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Origine : http://www.scienceshumaines.com/index.php?&lg=fr&id_article=10192
Et si la liberté humaine était très différente
de l'opinion commune que nous en avons ? Loin de nous inciter à
agir selon nos opinions et aspirations, elle sert plutôt à
mieux assumer les actes de soumission que nous n'avons pu refuser.
C'est en tout cas la conclusion que l'on peut tirer de nombreuses
études de psychologie sociale.
Il ne viendrait à personne l'idée de contester la
valeur de la liberté. Et à nous, en tant que citoyens,
moins qu'à quiconque. Pourtant, en tant que psychologues
sociaux, nous ne pouvons que nous interroger sur le statut qu'a
cette liberté dans nos sociétés précisément
dites libérales. Et s'il s'avérait que les appels
à la liberté n'aient pour fonction que d'assurer les
statu quo et l'uniformité des idées et des conduites
? Après tout, une société n'a-t-elle pas besoin
que les gens s'approprient les idées - pour ne pas dire les
idéologies - qui justifient ce qu'ils ont quotidiennement
à faire ?
Le mot liberté peut revêtir des significations diverses
selon le point de vue considéré. Nous nous en tiendrons
ici à l'une de ses significations les plus ordinaires : la
liberté est l'état de la personne qui agit comme elle
veut et non comme le veut quelqu'un d'autre.
Imaginez par exemple qu'un ami vous demande de l'aider à
réparer sa voiture. Vous acceptez. Vous n'avez pas ressenti
de pression de la part de votre ami, il a même insisté
sur le fait que vous étiez parfaitement libre de ne pas faire
ce qu'il vous demandait. Vous aurez donc tendance à penser
que vous avez agi en toute liberté. C'est de cette liberté
là, entretenue quotidiennement par des phrases comme «
ne te sens pas obligé », « c'est à toi
de voir », « je comprendrais très bien que vous
refusiez » dont il sera ici question. Certes, on pourrait
avancer que c'est là une conception bien étriquée
de la liberté humaine. Il n'en reste pas moins que cette
liberté a des conséquences troublantes. Pour comprendre
la portée sociale de celles-ci, il convient d'abord de remarquer
que cette liberté ne vous a pas empêché d'accepter
de réaliser le travail demandé, quand bien même
ne l'auriez-vous jamais entrepris de votre propre chef. Il ne s'agit
pas là d'une fiction argumentative. Des années et
des années de recherches montrent que les personnes se comportent
de la même manière, qu'elles soient déclarées
libres ou qu'elles soient déclarées contraintes.
Et cela peut aller bien au-delà du service rendu à
un ami. Par exemple, au cours d'une expérience, un chercheur
vous demande de faire un petit travail qui consiste à recopier
pendant 20 minutes un extrait de l'annuaire téléphonique.
En lisant ces lignes, vous vous dites sans doute que vous auriez
personnellement refusé d'accomplir une tâche aussi
absurde. Sachez cependant que si vous aviez été réellement
placé dans la situation, vous auriez comme les autres recopié
l'annuaire. C'est en tout cas le comportement adopté par
la plupart des personnes à qui un expérimentateur
l'a demandé. Incroyable mais vrai. Ainsi, de multiples expériences
ont montré que femmes, hommes ou enfants en arrivent à
faire librement, comme dans notre exemple, un travail fastidieux
dont ils auraient préféré se dispenser, mais
également à manger des plats répugnants, à
défendre des opinions contraires aux leurs, et même
à commettre des actes immoraux comme administrer des chocs
électriques à une victime innocente. Evidemment, ces
personnes se trouvaient dans une situation particulière de
dépendance à l'égard du chercheur et nous sommes
bien conscients que leur acceptation dépend des caractéristiques
de la situation dans laquelle la requête a été
formulée. Toujours est-il que, bien que laissées libres,
ces personnes ont accepté de satisfaire aux exigences du
chercheur, exactement comme elles l'auraient fait si elles avaient
été contraintes. Ce n'est donc pas parce que les gens
sont « libres » qu'ils se comportent librement. C'est
vrai lorsqu'un chercheur avec qui vous n'entretenez aucun lien particulier
vous invite à faire ce qu'il attend de vous, c'est encore
plus vrai lorsque la personne qui vous invite à faire librement
ce qu'elle attend de vous est votre patron, votre chef ou votre
maître !
Reprenons l'expérience de l'annuaire. Votre liberté
ne vous a donc pas conduit à refuser cette tâche rébarbative
et stupide qui consiste à le recopier pendant vingt minutes.
Doit-on en conclure que cette liberté-là ne sert à
rien ? Evidemment, non. Elle sert deux fonctions indispensables
au formatage idéologique et à la réalisation
des comportements socialement nécessaires.
Assumer les actes que nous n'avons pu refuser
Si un ami vous demandait de juger du plaisir et de l'intérêt
que vous éprouveriez si d'aventure vous étiez conduit
à recopier l'annuaire, vous répondriez certainement
ceci : « Mais enfin, quel intérêt peut-on trouver
à la réalisation d'une tâche aussi stupide ?
» C'est d'ailleurs la réponse que fournissent assez
systématiquement des gens n'ayant pas eux-mêmes réalisé
la tâche. C'est aussi la réponse que fournissent des
gens qui l'ont effectivement réalisée, mais sans que
l'expérimentateur leur ait explicitement laissé le
choix d'accepter ou de refuser (condition expérimentale de
non liberté). Cette réponse de bon sens ne serait
cependant pas la vôtre si l'expérimentateur vous laissait
toute liberté de refuser. Ne vous en déplaise, non
seulement vous accomplirez cette tâche, mais après
l'avoir réalisée, vous la trouverez plaisante et intéressante,
comme le pensent les gens placés dans la même situation
que vous (condition expérimentale de liberté). Ainsi,
dans l'une de nos expériences, les sujets auxquels on avait
dit, après description de la tâche : « Evidemment,
vous êtes libres d'accepter ou de refuser », ont attribué
une note moyenne de 9,17 lorsqu'on leur a demandé d'évaluer
l'intérêt de cette tâche (le maximum possible
étant 11). Les sujets auxquels il ne fut rien dit de tel
attribuèrent, quant à eux, une note de 2,17. Et pourtant,
à cette petite phrase près, les deux groupes de sujets
étaient rigoureusement placés dans les mêmes
conditions.
Cet exemple illustre la première fonction du sentiment de
liberté. Ce sentiment ne favorise ni la rébellion,
ni la désobéissance, puisque, nous l'avons vu, il
ne nous conduit pas à refuser les actes que les agents de
pouvoir attendent de nous. Dans l'expérience dont nous venons
de parler, aucun sujet « libre » n'a refusé de
recopier l'annuaire ! Ce sentiment de liberté nous conduit,
en revanche, à rationaliser ces actes qui, bien qu'ayant
été réalisés dans un contexte de liberté,
n'en sont pas moins des actes de soumission. Nous rationalisons
ces actes dans la mesure où nous adoptons après coup
de nouvelles opinions qui nous confortent dans la conviction qu'il
était bien d'agir comme nous l'avons fait. Si l'on porte
la réflexion à un niveau plus social, force est bien
de constater que ces appels quotidiens à la liberté
ont pour fonction idéologique de permettre aux gens de se
doter des valeurs requises par le fonctionnement social. Cela conduit
à trouver bels et bons des comportements aussi divers qu'apprendre
à surfer sur Internet, dire bonjour à la dame, arriver
avant les autres chez un client potentiel, etc., et à considérer
comme critiquables d'autres comportements tels que couper les moustaches
du chat, dire ses quatre vérités à son directeur,
tricher lors d'un examen, etc.
Comment s'arrêter de fumer
Vous êtes un fumeur invétéré. Un chercheur,
rencontré par hasard dans un lieu public, vous demande de
bien vouloir prendre part à une recherche. Il précise
que vous devrez arrêter de fumer pendant 24 heures. Vous refusez,
comme l'ont d'ailleurs fait 95 % des gens que nous avons ainsi sollicités.
Mais le chercheur aurait pu s'y prendre différemment. Cette
fois, il vous demande si vous acceptez de participer à une
recherche sur la concentration des fumeurs, en insistant sur le
fait que vous êtes totalement libre d'accepter ou de refuser.
Vous acceptez. Il vous donne alors rendez-vous au laboratoire quelques
jours plus tard pour passer deux séries de tests à
24 heures d'intervalle. Lors de la première série,
vous apprenez que vous devrez vous abstenir de fumer jusqu'au lendemain.
A nouveau, il insiste sur votre entière liberté d'accepter
ou de refuser. Et là, comme 95 % des gens qui ont été
placés dans cette situation, vous acceptez. Un premier acte
assez facile (accepter de participer à une expérience)
vous a engagé dans un processus qui vous a conduit à
accepter un autre acte nettement plus difficile pour vous.
95 % de refus dans un cas, 95 % d'acceptation dans un autre, l'effet
se passe de commentaire. Et pourtant, pas une seule fois votre liberté
n'a été menacée. C'est donc en toute liberté
que vous avez accepté de vous soumettre. A nouveau cette
liberté ne vous a pas empêché de faire ce qu'on
attendait de vous. Bien au contraire, elle est même la condition
sine qua non de votre acceptation. Il va de soi que si l'expérimentateur
s'était risqué à vous forcer la main, alors
qu'après tout il ne vous avait pas informé comme il
l'aurait dû - ce qui revient à vous mettre devant le
fait accompli - vous vous seriez probablement montré beaucoup
moins coopérant.
En somme, en toute liberté, vous avez refusé la demande
du chercheur, et vous n'en êtes pas peu fier. En somme encore,
et toujours en toute liberté mais dans un autre contexte,
vous acceptez et vous n'en êtes pas moins fier. Mais dans
ce cas, votre liberté est mise au service d'une redoutable
technique manipulatoire (1). Cette recherche et bien d'autres du
même genre permettent de tirer deux conclusions. La première
est que la liberté est paradoxalement un des principaux ressorts
de la manipulation. Les gens qui ne se reconnaissent pas libres
peuvent être soumis mais sont difficilement manipulables.
Ceux, au contraire qui se reconnaissent libres sont tout aussi soumis
mais sont en outre manipulables. Ceci donne à réfléchir
quant aux réelles différences entre le style autocratique
et le style libéral d'exercice du pouvoir, non seulement
au travail mais aussi à l'école ou en famille. La
seconde conclusion nous ramène à celle du paragraphe
précédent. Un acte difficile, s'abstenir de fumer,
a été obtenu dans un contexte de liberté. Une
fois accompli, cet acte doit être rationalisé, à
l'instar de celui consistant à recopier l'annuaire téléphonique.
Les gens peuvent, par exemple, estimer qu'il ont participé
à une expérience très importante, ou bien qu'il
leur est finalement plus facile de s'arrêter de fumer qu'ils
ne le pensaient, ou encore que l'expérience leur a donné
l'occasion de tester leur volonté ; bref, ils quittent le
laboratoire contents.
Se soumettre librement aux exigences sociales
Dans les recherches comme celles que nous venons d'évoquer,
le chercheur en appelle explicitement à la liberté
des sujets pour obtenir les effets qu'il attend : soit la modification
des idées par le processus de rationalisation (par exemple,
trouver intéressant de recopier un annuaire), soit la modification
des comportements par le processus d'engagement (par exemple, s'arrêter
de fumer). D'ailleurs, nombre de pédagogues ou de managers
bien formés, ou naturellement « libéraux »,
ne manquent pas d'en appeler eux aussi à la liberté
de ceux qui sont leurs obligés pour obtenir les mêmes
effets. C'est ainsi que les élèves ou les employés
assument quotidiennement leur soumission en faisant librement ce
qu'ils doivent faire. Nous avons appelé cette forme d'obéissance
la « soumission librement consentie ». Elle présente
la particularité non seulement d'amener les gens à
faire ce qu'il doivent faire - ce qui est le propre de toute soumission
- mais encore à penser ce qu'ils doivent penser pour légitimer
ce qu'ils font et même à trouver dans cette légitimité
les raisons de persévérer, voire d'en faire encore
davantage. Cette soumission est finalement favorisée par
l'idéologie libérale qui, avec ses grandes valeurs
psychologiques, apprend aux gens à se considérer et
à se vivre comme des individus libres et responsables (2).
Le lecteur peut avoir le sentiment que nous nous complaisons à
maltraiter une des valeurs les plus fondamentales de notre vie sociale.
Ce n'est pas là pour nous la question éthique essentielle.
Notre ambition était ici d'évoquer des faits qui,
pour déconcertants qu'ils soient, n'en sont pas moins scientifiquement
établis. Or, la manipulation peut être mise au service
des causes les plus sombres comme des plus nobles. On peut par manipulation
amener quelqu'un à s'aliéner dans une secte, comme
on peut par manipulation amener quelqu'un à conduire plus
prudemment, à dévorer les auteurs au programme du
bac, à s'investir dans le boulot, etc. De notre point de
vue, ce qui s'avérerait immoral serait donc plutôt
de négliger ces théories et ces possibilités
d'action quant elles peuvent aider à éviter la souffrance
physique ou psychologique des gens et de façon plus générale
quand elles servent des causes nobles et importantes. Dans notre
dernier livre, précisément consacré à
la soumission librement consentie, nous avons montré l'utilité
sociale de ce concept et des pratiques d'intervention qui en découlent
(3). Nous avons ainsi pu démontrer, chiffres à l'appui,
que l'on peut aider des chômeurs à trouver un emploi,
des citoyens à faire de réelles économies d'énergie,
des salariés à mieux se protéger contre les
accidents, et des étudiants à mieux se prémunir
contre les risques d'infection par le VIH, etc. Ceci en toute liberté.
NOTES
1 R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, Petit traité de manipulation
à l'usage des honnêtes gens, Presses universitaires
de Grenoble, 1988.
2 J.-L. Beauvois, Traité de la servitude libérale,
Dunod, 1994.
3 R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, La Soumission librement consentie
; comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent
faire ?, Presses universitaires de France, 1998.
ROBERT-VINCENT JOULE
Professeur de psychologie sociale à l'université
de Provence.
Auteur, notamment, de La Soumission librement consentie ; comment
amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire
?, Presses universitaires de France, 1998, et du Petit traité
de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses
universitaires de Grenoble, 1988.
JEAN-LÉON BEAUVOIS
Professeur de psychologie sociale à l'université
de Nice Sophia Antipolis.
Auteur, notamment, de La Soumission librement consentie ; comment
amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire
?, Presses universitaires de France, 1998, et du Petit traité
de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses
universitaires de Grenoble, 1988.
******************
Manipuler les gens pour leur bien...
Il y a une dizaine d'années, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon
Beauvois publiaient un Petit traité de manipulation à
l'usage des honnêtes gens (1), qui devait faire une belle
carrière : presque 100 000 exemplaires vendus à ce
jour. A la base, une théorie apparemment surprenante : nous
n'agissons pas en fonction de nos idées, mais au contraire,
nous accordons nos idées à nos actes. De multiples
expériences ont montré que c'est notamment ce qui
se passe lorsqu'autrui nous conduit à prendre «librement»
une décision.
Ces deux auteurs récidivent aujourd'hui avec La Soumission
librement consentie (2), ouvrage qui traite du même sujet,
mais sous un angle très différent. Ils ont en effet
tenté de savoir si cette psychologie de l'engagement pouvait
conduire à des actions socialement utiles. De fait, les conclusions
sont incontestables.
Prenons l'un des exemples les plus frappants. Une agence locale
pour l'emploi inscrit les chômeurs de longue durée
à un stage de formation. Deux groupes sont mis en place,
qui suivent la même formation, à la simple différence
que l'on insiste, auprès des uns, sur la liberté dont
chacun dispose pour décider de suivre la formation, assidûment
ou pas. Résultat : les stagiaires de ce groupe ont nettement
plus souvent trouvé du travail. Le taux de placement était
de 56 % parmi eux contre 25 % dans l'autre groupe. La raison : ils
se sont beaucoup plus impliqués dans leur formation. Selon
les auteurs, «quand une personne est déclarée
libre de faire ou de ne pas faire quelque chose et qu'elle le fait,
elle va se reconnaître dans cet acte et en assumer la signification».
R.-V. Joule et J.-L. Beauvois ont mené des recherches sur
d'autres thèmes, avec pratiquement les mêmes résultats
: économies d'énergie dans des bureaux, port de protections
auditives dans un atelier très bruyant, achat de préservatif
par des jeunes.
NOTES
1 Presses universitaires de Grenoble, 1987.
2 Presses universitaires de France, 1998.
JACQUES LECOMTE
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