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Stanley Milgram. Les bourreaux ordinaires
Jean-François Marmion

origine : http://www.scienceshumaines.com/stanley-milgram-les-bourreaux-ordinaires_fr_24912.html

Une personne ordinaire peut accepter de supplicier un innocent. C’est ce qu’a révélé, voici cinquante ans, l’expérience la plus célèbre de toute l’histoire de la psychologie.

Dans tout brave bougre, y a-t-il un bourreau qui sommeille, comme le laisse supposer Adolf Eichmann pendant son procès ? Pour le savoir, au début des années 1960, le psychosociologue Stanley Milgram, de l’université de Yale, élabore une expérience appelée à un immense retentissement. Recrutés par petites annonces, des hommes ordinaires participent à une pseudo-recherche éducative censée déterminer les effets d’une punition sur la mémorisation. Chacun adopte le statut d’un enseignant, qui doit envoyer un choc électrique à un apprenant chaque fois qu’il se trompe en essayant d’apprendre une liste de mots. Chaque choc est plus fort que le précédent. Les deux hommes ne se voient pas, mais s’entendent : l’apprenant pousse des cris de douleur. Quand l’enseignant hésite, un expérimentateur garant de la scientificité de la procédure se fend d’exhortations de plus en plus impérieuses. En réalité, les chocs sont factices, et la voix de l’apprenant est préenregistrée.

Une question de contexte

40 psychiatres sollicités ont estimé que globalement les enseignants n’enverraient pas plus de 150 volts, et que seuls 0,1 % de sadiques pousseraient jusqu’à 450 volts, intensité potentiellement mortelle. En réalité, aucun sujet ne s’est arrêté en dessous de 300 volts, et les deux tiers sont allés jusqu’à 450. Trois fois de suite ! Pourtant chaque enseignant a subi lui-même une brève décharge électrique, réelle, pour lui faire comprendre ce qu’il allait infliger. Il savait que 450 volts étaient extrêmement dangereux. L’apprenant, un brave quinquagénaire souffrant du cœur, rencontré brièvement au début, le suppliait d’arrêter dès 180 volts, et refusait de répondre à 300, mais l’enseignant continuait à l’interroger et le torturer dans le vide…

S. Milgram mènera 19 variantes de cette expérience, impliquant plus d’un millier de participants, y compris des femmes. Il semble que la personnalité des cobayes compte peu dans les résultats, mais que tout soit une question de contexte. Par exemple, ce ne sont plus les deux tiers mais 70 % des sujets qui décochent des décharges « mortelles » si quelqu’un l’a fait avant eux. Plus de 90 % quand les chocs sont donnés par l’intermédiaire d’une tierce personne. Mais moins de 5 % se prêtent au jeu quand l’apprenant lui-même demande à être électrocuté…

Un état agentique

Dans la lignée d’Hannah Arendt, S. Milgram se refuse à considérer l’être humain comme un monstre latent trahi par ce genre d’expérience : ce n’est pas l’occasion, mais un contexte d’engrenage qui crée le larron, pourvu qu’une autorité jugée crédible donne sa bénédiction et en endosse la responsabilité ultime. La légitimité de l’expérimentateur est primordiale. Car s’il hésite, ou se trouve contredit par un collègue, les sujets renâclent.

L’essentiel est bien là : la soumission à l’autorité ne transforme pas en Terminator implacable, mais en râleur, voire en paniqueur, qui accomplit malgré tout le sale boulot. S. Milgram parle d’état agentique pour désigner cette résignation à n’être plus qu’un instrument.

L’expérience a été répliquée depuis cinquante ans, dans différentes cultures, et jusqu’en 2006 par la BBC. Non sans débats éthiques récurrents, puisque la confiance des sujets est abusée et qu’ils se découvrent capables de cruauté apparente. Pour contourner ces critiques, l’expérimentation a été reproduite avec des apprenants virtuels en images de synthèse. Résultat ? Les sujets se comportent comme si leurs élèves étaient réels. De quoi relancer une série d’expériences, que deux limites soulignées par S. Milgram lui-même tempéreront toujours : d’abord, tous les individus lambda ne deviennent pas automatiquement des bourreaux ; ensuite, difficile de savoir dans quelle mesure une situation de laboratoire est transposable à la complexité des circonstances et des cas de conscience du monde réel.

Jean-François Marmion

A LIRE : Soumission à l’autorité Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1974.

La banalité du mal, constat trop banal ?

« Je ne suis pas un monstre, je n’ai fait qu’obéir aux ordres. » Ce leitmotiv constitue la défense d’Adolf Eichmann, haut fonctionnaire nazi ayant organisé la déportation des Juifs, arrêté et jugé au début des années 1960. Un humain ordinaire peut-il se transformer en bourreau non pas en devenant fou furieux, ni fou tout court, mais pour obéir avec application à une autorité légitime ? A l’époque, la question est sur toutes les lèvres. La philosophe Hannah Arendt, qui couvre le procès Eichmann pour le New York Times, estime que chacun peut devenir un monstre pourvu qu’il se montre soumis à une hiérarchie responsable, en toute bonne conscience, au sein d’un appareil d’Etat totalitaire asséchant et radicalisant toute pensée.

Deux expériences de psychologie sociale semblent alors donner raison à cette thèse controversée de « la banalité du mal ». Celle de Stanley Milgram, dont les sujets sont prêts à torturer des inconnus pour peu qu’un représentant (en l’occurrence, scientifique) en donne l’ordre. Et celle de Philip Zimbardo qui, à l’université de Stanford, en 1971, a prévu d’observer pendant deux semaines des étudiants adoptant le rôle de prisonniers ou de matons dans une prison fictive. L’expérience cesse au bout d’une semaine, les faux gardiens se transformant en authentiques pervers. Si un individu ordinaire peut virer au tortionnaire au gré des circonstances, sans être intrinsèquement « mauvais », voilà qui risque de cautionner la version d’A. Eichmann, et de relativiser sa culpabilité.

Or, de récents travaux d’historiens ont démontré qu’A. Eichmann n’était sans doute pas un fonctionnaire consciencieux et victime de son sens du devoir, mais un adepte zélé de l’antisémitisme hitlérien. Cette découverte s’inscrit dans un contexte général suggérant qu’en dehors des expériences contrôlées par les psychologues en laboratoire, les pires exactions sont sous-tendues par des convictions idéologiques constantes, sans empathie. Mais si le mal n’est ni banal ni exceptionnel, qu’est-il ?

A LIRE : Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt, 1963, rééd. Gallimard, coll. « Folio histoire », 2006.

Pourquoi refuser de se soumettre ?

Qui est responsable de la dérive collective du nazisme ? Avançant une thèse controversée, l’historien Daniel J. Goldhagen, en 1996, considère que les Allemands dans leur ensemble peuvent être désignés comme Les Bourreaux volontaires de Hitler, au mieux par leur laisser-faire, au pire par leur antisémitisme zélé. Son confrère Harald Welzer, dans Les Exécuteurs (2007), remarque que dans la Wehrmacht, le refus de participer à un massacre de civils ne donnait pas lieu à représailles. Malgré cela, les désistements étaient rares. Conformisme ? Effet pervers de l’engagement volontaire, dont la psychologie sociale a montré qu’il se trouve au cœur de techniques de manipulation singulièrement efficaces ? Quoi qu’il en soit, Philippe Breton déplore que les interrogations sur le problème du mal se contentent de dissocier les victimes, puis les exécutants soumis aveuglément à une hiérarchie déshumanisée, et enfin les résistants héroïques, s’opposant en bloc, et au péril de leur vie, au régime dominant. Il pointe une quatrième catégorie, qu’il appelle les refusants : ceux qui, sans entrer pour autant en résistance, refusent ponctuellement de participer à un massacre, malgré la propagande et l’idéologie officielle qui légitimeraient leur compromission. S’ils ne peuvent passer à l’acte, c’est qu’ils sont peu habitués à faire usage de violence, mais pas seulement : c’est aussi qu’ils auraient conservé une vie intérieure suffisamment riche pour s’autoriser à peser le pour et le contre, à débattre pour soi. Surtout, ils sont imperméables à la vengeance censée excuser les exactions. Leur cas de conscience personnel relèverait cependant plus de l’intuition que de la fidélité à une morale supérieure qui transcenderait l’intérêt supposé de la patrie. Peu étudié par les sciences humaines, le refus de s’abandonner au mal constitue encore un mystère au même titre que la banalité supposée de celui-ci.

A LIRE : Les Refusants. Comment refuse-t-on d’être un exécuteur, Philippe Breton, La Découverte, 2009.