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Torturez, vous êtes filmés !
Jean-François Marmion

Origine : http://www.scienceshumaines.com/torturez-2c-vous-etes-filmes-_fr_24915.html

Sommes-nous prêts à électrocuter un inconnu pour les besoins d’un jeu télévisé ? Oui, d’après les résultats d’une expérience très ingénieuse. La télévision nous soumet-elle à ce point ?

Un chômeur est traqué par cinq tueurs qui lui tirent dessus dans les rues de la ville. La poursuite est filmée, en direct, pour une émission sponsorisée par une marque de cacao. La violence du programme est revendiquée, mais baigne dans le politiquement correct : un candidat noir a été écarté pour éviter les accusations de racisme… Cette situation n’est qu’une fiction, portée à l’écran dans Le Prix du danger (Yves Boisset, 1982). Lors de sa sortie, les uns crièrent à l’œuvre visionnaire. D’autres la jugeaient tout à fait irréaliste. Deux décennies plus tard, dans le monde entier, pour certaines émissions, on asphyxie des gens, on les plonge dans l’eau bouillante sur fond de rires préenregistrés, on joue à la roulette russe, on dissèque des cadavres… Cette surenchère a-t-elle une limite ? Par exemple, un homme ordinaire serait-il prêt à se transformer en assassin devant une caméra, pour les besoins d’un jeu ?

Pour répondre à cette question radicale, les journalistes Michel Eltchaninoff et Christophe Nick conçoivent un projet aussi audacieux que démesuré. Ils imaginent une fausse émission inspirée de l’expérience de Stanley Milgram. Dans celle-ci, des individus du tout-venant se soumettaient à l’autorité d’un scientifique en blouse blanche au point d’administrer des chocs électriques potentiellement mortels à un cobaye échouant à mémoriser des listes de mots. Pour cette variante réalisée en 2009, 80 volontaires, qui n’ont encore jamais participé à une émission, sont recrutés pour un pseudo-nouveau jeu, « La zone Xtrême ». Encouragé par l’animatrice Tania Young (« Ne vous laissez pas impressionner. Nous assumons toutes les conséquences. ») et un public frétillant (« Châ-ti-ment ! Châ-ti-ment ! »), chaque candidat doit électrocuter un inconnu, invisible mais audible, à chaque erreur commise lors d’une épreuve de mémoire verbale. Le voltage augmente au fil des décharges électriques, tandis que le malheureux manifeste de plus en plus de douleur, puis refuse de répondre, et enfin ne crie même plus, évanoui peut-être, voire mort. Aucun de ses tortionnaires ne sait que sa victime est en réalité un comédien, dont les plaintes ont été enregistrées.

Entre l’obéissance et les valeurs morales

Le psychosociologue Jean-Léon Beauvois et d’autres chercheurs se portent garants de la validité scientifique de l’expérience. Au départ, ils doutaient que les candidats puissent se métamorphoser en tortionnaires pour les besoins d’un jeu inepte, sans même une récompense à la clef. Du moins, pas autant que dans l’expérience de S. Milgram, qui, reproduite une vingtaine de fois, donne des résultats constants : environ 60 % des sujets administrent la décharge maximale. Or 82 % des candidats du jeu télévisé iront jusqu’au bout, à la stupéfaction des scientifiques se cachant la tête dans les mains ou jurant, liquéfiés, depuis les coulisses. Que l’émission soit présentée comme destinée au grand public ou uniquement réservée à des directeurs de programmes, les résultats sont identiques. Attention, les candidats ne virent pas pour autant à la bête féroce, trop heureuse de se déchaîner impunément. Leur cas de conscience est très clair : ils sont tiraillés entre l’obéissance à la règle (« Je me suis engagé à jouer le jeu ») et leurs valeurs morales (« Je ne peux pourtant pas continuer à faire souffrir cet homme »), entre leur comportement et leurs pensées. Chez quelques-uns, les valeurs l’emportent très vite. Chez d’autres, c’est plus laborieux. Pour l’écrasante majorité, la docilité prime. Qu’ils tentent de souffler les bonnes réponses à leur victime, qu’ils se consolent en constatant qu’après tout sa performance est nulle, qu’ils rechignent, qu’ils essaient de se convaincre que tout cela n’est pas réel…, ils envoient des décharges toujours plus redoutables. Pour le spectateur, ce constat est aussi une forme d’électrochoc.

Le dispositif d’une émission, avec la négation de la responsabilité des participants, la pression du public, les « règles du jeu » faisant autorité, paraît donc si puissant qu’il peut engendrer des actes de barbarie avec une facilité quasi instantanée, alors que les bourreaux n’ont rien à gagner. Mais on observe une différence notable avec les résultats classiques d’une expérience à la Milgram : si l’autorité de l’animatrice est contestée par une de ses assistantes, qui feint de se rebeller contre ce jeu de massacre, les candidats n’en profitent pas pour s’arrêter là. « Quelque chose a changé dans notre obéissance et notre rapport à autrui », en concluent M. Eltchaninoff et C. Nick dans la série documentaire et le livre consacrés à leur supercherie. Selon eux, nous serions devenus globalement plus dociles, en grande partie à cause de la télévision. Elle serait aujourd’hui perçue comme une représentation de l’autorité, plus encore que les scientifiques mis en scène par S. Milgram. Une « autorité invisible » qui modèlerait nos actes et nos pensées. « Nous obéissons plus à la télévision qu’à n’importe quelle autre instance. (…) C’est la télévision qui décrète les règles de la moralité. » En résumé, elle instaurerait une sorte de nouveau commandement : « Agis de telle sorte que si tu te voyais à la télévision, tu ne zapperais pas. » Un « totalitarisme tranquille », renchérit J.-L. Beauvois.

Pourquoi le plébiscite de la télé poubelle ?

Que penser de cette démonstration ? La partie expérimentale est implacable. Elle constitue un tour de force pédagogique dont la diffusion permettra au grand public de comprendre parfaitement l’expérience de S. Milgram et les rouages de ce que J.-L. Beauvois nomme la « soumission librement consentie ». L’interprétation, très offensive à l’égard de la télévision, mérite discussion. Près de huit mois après l’expérience de C. Nick, le psychologue social Laurent Bègue, de l’université de Grenoble et de l’Institut de France, a interrogé 85 % des participants à « La zone Xtrême ». D’après lui, les sujets qui ont résisté à la pression du jeu avaient déjà réalisé (ou étaient prêts à le faire) les actes suivants : signer une pétition, participer à un boycott, une manifestation ou une grève sauvage, occuper des bureaux et usines. Toujours selon ses conclusions, les gens de gauche ont été nettement plus rebelles. Parmi ceux qu’il a étudiés, ces traits de personnalité sont les plus corrélés aux comportements d’insoumission (1). Mieux cerner le profil des insoumis dont les valeurs l’emportent sur la situation s’annonce donc comme une étape essentielle, qui n’est pas encore menée à bien et compromet toute conclusion définitive quant à la surpuissance de la télévision, quoi que l’on puisse penser de ses dérives.

S’il est légitime de savoir pourquoi, sans conviction et même à regret, on peut électrocuter un pauvre bougre pour respecter les règles d’un jeu télévisé stupide, il subsiste une autre interrogation : pourquoi le public plébiscite-t-il les programmes de la télé poubelle, tout en les dénigrant ? Après tout, les consommateurs d’horreurs télévisuelles peuvent zapper. Et quand beaucoup le font, les émissions passent aussitôt aux oubliettes. Mais tant que les téléspectateurs regarderont, les concepteurs de ces programmes seront condamnés à l’escalade dans le mauvais goût. La télévision n’est-elle pas, elle aussi, confrontée à « la dictature de l’Audimat » ? Une autre forme de soumission volontaire…

NOTE :

(1) Laurent Bègue, « Soumission à l’autorité et variables de personnalité », rapport (en cours) du Laboratoire interuniversitaire de psychologie, université Grenoble-II.

A lire et à voir :

• « Jusqu’où va la télé » Christophe Nick, série documentaire en deux parties (« Le jeu de la mort » et « Le temps de cerveau disponible »), à voir sur France 2.

• L’Expérience extrême Michel Eltchaninoff et Christophe Nick, Don Quichotte/Seuil, 2010.