"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Autorité, quand tu nous tiens
GAËTANE CHAPELLE

Orgine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=1414

Depuis longtemps, les psychologues sociaux se sont demandé ce qui pouvait conduire un individu à se soumettre à une autorité. Dans les années 60, l'Américain Stanley Milgram en avait fait la démonstration dans une expérience devenue célèbre.

Le téléphone sonne dans un couloir d'hôpital. L'infirmière de garde décroche, et un homme, qu'elle ne connaît pas, se présente comme le Docteur Machin. Il lui demande d'administrer à l'un de ses patients un médicament, à une dose qu'elle sait trop élevée. Malgré tout, elle s'apprête à suivre cette demande. Cette histoire n'est pas fictive. Des chercheurs en psychologie sociale ont utilisé cette situation afin d'examiner le poids de l'autorité sur une décision. Lors de cette expérience, 95 % des infirmières se sont préparées à administrer ce produit nocif. Le titre de médecin donnait à leur interlocuteur une autorité suffisante pour influencer leur décision.

Dans des conditions réelles, l'autorité que confère un titre peut avoir des conséquences plus graves. Ce phénomène est bien connu des compagnies aériennes. L'Administration fédérale de l'aviation des Etats-Unis a en effet remarqué que, dans de nombreux cas, une erreur évidente du capitaine de vol n'était pas corrigée par les membres d'équipage, ce qui conduisait au crash. Malgré l'importance des décisions personnelles, les membres d'équipage ne corrigeaient pas l'erreur par soumission à l'autorité du capitaine de vol. Pire encore, ces études ont montré qu'un style de commandement autoritaire pouvait conduire l'équipage lui-même à faire des erreurs (1).

Docteur, vous avez dit docteur

Cela veut-il dire qu'un titre donne toute puissance à celui qui le porte ? Les choses ne sont pas si simples. Tout d'abord, le titre n'est pas le seul critère pour attribuer une autorité à quelqu'un. D'autres expériences en psychologie sociale ont montré que le port de l'uniforme, ou simplement la tenue vestimentaire, donnait à quelqu'un une plus forte influence sur autrui. Ainsi, les gens seraient plus enclins à traverser au feu rouge derrière un homme en veston-cravate que derrière quelqu'un en tenue plus décontractée.

Mais c'est à Stanley Milgram, le plus célèbre des psychologues sociaux, que l'on doit de comprendre le phénomène de soumission à l'autorité (2).

Entre 1960 et 1963, il a mené des expériences pour étudier « la façon dont l'homme peut concilier les impératifs de l'autorité avec la voix de sa conscience ». Il a ainsi inventé une situation expérimentale très particulière (que l'on ne se permettrait plus aujourd'hui d'utiliser pour des raisons déontologiques) : il invitait par petite annonce à participer à une expérience qu'il prétendait porter sur la mémoire. Lorsque chaque volontaire arrivait au laboratoire, il était accueilli par un chercheur en blouse blanche, en même temps qu'une autre personne, soi-disant volontaire elle aussi, mais en fait complice de l'expérimentateur. Un tirage au sort truqué désignait alors le sujet comme « professeur » et le complice comme « élève ». Le prétendu objectif de l'expérience était le suivant : évaluer l'impact de la punition sur la mémorisation.

Le « professeur » serait donc chargé d'en- seigner à l'« élève » des paires de mots, en utilisant une méthode pédagogique très particulière : il devrait lui infliger des chocs électriques tout d'abord de faible puissance, puis d'un niveau supérieur à chaque erreur. L'expérimentateur et le « professeur » installaient ensuite l'« élève » sur une sorte de chaise électrique, lui posaient sur les bras des électrodes, avec une pommade « pour éviter ampoules et brûlures ». Toute cette mise en scène était destinée à convaincre le sujet « naïf » de la réalité de l'expérience. On lui faisait même sentir l'effet d'une décharge électrique sur lui-même. Ensuite, le professeur s'asseyait dans une autre pièce, devant un tableau de bord à partir duquel il pourrait envoyer les décharges électriques. Celui-ci était clairement gradué, avec d'une part l'intensité des chocs (de 15 volts jusqu'à 450) et d'autre part des indications sur leur effet (15 à 30 volts : choc léger ; 250 volts : choc intense ; 375 volts : attention, choc dangereux ; et 450 volts : XXX).

Le but réel était évidemment tout autre que l'effet de la punition sur la mémorisation. En réalité, l'« élève », complice de l'expérimentateur, était un acteur, qui simulait la douleur ressentie aux chocs électriques. Le tableau de bord était factice et n'envoyait aucune décharge. Mais cela, le sujet ne le savait pas. Toute cette mise en scène était conçue pour évaluer jusqu'à quel point un individu pouvait se soumettre à une autorité, celle du chercheur, et exécuter des actes aussi graves, contre sa conscience. Les moyens utilisés pour soumettre les sujets n'étaient pas faibles : en plus de la blouse blanche du scientifique, et du « service à la science » à rendre, des consignes strictes et répétées étaient données aux sujets. L'expérience ne s'interrompait qu'après quatre refus successifs du « professeur » de continuer la séance. Si le « professeur » s'inquiétait des conséquences des chocs électriques pour la santé du sujet, voici ce que l'expérimentateur répondait : « Même si les chocs sont douloureux, ils ne peuvent provoquer aucune lésion permanente ; en conséquence, poursuivez. » Et ce, même pour les intensités de choc les plus élevées.

Le récit d'une séance par S. Milgram lui-même montre très bien le dilemme dans lequel se trouvaient les participants, et la pression exercée sur eux :

« Le sujet a une cinquantaine d'années, il porte un veston, mais pas de cravate ; il a l'air bon enfant, un peu de laisser-aller. Il s'exprime comme les gens du peuple et donne l'impression d'être un homme assez ordinaire. Très calme au début de l'expérience, il devient de plus en plus nerveux à mesure qu'elle progresse. A 180 volts, il pivote sur sa chaise et, avec un hochement de tête, il s'adresse à l'expérimentateur d'une voix altérée.

Le sujet : C'est pas possible. Je vais tout de même pas tuer cet homme. Vous l'entendez hurler ?

L'expérimentateur : Je vous l'ai dit, même si les chocs sont douloureux, ils...

Le sujet : Mais il hurle ! Ça lui fait sûrement très mal. Qu'est-ce qui va lui arriver ?

L'expérimentateur (ton de voix patient et prosaïque) : L'expérience exige que vous continuiez, Monsieur.

[...]

Le sujet : Qui sera responsable s'il arrive quelque chose à ce monsieur ?

L'expérimentateur : Je prends toute la responsabilité. Continuez, je vous prie.

[...]

L'élève (hurlant) : Laissez-moi partir, laissez-moi partir. Mon coeur me fait souffrir, laissez-moi partir.

Le sujet : Vous voyez bien qu'il hurle ! Bon dieu, je sais plus quoi faire !

L'expérimentateur : L'expérience exige que...

Le sujet : Je sais monsieur, mais je veux dire. Il ne sait pas ce qui l'attend. Il en est à 195 volts !

L'expérimentateur : L'expérience exige que vous continuiez. »

Avant de mener l'expérience, S. Milgram avait enquêté auprès de psychiatres et d'étudiants en psychologie pour évaluer combien de personnes, selon eux, obéiraient et enverraient des décharges de 450 volts. Selon les psychiatres, la plupart des sujets n'iraient pas au-delà de 150 volts, et seulement 1 ou 2 % iraient jusqu'au bout. Les résultats furent bien différents ! 65 % des gens obéirent à l'expérimentateur et infligèrent des décharges de 450 volts à l'« élève ». Ils avaient beau entendre ses protestations d'abord, puis ses cris de douleur, et finalement un silence complet, les « professeurs » se plièrent aux ordres du chercheur de continuer l'expérience malgré tout. Ces résultats ont évidemment fait couler beaucoup d'encre, parce qu'ils montraient qu'un tortionnaire potentiel existait en tout individu.

S. Milgram lui-même a mis en garde contre une mauvaise interprétation des choses : en utilisant de nombreuses variantes de l'expérience originale, il a montré non pas que chacun de nous est un bourreau en puissance, mais plutôt qu'il était possible de réunir les conditions « idéales » pour que les gens se soumettent à l'autorité. Ainsi, lorsque le sujet placé dans le rôle de « professeur » ne recevait pas de consigne précise sur le niveau de choc électrique à administrer, il ne dépassait pas 75volts. Ensuite, lorsque les ordres n'étaient plus donnés par une autorité légitime - un chercheur en blouse blanche - mais par une personne de même niveau hiérarchique, la soumission disparaissait chez presque tous les sujets. Dans les cas où les ordres n'étaient plus cohérents - deux chercheurs donnaient des ordres contradictoires - la plupart des sujets se ralliaient à celui qui ordonnait d'arrêter. Comme si la soumission se fissurait à la première défaillance de l'autorité.

Pour expliquer le comportement de soumission, S. Milgram a développé le concept « d'état agentique », qui désigne le fait que l'individu se pose en simple exécutant des volontés d'un autre, se déchargeant donc de la responsabilité de ses actes. Par ailleurs, cette expérience montre qu'un processus de condamnation de la victime se met en place, afin de justifier la punition. Enfin, la procédure qu'a utilisée S. Milgram conduisait les personnes à respecter ce que les psychologues sociaux appellent la « norme de consistance » : pourquoi refuser d'obéir à ce moment de l'expérience et pour ce niveau de choc électrique, puisque je viens d'accepter quelques instants avant pour un choc à peine plus faible ? De 15 volts en 15 volts, d'un petit pas à l'autre, le comportement acceptable entraîne une conduite inavouable.

NOTES

1 R.B. Cialdini et M.R. Trost, « Social influence: social norms, conformity, and compliance », in D.T. Gilbert, S.T. Fiske et G. Lindzey (dirs.), The Handbook of Social Psychologie, McGraw Hill, 1998.

2 S. Milgram, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy, 1974.