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Les salariés sont-ils des victimes consentantes ?
Jean-François Dortier

Origine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=24917

Un nouveau management, fondé sur l’autonomie, la responsabilité et l’épanouissement au travail, aurait réussi cet exploit : faire des salariés les victimes consentantes de leur propre exploitation. Quel crédit accorder à cette théorie ?

« La perversion du management ne consiste-t-elle pas à faire volontairement adhérer les salariés à leur propre asservissement ? », écrit la philosophe Michela Marzano, dans Extension du domaine de la manipulation (Grasset, 2008). Cet essai au vitriol contre les pièges du nouveau management reprend une analyse désormais bien rodée. Depuis trente ans, un nouveau mode de management s’appuyant sur les valeurs d’autonomie, d’individualisme et l’épanouissement aurait réussi cet exploit : supprimer la domination hiérarchique au profit d’une domination invisible. Les salariés, en quête d’autonomie, de responsabilité et d’épanouissement, seraient devenus les victimes consentantes d’une « nouvelle servitude ». Le commandement et la hiérarchie seraient devenus inutiles : l’envie de se « réaliser au travail » serait un appât suffisant qui conduirait directement les salariés dans le piège de l’autoasservissement. Une forme de « barbarie douce » (Jean-Pierre Le Goff) d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur le consentement des salariés. Cette thématique se retrouve dans toute une série d’ouvrages parus des années 1990 jusqu’à aujourd’hui (1).

De l’emprise de l’organisation à l’idéologie « managinaire ».

L’un des premiers ouvrages à développer cette thématique est L’Emprise de l’organisation (1979, réédité en 2009). Les auteurs, psychologues et sociologues, y décrivaient un système de pouvoir mis en place dans une grande multinationale rebaptisée « TLTX ». Pour mobiliser ses troupes, TLTX diffusait dans toute l’organisation un catéchisme idéologique reposant sur un credo : les valeurs de l’entreprise incarnée par son projet et une charte qualité. Ce credo était diffusé via de « grands prêtres », qui sont les cadres et consultants, et par l’intermédiaire de journaux, stages et grandes cérémonies d’autocélébration. En bas de l’échelle, les salariés qui adhéreraient à cette idéologie étaient vus comme une masse de fidèles partageant la même foi.

«Les mécanismes de croyances et de valeurs occultent les mécanismes de domination qui la fonde », écrivaient les auteurs. Ces croyances « entraînent les employés dans l’adhésion aux valeurs de l’organisation (…)». Elles conduisent à une « autopersuasion qui constitue les fondements d’une véritable soumission idéologique ». Plus de pouvoir donc, mais une idéologie mystificatrice censée entraîner l’adhésion, et donc la « soumission idéologique » des salariés (2).

Le sociologue J. P. Le Goff va reprendre le thème de la manipulation idéologique et de la soumission volontaire du salarié dans plusieurs ouvrages (3). Pour lui, l’idéologie managériale valorise l’image d’un cadre hyperactif et épanoui. « L’entreprise a ses nouveaux héros, travailleurs infatigables, affrontant toutes les diffi¬cultés, surmontant toutes les épreuves en perpétuels gagnants », les cadres étant « invités à s’identifier à cette image ». L’identification à ce modèle héroïque entraînerait les cadres, selon le sociologue, « dans la recherche effrénée de la réalisation de son propre moi à travers l’image idéalisée que lui renvoient l’entreprise et la société ». L’intégration de ce modèle identificatoire par les salariés eux-mêmes est finalement une forme d’aliénation et de « servitude volontaire ».

Bien d’autres ouvrages vont développer ces thèmes dans les années suivantes. Le dernier en date est celui de M. Marzano, Extension du domaine la manipulation. Pour la philosophe italienne, l’idéologie de l’épanouissement s’entend désormais de l’entreprise à la politique et à la vie privée. La mode du coaching personnel n’est rien d’autre que la forme suprême de l’autoasservissement. Quelle valeur accorder à cette théorie ?

Notons d’abord que la théorie de la servitude volontaire est fondée exclusivement sur l’analyse du discours managérial et non sur ce que disent ou pensent les salariés eux-mêmes. Comme si l’idéologie managériale avait à ce point investi les esprits, comme si le discours du maître et la pensée de son serviteur étaient devenus une seule et même chose.

Or est-il sûr que les salariés, les cadres soient dupes du discours managérial et qu’ils aient tous assimilé passivement les préceptes du management libéral ?

Tous les travaux de sociologie de la réception soulignent la différence entre le message de l’émetteur et la façon dont son public l’appréhende. Il serait curieux que cela ne s’applique pas en entreprise. C’est justement ce que montrent plusieurs recherches récentes. L’anthropologue Anne Both s’est intéressée à la diffusion de l’idéologie managériale en entreprise. L’une de ses conclusions est justement que les cadres sont loin d’être aussi crédules qu’on le dit vis-à-vis du discours de la direction (4).

Pourquoi travaille-t-on ?

Récemment, David Courpasson et Jean-Claude Thoenig ont publié une étude sur les cadres rebelles, qui montrent que beaucoup d’entre eux sont à la fois très investis dans leur travail tout en étant critiques à l’égard de leur direction (5). De même, l’étude d’Olivier Cousin sur le travail des cadres confirme aussi que l’on peut être très impliqué, autonome et responsable sans pour autant être dupes de l’idéologie libérale (6).

Dans ce cas, pourquoi acceptent-ils souvent les normes du travail imposées ? Et pourquoi s’engagent-ils avec tant d’ardeur s’ils ne partagent pas l’idéologie de la performance ?

Tout d’abord, travailler est une nécessité pour gagner sa vie. Cela suppose une certaine dose de subordination : face aux obligations du travail et d’une hiérarchie (quand il en existe une). La soumission des salariés est donc en partie contrainte (7).

Mais chacun cherche aussi à faire en sorte que son travail corresponde au mieux à ses aspirations, à ses centres d’intérêt, à lui trouver un sens. Bref à faire en sorte que l’on s’y épanouisse au mieux. Aujourd’hui, personne n’accepte plus de perdre sa vie à la gagner. Et pour rendre son travail agréable et intéressant, beaucoup recherchent l’autonomie, les responsabilités, l’enrichissement. L’informaticien qui participe à la création d’un nouveau site Web, l’ingénieur qui conçoit une machine, le journaliste qui écrit un article, le responsable marketing qui organise une manifestation, et le cuisinier qui invente un plat, l’enseignant qui prépare ses cours, l’infirmière qui s’occupe de ses malades…

L’amour du travail, pas de l’idéologie managériale

Cet investissement dans le travail peut être en concordance avec les intérêts de la direction. Mais cela ne signifie nullement que le salarié a cédé au vertige de l’idéologie managériale. On peut même aimer son travail, s’y investir totalement tout en détestant son chef, en vomissant l’idéologie de l’individualisme libéral, en contestant les choix de la direction ou en critiquant les exigences de performance, etc. Le fort engagement des salariés n’est pas synonyme d’asservissement idéologique, d’aveuglement et d’intériorisation de l’idéologie managériale.

Dans les domaines de l’enseignement, de la recherche, de la santé, du social, du journalisme, par exemple, où l’adhésion à l’idéologie managériale n’est pas particulièrement répandue, on constate que beaucoup de professionnels s’impliquent dans leur travail. Tout simplement parce qu’une partie de leur travail correspond à leurs aspirations. Beaucoup se retrouvent même souvent piégés par des contraintes qu’ils se sont parfois fixées (« pourquoi je me suis mis cela sur le dos ? »). Tel est le cas de l’enseignant qui recrée tous les ans ses cours et monte des projets avec ses élèves, du responsable marketing qui monte une grande opération de communication, etc.

Si beaucoup de salariés travaillent sous des contraintes de temps et de budget, ce n’est pas par adhésion à l’idéologie de la performance, mais en raison de l’exigence de résultats. Beaucoup sont à la fois impliqués dans leur travail, autonomes et responsables dans la gestion de leurs activités, mais soumis à une forte pression sur le résultat. Inutile d’invoquer un asservissement aveugle à l’idéologie de la direction pour rendre compte de l’investissement dans le travail.

La théorie de la soumission volontaire n’est finalement pas en concordance avec ce que montrent les enquêtes sur l’im¬plication au travail : les salariés entre¬tiennent avec leur travail une attitude ambivalente, où existent aussi le désenchantement (8), des formes de résistance, parfois de repli (9).

NOTES:

(1) Max Pagès, Vincent de Gaulejac, Michel Bonetti et Daniel Decendre, L’Emprise de l’organisation, 1979, rééd. DDB, 2009 ; Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, La Découverte, 1999 ; Luc Boltanski et Eve Chapellio, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 ; Jean-Pierre Durand et Marie-Christine Le Floch, La Question du consentement au travail. De la servitude volontaire à l’implication contrainte, L’Harmattan, 2006.

(2) Dans les années suivantes, Vincent de Gaulejac va reprendre le même thème : « l’idéologie managinaire » et du salarié subjugué. Voir Le Coût de l’excellence, Seuil, 2007 (avec Nicole Aubert), et La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Seuil, 2005.

(3) Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, 1992, rééd. La Découverte, 1996 ; Les Illusions du management, La Découverte, 1996 ; La Barbarie douce, op. cit.

(4) Anne Both, Les Managers et leur discours. Anthropologie de la rhétorique managériale, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.

(5) David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, Quand les cadres se rebellent, Vuibert, 2008.

(6) Olivier Cousin, Les Cadres à l’épreuve du travail, Presses universitaires de Rennes, 2008.

(7) Xavier de la Vega et Martine Fournier (coord.), dossier « Travail : je t’aime, je te hais », Sciences Humaines, n° 179, février 2007.

(8) Jean-François Dortier, « Le blues du dimanche soir », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 12, automne 2008.

(9) Voir Olivier Cousin, op. cit.