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Pouvoir : et si nous aimions être dominés ?
Martin Duru

Origine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=21999

Et si l’homme n’était pas cet être assoiffé de liberté qu’on nous dépeint souvent mais celui que le pouvoir subjugue au point de s’y soumettre de soi-même ?

C’est l’hypothèse impertinente que posait déjà La Boétie au XVIe ?siècle

Si Étienne de La Boétie s’était exprimé dans le langage d’aujourd’hui, il se serait probablement exclamé : mais ils sont masos ou quoi ? Dans le Discours de la servitude volontaire, écrit dans le courant du xvie?siècle, il constate avec effarement qu’un « million de millions d’hommes » vit sous le joug d’une tyrannie féroce et se complaît dans cette situation d’asservissement généralisé. Il s’agit là d’une véritable énigme : comment se fait-il que l’homme, qui est né libre, se retrouve dans les fers et se plie de lui-même à la domination d’un pouvoir inique ? Selon l’ami de Montaigne, l’origine de la tyrannie ne réside pas dans la lâcheté ou dans la crainte du peuple, qui n’aurait d’autre choix que de se soumettre à un régime répressif permanent. C’est bel et bien la « servitude volontaire » des hommes qui permet de rendre compte de leur oppression. Étrange paradoxe : l’état d’esclavage n’est pas subi mais voulu par ceux-là mêmes qui le connaissent. En l’occurrence, les hommes désirent être malmenés et spoliés par le tyran, et c’est une telle disposition qui sert de fondement au pouvoir politique. Celui-ci ne peut se déployer dans toute sa violence que dans la mesure où les individus ont la volonté constante de tendre le bâton pour se faire battre.

L’hypothèse de La Boétie laisse donc entrevoir que le pouvoir, ici appréhendé sous la forme extrême de la tyrannie, est l’obscur objet du désir… des dominés eux-mêmes. Le ressort d’un tel phénomène doit être recherché dans le domaine des croyances et des représentations dont le pouvoir est le dépositaire. Les hommes sont comme « enchantés » et « charmés » par le tyran et la servitude volontaire est inséparable d’une telle fascination. C’est l’image d’une autorité omnipotente et s’appliquant à l’ensemble du corps politique qui capte et séduit les gouvernés.

Foule subjuguée

Le processus psychologique à l’œuvre relève de l’identification : chaque homme s’identifie au tyran et croit incarner le pouvoir par le biais de cette projection imaginaire. C’est ainsi le fantasme de ne faire qu’un avec celui qui exerce la domination qui explique la tendance à se soumettre de soi-même à un ordre marqué par l’oppression continuelle. Ce fantasme devra être savamment entretenu par le tyran, en permanence soucieux de sa popularité et de sa capacité à subjuguer les foules. Il s’agira pour le pouvoir de maintenir son emprise sur le peuple en le rendant un peu plus maso encore…

Le concept de servitude volontaire situe par conséquent l’analyse du pouvoir non du côté des éventuelles pulsions sadiques de ceux qui le possèdent, mais du côté de l’obéissance aveugle de ceux qui s’y plient. Une obéissance qui semble intériorisée et ancrée profondément dans le psychisme des individus. Il n’est donc pas étonnant que la psychanalyse se soit saisie du problème, en étudiant les mécanismes inconscients de la domination. Dans son article de 1921 intitulé « Psychologie des foules et analyse du moi », Sigmund Freud prend l’exemple de formations collectives organisées comme l’Église catholique ou l’armée. Nous sommes en présence de masses humaines qui sont « avides d’autorité » et ont « soif de soumission ». Cette aspiration se concentre sur la figure tutélaire du meneur, soit du prédicateur représentant le Christ soit du commandant en chef. Ce leader charismatique apparaît comme un substitut symbolique du père et fait office d’un « idéal du moi », c’est-à-dire d’un modèle auquel chaque individu souhaite se conformer. La logique d’identification fonctionne à nouveau ici : les hommes se projettent dans la personne investie du pouvoir et sont de ce fait prêts à le suivre quoi qu’il en coûte. De même, car ils abandonnent leur narcissisme et portent leur affection sur un même être perçu comme extraordinaire, les membres de la foule s’identifient les uns aux autres, ce qui crée une communauté fusionnelle. La cohésion des masses étudiées par Freud repose in fine sur des liens de nature libidinale : les individus qui les composent aiment leur chef et vivent dans l’illusion que celui-ci les aime en retour d’un amour égal.

Un consentement éclairé ?

Des moyens tels que la manipulation idéologique et la propagande doivent permettre de renforcer ces attachements émotionnels et de conforter cette conviction, en favorisant l’essor d’un culte de la personnalité. Le désir des dominés, articulé à leur besoin d’identification, se trouve à la racine de l’autorité… Une servitude volontaire revue et corrigée à la lumière de l’inconscient, en somme.

Mais en suivant cette pente, n’est-on pas conduit à adopter une vision purement aliénante du pouvoir ? Chez La Boétie, les hommes sont fascinés par le tyran, chez Freud, les foules sont hypnotisées par le meneur. Une dimension essentielle se voit occultée, au grand dam de ces auteurs : celle de la liberté ou de l’autonomie des êtres qui sont confrontés au pouvoir. Or, il est possible d’envisager une autre approche où celui-ci ne s’appuie pas sur une soumission de type psychologique mais sur un consentement éclairé des individus qui en font l’expérience.

Revenons à la philosophie politique. Toute une tradition a cherché à concilier liberté et pouvoir en montrant que ce dernier naît d’un contrat ou d’un pacte, ce qui suppose un choix réfléchi de la part des hommes qui le concluent. Le philosophe anglais John Locke est emblématique du versant libéral de cette tradition : dans le Traité du gouvernement civil (1690), il défend la thèse selon laquelle ce sont les individus eux-mêmes qui décident par convention d’instituer la société civile et le pouvoir politique qui en est le corollaire. L’État est créé afin d’arbitrer de manière impartiale les conflits et de garantir les libertés fondamentales, au premier rang desquelles la propriété et la sécurité.

Le droit de révolte

Telle est sa mission première, et elle lui est confiée par les hommes qui acceptent d’obéir aux lois censées protéger leurs droits inaliénables. L’assujettissement n’est donc plus de mise, dans la mesure où le pouvoir ne se soutient que du consentement actif du peuple. De même, nul désir énigmatique d’être dominé, mais une adhésion rationnelle aux impératifs de la vie en commun et un rapport de confiance aux institutions en place. Et J.?Locke de pousser dans ses derniers retranchements une telle conception : si le pouvoir politique dégénère en absolutisme ou en tyrannie, s’il use de ses prérogatives de manière arbitraire au lieu de défendre les libertés des individus, alors ces derniers ne sont plus tenus d’obéir. Le peuple possède un droit de résistance dès lors que le pacte originel a été brisé, et ce par les hommes au pouvoir eux-mêmes. Il ne s’agit pas tant ici de justifier la rébellion violente que de lancer un appel solennel : si les hommes se retrouvent dans une situation d’oppression manifeste, ils ne doivent pas se résigner à la servitude ; il est nécessaire qu’ils se prennent en main afin de renverser le régime devenu illégitime et de jeter les bases d’un nouveau gouvernement. Certes, J.?Locke n’entre pas dans le détail des modalités de l’insurrection populaire, mais le principe qui sous-tend son propos est clair : seule la volonté d’être libre permet de s’ériger contre la domination politique injustifiée et les formes de passivité qu’elle est susceptible d’entraîner. La Boétie n’est pas loin : pour ce dernier, la sortie de l’esclavage ne passe pas par un tyrannicide sanglant, mais par le développement du refus de servir. C’est l’affirmation d’un véritable désir de liberté émanant du peuple qui mettra définitivement fin à l’ère de la servitude volontaire. Tel un colosse aux pieds d’argile, le tyran s’effondrera dès lors que les hommes cesseront d’être subjugués par sa figure et de croire en sa toute-puissance.

L’insoumission de la liberté

Le pouvoir se heurte ici à des résistances qui sont l’expression de l’autonomie des gouvernés. Une autonomie qui peut être suspendue dans les cas de fascination pour l’autorité, mais qui doit être supposée et exercée afin que les individus reconnaissent la légitimité du pouvoir et ne s’inclinent pas mécaniquement devant lui. Le postulat de la liberté et l’idée selon laquelle l’existence même du pouvoir implique la possibilité de telles résistances se retrouvent dans les analyses d’un penseur nettement plus proche de nous, à savoir Michel Foucault. Il est vrai que ce dernier réfléchit sur la question du pouvoir dans une optique spécifique : il ne s’intéresse pas en priorité au pouvoir politique, c’est-à-dire aux institutions publiques et aux règles juridiques par lesquelles l’État organise la vie des citoyens. De manière générale, le pouvoir ne doit pas être conçu comme l’ensemble des mécanismes permettant aux gouvernants d’assurer leur domination sur les gouvernés. Selon M.?Foucault, le pouvoir définit essentiellement un type de relation entre les individus ; il renvoie à un processus concret au terme duquel certains hommes déterminent la conduite d’autres hommes. Or, une telle conception pose la problématique des rapports de force qui s’instaurent dans la mise en œuvre du pouvoir. Et dans un article de 1982 baptisé « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », M.?Foucault refuse explicitement d’envisager ces rapports sous l’angle de la servitude volontaire. Le désir d’être esclave et l’amour du maître sont des hypothèses mystérieuses qui masquent le fonctionnement réel du pouvoir : celui-ci s’exerce sur des « sujets libres », sur des individus ou des groupes qui sont toujours en mesure d’adopter des « stratégies de lutte », de refus ou de contournement des actions qui leur sont prescrites. « L’insoumission de la liberté » et les résistances diverses qui en sont la manifestation constituent le réquisit et le pendant irréductible de toute relation de pouvoir. Il n’en résulte pas une opposition binaire entre la liberté et le pouvoir, mais un rapport dynamique marqué par l’incitation et la provocation permanentes. De telles analyses ont été relayées de manière concrète par la sociologie des organisations (encadré p. 62).

Ainsi, ce qui se laisse à penser, de La Boétie à M.?Foucault, c’est que les hommes ne sont jamais totalement démunis face au pouvoir. À la différence de la violence pure qui impose une contrainte physique de fait, celui-ci repose sur des croyances et des formes de reconnaissance qui peuvent à tout moment être ébranlées. Qu’il nous amène à agir d’une façon déterminée ou qu’il nous hypnotise, le pouvoir apparaît dans toute sa précarité dès lors que la liberté reprend ses droits. La piqûre de rappel n’est pas simple à administrer, mais elle a au moins le mérite d’exister : finalement, face au pouvoir, nous ne sommes peut-être pas obligés d’être masos…

Aristote (-384/-322)

L’homme est un « animal politique » qui vit naturellement dans la cité. Fort de cette thèse, Aristote propose une typologie des gouvernements, de la monarchie à la démocratie, et s’interroge sur les critères de leur légitimité morale. Un régime apparaîtra comme juste s’il sert l’intérêt commun et promeut l’égalité des citoyens. Ces conditions peuvent être atteintes si la constitution prévoit un système d’alternance entre les gouvernés et les gouvernants, ce qui rend possible la participation de tous à l’exercice du pouvoir.

Nicolas Machiavel (1469-1527)

Dans Le Prince (1513), Machiavel expose les techniques permettant à l’homme qui a acquis le pouvoir de maintenir son autorité. Si la nécessité l’exige, il doit savoir se faire « lion » et « renard », et employer des moyens comme la violence et la ruse. La conservation du pouvoir est un enjeu primordial qui légitime le recours au mal et implique ainsi une émancipation de la politique par rapport à la morale. Le prince doit également s’attacher les faveurs du peuple en se faisant aimer et craindre de lui.

Thomas Hobbes (1588-1679)

Ce philosophe anglais est un théoricien du contrat social comme origine du pouvoir politique. Dans le Léviathan (1651), il forge l’idée d’un état de nature où les hommes se livrent des conflits incessants et vivent dans l’insécurité permanente. Pour se sortir de cette « guerre de tous contre tous », ils concluent un pacte par lequel ils abandonnent leurs prérogatives naturelles à une puissance souveraine. L’État est donc créé afin d’assurer la paix civile, et il peut s’arroger tous les droits pour remplir cette fonction.

Hannah Arendt (1906-1975)

S’élevant contre toute une tradition, Hannah Arendt refuse de penser le pouvoir sous l’angle de la domination. Selon elle, le pouvoir est une force positive irréductible à la violence et qui est l’attribut non d’un individu isolé mais d’un groupe. Il naît lorsque des hommes décident de se rassembler, de se concerter et de prendre des initiatives en commun. Le pouvoir constitue une dynamique collective d’action qui s’incarne dans l’histoire au travers des mouvements de révolution ou de contestation des autorités établies.