeuses hécatombes (encore deux morts
dont un enfant de huit ans, et cinq blessés le 3 octobre
1998 lors du rallye de l'Ardèche).
Jouer avec la mort pour sortir de la grisaille et de l'enfermement
quotidiens tel est le modèle proposé par les sportifs
de l'extrême (skieurs d'avalanche, navigateurs solitaires).
Les conduites para suicidaires où se mêlent frayeur
et angoisse, les stages "hors limite", les opérations
commandos des équipes de rugby, les défis absurdes
des triathlètes ou des alpinistes (deux des plus célèbres,
les Français Chantal Mauduit et Jean-Luc Escoffier, sont
morts en 1998) représentent autant d'attitudes purement narcissiques,
d'existences tendues vers le tragique avec la mort aux trousses,
de croyances en un Dieu qui nous sauverait du néant absolu.
Quelle signification donner à cette martyrisation des corps,
au caractère morbide de ces courses folles, au spectacle
voyeuriste de la violence institutionnalisée ?
L'éthique introuvable
"Halte au jeu dur" clamaient en chœur dans les années
vingt le Ministre Henry Paté, le député Jean
Ybernagaray et Pierre de Coubertin lui-même. "L'antijeu
s'étend, les rivalités s'exacerbent, le coût
des accidents sportifs augmente" reprennent ensemble les observateurs
contemporains, désarmés devant des attitudes si éloignées
des valeurs humanistes proclamées. A chaque rencontre, des
entraîneurs haranguent leurs troupes, des supporters vocifèrent
et, sur tous les terrains du monde, des coups sont échangés
en toute impunité ou presque.
La population sportive est une population à risques dont
le coût dans les comptes sociaux mériterait d'être
précisé. Les campagnes de sensibilisation, la sévérité
accrue ne peuvent rien changer à la violence structurelle
du sport. L'agressivité est banalisée, la violence
des pelouses nourrit la violence, le chauvinisme, le nationalisme
des tribunes. Le sport convoque la multitude, rassemble les masses,
les entasse pour célébrer le culte guerrier du ballon
rond ou ovale et il suffit d'une falsification dans le spectacle
pour que la meute vociférant des supporters hystérisés
se transforme en horde assassine. Erich Fromm écrit : "La
compétition sportive inflige des blessures au narcissisme
l'une des sources les plus importantes de l'agressivité défensive".
Plus encore en période de crise, les ultras et les hooligans
trouvent dans les enceintes sportives (ou à l'extérieur,
mais à l'occasion d'événements sportifs) la
terre idéale d'expression de leur haine aveugle de la société,
de leur xénophobie dévastatrice (le racisme de certaines
tribunes est effrayant) et souvent de leur désarroi et de
leur exclusion totale (8). On l'a bien vu dans les premiers jours
de la Coupe du monde de football, en juin dernier, en France. Mettre
en question les valeurs véhiculées par le sport c'est
aussi mieux comprendre pourquoi l'extrême droite a réussi
à envahir les terrains (9).
Tous ces faits qui émaillent régulièrement
les rencontres sportives (incidents, agressions, mort de supporters
comme à Drancy le 5 février 1995, batailles rangées)
entraînent des réactions de colère toujours
identiques. Les responsables du mouvement sportif (des présidents
de fédérations aux membres des petites associations)
s'étouffent d'indignation et se retrouvent pour réfléchir
à leur rôle, les dirigeants politiques prennent une
fois encore des mesures sécuritaires d'urgence (10) et, quand
l'heure est très grave, le pays se dote d'une nouvelle loi
contre la violence inspirée le plus souvent de la précédente
dont on a pu justement mesurer l'inanité !
Il arrive même qu'on mette en place un observatoire de la
violence et un "Comité de l'esprit sportif" (avec
le journaliste ultra chauvin Thierry Roland comme principal soutien
!) chargé d'établir un code de déontologie
et de faire des propositions relatives au respect de l'éthique
du sport. L'éthique du sport est en réalité
aussi introuvable que l'éthique des affaires ou l'éthique
du capitalisme. A qui peut-on faire croire dans cette société
de gagneurs bâtie sur le dos des perdants que la défaite
inscrite au cœur du sport n'est ni humiliante, ni dégradante,
ni importante ?
Rappelons-nous : en octobre 1959 déjà, l'antijeu
gagnant du terrain, des arbitres ayant été molestés
et des bouteilles lancées par des spectateurs, la ligue nationale
de football lançait un appel contre le jeu dur et menaçait
de prendre des sanctions très sévères contre
tout fautif. Mesures sans effets car on ne change pas la logique
d'un système avec des discours. Dès 1930, le militant
royaliste Lucien Dubech, collaborateur de L'Auto mais aussi de Je
suis Partout et de L'Action Française affirmait : "A
l'esprit du jeu se substitue l'esprit de combat. Tous les moyens
sont bons et la brutalité n'est pas le pire" (11). Le
pire aujourd'hui c'est le dopage qui, comme la violence, est un
élément consubstantiel du sport. N'est-il pas lui-même
une violence absolue infligée au corps.
Fabriqué à coups de millions dans des instituts spécialisés,
le champion, soumis aux pressions multiples de son entourage et
de l'environnement médiatique, politique, économique,
ne doit décevoir ni ses amis, ni son public, ni ses sponsors.
Le marché concurrentiel de la compétition sportive
et l'inflation des épreuves le contraignent à s'entraîner
toujours plus pour que soit très vite rentabilisé
(les carrières sont de plus en plus courtes) l'investissement
nécessaire à sa fabrication (12).
Violence symbolique, violence réelle
Organisation rationnelle du rendement de la machine humaine, le
sport écarte a priori de son champ - même s'il sait
habilement les récupérer - les "vieillards"
(les plus de 30-35ans), les handicapés, les " pas bons"
; il exclut aussi les femmes confortées dans leur statut
d'opprimées (13). Leurs records, encore très éloignés
des performances masculines (20 à 50 ans de retard selon
les disciplines), semblent donner raison à Jean Giraudoux
(1882-1944) pour qui le sport était "la seule occupation
humaine où les femmes acceptent le principe qu'elles sont
inférieures à l'homme et incapables de concourir avec
lui" (14). Pierre de Coubertin lui-même était
hostile à une "olympiade femelle qui ne pourrait être
qu'inintéressante, inesthétique et incorrecte",
le rôle de la femme devant se borner à "couronner
les vainqueurs".
Se développe ainsi, à tous les échelons de
l'institution, un sexisme qui existe non seulement dans les troisièmes
mi-temps de rugby mais aussi dans la pratique du sport, son organisation
et son langage. Sur les terrains ou dans les vestiaires, ce sont
les petits couplets machistes qui résonnent : les "on
n'est pas des gonzesses" des mâles virils s'élèvent
là où l'on ne pratique pas des "jeux de fillettes".
Longtemps interdite de stade - elle l'est encore dans certains
pays - la femme reste suspecte. Ecartée des instances dirigeantes,
elle doit, en tant que sportive de haut niveau, programmer sa puberté
et prouver son identité. Depuis les jeux Olympiques d'hiver
de 1968, le contrôle de féminité est en effet
obligatoire dans les grandes compétitions (règle 48
de la Charte). Cet examen dont les résultats restent secrets
pour "ne pas trop traumatiser les athlètes" selon
les mots mêmes du président de la commission médicale
du CIO, Alexandre de Mérode, constitue bien une violence
et pas seulement symbolique. Quelques jours avant les jeux Olympiques
d'Albertville, des généticiens et biologistes français
parmi lesquels les Prix Nobel de médecine Jean Dausset et
François Jacob, dénoncèrent l'arrivée
d'un nouveau test visant à rechercher chez les concurrentes
la présence d'un gène dit de "masculinité",
test qui constitue d'après les signataires du texte une "agression
et une discrimination manifeste envers les femmes". En ne jugeant
pas utile de suivre les recommandations du Comité national
d'éthique et des médecins, le gouvernement français
laissa s'inscrire un peu plus un ordre phallocrate à même
le corps.
Le sport discrimine et unifie à la fois en imposant son
principe moteur : le rendement. L'individu est transformé
en pur producteur de résultats, l'objectif n'étant
pas le développement personnel mais le progrès de
la performance quel qu'en soit le prix. "Pour sortir un champion
on en tue des centaines" affirmait un jour l'un des entraîneurs
de l'équipe de natation des Etats-Unis. Et à l'entrée
des vestiaires du stade des footballeurs américains, les
Minnesota Vikings, on peut lire : "Mourir est moins grave que
perdre. Car un vaincu finit ses jours dans la honte de la défaite".
Corps-machine et corps-souffrance
Dans un univers concurrentiel, le sportif recherche le record ou
la victoire comme l'entrepreneur court après le profit et
l'accumulation du capital. L'Autre n'est accepté que comme
adversaire à dépasser, à détruire symboliquement.
Ce refus de l'altérité s'exprime dans la sémiologie
sportive : "J'ai la haine", "je vais le tuer",
"on l'a fusillé, mitraillé, crucifié".
En quête de victoires, l'athlète se plie docilement,
malgré les avertissements des médecins, à une
préparation intensive et précoce. Dans une séance
importante du 18 octobre 1983, l'Académie nationale de médecine
estimait nécessaire de rappeler, après avoir établi
une longue liste des dangers du judo, de la natation et de la gymnastique
qu'"aucune médaille ne vaut la santé d'un enfant".
Cet avertissement, comme les précédents, fut sans
effet.
Les ravages continuent. Un exemple parmi d'autres permet de mesurer
l'ampleur des dégâts. En novembre 1994, au championnat
du monde de gymnastique, la championne de France Elodie Lussac,
15 ans, se blesse. Elle a mal, très mal au dos, suggère
à ses entraîneurs de la mettre au repos mais voilà,
la formation nationale a besoin d'elle : elle "tiendra son
rang avec courage" lit-on dans L'Equipe ; elle sera en fait
sacrifiée. Quelques piqûres anti-inflammatoires et
le calvaire de la gymnaste commence : une fracture de fatigue (vertèbres
lombaires touchées), un plâtre pendant plusieurs semaines,
un corset durant trois mois puis une longue rééducation.
et un avenir hypothéqué ; le corps de la jeune fille
est meurtri par les cadences infernales et son psychisme est atteint
par l'attitude d'un encadrement irresponsable et la réaction
de "copines-adversaires" - amies en public, ennemies en
coulisses - intérieurement soulagées de voir la concurrence
s'affaiblir.
Le rendement c'est la standardisation et la parcellisation des
gestes, la quantification de l'entraînement, la répétition
de situations stéréotypées, la division des
tâches. Que devient l'intelligence du jeu pour ces sportifs
fabriqués en série, mécanisés, taylorisés,
soumis au régime tyrannique de l'évaluation continuelle
? L'univers de l'Homme disparaît derrière l'univers
des points, des centimètres et des centièmes de seconde.
L'instrumentalisation de la machine humaine et la conception techniciste
du sport conduisent à une paupérisation physique et
non a un développement corporel harmonieux.
Pour répondre à l'intensification de la compétition,
aux enjeux sans cesse croissants et au désir l'aller toujours
"plus vite, plus haut, plus fort" ("citius, altius,
fortius" est la devise olympique), le corps du sportif est
modelé, réprimé, robotisé, désérotisé,
manipulé. Dans les laboratoires, le corps du sportif de haut
niveau est transformé en bolide, en vecteur balistique, en
pur objet de calculs. La puberté est repoussée chez
les jeunes filles, l'entraînement intensif conduit à
un bouleversement hormonal que traduit l'absence des règles
ou l'irrégularité des cycles.
La recherche est ainsi entièrement consacrée à
l'efficacité du matériel et à l'optimisation
des capacités de ce que certains appellent les "pilotes
de l'espèce humaine". Grâce à l'ordinateur,
les biomécaniciens dissèquent les mouvements du corps
pour trouver le geste parfait ; des médecins, "faux-soigneurs
et fossoyeurs" (Jean-Pierre de Mondenard), préparent
des recettes miracles indécelables au contrôle antidopage
; des psychologues, sophrologues et psychiatres s'emploient à
faire accepter la discipline et à éliminer la moindre
faiblesse psychique. "L'invisible police de l'esprit"
(Georges Devereux) est à l'œuvre.
La violence mentale s'ajoute à la violence physique. Les
techniques de préparation psychologique sont utilisées
pour faire régresser la peur, l'anxiété, l'angoisse,
le doute, accroître l'attention, façonner la mémoire.
Le vrai champion est agressif, motivé, dominateur, narcissique
; il sait s'abstraire au maximum du monde dans lequel il vit, cultive
son moi et fixe toutes ses pensées sur son objectif ; il
obsessionnalise.
Le fol espoir mais aussi la terrible inquiétude de la communauté
sportive est la production du robot soumis à la loi universelle.
La physiologie, la biomécanique, l'informatique, l'ergonomie,
la diététique, la médecine, la psychologie
visent la création de l'être indépassable, préparent
en commun la naissance du surhomme, de l'homme a-corporel qui signera,
demain, la mort définitive du progrès sportif et du
sport. Et de sa violence multiple, institutionnalisée, fascinante
et fascisante.
(1). Bernard Jeu, Le sport, la mort, la violence, Paris, Editions
Universitaires, 1975.
(2). Voir Patrick Tort, "Bagatelles pour un massacre",
in Quel Corps ?, n°30-31, juin 1986.
(3). L'idéologie du don fait des ravages dans le milieu
sportif qui alimente, consciemment ou non, le discours d'extrême
droite. Voir Michel Caillat, "Dangers du sportisme", in
Manière de voir, Le Monde Diplomatique, n°39, mai-juin
1998.
(4). La "fête" du 12 juillet 1998, le soir de la
victoire de la France en finale du Mundial, aurait dû permettre
une analyse serrée du phénomène de la foule
sportive. Au lieu de ça, nous avons eu droit aux délires
populistes de l'intelligentsia parisienne (Morin, Sibony, Castro,
Konopnicki, etc.). L'insistance avec laquelle on a salué
la victoire de la France métissée ou pire, "pluri-ethnique"
ou "multiraciale" est le symptôme d'une France malade.
Les quelques grincheux et rabat-joie, qui se font une autre idée
de la fête et de la société, furent censurés
ou traités d'extrémistes et d'élitistes. Loin
du peuple bien sûr, comme si être lucide n'était
pas le défendre. Voir Jean-Marie Brohm, Les shootés
du stade, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 1998 et Marc
Perelman, Le Stade barbare, Paris, Ed. Mille et une nuits, 1998.
(5). Lire sur ce thème, Christian Mellon, "Une inflation
à maîtriser : le mot violence", in Alternatives
Non Violentes, n°38, septembre 1980. Et du même auteur,
"Violence des bombes et violence des structures", in ANV,
n°37, printemps 1980.
(6). Marcel Mauss, "La prière", in Oeuvres, Tome
1, Les fonctions sociales du sacré, Paris, Ed. de Minuit,
1968.
(7). Georges Orwell, cité par L'Equipe magazine, 11 novembre
1989.
(8). Lire Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation
- La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1ère
éd. 1986).
(9) Voir la revue Quasimodo, Les nationalismes sportifs, Printemps
1997 (Association Osiris, BP 4157, 34092. Montpellier Cedex 5)
(10) Sur le plan de la violence, fût-elle symbolique, il
est à noter l'importance toujours plus grande du déploiement
policier lors des rencontres sportives. Cette présence massive
et les fouilles systématiques à l'entrée des
stades ne sont ni neutres ni progressistes. Créer une habitude
peut toujours servir...
(11). Lucien Dubech, "Le sport est-il un bienfait ?",
in La Revue Universelle, tome XXIX, avril-juin 1927, p556.
(12). Nous n'abordons pas ici ce cas spécifique de violence
que constitue le dopage. Les suites judiciaires de "l'affaire
Festina" durant -et après- le dernier Tour de France
suivies quelques semaines plus tard des révélations
sur le dopage dans le football italien n'ont rien de surprenant
et de nouveau pour qui étudie, en toute indépendance,
le phénomène sportif. Sur ce sujet, se reporter aux
différents ouvrages du Docteur Jean-Pierre de Mondenard (renseignements
à lui demander, 12 Avenue Georges, 94430 - Chènevières
sur-Marne). Lire également Patrick Laure, Le dopage, Paris,
PUF, 1995.
(13). Lire Annick Davisse et Catherine Louveau, Sports, Ecole et
Société : la différence des sexes - Féminin,
masculin et activités sportives, Ed. L'Harmattan, 1998. Chez
le même éditeur, toujours dans la collection Espaces
et Temps du Sport, un autre aspect de la violence est traité
dans le livre fort dense de Bernadette Deville-Danthu, Le sport
en noir et blanc - Du sport colonial dans les anciens territoires
français d'Afrique occidentale (1920-1965), Paris, Ed. L'Harmattan
(5-7 rue des Ecoles, 75005-Paris), 1997.
(14). Jean Giraudoux, Le Sport, Paris, Ed. Grasset, 1977 (1ère
éd. 1928), p 19.
Des morts dans les stades de football
Au cours des trente dernières années, des centaines
de personnes ont été tuées dans les stades
de football. Voici la liste des principales catastrophes :
23 mai 1964 à Lima (Pérou) : 320 morts et plus de
1000 blessés lors d'un match de qualification pour les jeux
Olympiques entre le Pérou et l'Argentine. Un but refusé
est à l'origine du drame.
17 septembre 1967 à Kayseri (Turquie) : 40 morts et 600
blessés lors de bagarres pour un but refusé entre
supporteurs de Kayseri et de Siwas.
23 juin 1968 à Buenos Aires (Argentine) : 80 morts et 150
blessés provoqués par des feux de joie.
25 juin 1969 à Kirrikale (Turquie) : 10 morts et 102 blessés
lors de bagarres entre supporters.
25 décembre 1969 à Bukawu (Congo) : 27 morts et 52
blessés. Les personnes ont été piétinées
en cherchant leur place.
2 janvier 1971 à Glasgow (Ecosse) : 66 morts et 108 blessés
au terme du match Celtic de Glasgow contre Glasgow Rangers.
11 février 1974 au Caire (Egypte) : 48 morts et 47 blessés
à l'entrée du stade. 80 000 personnes voulaient occuper
les 40 000 places.
1er octobre 1982 à Moscou (URSS) : 66 morts officiels (plus
de 300 officieusement) lors de la rencontre Spartak de Moscou -
Haarlem en coupe de l'UEFA.
11 mai 1985 à Bradford (Angleterre) : 56 morts et 200 blessés
lors d'une panique provoquée par un incendie au cours du
match Bradford-Lincoln.
29 mai 1985 à Bruxelles (Belgique) : 39 morts et 600 blessés
lors d'affrontements entre supporters de la Juventus de Turin et
de Liverpool en finale de la coupe d'Europe des clubs champions
au stade du Heysel.
12 mars 1988 à Katmandou (Népal) : 72 morts et 27
blessés parmi les spectateurs affolés par un début
d'incendie.
15 avril 1989 à Sheffield (Angleterre) : 95 morts et 170
blessés lors du match de demi-finale de la "Cup"
entre Liverpool et Nottingham Forest.
5 mai 1992 à Bastia (France) : 17 morts et environ 2350
blessés lors de l'effondrement d'une tribune du stade Furiani.
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