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Rencontre avec Jean-Léon Beauvois :
«On est beaucoup plus facilement soumis aujourd'hui»
Propos recueillis par Emmanuel Lemieux

Origine : http://www.scienceshumaines.com/rencontre-avec-jean-leon-beauvois---on-est-beaucoup-plus-facilement-soumis-aujourd-hui-_fr_24916.html

Le professeur de psychologie sociale, Jean-Léon Beauvois, a été le conseiller scientifique du documentaire « Jusqu’où va la télé » qui porte sur l’expérience de Stanley Milgram.

« Quand le réalisateur Christophe Nick m’a proposé d’être son conseiller scientifique sur le tournage de son projet de reproduction de l’expérience de Stanley Milgram, il a dû patienter deux ans avant que je me décide à accepter… J’ai eu très peur d’aggraver ma réputation en supervisant cette expérience sulfureuse. Mais je me suis rendu à l’évidence, seule la télévision aujourd’hui me permettait d’assister à une opération grandeur nature de soumission volontaire. Dans un labo européen et notamment français, c’est impossible, l’ethically correct ambiant nous en empêcherait. Je ne l’ai pas regretté, ça a été absolument fascinant. » Ainsi parle et peste Jean-Léon Beauvois, psychosociologue et coauteur d’un best-seller dans les années 1980, désormais classique, intitulé Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens.

Pour faire accepter plus vite l’expert en manipulations, C. Nick aurait pu tenter un « amorçage », la base même de la théorie de J.-L. Beauvois. Pourriez-vous me donner l’heure ? Si vous répondez positivement, dans la rue, à cette sollicitation, vous avez toutes les chances de souscrire à d’autres demandes crescendo de votre interlocuteur. Il a obtenu de vous de prendre une première décision, en prenant soin de ne pas dévoiler toutes les informations. Une fois « amorcé », le sujet a tendance à persévérer dans sa première décision, même si on lui révèle alors toutes les données qui pourtant devraient le conduire au renoncement, et même dans certaines circonstances, à fuir à toutes jambes. Cette technique manipulatoire est appelée « le coup de pied dans la porte ». « Cette attitude est comprise comme culturellement noble : le sujet libre de ses choix est fier d’assumer ses décisions librement consenties et d’aller jusqu’au bout », précise le psychosociologue qui a repéré également d’autres procédés manipulatoires.

Du pouvoir de la science à celui de la télévision

« La porte au nez », elle, est une technique qui marche mais que la psychologie sociale a encore la modestie de ne pas expliquer totalement. Là, on demande au sujet quelque chose d’extravagant qui est à coup sûr refusé. Prenant acte de son refus, on lui demande alors quelque chose de légèrement plus raisonnable. Cette demande-là, même si elle s’avère coûteuse pour celui qui l’accepte, a plus de chances d’être validée que si on l’avait proposée en premier lieu. « Dans la vie de tous les jours et la sphère commerciale, les gens peuvent être amenés à accepter de se comporter à l’encontre de leurs opinions et de leurs valeurs. Ce que j’appelle la soumission librement consentie. La soumission, elle, est un phénomène plus radical », analyse J.-L. Beauvois.

Avec S. Milgram, on monte d’un cran. « La reproduction de l’expérience de Milgram m’a beaucoup fait réfléchir sur la notion de pouvoir dont la réflexion a été timide à l’époque. Si les cobayes de Milgram ont poussé si loin le curseur, c’est parce qu’ils se savaient sous tutelle de la science en laquelle ils avaient foi.

En 2010, la confiance dans ce pouvoir s’est déplacée, et aujourd’hui, les cobayes mettent leur confiance dans la télévision plutôt que dans la science. » Est-ce l’acceptation intériorisée du pouvoir chez les individus contemporains, leur permettant de conserver l’illusion de leur libre arbitre, qui a fait grimper le taux de soumission volontaire à plus de 80 % contre 62,5 % chez S. Milgram en 1963 ? J.-L. Beauvois le redoute. « On est beaucoup plus facilement soumis en 2010 que dans les années 1960 influencées par la contre-culture et l’esprit de révolte. Selon les protocoles de l’expérience de Milgram, on aurait pu s’attendre à un taux bien plus important d’insoumission. Le pouvoir de la télévision a peut-être plus d’autorité que celui de la science. »

Propos recueillis par Emmanuel Lemieux

A LIRE :

Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Presses universitaires de Grenoble, 2002.

La Soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ? Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Puf, 2006.