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Depuis longtemps, les psychologues sociaux se sont demandé
ce qui pouvait conduire un individu à se soumettre à
une autorité. Dans les années 60, l'Américain
Stanley Milgram en avait fait la démonstration dans une expérience
devenue célèbre.
Le téléphone sonne dans un couloir d'hôpital.
L'infirmière de garde décroche, et un homme, qu'elle
ne connaît pas, se présente comme le Docteur Machin.
Il lui demande d'administrer à l'un de ses patients un médicament,
à une dose qu'elle sait trop élevée. Malgré
tout, elle s'apprête à suivre cette demande. Cette
histoire n'est pas fictive. Des chercheurs en psychologie sociale
ont utilisé cette situation afin d'examiner le poids de l'autorité
sur une décision. Lors de cette expérience, 95 % des
infirmières se sont préparées à administrer
ce produit nocif. Le titre de médecin donnait à leur
interlocuteur une autorité suffisante pour influencer leur
décision.
Dans des conditions réelles, l'autorité que confère
un titre peut avoir des conséquences plus graves. Ce phénomène
est bien connu des compagnies aériennes. L'Administration
fédérale de l'aviation des Etats-Unis a en effet remarqué
que, dans de nombreux cas, une erreur évidente du capitaine
de vol n'était pas corrigée par les membres d'équipage,
ce qui conduisait au crash. Malgré l'importance des décisions
personnelles, les membres d'équipage ne corrigeaient pas
l'erreur par soumission à l'autorité du capitaine
de vol. Pire encore, ces études ont montré qu'un style
de commandement autoritaire pouvait conduire l'équipage lui-même
à faire des erreurs (1).
Docteur, vous avez dit docteur
Cela veut-il dire qu'un titre donne toute puissance à celui
qui le porte ? Les choses ne sont pas si simples. Tout d'abord,
le titre n'est pas le seul critère pour attribuer une autorité
à quelqu'un. D'autres expériences en psychologie sociale
ont montré que le port de l'uniforme, ou simplement la tenue
vestimentaire, donnait à quelqu'un une plus forte influence
sur autrui. Ainsi, les gens seraient plus enclins à traverser
au feu rouge derrière un homme en veston-cravate que derrière
quelqu'un en tenue plus décontractée.
Mais c'est à Stanley Milgram, le plus célèbre
des psychologues sociaux, que l'on doit de comprendre le phénomène
de soumission à l'autorité (2).
Entre 1960 et 1963, il a mené des expériences pour
étudier « la façon dont l'homme peut concilier
les impératifs de l'autorité avec la voix de sa conscience
». Il a ainsi inventé une situation expérimentale
très particulière (que l'on ne se permettrait plus
aujourd'hui d'utiliser pour des raisons déontologiques) :
il invitait par petite annonce à participer à une
expérience qu'il prétendait porter sur la mémoire.
Lorsque chaque volontaire arrivait au laboratoire, il était
accueilli par un chercheur en blouse blanche, en même temps
qu'une autre personne, soi-disant volontaire elle aussi, mais en
fait complice de l'expérimentateur. Un tirage au sort truqué
désignait alors le sujet comme « professeur »
et le complice comme « élève ». Le prétendu
objectif de l'expérience était le suivant : évaluer
l'impact de la punition sur la mémorisation.
Le « professeur » serait donc chargé d'en- seigner
à l'« élève » des paires de mots,
en utilisant une méthode pédagogique très particulière
: il devrait lui infliger des chocs électriques tout d'abord
de faible puissance, puis d'un niveau supérieur à
chaque erreur. L'expérimentateur et le « professeur
» installaient ensuite l'« élève »
sur une sorte de chaise électrique, lui posaient sur les
bras des électrodes, avec une pommade « pour éviter
ampoules et brûlures ». Toute cette mise en scène
était destinée à convaincre le sujet «
naïf » de la réalité de l'expérience.
On lui faisait même sentir l'effet d'une décharge électrique
sur lui-même. Ensuite, le professeur s'asseyait dans une autre
pièce, devant un tableau de bord à partir duquel il
pourrait envoyer les décharges électriques. Celui-ci
était clairement gradué, avec d'une part l'intensité
des chocs (de 15 volts jusqu'à 450) et d'autre part des indications
sur leur effet (15 à 30 volts : choc léger ; 250 volts
: choc intense ; 375 volts : attention, choc dangereux ; et 450
volts : XXX).
Le but réel était évidemment tout autre que
l'effet de la punition sur la mémorisation. En réalité,
l'« élève », complice de l'expérimentateur,
était un acteur, qui simulait la douleur ressentie aux chocs
électriques. Le tableau de bord était factice et n'envoyait
aucune décharge. Mais cela, le sujet ne le savait pas. Toute
cette mise en scène était conçue pour évaluer
jusqu'à quel point un individu pouvait se soumettre à
une autorité, celle du chercheur, et exécuter des
actes aussi graves, contre sa conscience. Les moyens utilisés
pour soumettre les sujets n'étaient pas faibles : en plus
de la blouse blanche du scientifique, et du « service à
la science » à rendre, des consignes strictes et répétées
étaient données aux sujets. L'expérience ne
s'interrompait qu'après quatre refus successifs du «
professeur » de continuer la séance. Si le «
professeur » s'inquiétait des conséquences des
chocs électriques pour la santé du sujet, voici ce
que l'expérimentateur répondait : « Même
si les chocs sont douloureux, ils ne peuvent provoquer aucune lésion
permanente ; en conséquence, poursuivez. » Et ce, même
pour les intensités de choc les plus élevées.
Le récit d'une séance par S. Milgram lui-même
montre très bien le dilemme dans lequel se trouvaient les
participants, et la pression exercée sur eux :
« Le sujet a une cinquantaine d'années, il porte un
veston, mais pas de cravate ; il a l'air bon enfant, un peu de laisser-aller.
Il s'exprime comme les gens du peuple et donne l'impression d'être
un homme assez ordinaire. Très calme au début de l'expérience,
il devient de plus en plus nerveux à mesure qu'elle progresse.
A 180 volts, il pivote sur sa chaise et, avec un hochement de tête,
il s'adresse à l'expérimentateur d'une voix altérée.
Le sujet : C'est pas possible. Je vais tout de même pas tuer
cet homme. Vous l'entendez hurler ?
L'expérimentateur : Je vous l'ai dit, même si les
chocs sont douloureux, ils...
Le sujet : Mais il hurle ! Ça lui fait sûrement très
mal. Qu'est-ce qui va lui arriver ?
L'expérimentateur (ton de voix patient et prosaïque)
: L'expérience exige que vous continuiez, Monsieur.
[...]
Le sujet : Qui sera responsable s'il arrive quelque chose à
ce monsieur ?
L'expérimentateur : Je prends toute la responsabilité.
Continuez, je vous prie.
[...]
L'élève (hurlant) : Laissez-moi partir, laissez-moi
partir. Mon coeur me fait souffrir, laissez-moi partir.
Le sujet : Vous voyez bien qu'il hurle ! Bon dieu, je sais plus
quoi faire !
L'expérimentateur : L'expérience exige que...
Le sujet : Je sais monsieur, mais je veux dire. Il ne sait pas
ce qui l'attend. Il en est à 195 volts !
L'expérimentateur : L'expérience exige que vous continuiez.
»
Avant de mener l'expérience, S. Milgram avait enquêté
auprès de psychiatres et d'étudiants en psychologie
pour évaluer combien de personnes, selon eux, obéiraient
et enverraient des décharges de 450 volts. Selon les psychiatres,
la plupart des sujets n'iraient pas au-delà de 150 volts,
et seulement 1 ou 2 % iraient jusqu'au bout. Les résultats
furent bien différents ! 65 % des gens obéirent à
l'expérimentateur et infligèrent des décharges
de 450 volts à l'« élève ». Ils
avaient beau entendre ses protestations d'abord, puis ses cris de
douleur, et finalement un silence complet, les « professeurs
» se plièrent aux ordres du chercheur de continuer
l'expérience malgré tout. Ces résultats ont
évidemment fait couler beaucoup d'encre, parce qu'ils montraient
qu'un tortionnaire potentiel existait en tout individu.
S. Milgram lui-même a mis en garde contre une mauvaise interprétation
des choses : en utilisant de nombreuses variantes de l'expérience
originale, il a montré non pas que chacun de nous est un
bourreau en puissance, mais plutôt qu'il était possible
de réunir les conditions « idéales » pour
que les gens se soumettent à l'autorité. Ainsi, lorsque
le sujet placé dans le rôle de « professeur »
ne recevait pas de consigne précise sur le niveau de choc
électrique à administrer, il ne dépassait pas
75volts. Ensuite, lorsque les ordres n'étaient plus donnés
par une autorité légitime - un chercheur en blouse
blanche - mais par une personne de même niveau hiérarchique,
la soumission disparaissait chez presque tous les sujets. Dans les
cas où les ordres n'étaient plus cohérents
- deux chercheurs donnaient des ordres contradictoires - la plupart
des sujets se ralliaient à celui qui ordonnait d'arrêter.
Comme si la soumission se fissurait à la première
défaillance de l'autorité.
Pour expliquer le comportement de soumission, S. Milgram a développé
le concept « d'état agentique », qui désigne
le fait que l'individu se pose en simple exécutant des volontés
d'un autre, se déchargeant donc de la responsabilité
de ses actes. Par ailleurs, cette expérience montre qu'un
processus de condamnation de la victime se met en place, afin de
justifier la punition. Enfin, la procédure qu'a utilisée
S. Milgram conduisait les personnes à respecter ce que les
psychologues sociaux appellent la « norme de consistance »
: pourquoi refuser d'obéir à ce moment de l'expérience
et pour ce niveau de choc électrique, puisque je viens d'accepter
quelques instants avant pour un choc à peine plus faible
? De 15 volts en 15 volts, d'un petit pas à l'autre, le comportement
acceptable entraîne une conduite inavouable.
NOTES
1 R.B. Cialdini et M.R. Trost, « Social influence: social
norms, conformity, and compliance », in D.T. Gilbert, S.T.
Fiske et G. Lindzey (dirs.), The Handbook of Social Psychologie,
McGraw Hill, 1998.
2 S. Milgram, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy,
1974.
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