"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Se soumettre... en toute liberté
ROBERT-VINCENT JOULE ET JEAN-LÉON BEAUVOIS

Origine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?&lg=fr&id_article=10192

Et si la liberté humaine était très différente de l'opinion commune que nous en avons ? Loin de nous inciter à agir selon nos opinions et aspirations, elle sert plutôt à mieux assumer les actes de soumission que nous n'avons pu refuser. C'est en tout cas la conclusion que l'on peut tirer de nombreuses études de psychologie sociale.

Il ne viendrait à personne l'idée de contester la valeur de la liberté. Et à nous, en tant que citoyens, moins qu'à quiconque. Pourtant, en tant que psychologues sociaux, nous ne pouvons que nous interroger sur le statut qu'a cette liberté dans nos sociétés précisément dites libérales. Et s'il s'avérait que les appels à la liberté n'aient pour fonction que d'assurer les statu quo et l'uniformité des idées et des conduites ? Après tout, une société n'a-t-elle pas besoin que les gens s'approprient les idées - pour ne pas dire les idéologies - qui justifient ce qu'ils ont quotidiennement à faire ?

Le mot liberté peut revêtir des significations diverses selon le point de vue considéré. Nous nous en tiendrons ici à l'une de ses significations les plus ordinaires : la liberté est l'état de la personne qui agit comme elle veut et non comme le veut quelqu'un d'autre.

Imaginez par exemple qu'un ami vous demande de l'aider à réparer sa voiture. Vous acceptez. Vous n'avez pas ressenti de pression de la part de votre ami, il a même insisté sur le fait que vous étiez parfaitement libre de ne pas faire ce qu'il vous demandait. Vous aurez donc tendance à penser que vous avez agi en toute liberté. C'est de cette liberté là, entretenue quotidiennement par des phrases comme « ne te sens pas obligé », « c'est à toi de voir », « je comprendrais très bien que vous refusiez » dont il sera ici question. Certes, on pourrait avancer que c'est là une conception bien étriquée de la liberté humaine. Il n'en reste pas moins que cette liberté a des conséquences troublantes. Pour comprendre la portée sociale de celles-ci, il convient d'abord de remarquer que cette liberté ne vous a pas empêché d'accepter de réaliser le travail demandé, quand bien même ne l'auriez-vous jamais entrepris de votre propre chef. Il ne s'agit pas là d'une fiction argumentative. Des années et des années de recherches montrent que les personnes se comportent de la même manière, qu'elles soient déclarées libres ou qu'elles soient déclarées contraintes.

Et cela peut aller bien au-delà du service rendu à un ami. Par exemple, au cours d'une expérience, un chercheur vous demande de faire un petit travail qui consiste à recopier pendant 20 minutes un extrait de l'annuaire téléphonique. En lisant ces lignes, vous vous dites sans doute que vous auriez personnellement refusé d'accomplir une tâche aussi absurde. Sachez cependant que si vous aviez été réellement placé dans la situation, vous auriez comme les autres recopié l'annuaire. C'est en tout cas le comportement adopté par la plupart des personnes à qui un expérimentateur l'a demandé. Incroyable mais vrai. Ainsi, de multiples expériences ont montré que femmes, hommes ou enfants en arrivent à faire librement, comme dans notre exemple, un travail fastidieux dont ils auraient préféré se dispenser, mais également à manger des plats répugnants, à défendre des opinions contraires aux leurs, et même à commettre des actes immoraux comme administrer des chocs électriques à une victime innocente. Evidemment, ces personnes se trouvaient dans une situation particulière de dépendance à l'égard du chercheur et nous sommes bien conscients que leur acceptation dépend des caractéristiques de la situation dans laquelle la requête a été formulée. Toujours est-il que, bien que laissées libres, ces personnes ont accepté de satisfaire aux exigences du chercheur, exactement comme elles l'auraient fait si elles avaient été contraintes. Ce n'est donc pas parce que les gens sont « libres » qu'ils se comportent librement. C'est vrai lorsqu'un chercheur avec qui vous n'entretenez aucun lien particulier vous invite à faire ce qu'il attend de vous, c'est encore plus vrai lorsque la personne qui vous invite à faire librement ce qu'elle attend de vous est votre patron, votre chef ou votre maître !

Reprenons l'expérience de l'annuaire. Votre liberté ne vous a donc pas conduit à refuser cette tâche rébarbative et stupide qui consiste à le recopier pendant vingt minutes. Doit-on en conclure que cette liberté-là ne sert à rien ? Evidemment, non. Elle sert deux fonctions indispensables au formatage idéologique et à la réalisation des comportements socialement nécessaires.

Assumer les actes que nous n'avons pu refuser

Si un ami vous demandait de juger du plaisir et de l'intérêt que vous éprouveriez si d'aventure vous étiez conduit à recopier l'annuaire, vous répondriez certainement ceci : « Mais enfin, quel intérêt peut-on trouver à la réalisation d'une tâche aussi stupide ? » C'est d'ailleurs la réponse que fournissent assez systématiquement des gens n'ayant pas eux-mêmes réalisé la tâche. C'est aussi la réponse que fournissent des gens qui l'ont effectivement réalisée, mais sans que l'expérimentateur leur ait explicitement laissé le choix d'accepter ou de refuser (condition expérimentale de non liberté). Cette réponse de bon sens ne serait cependant pas la vôtre si l'expérimentateur vous laissait toute liberté de refuser. Ne vous en déplaise, non seulement vous accomplirez cette tâche, mais après l'avoir réalisée, vous la trouverez plaisante et intéressante, comme le pensent les gens placés dans la même situation que vous (condition expérimentale de liberté). Ainsi, dans l'une de nos expériences, les sujets auxquels on avait dit, après description de la tâche : « Evidemment, vous êtes libres d'accepter ou de refuser », ont attribué une note moyenne de 9,17 lorsqu'on leur a demandé d'évaluer l'intérêt de cette tâche (le maximum possible étant 11). Les sujets auxquels il ne fut rien dit de tel attribuèrent, quant à eux, une note de 2,17. Et pourtant, à cette petite phrase près, les deux groupes de sujets étaient rigoureusement placés dans les mêmes conditions.

Cet exemple illustre la première fonction du sentiment de liberté. Ce sentiment ne favorise ni la rébellion, ni la désobéissance, puisque, nous l'avons vu, il ne nous conduit pas à refuser les actes que les agents de pouvoir attendent de nous. Dans l'expérience dont nous venons de parler, aucun sujet « libre » n'a refusé de recopier l'annuaire ! Ce sentiment de liberté nous conduit, en revanche, à rationaliser ces actes qui, bien qu'ayant été réalisés dans un contexte de liberté, n'en sont pas moins des actes de soumission. Nous rationalisons ces actes dans la mesure où nous adoptons après coup de nouvelles opinions qui nous confortent dans la conviction qu'il était bien d'agir comme nous l'avons fait. Si l'on porte la réflexion à un niveau plus social, force est bien de constater que ces appels quotidiens à la liberté ont pour fonction idéologique de permettre aux gens de se doter des valeurs requises par le fonctionnement social. Cela conduit à trouver bels et bons des comportements aussi divers qu'apprendre à surfer sur Internet, dire bonjour à la dame, arriver avant les autres chez un client potentiel, etc., et à considérer comme critiquables d'autres comportements tels que couper les moustaches du chat, dire ses quatre vérités à son directeur, tricher lors d'un examen, etc.

Comment s'arrêter de fumer

Vous êtes un fumeur invétéré. Un chercheur, rencontré par hasard dans un lieu public, vous demande de bien vouloir prendre part à une recherche. Il précise que vous devrez arrêter de fumer pendant 24 heures. Vous refusez, comme l'ont d'ailleurs fait 95 % des gens que nous avons ainsi sollicités. Mais le chercheur aurait pu s'y prendre différemment. Cette fois, il vous demande si vous acceptez de participer à une recherche sur la concentration des fumeurs, en insistant sur le fait que vous êtes totalement libre d'accepter ou de refuser. Vous acceptez. Il vous donne alors rendez-vous au laboratoire quelques jours plus tard pour passer deux séries de tests à 24 heures d'intervalle. Lors de la première série, vous apprenez que vous devrez vous abstenir de fumer jusqu'au lendemain. A nouveau, il insiste sur votre entière liberté d'accepter ou de refuser. Et là, comme 95 % des gens qui ont été placés dans cette situation, vous acceptez. Un premier acte assez facile (accepter de participer à une expérience) vous a engagé dans un processus qui vous a conduit à accepter un autre acte nettement plus difficile pour vous.

95 % de refus dans un cas, 95 % d'acceptation dans un autre, l'effet se passe de commentaire. Et pourtant, pas une seule fois votre liberté n'a été menacée. C'est donc en toute liberté que vous avez accepté de vous soumettre. A nouveau cette liberté ne vous a pas empêché de faire ce qu'on attendait de vous. Bien au contraire, elle est même la condition sine qua non de votre acceptation. Il va de soi que si l'expérimentateur s'était risqué à vous forcer la main, alors qu'après tout il ne vous avait pas informé comme il l'aurait dû - ce qui revient à vous mettre devant le fait accompli - vous vous seriez probablement montré beaucoup moins coopérant.

En somme, en toute liberté, vous avez refusé la demande du chercheur, et vous n'en êtes pas peu fier. En somme encore, et toujours en toute liberté mais dans un autre contexte, vous acceptez et vous n'en êtes pas moins fier. Mais dans ce cas, votre liberté est mise au service d'une redoutable technique manipulatoire (1). Cette recherche et bien d'autres du même genre permettent de tirer deux conclusions. La première est que la liberté est paradoxalement un des principaux ressorts de la manipulation. Les gens qui ne se reconnaissent pas libres peuvent être soumis mais sont difficilement manipulables. Ceux, au contraire qui se reconnaissent libres sont tout aussi soumis mais sont en outre manipulables. Ceci donne à réfléchir quant aux réelles différences entre le style autocratique et le style libéral d'exercice du pouvoir, non seulement au travail mais aussi à l'école ou en famille. La seconde conclusion nous ramène à celle du paragraphe précédent. Un acte difficile, s'abstenir de fumer, a été obtenu dans un contexte de liberté. Une fois accompli, cet acte doit être rationalisé, à l'instar de celui consistant à recopier l'annuaire téléphonique. Les gens peuvent, par exemple, estimer qu'il ont participé à une expérience très importante, ou bien qu'il leur est finalement plus facile de s'arrêter de fumer qu'ils ne le pensaient, ou encore que l'expérience leur a donné l'occasion de tester leur volonté ; bref, ils quittent le laboratoire contents.

Se soumettre librement aux exigences sociales

Dans les recherches comme celles que nous venons d'évoquer, le chercheur en appelle explicitement à la liberté des sujets pour obtenir les effets qu'il attend : soit la modification des idées par le processus de rationalisation (par exemple, trouver intéressant de recopier un annuaire), soit la modification des comportements par le processus d'engagement (par exemple, s'arrêter de fumer). D'ailleurs, nombre de pédagogues ou de managers bien formés, ou naturellement « libéraux », ne manquent pas d'en appeler eux aussi à la liberté de ceux qui sont leurs obligés pour obtenir les mêmes effets. C'est ainsi que les élèves ou les employés assument quotidiennement leur soumission en faisant librement ce qu'ils doivent faire. Nous avons appelé cette forme d'obéissance la « soumission librement consentie ». Elle présente la particularité non seulement d'amener les gens à faire ce qu'il doivent faire - ce qui est le propre de toute soumission - mais encore à penser ce qu'ils doivent penser pour légitimer ce qu'ils font et même à trouver dans cette légitimité les raisons de persévérer, voire d'en faire encore davantage. Cette soumission est finalement favorisée par l'idéologie libérale qui, avec ses grandes valeurs psychologiques, apprend aux gens à se considérer et à se vivre comme des individus libres et responsables (2).

Le lecteur peut avoir le sentiment que nous nous complaisons à maltraiter une des valeurs les plus fondamentales de notre vie sociale. Ce n'est pas là pour nous la question éthique essentielle. Notre ambition était ici d'évoquer des faits qui, pour déconcertants qu'ils soient, n'en sont pas moins scientifiquement établis. Or, la manipulation peut être mise au service des causes les plus sombres comme des plus nobles. On peut par manipulation amener quelqu'un à s'aliéner dans une secte, comme on peut par manipulation amener quelqu'un à conduire plus prudemment, à dévorer les auteurs au programme du bac, à s'investir dans le boulot, etc. De notre point de vue, ce qui s'avérerait immoral serait donc plutôt de négliger ces théories et ces possibilités d'action quant elles peuvent aider à éviter la souffrance physique ou psychologique des gens et de façon plus générale quand elles servent des causes nobles et importantes. Dans notre dernier livre, précisément consacré à la soumission librement consentie, nous avons montré l'utilité sociale de ce concept et des pratiques d'intervention qui en découlent (3). Nous avons ainsi pu démontrer, chiffres à l'appui, que l'on peut aider des chômeurs à trouver un emploi, des citoyens à faire de réelles économies d'énergie, des salariés à mieux se protéger contre les accidents, et des étudiants à mieux se prémunir contre les risques d'infection par le VIH, etc. Ceci en toute liberté.

NOTES

1 R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses universitaires de Grenoble, 1988.

2 J.-L. Beauvois, Traité de la servitude libérale, Dunod, 1994.

3 R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, La Soumission librement consentie ; comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire ?, Presses universitaires de France, 1998.

ROBERT-VINCENT JOULE

Professeur de psychologie sociale à l'université de Provence.
Auteur, notamment, de La Soumission librement consentie ; comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire ?, Presses universitaires de France, 1998, et du Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses universitaires de Grenoble, 1988.

JEAN-LÉON BEAUVOIS

Professeur de psychologie sociale à l'université de Nice Sophia Antipolis.

Auteur, notamment, de La Soumission librement consentie ; comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire ?, Presses universitaires de France, 1998, et du Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses universitaires de Grenoble, 1988.

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Manipuler les gens pour leur bien...

Il y a une dizaine d'années, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois publiaient un Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens (1), qui devait faire une belle carrière : presque 100 000 exemplaires vendus à ce jour. A la base, une théorie apparemment surprenante : nous n'agissons pas en fonction de nos idées, mais au contraire, nous accordons nos idées à nos actes. De multiples expériences ont montré que c'est notamment ce qui se passe lorsqu'autrui nous conduit à prendre «librement» une décision.

Ces deux auteurs récidivent aujourd'hui avec La Soumission librement consentie (2), ouvrage qui traite du même sujet, mais sous un angle très différent. Ils ont en effet tenté de savoir si cette psychologie de l'engagement pouvait conduire à des actions socialement utiles. De fait, les conclusions sont incontestables.

Prenons l'un des exemples les plus frappants. Une agence locale pour l'emploi inscrit les chômeurs de longue durée à un stage de formation. Deux groupes sont mis en place, qui suivent la même formation, à la simple différence que l'on insiste, auprès des uns, sur la liberté dont chacun dispose pour décider de suivre la formation, assidûment ou pas. Résultat : les stagiaires de ce groupe ont nettement plus souvent trouvé du travail. Le taux de placement était de 56 % parmi eux contre 25 % dans l'autre groupe. La raison : ils se sont beaucoup plus impliqués dans leur formation. Selon les auteurs, «quand une personne est déclarée libre de faire ou de ne pas faire quelque chose et qu'elle le fait, elle va se reconnaître dans cet acte et en assumer la signification».

R.-V. Joule et J.-L. Beauvois ont mené des recherches sur d'autres thèmes, avec pratiquement les mêmes résultats : économies d'énergie dans des bureaux, port de protections auditives dans un atelier très bruyant, achat de préservatif par des jeunes.

NOTES

1 Presses universitaires de Grenoble, 1987.

2 Presses universitaires de France, 1998.

JACQUES LECOMTE