C'est fou le nombre de choses que l'on comprend, lorsqu'on découvre
la théorie de l'engagement. Les techniques de manipulation qui
en découlent sont à la base du marketing, et les connaître
permet d'en déjouer bien des pièges ; mais les implications
de la théorie de l'engagement se cachent également derrière
chacune de nos décisions.
Que dit au juste cette théorie ?
« Seuls les actes nous engagent. Nous ne sommes donc pas engagés
par nos idées, ou par nos sentiments, mais par nos conduites
effectives».
De fait, si nous tergiversons souvent avant de prendre une décision,
pesant patiemment le pour et le contre, une fois la décision prise
et transformée en une conduite effective, nous aurons toujours
tendance à ne plus la remettre en cause. Et à rationaliser
cet acte, à le justifier même si l'on a parfois au fond de
nous le sentiment diffus de s'être trompé ou d'avoir été
trompé : « l'individu rationalise ses comportements en adoptant
après coup des idées susceptibles de les justifier. Nous
avons montré, par exemple, qu'une personne amenée par les
circonstances à tenir un discours en contradiction avec ses opinions
modifiait a posteriori celles-ci dans le sens d'un meilleur accord avec
sa conduite (le fait d'avoir tenu ce discours-là) », écrivent
J.L. Beauvois et R.V. Joule, auteurs d'un remarquable bouquin : "Petit
traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens".
Le danger, c'est que ce discours en contradiction avec nos opinions, adopté
après coup pour justifier nos actes, va être progressivement
intériorisé : « la réorganisation de l'univers
cognitif autour de la conduite dans laquelle l'individu est engagé
et l'accessibilité des concepts (a fortiori des informations, savoirs,
croyances, etc. en rapport avec eux), lui permettent de mieux se défendre
contre d'éventuelles attaques (contre-propagandes) visant à
mettre en cause la façon dont il s'est préalablement conduit.
» L'individu finit ainsi par être intimement persuadé
du bien-fondé de sa nouvelle opinion.
Supposons par exemple qu'un commerçant habile parvienne à
vous fourguer un nouveau gadget inutile (disons, au hasard, un téléphone
mobile de 3ème génération). Si vous constatez, le
mois suivant, qu'il ne vous est effectivement d'aucune utilité,
il y a fort à parier que vous n'irez pas pour autant avouer à
vos amis et collègues que vous vous êtes une nouvelle fois
fait berner. Vous aurez, au contraire, tendance à justifier votre
comportement d'achat. Vous arguerez ainsi, tel un vendeur inspiré,
que grâce à ce nouvel ustentile vous pouvez désormais
écouter Jean-Pierre Gaillard en Dolby-Stéréo et regarder
Jean-Claude Bourret sur Cyber-Cinq, une nouvelle Web-TV : « on peut
à ce propos se demander si l'une des fonctions essentielles des
images publicitaires, plutôt que d'appâter le client potentiel,
ce que l'on proclame, ne serait pas de conforter les clients effectifs
dans les comportements d'achats qu'ils ont déjà réalisés,
ce qu'on ne dit pas. » Celui qui a acheté un splendide PC
multimédia qui ne lui sert absolument pas vous expliquera néanmoins
tout ce qu'il PEUT faire avec son magnifique achat.
Ainsi sommes-nous faits : nous n'aimons guère avouer que nous nous
sommes trompés. C'est singulièrement vrai dans le domaine
professionnel : on rechigne ainsi généralement à
avouer à son supérieur hiérarchique qu'on est un
guignol et qu'on a choisi une solution technique complètement aberrante
pour tel ou tel projet. C'est pourquoi nous préfèrerons
toujours nous raccrocher à notre première décision
et à la défendre bec et ongles, au besoin par des mensonges
éhontés. On appelle "escalade d'engagement" «
cette tendance que manifestent les gens à s'accrocher à
une décision initiale même lorsqu'elle est clairement remise
en question par les faits. » Et si le monde de l'entreprise semble
souvent fonctionner en dépit du bon sens, c'est sans doute parce
que nul n'osera jamais avouer ouvertement que telle ou telle directive
était une véritable idiotie : « les persévérations,
même les plus dysfonctionnelles, s'expliqueraient par le souci ou
le besoin qu'aurait l'individu d'affirmer le caractère rationnel
de sa première décision. Ainsi, continuer à investir
sur une filiale qui s'avère être un canard boîteux
aurait pour fonction d'attester du bien-fondé de la première
décision financière. Tout se passe comme si le sujet préférait
s'enfoncer plutôt que de reconnaître une erreur initiale d'analyse,
de jugement ou d'appréciation. »
C'est également, selon Beauvois et Joule, ce qui fait durer certains
couples qui auraient eu toutes les raisons de se séparer : «
les raisons de poursuivre la cohabitation, sinon l'alliance, furent nombreuses.
Il y eut d'abord les amis communs, puis vinrent l'éducation des
enfants et la maison achetée à crédit, jusqu'à
ce que ne demeure que la plus lourde d'entre elles : l'inaptitude à
vivre autre chose. A ne pas reconnaître cette raison, ils évitent
ainsi de reconnaître que les précédentes n'étaient
en définitive que les éléments d'un piège
abscons ou d'une dramatique escalade d'engagement. »
La caractéristique principale de ce que l'on nomme « piège
abscons » est que l'individu s'y retrouve « engagé
dans un processus qui se poursuivra de lui-même jusqu'à ce
qu'il décide activement de l'interrompre, si toutefois il le décide
». C'est la raison pour laquelle les services inutiles sont toujours
vendus sous forme d'abonnements reconductibles tacitement. Des expériences
l'ont montré : « les joueurs qui perdent le plus sont ceux
qui doivent dire "stop" et qui ne savent pas le dire. A l'inverse,
ceux qui doivent dire "allez" pour signifier qu'ils doivent
continuer, et par conséquent qui sont conduits à décider
à intervalles réguliers de poursuivre ou non le jeu, sont
ceux qui perdent le moins d'argent. »
Le boom de la téléphonie mobile a, par ailleurs, confirmé
un autre phénomène : l'importance que revêt le sentiment
de liberté dans nos comportements d'achat. Si une économie
de type soviétique avait imposé à chaque "camarade"
l'obligation d'acquérir, pour 100 francs par mois, un forfait Olaïev
qu'il s'engageait à utiliser deux heures par mois, elle n'en aurait
probablement pas vendu plus : « dans les très nombreuses
expériences où les chercheurs opposent une situation de
libre choix (fort sentiment de liberté) à une situation
de contrainte (faible sentiment de liberté) on constate qu'il n'y
a que très peu de différence - lorsqu'il y en a - pour ce
qui est des comportements réalisés ».
Pourquoi un sujet libre se comporte-t-il exactement comme un sujet contraint
? Le mystère est presque entier. Le manipulateur a beau rappeler
sans cesse au consommateur qu'il est libre d'acheter ou non ses merveilleux
produits, celui-ci sait très bien ce que le manipulateur attend
de lui. Et, curieusement, il s'y plie. « Il faut donc admettre qu'il
existe dans de telles situations des déterminants plus puissants,
et ces déterminants sont à rechercher dans la relation de
pouvoir qui lie [le manipulateur] et les sujets. »
Ce sentiment de liberté, notent également Beauvois et Joule,
joue un rôle primordial dans les phénomènes de persévération
des décisions : l'individu qui a pris sa décision sous la
contrainte se sentira nettement moins engagé par son acte que celui
qui l'a prise "librement". Un phénomène qu'intègrent
très bien les nouvelles formes de management : « on utilise
la technique de décision pour amener les travailleurs à
décider, en toute liberté, d'émettre des comportements
qui de toutes façons étaient requis ». Sachant qu'ils
remettront beaucoup plus difficilement en cause cette décision
(qu'ils ont prise "librement") que si elle leur avait été
imposée par leur hiérarchie.
Si cette théorie et ses multiples implications vous intéressent,
je ne peux que vous conseiller la lecture du "Petit traité",
un bouquin passionnant, et souvent drôle. Vous y découvrirez
aussi les petites manipulations quotidiennes (les techniques d'amorçage,
de pied dans la porte, de porte au nez).
Les comprendre, c'est aussi savoir s'en défendre.
Pierre Lazuly
31 mai 2000
"Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes
gens", de R.V. Joule et J.L. Beauvois, Presses Universitaires de
Grenoble, 1987, 85 francs.
Les Chroniques du Menteur sont sur le site http://www.menteur.com
http://www.menteur.com/chronik/000531.html
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