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Tous soumis ?
Achille Weinberg


Oriigne : http://www.scienceshumaines.com/tous-soumis-_fr_24911.html

Des foules qui se rassemblent pour prier avec dévotion un dieu invisible, des quidams qui se transforment en tortionnaires, une petite victime qui s’éprend de son bourreau, etc. Jusqu’où sommes-nous soumis ?

Les situations extrêmes révèlent parfois ce qui, dans la vie ordinaire, pourrait passer inaperçu.

En 1991, Jaycee Dugard, une jeune Californienne de 11 ans, est enlevée devant sa maison par un couple de ravisseurs sous les yeux de son beau-père. En août 2009, dix-huit ans plus tard, Jaycee est retrouvée à quelques dizaines de kilomètres de là dans la petite ville d’Antioch. La jeune femme, qui a maintenant 29 ans, vit dans des tentes de fortune à l’arrière d’un petit pavillon. Elle a eu deux petites filles de son ravisseur.

En dix-huit ans, Jaycee a eu mille occasions de s’enfuir mais ne l’a jamais fait. Comment se fait-il que la jeune femme se soit soumise aussi longtemps ? Comment se fait-il que la femme de Philip Garrido, le ravisseur, ait participé à l’enlèvement et à la séquestration ? La peur et la menace suffisent-elles pour expliquer la soumission des victimes à leurs bourreaux. Le pouvoir n’est jamais si fort que quand il réussit à rendre ses victimes consentantes.

Quand on aborde l’épineux mystère de la soumission consentie, la première référence est l’incontournable Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie (1530-1563). Le point de départ est le même que celui de son contemporain Machiavel : dévoiler les sources du pouvoir. Mais plutôt que de se situer du point de vue du prince, La Boétie se place du point de vue du peuple. Au départ, cette énigme : d’où vient que les hommes acceptent d’obéir à un maître, qui est parfois un tyran ? Pour La Boétie, il est clair que la domination politique et l’esclavage ne sont en rien naturels. De plus, le peuple, par son nombre et par sa force, possède la capacité de renverser tous les pouvoirs. Dès lors, comment comprendre la soumission à l’autorité ?

La Boétie évoque plusieurs raisons : d’abord la coutume et les habitudes qui font croire aux hommes que leur condition est « naturelle », que les choses sont ainsi et que l’on n’y peut rien. S’y ajoute toute une série d’autres mécanismes d’assujettissement : l’admiration pour le chef, pour ses insignes de pouvoir, mais aussi la résignation et la passivité. Il y aurait donc bien une part de responsabilité du peuple dans sa propre sujétion, une servitude volontaire. La Boétie souligne un autre point essentiel?: le maître sait diviser pour régner. Le tyran saura toujours user des divisions internes au peuple ; de même, il saura accorder à certains des privilèges et des parcelles de son pouvoir. En multipliant les niveaux hiérarchiques et les faveurs, il s’assure des clients, des partisans et des courtisans. Voilà un autre point essentiel : se soumettre à la loi du prince peut aussi procurer des avantages…

De la servilité des masses

On en restera là pendant longtemps. Par la suite, la question du pouvoir sera déclinée en philosophie politique sous l’angle de la domination plutôt que sous celui de la soumission.

Il faudra attendre le tournant du XIXe au XXe siècle pour que la question réapparaisse. Cette époque, qualifiée d’« ère des masses », fut marquée par de grands rassemblements : défilés militaires, cérémonies religieuses, rassemblements des grands partis politiques. Les foules défilent derrière un drapeau, un chef, une icône. Le phénomène impressionne beaucoup les intellectuels et le thème de la « foule » magnétisée sera l’un des favoris de deux disciplines clés des sciences humaines?: la sociologie et la psychologie sociale. En 1890, Gabriel Tarde publiait Les Lois de l’imitation. Cinq ans plus tard, Gustave Le Bon publiait Psychologie des foules, où il soutenait que les rassemblements de masse exerçaient sur l’individu une influence considérable au point d’abolir sa volonté propre (1). Sous l’emprise de la foule, l’individu subjugué perd le contrôle de lui-même comme s’il était hypnotisé. Les grands défilés organisés par les partis, l’armée ou l’Eglise équivalaient les cérémonies fondatrices des communautés primitives (2).

Cette idée sera reprise par Sigmund Freud qui publie en 1921 Psychologie des masses et analyse du moi. Après avoir longuement commenté G. Le Bon à qui il reprend l’idée de « suggestion» et «d’hypnose collective», Freud voudrait associer le mécanisme de suggestion au désir et à la libido. Les foules se soumettent aux dieux, aux idoles, aux groupes parce qu’elles partagent un amour commun pour un chef, ou un idéal. Les racines psychologiques de la soumission que l’on retrouve dans l’armée ou l’Eglise sont du même ordre que l’amour de l’enfant pour ses parents ou que celui d’un amant. L’amour est une sorte d’ensorcellement où l’individu perd un peu de son moi pour s’adonner à l’autre. La psychologie de la soumission est donc une psychologie de l’amour. A l’échelle de l’individu, il permet de fonder un couple. A l’échelle du groupe, il peut fonder une communauté. C’est donc dans les tréfonds de l’inconscient qu’il faut chercher la source de la soumission. Et cette source à un nom?: l’amour. Celui que le chien porte à son maître, l’enfant à ses parents, le croyant à son dieu et, parfois, l’esclave à son maître.

De l’individu ordinaire au bourreau

Après la Seconde Guerre mondiale, le thème de la soumission volontaire va rejaillir, mais sous un nouvel angle. Nous sommes à la fin de guerre. Le nazisme est éradiqué, mais on a pris conscience de la Shoah. Les intellectuels s’interrogent?: comment a-t-on pu en arriver là ? Comment le nazisme a-t-il été rendu possible ? Dans quelles conditions des gens ordinaires peuvent-ils devenir des bourreaux sanguinaires (3) ?

En 1963, la philosophe Hannah Arendt assiste au procès d’Adolf Eichmann, l’un des dignitaires nazis, chargé de la déportation des Juifs. Eichmann proclame qu’il n’avait rien contre ces derniers et n’a fait qu’exécuter les ordres. Si c’est vrai, alors il faut admettre la possibilité d’une «?banalité du mal?». Telle est la conclusion de H. Arendt : sous l’influence de l’autorité légitime, on peut perdre son libre arbitre et en venir à commettre le pire (4)…

La servilité suffirait donc à transformer un individu ordinaire en un bourreau?! Pour en avoir le cœur net, le psychosociologue Stanley Milgram va monter une expérience très célèbre. Grâce à une ruse expérimentale très ingénieuse, la preuve est faite?: n’importe quel quidam peut, sous les directives d’une autorité légitime, se mettre à martyriser un individu qu’il n’avait jamais vu auparavant. L’enquête va avoir un retentissement extraordinaire, et donner lieu à plusieurs tentatives de reproductions .

Les premières études sur la soumission volontaire datent d’une époque où le mot « autorité » à un sens : le pouvoir était fort, l’autorité légitime. Ce pouvoir était alors représenté par des institutions comme l’Etat, l’armée, l’Eglise, ou même la science dont la légitimité n’était guère contestée (5).

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis quelques décennies déjà, sociologues et philosophes s’accordent pour diagnostiquer un « déclin de l’autorité ?» dans nos sociétés. Dans la famille, l’entreprise, à l’école, le mouvement de démocratisation a fait son œuvre et sapé les bases des anciennes hiérarchies. Nous sommes censés vivre dans une société où les individus seraient bien plus libres et autonomes que leurs aînés. Dans ce contexte, la soumission volontaire devrait logiquement s’estomper et disparaître (6) pour ne laisser place qu’à la soumission contrainte?: celle qui résulte des obligations qui pèsent sur nos vies?: respecter les lois, faire des études, gagner de l’argent, etc.

«Taille 38, le voile des femmes occidentale »

Mais si tout cela n’était qu’illusion ? Et si, derrière les apparences des libertés conquises, de nouvelles servitudes s’étaient imposées à nous ? Si une nouvelle soumission volontaire s’était imposée à nous : une soumission d’autant plus pernicieuse qu’elle prend le visage du choix libre et conscient.

Ne voit-on pas dans les rues de plus en plus de jeunes femmes se couvrir la tête d’un voile – et accepter souvent librement de se soumettre à un rite religieux (rappelons que « islam » veut justement dire « soumission»). A l’inverse, ne voit-on pas d’autres jeunes femmes « libérées » se soumettre à des régimes drastiques pour se conformer à un modèle physique («?Taille 38, le voile des femmes occidentales?», ironisait la sociologue Fatema Mernissi (7)). On voit des hommes et des femmes s’imposer de dures séances de musculation dans des salles de sports, d’autres s’infliger des régimes, des fumeurs accepter de bonne grâce les interdits sur le tabac… L’essor des techniques de développement personnel et du coaching serait une marque évidente de cette puissance grandissante de l’autocontrôle. Tout cela pour se conformer à des normes auxquelles personne ne nous contraint mais qui semblent s’imposer à tous.

Dans l’entreprise aussi semble régner une nouvelle forme de soumission. Le nouveau management est entré depuis trente ans dans une nouvelle phase. La hiérarchie et le commandement ont laissé place à l’autonomie, à la responsabilité des cadres et des employés. Faut-il en conclure pour autant que les salariés sont devenus des victimes consentantes?

Dans Critique des nouvelles servitudes, un collectif d’auteur, sous la houlette du philosophe Yves Charles Zarka, se regroupait autour d’un même constat : « La figure du maître a changé : ce n’est plus un maître personnel, un tyran, qui tiendrait sous son pouvoir une multitude effrayée, mais un maître anonyme, sans visage et sans nom propre qui, par de nouvelles voies (processus, consensus, production d’idéaux ou de croyances, etc.), instaure une domination d’un nouveau genre et de nouvelles servitudes (8). » Les auteurs s’employaient à appliquer l’idée de nouvelles servitudes à la sexualité, l’entreprise ou la consommation de masse (9). On n’est pas obligé de partager l’idée – qui frise presque la théorie du complot – selon laquelle un maître anonyme et sans visage est tapi dans l’ombre et tire les ficelles de nos comportements.

Le gouvernement de soi

Mais l’idée de servitude volontaire a le mérite d’attirer l’attention sur deux phénomènes clés de nos sociétés. Le premier relève de la transformation du pouvoir. Nous sommes entrés dans des sociétés moins gouvernées par la loi et l’autorité que par la norme et le consentement. A cela s’ajoute l’emprise croissante dans nos vies de ces grands « attracteurs » que sont la télévision, Internet, les supermarchés, les loisirs, qui ne sont plus des institutions d’encadrement des masses mais des dispositifs de séduction et de captation des publics (10).

Du coup, l’individu est moins commandé mais plus sollicité, moins contrôlé mais plus convié. Elève ou salarié, citoyen ou consommateur, nous sommes soumis à beaucoup de pressions amicales, de techniques de persuasion, d’impératifs obligatoires. Autant de sollicitations qui enjoignent l’enfant de travailler à l’école, les salariés de s’activer, le citoyen de trier ses ordures, le consommateur de s’acheter d’urgence un smartphone.

Soumis à de multiples sollicitations, l’individu en vient à développer des dispositifs d’autocontrôle pour gérer sa vie, son travail, ses loisirs, ses relations. Ce que Michel Foucault nomme le « gouvernement de soi ». Des tentatives – pas forcément inconscientes, par forcément manipulées par des forces occultes – pour tenter de piloter sa vie dans un monde de normes, de contraintes, de sollicitations multiples.

NOTES :

(1) Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, 1890, rééd. Kime, 1993.

(2) Ce thème sera repris par Emile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, rééd. Puf, 2008.

(3) T.W. Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire, 1950, rééd. Allia, 2007.

(4) Voir Jean-François Dortier, « La banalité du mal revisitée », Sciences Humaines, n° 192, avril 2008.

(5) Mais elle pouvait déployer des moyens inédits de propagandes. Elle exerçait une sorte de fascination pour le chef, subjugation pour une foule que l’on considérait apathique et facilement influençable.

(6) De fait, les femmes se sont libérées du joug masculin, les enfants n’acceptent plus sans contester le père tout-puissant. D’où les inquiétudes d’une société incontrôlée, anarchique et un appel à un retour de l’autorité.

(7) Fatema Mernissi, Le Harem et l’Occident, Albin Michel, 2001.

(8) Y.C. Zarka et al., Critique des nouvelles servitudes, Puf, 2007

(9) Voir R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, La Soumission librement consentie, 6e éd., Puf, 2010.

(10) F. Cochoy, La Captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client…, Presses universitaires du Mirail, 2004.