|
Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/politic/spectacl.htm
Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social
entre des personnes, médiatisé par des images.
En 1967, j'ai montré [..] ce que le spectacle moderne était
déjà essentiellement : le règne autocratique
de l'économie marchande ayant accédé à
un statut de souveraineté irresponsable et l'ensemble des
nouvelles techniques de gouvernement accompagnant ce règne.
G.Debord
* La théorie de la valeur (comme Spectaculaire)
Les rapports réifiés de dépendance révèlent
que les rapports sociaux - donc les conditions de production - sont
autonomes en face des individus. Le caractère social de l'activité
et du produit ainsi que la participation de l'individu à
la production sont ici étrangers et réifiés
en face de l'individu. Les relations qu'ils entretiennent entre
eux sont, en fait, une subordination à des rapports qui existent
indépendamment d'eux et surgissent du choc entre les individus
indifférents les uns aux autres. L'échange universel
des activités et des produits, qui est devenu la condition
de la vie, se présente à eux comme une chose étrangère
et indépendante. Dans l'échange les relations sociales
des personnes sont changées en rapport social des objets.
Marx, Grundisse, I, 100
Le concept de Spectacle n'est pas une nouvelle théorie de
la valeur différente de celle de Marx mais c'est la théorie
de la valorisation achevée. On sait depuis Hegel qu'il n'y
a pas de vérité sur la Valeur sinon qu'elle dépend
de l'intentionnalité, de la finalité pratique et ce
n'est pas la même chose que la valeur économique (point
de vue de la reproduction=équivalent travail), la valeur
marchande (point de vue de l'échange=demande), la valeur
de Nietzsche (point de vue de la création=volonté
de puissance) ou la valeur de Weber (point de vue "scientifique",
descriptif, sociologique, désinteressé=relativisme),
etc. Il ne s'agit pas ici, du concept général de valeur
mais bien de notre activité pratique de production de valeurs
marchandes, de la mesure de toutes choses par la quantité
de travail qu'elle contient et la quantité d'argent qu'elle
vaut. C'est le règne de l'équivalence et du droit
commercial.
Pour Marx, la valeur qui s'impose est toujours en fin de compte
celle de sa reproduction, malgré ses fluctuations constantes.
Ce qui compte uniquement, c'est le processus de valorisation du
travail salarié, comme temps de travail vendu au capital
détaché de son contenu effectif, violence d'un droit
abstrait partial et productivité d'une domination anonyme
qui aboutit à une séparation du monde et de la vie,
ne produisant plus qu'un monde de marchandises. Cette substitution
de la valeur d'échange à la valeur d'usage est le
véritable mode de production, pratique effective d'un processus
matériel de valorisation où nous donnons toute notre
force de travail. Ce processus est appuyé sur un Droit abstrait
de l'égalité et de l'équivalence qui sert de
garantie à l'inégalité réelle comme
la liberté abstraite renforce les dépendances réelles.
Il s'agit toujours de la substitution autoritaire du mot à
la chose devenue inessentielle, et de la quantité à
la qualité. On ne peut réduire pourtant la valeur
au "spectacle", à l'idéologie, au système
des objets bien que la valeur soit toujours affaire de discours.
Il y a une causalité matérielle en plus de la causalité
formelle, c'est le processus de production lui-même, notre
pratique effective de travailleur salarié et sa capacité
de reproduction. [Il y a toujours des conditions idéologiques
à la domination (religion ou droit) car le dominé
participe toujours à sa servitude. Comme dit Rousseau "Personne
n'est assez fort pour être tout le temps le maître s'il
ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir".
Mais ce qui reproduit la domination idéologique c'est sa
capacité matérielle de reproduction (comme la religion
païenne se répand avec l'agriculture).] On doit bien
dénoncer la valeur spectaculaire, la production de marchandises
dont la valeur d'usage se limite à la valeur d'échange
et ne répond qu'à des besoins fabriqués, mais
on doit surtout dénoncer la domination de la valeur d'échange,
de l'équivalence généralisée, sur des
sujets vivants jusqu'à menacer leur vie même.
Le spectacle n'est pas une théorie de la valeur différente
de celle de Marx mais bien la théorie de la valorisation
achevée, de la totalité du monde réduit au
monde séparé de la valeur marchande, c'est-à-dire
à la séparation achevée où il n'y a
plus que rapport d'objet à objet et pour lesquels nous ne
sommes plus que spectateurs. Le spectacle c'est l'ordre totalitaire
anonyme de l'argent et de l'abstraction vide d'un monde déshabité
qui se fait sans nous. C'est l'économie post-industrielle
intégrant la communication, l'invasion des média et
se proposant comme abstraction réelle, mais c'est d'abord
l'ordre subi de la production rationalisée, le monde déjà
vécu de la marchandise consommée passivement, le discours
social autonome (la pensée unique de Big Brother), sans acteurs
réels réduits aux individus isolés. Le Spectacle
c'est donc le monde de la marchandise comme processus de représentation,
son devenir-monde.
Nos beaux théoriciens de la valeur qui n'ajoutent rien à
Marx, ni à Debord dans la négation de l'économie,
devraient plutôt se poser la question de l'équivalence
généralisée compris dans le concept de valeur,
ainsi que d'une intervention sur la société, d'une
action subversive pour contester le salariat comme processus de
valorisation (domination, rationalisation, productivisme). Dans
cette perspective pratique, la valeur peut être dénoncée
comme fausse (spectaculaire) et détruite. Le point de vue
théoricien faussement objectif est, lui, complètement
stérile, voué à l'échec, surtout s'il
veut absolument simplifier le réel dans une abstraction unique.
Le Spectacle n'est pas simplement une idéologie religieuse
qu'il faudrait réfuter, c'est une idéologie matérialisée
qui intègre la totalité des rapports sociaux et du
savoir social dans son mode de production (production-circulation-consommation)
qu'on ne peut atteindre sinon comme totalité (valorisation
du travail).
* La valeur de la théorie (du Spectacle)
La prétention théorique est dérisoire, ce
qui compte c'est le point de vue pratique, la volonté d'intervenir
dans le mouvement historique actuel. La théorie ne sert qu'à
savoir où et comment intervenir. Penser qu'il n'y a aucune
révolution possible, que tout le monde est stupide, rend
bien sûr impossible de contempler sa propre excellence ou
de comprendre l'histoire. L'intervention historique est très
risquée, on risque au moins le ridicule, mais c'est la seule
façon de donner une effectivité à une théorie
qui s'en trouvera transformée par son actualisation.
Il ne se passe pas rien. Nous sommes, au contraire, à une
période historique où notre action peut être
décisive. Rien ne peut nous assurer d'être à
la hauteur des enjeux, encore faut-il ne pas se contempler le nombril
ni se lamenter sur sa pauvre sexualité. Nous devons retrouver
le goût de la liberté.
Tout le monde se fout de l'excellence de Debord. L'important est
ce qu'il a écrit et réalisé, les outils qu'il
nous donne comme Marx. Ainsi, on ne peut se passer, philosophiquement,
des Thèses sur Feuerbach où Marx, corrigeant le savoir
absolu de Hegel, replace l'unité du sujet et de l'objet dans
la pratique. Cette unité de l'intentionnalité et de
la représentation permet de conceptualiser l'idéologie
comme corrélât de la pratique, de notre position de
classe. Dès lors Marx n'a plus fait de philosophie abstraite
mais il a plutôt mis à l'épreuve la réalisation
de la philosophie par l'idéologie (critique de classe de
l'économie), c'est-à-dire défendant des vérités
concrètes partielles et partiales, au nom de notre finitude,
contre l'abstraction économique universalisante au service
de la classe dominante (l'économie est l'abstraction effective).
Ce qui compte ici, c'est que la théorie soit opérationnelle,
efficace. Debord ne dit pas autre chose à propos de "La
société du spectacle", la théorie devant
simplement ne pas être visiblement fausse, mais "La société
du spectacle" est surtout destinée à rendre visible
le visible lui-même de l'idéologie matérialisée
du capitalisme moderne. Ce n'est certes pas prêter à
la théorie le pouvoir de nous sauver, malgré nous,
de notre propre passivité. Dans la postface au capital, Marx
se moque de la "revue positiviste" qui lui "reproche
à la fois d'avoir fait de l'économie politique métaphysique
et - devinez quoi- de m'être borné à une simple
analyse critique des éléments donnés, au lieu
de formuler des recettes (comtistes?) pour les marmites de l'avenir".
* L'illusion spectaculaire
Mais d'autres imbéciles comme régis Debray n'ayant
rien compris au concept de Spectacle (bien que le livre d'Anselm
Jappe sur Debord soit moins mauvais qu'on ne le dit, sauf dans les
quelques pages où le bon élève veut se démarquer
du maître), il convient d'en dire un mot. Le concept de Spectacle
lorsqu'il intéresse les révolutionnaires est immédiatement
opérationnel comme concept subversif, comme séparation
de la vie. Il en va tout autrement si on veut comprendre ce concept
objectivement, critiquement, sans se donner la peine d'étudier
sérieusement Hegel, Marx, Lukács, Heidegger, Goldmann
et enfin Debord. La confusion vient souvent de cette phrase "Tout
ce qui était directement vécu s'est éloigné
dans une représentation". Cette phrase, qui semble répéter
Feuerbach, entretient la confusion du spectacle et de l'imaginaire,
voire du média, laissant penser, pour certains, qu'il pourrait
y avoir un accès à l'être en dehors de toute
représentation. La suite montre pourtant qu'il s'agit de
bien autre chose, de la position passive de spectateur dont sa critique
pourrait se rapprocher du doute cartésien, du rejet des savoirs
dogmatiques et de la nécessité d'éprouver soi-même
la vérité en acte.
Il s'agit surtout de la critique de l'abstraction marchande, d'un
monde autonome qui ne renvoie plus qu'à lui-même, devenu
rapport d'objets à objets et séparé de la vie,
monde constitué de représentations où il n'y
a plus d'acteurs véritables. C'est donc aussi l'affirmation
de la nécessité, pour un sujet libre, d'intervenir
pratiquement, de répondre, de prendre des risques, de construire
ses situations ; possibilités qui n'ont plus de place dans
la société spectaculaire et son totalitarisme anonyme.
Prolongation de la critique de Marx contre Feuerbach : la réalité
n'est pas représentation ni intuition mais, en son fond,
pratique sociale effective. L'idéologie véhicule les
mots du pouvoir, c'est une abstraction sans réalité
lorsqu'elle n'est pas pratique sociale, idéologie matérialisée.
C'est notre propre pratique qui reproduit l'autonomie de l'économie
s'imposant à nous, reproduisant notre servitude.
C'est aussi la critique de Marx contre les Droits de l'Homme qui
sont la justification du règne de l'argent, l'abstraction
des Droits justifie tous les massacres mais ce qui est effectif,
c'est le droit du capital. Ici, ce problème se double de
celui d'une représentation industrielle et reçue passivement
hors de toute possibilité d'action mais c'est encore la substitution
d'un rapport entre des choses (marchandises, argent) à un
rapport entre des gens. C'est donc un éloignement dans la
contemplation et le mensonge idéologique, dans l'équivalence
généralisée et dans la soumission du spectateur
enfin, qui est dénoncé, et non pas simplement dans
une représentation imaginaire (on ne saurait se délivrer
de l'imaginaire mais on peut intervenir dans le spectacle). C'est
la marchandise qui nous consomme et nous dispense de toute imagination
ou décision subjective, tout comme le travail automatisé
transformant le travailleur en spectateur de son travail, tout est
déjà prévu pour nous. Le Spectacle exprime,
en effet, le stade de la séparation achevée, du "capital
à un tel degré d'accumulation qu'il devient spectacle"
en unifiant le monde comme monde déjà vécu
de la marchandise où tout est quantité, rapport d'objet
à objet et dont le sujet vivant a été exclu.
ajout 07/99 : Paolo Virno dans son livre "Le souvenir du présent"
donne une interprétation du Spectacle comme déjà-vu
et Fin de l'histoire, attributs de la passivité spectatrice
pour qui l'histoire est la seule réalité mais dont
toute subjectivité a été expulsée. Je
conteste sa notion de Puissance, détachée de toute
historicité, pour lui préférer la notion dialectique
de l'Apprentissage, mais je situe moi aussi la base matérielle
dans le salariat (la vente de la pure force de travail qui est désormais
compétence apprise) alors que pour Guy Debord c'était
plutôt le totalitarisme de la marchandise et la communication
qui sont en cause. On peut dire que c'est au stade spectaculaire
de la domination marchande que les implications métaphysiques
du salariat se font criantes dans son irresponsabilité marchande.
La rupture de communication à l'origine du contrat salarial
se retrouvant en fin de processus comme absence de communication,
besoin de communication, ne trouvant plus qu'une fausse communication
purement formelle.
* Situation du Spectacle
On ne peut aborder ce concept sans comprendre l'enjeu du rapport
Sujet-Objet ouvert par Descartes, critiqué par Kant et dialectisé
par Hegel. Il faut savoir que le concept de Spectacle repris de
Lukács, a été interprété par
le nazi Heidegger comme domination de la Technique. De même
que Sartre et Lévinas ont montré que la réalité
de l'autre ne dépendait pas de notre intentionnalité,
comme pour Lacan l'écriture ou le signifiant imposent leur
lecture, la Technique se substitue ainsi au pouvoir de configuration
du monde de l'homme (sa capacité d'errance), le réduisant
à un objet mesuré et contrôlé. Ce qui
pour le nazi Heidegger est volonté de puissance, essence
de la technique, oubli de l'être est pour les marxistes productivité
matérielle de l'abstraction de la division du travail, du
Droit et de l'argent (domination anonyme, rapport marchand, salariat
et lutte des classes). Le concept de Spectacle analyse ce pouvoir
de la technique englobant la communication comme extension totalitaire
de la domination du fétichisme marchand, de la valeur d'échange
comme équivalence généralisée.
Le monde artificiel de la marchandise, qui est notre monde, se
présente ainsi comme déjà consommé et
s'intègre à un monde déjà vécu
qui s'exprime de l'emballage, à la publicité et au
cinéma mais la production de ce monde marchand est destruction
du monde vivant. Ce qui doit être dénoncé, c'est
toujours l'objectivation du sujet (appelée réification
par Lukács), la réduction de l'acteur humain à
un calcul, une subjectivité réduite à une objectivité
sans faille ni risque, sans décision. Les sciences humaines
(comme la sociologie) sont les sciences du pouvoir mais le sujet
vivant de ce pouvoir peut, à se reconnaître comme prolétariat
passif, en prendre acte, se regrouper et intervenir dans l'histoire
en déjouant tous les calculs.
Tout dépend de nous. L'important est bien de considérer
le spectacle comme rapport social objectivé et passivité
du spectateur, discours social totalisant et sans sujet, produit
par la société marchande multimédia. La contestation
du Spectacle, renvoyant à la théorie du dialogue de
Debord et au concept de réification de Lukács, est
destinée à réfuter cette soi-disant objectivité
des lois de l'économie (idéologie bourgeoise) alors
qu'elles sont toujours l'oeuvre des rapports sociaux, des intérêts
de classe, et doivent être contestées activement (utopie
prolétarienne), la contestation du Spectacle se veut réappropriation
de notre vie. Le Spectacle n'est pas rapport d'objet à objet
sans l'instrument actif de notre passivité. Mais surtout,
le Spectacle n'est que la production marchande devenue monde, processus
de valorisation qui commence avec le salariat auquel nous participons
"activement". Comme on le voit, les médias ne sont
pas du tout l'essentiel mais l'irréel envahissant d'une idéologie
matérialisée.
Le concept de Spectacle n'est pas une invention de Guy Debord dont
lui seul détiendrait le secret, c'est une prise de position,
une nomination, une interprétation de notre situation historique.
Cette situation historique a par définition une histoire,
elle nous précède, nous ne pouvons pas plus l'inventer
que notre présent qui ne peut se révéler magiquement
à une conscience inculte, mais l'avenir nous est réservé
si nous savons le comprendre. Ce n'est pas Guy Debord qu'il faut
comprendre avec cette notion de spectacle, c'est notre temps.
La première source est Marx (voir surtout l'objectivation)
dont les citations ne seront pas répétées ici.
Lukács (Histoire et conscience de classe)
Cette soumission s'accroît encore du fait que plus la rationalisation
et la mécanisation du processus du travail augmentent, plus
l'activité du travailleur perd son caractère d'activité
pour devenir une attitude contemplative... D'un côté,
en effet, leur travail parcellaire mécanisé, objectivation
de leur force de travail face à l'ensemble de leur personnalité
- qui s'est déjà accomplie par la vente de leur force
de travail comme marchandise - est transformée en réalité
quotidienne durable et insurmontable, au point qu'ici aussi la personnalité
devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à
sa propre existence, parcelle isolée et intégrée
à un système étranger. 117-118
Le Capitalisme a, le premier, produit, avec une structure économique
unifiée pour toute la société, une structure
de conscience - formellement - unitaire pour l'ensemble de cette
société. Et cette structure unitaire s'exprime justement
en ce que les problèmes de conscience relatifs au travail
salarié se répètent dans la classe dominante,
affinés, spiritualisés, mais à cause de cela
aussi, intensifiés. Et le "virtuose" spécialiste,
le vendeur de ses facultés spirituelles objectivées
et chosifiées, ne devient pas seulement un spectateur à
l'égard du devenir social, il prend aussi une attitude contemplative
à l'égard du fonctionnement de ses propres facultés
objectivées et chosifiées. Cette structure se montre
sous les traits les plus grotesques dans le journalisme...128-129
Pour le capitaliste aussi existe ce dédoublement de la personnalité,
cette dislocation de l'homme en un élément du mouvement
des marchandises et en spectateur (objectivement impuissant) de
ce mouvement. Mais pour la conscience elle prend nécessairement
la forme d'une activité, à vrai dire objectivement
de pure apparence, d'un produit du sujet. Cette apparence lui cache
la véritable situation. 207
Le but final n'est pas un état qui attend le prolétariat
au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du
chemin qu'il parcourt, un "État de l'avenir" ;
ce n'est pas un état que l'on peut, par conséquent,
tranquillement oublier dans les luttes quotidiennes et invoquer
tout au plus dan les sermons du dimanche, comme un moment d'élévation
opposé aux soucis quotidiens ; ce n'est pas un "devoir",
une "idée" qui jouerait un rôle régulateur
par rapport au processus "réel". Le but final est
bien plutôt cette relation à la totalité (à
la totalité de la société considérée
comme processus), par laquelle chaque moment de la lutte acquiert
son sens révolutionnaire. 43
Heidegger
* Chemins
La science moderne et l'état totalitaire constituent, en
tant que conséquences nécessaires du déploiement
essentiel de la technique, en même temps sa suite. Il en est
de même pour les formes et les moyens mis en oeuvre pour l'organisation
de l'opinion publique mondiale et des représentations quotidiennes
des hommes. Non seulement, dans l'élevage et l'exploitation,
la vie est objectivée par une technique, mais l'attaque de
la physique nucléaire sur les phénomènes de
la vie comme telle est en plein développement. Au fond, c'est
l'essence vivante elle-même qui est censée se livrer
à la production technique. 236
La production technique est l'organisation de la séparation.
240
Les choses, en tant qu'objets calculés, sont fabriqués
pour l'usure. Plus ils sont usés rapidement, plus il faut
les remplacer encore plus vite et facilement. Ce qui, dans la présence
des choses en objets, est présent, n'est donc pas leur instance
dans un monde auquel elles appartiennent. La constance des choses
fabriquées, en tant que purs objets pour l'utilisation, est
le remplacement, l'ersatz. 251
* L'affaire de la pensée
Le concept directeur de la cybernétique, l'information,
est assez englobant pour un jour soumettre jusqu'aux sciences historiennes
de l'esprit à la prétention cybernétique. Ce
qui est en passe de réussir d'autant plus facilement que
la relation de l'homme d'aujourd'hui à la tradition historique
se transforme à vue d'oeil en un simple besoin d'information.
Mais tant que l'homme s'entendra encore lui-même comme un
être historique libre, il se refusera, il est vrai, à
abandonner la détermination de l'homme au mode de penser
cybernétique. D'abord, la cybernétique concède
elle-même qu'elle tombe là sur des questions difficiles.
Elle tient toutefois ces questions pour fondamentalement résolubles
et considère l'homme comme constituant encore, mais provisoirement,
un "facteur de perturbation" dans le calcul cybernétique.
17
L'étant présent ne se rencontre plus, et il ne se
maintient plus non plus, sous la figure d'objets. Il se décompose
en fonds disponibles, lesquels doivent pouvoir être constituables,
livrables et remplaçables en tout temps, aux fins du moment...
Mais pour qui l'étant-présent qui est ainsi fait devient-il
marchandise? Pas pour des personnes singulières qui, en tant
que sujets, font face aux objets. L'échangeabilité
des fonds disponibles parvient à s'organiser et à
se régler par le rapport qu'elle entretient avec ce qu'il
y a de collectif et de mutuel dans la société industrielle.
19
Heidegger interprète l'objectivation du monde comme une
conséquence du subjectivisme qui s'ouvre à Descartes
avec la certitude du sujet, et pour lequel le monde devient objet
de son vouloir et non plus origine. La volonté de puissance
n'est, avec le nihilisme, qu'une conséquence logique de ce
subjectivisme qui tombe dans la plus complète objectivation.
Remplacer cette volonté de puissance ontologique par le concept
de Spectacle, c'est réduire la volonté subjective
à la représentation dans sa base matérielle
et historique, au processus de valorisation lui-même, à
sa productivité effective. Ernst Bloch va jusqu'à
affirmer la représentation comme force de production 77.
Bien que la notion étendue de "Spectacle" désigne
l'unification totalitaire du monde de la marchandise, l'utilisation
du concept restreint reste pertinent comme lieu de l'idéologie.
Il n'est pas trivial hélas de dénoncer le monopole
de la communication par des groupes industriels dirigés par
le profit comme fin de la communication et de la démocratie.
C'est notre lourde évidence qui s'étend à toute
l'étendue du monde marchand, et il n'y a plus rien d'autre.
Goldmann
Selon "Histoire et conscience de classe", il faut expliquer
scientifiquement comment les hommes deviennent des éléments
donnés dans un monde de spectacle où leurs rapports
sociaux sont occultés en tant que tels et apparaissent comme
la propriété des choses en dehors d'eux ; il faut
comprendre comment, à partir de nouveaux rapports sociaux,
la visée de la totalité, les structures mentales sont
transformées, réifiées, atomisées et
rivées aux données. C'est en partant du fétichisme
de la marchandise que Lukács comprend et explique la naissance
et le développement de ce monde de spectacle et de son corollaire
: l'individu sujet, qui se trouve en face de lui et s'y rapporte,
à travers toute une série de dualismes tels que sujet/objet,
infini/fini, essence/apparence, valeur/fait, et on pourrait, aujourd'hui,
ajouter à ces dualismes l'opposition ontologique /ontique.
p110
Lucien Goldmann Lukács et Heidegger (1967)
Goldmann reprend le thème du Spectacle, utilisé quelquefois
par Lukács, mais en référence principalement
au XVIIème siècle qui considérait la vie comme
un spectacle devant Dieu (Jansénisme, Pascal, Racine cf.
Le Dieu caché). Il aurait été plus juste de
remonter jusqu'à Francis Bacon pour qui "La connaissance
des rapports de l'Homme à Dieu et à l'univers implique
non pas une contemplation intellectuelle ou théorique, mais
une mise en pratique, une participation de l'homme à tout
ce dont il fait partie [..] Dans le cas contraire, comme la théologie,
par exemple, ceci revient à voir le monde comme le spectateur
de théâtre regardant celui-ci, à jamais, d'un
seul point de vue... de telle sorte que le monde, la terre, le système
solaire, l'univers entier restent, dans son esprit, une image particulière
créée par l'homme, à jamais figée, à
partir de laquelle il examine toute autre perspective et tout autre
point de vue... qu'il considère de toutes façons comme
faux". On retrouve à la naissance de la Science la même
critique du dogmatisme, de l'immobilisme, du spectateur, refoulée
depuis Descartes.
Lukács et Heidegger
La problématique fondamentale commune à Lukács
et à Heidegger est celle de l'inséparabilité
de l'homme, du sens et du monde, celle de l'identité sujet-objet
: lorsque l'homme comprend le monde, il comprend le sens du Dasein,
le sens de son être et, inversement, c'est en comprenant son
propre être qu'il peut comprendre le monde. Les deux penseurs
refusent, comme fausse ontologie, toute philosophie qui, partant
de l'opposition entre le sujet et l'objet, présente une théorie
de la totalité ou de l'Être. Ce sont - totalité
et Être - les deux catégories centrales et apparentées
que les deux philosophes ont introduites, et qui les distinguent
du néo-kantisme régnant à leur époque
ainsi que de la pensée de Husserl.
Ce que Heidegger nous dit de la catégorie de l'Être
se trouvait déjà chez Lukács à propos
de la totalité. L'Être n'est pas la catégorie,
le concept le plus général et le plus vide. Ce n'est
d'ailleurs pas un concept, c'est une réalité fondamentale
à partir de laquelle le "Dasein" questionne ; il
a pour caractère d'être "temporel, significatif
et historique".
La totalité, dans "Histoire et conscience de classe",
n'est pas non plus un donné, ce n'est pas quelque chose dont
nous pouvons parler à l'indicatif, pour la simple raison
que nous, et avec nous le sujet, sommes à l'intérieur,
et que l'objet, le monde constitué par l'activité
du sujet collectif, est dans le sujet qui en dérive. Deuxièmement,
cette totalité est significative parce qu'elle se rapporte
à l'activité humaine et que les hommes créent
toujours des réalités significatives. Aucune définition
n'est possible dans les sciences humaines; elles sont toujours des
"découvertes de sens" et, par là même,
unions de jugements de fait et de jugements de valeur; le sens et
sa découverte ont un caractère éminemment historique
et, pour Lukács comme pour Heidegger, l'authenticité
se situe dans le rapport à l'histoire. Cette relation à
l'histoire est cependant conçue de manière fondamentalement
différente par chacun de ces deux penseurs. Malgré
leur différence, essentielle par ailleurs, Lukács
et Heidegger effectuent un retour critique à la philosophie
de Hegel.
Lucien Goldmann Lukács et Heidegger (1967) p106/107
08/97
ajout 06/1999
Pour comprendre le concept de Spectacle, je ne peux que vous recommander
fortement la revue :
TIQQUN Organe conscient du Parti Imaginaire,
118, rue Mouffetard 75005, Paris
qui, à partir d'une interprétation ontologique du
concept de Spectacle, se livre à des Exercices de Métaphysique
Critique indispensables à la critique du monde de la marchandise
et qui vont un peu plus loin que ce que j'ai pu en dire ici (voir
La Métaphysique Critique, la théorie du Bloom et de
la Jeune-Fille).
|
|