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Origine : http://www.scienceshumaines.com/torturez-2c-vous-etes-filmes-_fr_24915.html
Sommes-nous prêts à électrocuter un inconnu
pour les besoins d’un jeu télévisé ?
Oui, d’après les résultats d’une expérience
très ingénieuse. La télévision nous
soumet-elle à ce point ?
Un chômeur est traqué par cinq tueurs qui lui tirent
dessus dans les rues de la ville. La poursuite est filmée,
en direct, pour une émission sponsorisée par une marque
de cacao. La violence du programme est revendiquée, mais
baigne dans le politiquement correct : un candidat noir a été
écarté pour éviter les accusations de racisme…
Cette situation n’est qu’une fiction, portée
à l’écran dans Le Prix du danger (Yves Boisset,
1982). Lors de sa sortie, les uns crièrent à l’œuvre
visionnaire. D’autres la jugeaient tout à fait irréaliste.
Deux décennies plus tard, dans le monde entier, pour certaines
émissions, on asphyxie des gens, on les plonge dans l’eau
bouillante sur fond de rires préenregistrés, on joue
à la roulette russe, on dissèque des cadavres…
Cette surenchère a-t-elle une limite ? Par exemple, un homme
ordinaire serait-il prêt à se transformer en assassin
devant une caméra, pour les besoins d’un jeu ?
Pour répondre à cette question radicale, les journalistes
Michel Eltchaninoff et Christophe Nick conçoivent un projet
aussi audacieux que démesuré. Ils imaginent une fausse
émission inspirée de l’expérience de
Stanley Milgram. Dans celle-ci, des individus du tout-venant se
soumettaient à l’autorité d’un scientifique
en blouse blanche au point d’administrer des chocs électriques
potentiellement mortels à un cobaye échouant à
mémoriser des listes de mots. Pour cette variante réalisée
en 2009, 80 volontaires, qui n’ont encore jamais participé
à une émission, sont recrutés pour un pseudo-nouveau
jeu, « La zone Xtrême ». Encouragé par
l’animatrice Tania Young (« Ne vous laissez pas impressionner.
Nous assumons toutes les conséquences. ») et un public
frétillant (« Châ-ti-ment ! Châ-ti-ment
! »), chaque candidat doit électrocuter un inconnu,
invisible mais audible, à chaque erreur commise lors d’une
épreuve de mémoire verbale. Le voltage augmente au
fil des décharges électriques, tandis que le malheureux
manifeste de plus en plus de douleur, puis refuse de répondre,
et enfin ne crie même plus, évanoui peut-être,
voire mort. Aucun de ses tortionnaires ne sait que sa victime est
en réalité un comédien, dont les plaintes ont
été enregistrées.
Entre l’obéissance et les valeurs morales
Le psychosociologue Jean-Léon Beauvois et d’autres
chercheurs se portent garants de la validité scientifique
de l’expérience. Au départ, ils doutaient que
les candidats puissent se métamorphoser en tortionnaires
pour les besoins d’un jeu inepte, sans même une récompense
à la clef. Du moins, pas autant que dans l’expérience
de S. Milgram, qui, reproduite une vingtaine de fois, donne des
résultats constants : environ 60 % des sujets administrent
la décharge maximale. Or 82 % des candidats du jeu télévisé
iront jusqu’au bout, à la stupéfaction des scientifiques
se cachant la tête dans les mains ou jurant, liquéfiés,
depuis les coulisses. Que l’émission soit présentée
comme destinée au grand public ou uniquement réservée
à des directeurs de programmes, les résultats sont
identiques. Attention, les candidats ne virent pas pour autant à
la bête féroce, trop heureuse de se déchaîner
impunément. Leur cas de conscience est très clair
: ils sont tiraillés entre l’obéissance à
la règle (« Je me suis engagé à jouer
le jeu ») et leurs valeurs morales (« Je ne peux pourtant
pas continuer à faire souffrir cet homme »), entre
leur comportement et leurs pensées. Chez quelques-uns, les
valeurs l’emportent très vite. Chez d’autres,
c’est plus laborieux. Pour l’écrasante majorité,
la docilité prime. Qu’ils tentent de souffler les bonnes
réponses à leur victime, qu’ils se consolent
en constatant qu’après tout sa performance est nulle,
qu’ils rechignent, qu’ils essaient de se convaincre
que tout cela n’est pas réel…, ils envoient des
décharges toujours plus redoutables. Pour le spectateur,
ce constat est aussi une forme d’électrochoc.
Le dispositif d’une émission, avec la négation
de la responsabilité des participants, la pression du public,
les « règles du jeu » faisant autorité,
paraît donc si puissant qu’il peut engendrer des actes
de barbarie avec une facilité quasi instantanée, alors
que les bourreaux n’ont rien à gagner. Mais on observe
une différence notable avec les résultats classiques
d’une expérience à la Milgram : si l’autorité
de l’animatrice est contestée par une de ses assistantes,
qui feint de se rebeller contre ce jeu de massacre, les candidats
n’en profitent pas pour s’arrêter là. «
Quelque chose a changé dans notre obéissance et notre
rapport à autrui », en concluent M. Eltchaninoff et
C. Nick dans la série documentaire et le livre consacrés
à leur supercherie. Selon eux, nous serions devenus globalement
plus dociles, en grande partie à cause de la télévision.
Elle serait aujourd’hui perçue comme une représentation
de l’autorité, plus encore que les scientifiques mis
en scène par S. Milgram. Une « autorité invisible
» qui modèlerait nos actes et nos pensées. «
Nous obéissons plus à la télévision
qu’à n’importe quelle autre instance. (…)
C’est la télévision qui décrète
les règles de la moralité. » En résumé,
elle instaurerait une sorte de nouveau commandement : « Agis
de telle sorte que si tu te voyais à la télévision,
tu ne zapperais pas. » Un « totalitarisme tranquille
», renchérit J.-L. Beauvois.
Pourquoi le plébiscite de la télé
poubelle ?
Que penser de cette démonstration ? La partie expérimentale
est implacable. Elle constitue un tour de force pédagogique
dont la diffusion permettra au grand public de comprendre parfaitement
l’expérience de S. Milgram et les rouages de ce que
J.-L. Beauvois nomme la « soumission librement consentie ».
L’interprétation, très offensive à l’égard
de la télévision, mérite discussion. Près
de huit mois après l’expérience de C. Nick,
le psychologue social Laurent Bègue, de l’université
de Grenoble et de l’Institut de France, a interrogé
85 % des participants à « La zone Xtrême ».
D’après lui, les sujets qui ont résisté
à la pression du jeu avaient déjà réalisé
(ou étaient prêts à le faire) les actes suivants
: signer une pétition, participer à un boycott, une
manifestation ou une grève sauvage, occuper des bureaux et
usines. Toujours selon ses conclusions, les gens de gauche ont été
nettement plus rebelles. Parmi ceux qu’il a étudiés,
ces traits de personnalité sont les plus corrélés
aux comportements d’insoumission (1). Mieux cerner le profil
des insoumis dont les valeurs l’emportent sur la situation
s’annonce donc comme une étape essentielle, qui n’est
pas encore menée à bien et compromet toute conclusion
définitive quant à la surpuissance de la télévision,
quoi que l’on puisse penser de ses dérives.
S’il est légitime de savoir pourquoi, sans conviction
et même à regret, on peut électrocuter un pauvre
bougre pour respecter les règles d’un jeu télévisé
stupide, il subsiste une autre interrogation : pourquoi le public
plébiscite-t-il les programmes de la télé poubelle,
tout en les dénigrant ? Après tout, les consommateurs
d’horreurs télévisuelles peuvent zapper. Et
quand beaucoup le font, les émissions passent aussitôt
aux oubliettes. Mais tant que les téléspectateurs
regarderont, les concepteurs de ces programmes seront condamnés
à l’escalade dans le mauvais goût. La télévision
n’est-elle pas, elle aussi, confrontée à «
la dictature de l’Audimat » ? Une autre forme de soumission
volontaire…
NOTE :
(1) Laurent Bègue, « Soumission à l’autorité
et variables de personnalité », rapport (en cours)
du Laboratoire interuniversitaire de psychologie, université
Grenoble-II.
A lire et à voir :
• « Jusqu’où va la télé
» Christophe Nick, série documentaire en deux parties
(« Le jeu de la mort » et « Le temps de cerveau
disponible »), à voir sur France 2.
• L’Expérience extrême Michel Eltchaninoff
et Christophe Nick, Don Quichotte/Seuil, 2010.
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