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Et si l’homme n’était pas cet être assoiffé
de liberté qu’on nous dépeint souvent mais celui
que le pouvoir subjugue au point de s’y soumettre de soi-même
?
C’est l’hypothèse impertinente que posait déjà
La Boétie au XVIe ?siècle
Si Étienne de La Boétie s’était exprimé
dans le langage d’aujourd’hui, il se serait probablement
exclamé : mais ils sont masos ou quoi ? Dans le Discours
de la servitude volontaire, écrit dans le courant du xvie?siècle,
il constate avec effarement qu’un « million de millions
d’hommes » vit sous le joug d’une tyrannie féroce
et se complaît dans cette situation d’asservissement
généralisé. Il s’agit là d’une
véritable énigme : comment se fait-il que l’homme,
qui est né libre, se retrouve dans les fers et se plie de
lui-même à la domination d’un pouvoir inique
? Selon l’ami de Montaigne, l’origine de la tyrannie
ne réside pas dans la lâcheté ou dans la crainte
du peuple, qui n’aurait d’autre choix que de se soumettre
à un régime répressif permanent. C’est
bel et bien la « servitude volontaire » des hommes qui
permet de rendre compte de leur oppression. Étrange paradoxe
: l’état d’esclavage n’est pas subi mais
voulu par ceux-là mêmes qui le connaissent. En l’occurrence,
les hommes désirent être malmenés et spoliés
par le tyran, et c’est une telle disposition qui sert de fondement
au pouvoir politique. Celui-ci ne peut se déployer dans toute
sa violence que dans la mesure où les individus ont la volonté
constante de tendre le bâton pour se faire battre.
L’hypothèse de La Boétie laisse donc entrevoir
que le pouvoir, ici appréhendé sous la forme extrême
de la tyrannie, est l’obscur objet du désir…
des dominés eux-mêmes. Le ressort d’un tel phénomène
doit être recherché dans le domaine des croyances et
des représentations dont le pouvoir est le dépositaire.
Les hommes sont comme « enchantés » et «
charmés » par le tyran et la servitude volontaire est
inséparable d’une telle fascination. C’est l’image
d’une autorité omnipotente et s’appliquant à
l’ensemble du corps politique qui capte et séduit les
gouvernés.
Foule subjuguée
Le processus psychologique à l’œuvre relève
de l’identification : chaque homme s’identifie au tyran
et croit incarner le pouvoir par le biais de cette projection imaginaire.
C’est ainsi le fantasme de ne faire qu’un avec celui
qui exerce la domination qui explique la tendance à se soumettre
de soi-même à un ordre marqué par l’oppression
continuelle. Ce fantasme devra être savamment entretenu par
le tyran, en permanence soucieux de sa popularité et de sa
capacité à subjuguer les foules. Il s’agira
pour le pouvoir de maintenir son emprise sur le peuple en le rendant
un peu plus maso encore…
Le concept de servitude volontaire situe par conséquent
l’analyse du pouvoir non du côté des éventuelles
pulsions sadiques de ceux qui le possèdent, mais du côté
de l’obéissance aveugle de ceux qui s’y plient.
Une obéissance qui semble intériorisée et ancrée
profondément dans le psychisme des individus. Il n’est
donc pas étonnant que la psychanalyse se soit saisie du problème,
en étudiant les mécanismes inconscients de la domination.
Dans son article de 1921 intitulé « Psychologie des
foules et analyse du moi », Sigmund Freud prend l’exemple
de formations collectives organisées comme l’Église
catholique ou l’armée. Nous sommes en présence
de masses humaines qui sont « avides d’autorité
» et ont « soif de soumission ». Cette aspiration
se concentre sur la figure tutélaire du meneur, soit du prédicateur
représentant le Christ soit du commandant en chef. Ce leader
charismatique apparaît comme un substitut symbolique du père
et fait office d’un « idéal du moi », c’est-à-dire
d’un modèle auquel chaque individu souhaite se conformer.
La logique d’identification fonctionne à nouveau ici
: les hommes se projettent dans la personne investie du pouvoir
et sont de ce fait prêts à le suivre quoi qu’il
en coûte. De même, car ils abandonnent leur narcissisme
et portent leur affection sur un même être perçu
comme extraordinaire, les membres de la foule s’identifient
les uns aux autres, ce qui crée une communauté fusionnelle.
La cohésion des masses étudiées par Freud repose
in fine sur des liens de nature libidinale : les individus qui les
composent aiment leur chef et vivent dans l’illusion que celui-ci
les aime en retour d’un amour égal.
Un consentement éclairé ?
Des moyens tels que la manipulation idéologique et la propagande
doivent permettre de renforcer ces attachements émotionnels
et de conforter cette conviction, en favorisant l’essor d’un
culte de la personnalité. Le désir des dominés,
articulé à leur besoin d’identification, se
trouve à la racine de l’autorité… Une
servitude volontaire revue et corrigée à la lumière
de l’inconscient, en somme.
Mais en suivant cette pente, n’est-on pas conduit à
adopter une vision purement aliénante du pouvoir ? Chez La
Boétie, les hommes sont fascinés par le tyran, chez
Freud, les foules sont hypnotisées par le meneur. Une dimension
essentielle se voit occultée, au grand dam de ces auteurs
: celle de la liberté ou de l’autonomie des êtres
qui sont confrontés au pouvoir. Or, il est possible d’envisager
une autre approche où celui-ci ne s’appuie pas sur
une soumission de type psychologique mais sur un consentement éclairé
des individus qui en font l’expérience.
Revenons à la philosophie politique. Toute une tradition
a cherché à concilier liberté et pouvoir en
montrant que ce dernier naît d’un contrat ou d’un
pacte, ce qui suppose un choix réfléchi de la part
des hommes qui le concluent. Le philosophe anglais John Locke est
emblématique du versant libéral de cette tradition
: dans le Traité du gouvernement civil (1690), il défend
la thèse selon laquelle ce sont les individus eux-mêmes
qui décident par convention d’instituer la société
civile et le pouvoir politique qui en est le corollaire. L’État
est créé afin d’arbitrer de manière impartiale
les conflits et de garantir les libertés fondamentales, au
premier rang desquelles la propriété et la sécurité.
Le droit de révolte
Telle est sa mission première, et elle lui est confiée
par les hommes qui acceptent d’obéir aux lois censées
protéger leurs droits inaliénables. L’assujettissement
n’est donc plus de mise, dans la mesure où le pouvoir
ne se soutient que du consentement actif du peuple. De même,
nul désir énigmatique d’être dominé,
mais une adhésion rationnelle aux impératifs de la
vie en commun et un rapport de confiance aux institutions en place.
Et J.?Locke de pousser dans ses derniers retranchements une telle
conception : si le pouvoir politique dégénère
en absolutisme ou en tyrannie, s’il use de ses prérogatives
de manière arbitraire au lieu de défendre les libertés
des individus, alors ces derniers ne sont plus tenus d’obéir.
Le peuple possède un droit de résistance dès
lors que le pacte originel a été brisé, et
ce par les hommes au pouvoir eux-mêmes. Il ne s’agit
pas tant ici de justifier la rébellion violente que de lancer
un appel solennel : si les hommes se retrouvent dans une situation
d’oppression manifeste, ils ne doivent pas se résigner
à la servitude ; il est nécessaire qu’ils se
prennent en main afin de renverser le régime devenu illégitime
et de jeter les bases d’un nouveau gouvernement. Certes, J.?Locke
n’entre pas dans le détail des modalités de
l’insurrection populaire, mais le principe qui sous-tend son
propos est clair : seule la volonté d’être libre
permet de s’ériger contre la domination politique injustifiée
et les formes de passivité qu’elle est susceptible
d’entraîner. La Boétie n’est pas loin :
pour ce dernier, la sortie de l’esclavage ne passe pas par
un tyrannicide sanglant, mais par le développement du refus
de servir. C’est l’affirmation d’un véritable
désir de liberté émanant du peuple qui mettra
définitivement fin à l’ère de la servitude
volontaire. Tel un colosse aux pieds d’argile, le tyran s’effondrera
dès lors que les hommes cesseront d’être subjugués
par sa figure et de croire en sa toute-puissance.
L’insoumission de la liberté
Le pouvoir se heurte ici à des résistances qui sont
l’expression de l’autonomie des gouvernés. Une
autonomie qui peut être suspendue dans les cas de fascination
pour l’autorité, mais qui doit être supposée
et exercée afin que les individus reconnaissent la légitimité
du pouvoir et ne s’inclinent pas mécaniquement devant
lui. Le postulat de la liberté et l’idée selon
laquelle l’existence même du pouvoir implique la possibilité
de telles résistances se retrouvent dans les analyses d’un
penseur nettement plus proche de nous, à savoir Michel Foucault.
Il est vrai que ce dernier réfléchit sur la question
du pouvoir dans une optique spécifique : il ne s’intéresse
pas en priorité au pouvoir politique, c’est-à-dire
aux institutions publiques et aux règles juridiques par lesquelles
l’État organise la vie des citoyens. De manière
générale, le pouvoir ne doit pas être conçu
comme l’ensemble des mécanismes permettant aux gouvernants
d’assurer leur domination sur les gouvernés. Selon
M.?Foucault, le pouvoir définit essentiellement un type de
relation entre les individus ; il renvoie à un processus
concret au terme duquel certains hommes déterminent la conduite
d’autres hommes. Or, une telle conception pose la problématique
des rapports de force qui s’instaurent dans la mise en œuvre
du pouvoir. Et dans un article de 1982 baptisé « Deux
essais sur le sujet et le pouvoir », M.?Foucault refuse explicitement
d’envisager ces rapports sous l’angle de la servitude
volontaire. Le désir d’être esclave et l’amour
du maître sont des hypothèses mystérieuses qui
masquent le fonctionnement réel du pouvoir : celui-ci s’exerce
sur des « sujets libres », sur des individus ou des
groupes qui sont toujours en mesure d’adopter des «
stratégies de lutte », de refus ou de contournement
des actions qui leur sont prescrites. « L’insoumission
de la liberté » et les résistances diverses
qui en sont la manifestation constituent le réquisit et le
pendant irréductible de toute relation de pouvoir. Il n’en
résulte pas une opposition binaire entre la liberté
et le pouvoir, mais un rapport dynamique marqué par l’incitation
et la provocation permanentes. De telles analyses ont été
relayées de manière concrète par la sociologie
des organisations (encadré p. 62).
Ainsi, ce qui se laisse à penser, de La Boétie à
M.?Foucault, c’est que les hommes ne sont jamais totalement
démunis face au pouvoir. À la différence de
la violence pure qui impose une contrainte physique de fait, celui-ci
repose sur des croyances et des formes de reconnaissance qui peuvent
à tout moment être ébranlées. Qu’il
nous amène à agir d’une façon déterminée
ou qu’il nous hypnotise, le pouvoir apparaît dans toute
sa précarité dès lors que la liberté
reprend ses droits. La piqûre de rappel n’est pas simple
à administrer, mais elle a au moins le mérite d’exister
: finalement, face au pouvoir, nous ne sommes peut-être pas
obligés d’être masos…
Aristote (-384/-322)
L’homme est un « animal politique » qui vit naturellement
dans la cité. Fort de cette thèse, Aristote propose
une typologie des gouvernements, de la monarchie à la démocratie,
et s’interroge sur les critères de leur légitimité
morale. Un régime apparaîtra comme juste s’il
sert l’intérêt commun et promeut l’égalité
des citoyens. Ces conditions peuvent être atteintes si la
constitution prévoit un système d’alternance
entre les gouvernés et les gouvernants, ce qui rend possible
la participation de tous à l’exercice du pouvoir.
Nicolas Machiavel (1469-1527)
Dans Le Prince (1513), Machiavel expose les techniques permettant
à l’homme qui a acquis le pouvoir de maintenir son
autorité. Si la nécessité l’exige, il
doit savoir se faire « lion » et « renard »,
et employer des moyens comme la violence et la ruse. La conservation
du pouvoir est un enjeu primordial qui légitime le recours
au mal et implique ainsi une émancipation de la politique
par rapport à la morale. Le prince doit également
s’attacher les faveurs du peuple en se faisant aimer et craindre
de lui.
Thomas Hobbes (1588-1679)
Ce philosophe anglais est un théoricien du contrat social
comme origine du pouvoir politique. Dans le Léviathan (1651),
il forge l’idée d’un état de nature où
les hommes se livrent des conflits incessants et vivent dans l’insécurité
permanente. Pour se sortir de cette « guerre de tous contre
tous », ils concluent un pacte par lequel ils abandonnent
leurs prérogatives naturelles à une puissance souveraine.
L’État est donc créé afin d’assurer
la paix civile, et il peut s’arroger tous les droits pour
remplir cette fonction.
Hannah Arendt (1906-1975)
S’élevant contre toute une tradition, Hannah Arendt
refuse de penser le pouvoir sous l’angle de la domination.
Selon elle, le pouvoir est une force positive irréductible
à la violence et qui est l’attribut non d’un
individu isolé mais d’un groupe. Il naît lorsque
des hommes décident de se rassembler, de se concerter et
de prendre des initiatives en commun. Le pouvoir constitue une dynamique
collective d’action qui s’incarne dans l’histoire
au travers des mouvements de révolution ou de contestation
des autorités établies.
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