Psychologie
Peut-on influencer quelqu'un au point de l'amener à modifier
en toute liberté, sans avoir à exercer sur lui de pressions,
ni même sans avoir à le convaincre, ses décisions
ou son comportement ?
Comment le cadre peut-il conduire le changement sans pour autant l'imposer
?
Ce problème de psychologie sociale et plus précisément
de la psychologie de l'influence a été mis en évidence
par plusieurs auteurs dont J-L BEAUVOIS et R.V JOULE [1] qu'ils ont nommé
la "soumission librement consentie". Ils se sont intéressés
aux problèmes de manipulations et d'influences auxquelles nous
sommes quotidiennement confrontés.
Persuasion ou manipulation ?
Tout repose sur le fait que l'on part du postulat que l'homme est rationnel
et qu'il agit en fonction de ses idées. Kurt LEWIN [2](1947)
nous explique que lorsqu'on veut obtenir d'autrui qu'il modifie ses
idées ou change ses comportements, plutôt que d'adopter
une stratégie qui repose sur la persuasion, il est souvent plus
efficace d'opter pour une stratégie dite "comportementale".
Cette dernière consiste en l'obtention d'entrée de comportements
préparatoires à ce changement. Et si l'on veut induire
des changements de comportements avec quelque chance de succès,
mieux vaut alors opter pour des stratégies qui reposent sur une
obtention d'actes. Même s'ils paraissent dérisoires, ces
derniers engagent celui qui les émet, rendant ainsi plus probable
l'obtention du comportement attendu. Ces stratégies d'influence
reposeront donc, dans une situation donnée, sur l'obtention de
décisions susceptibles d'affecter dans le sens souhaité,
les choix, les opinions ou les comportements à venir.
Soumission sans pression et soumission forcée
Ces actes attendus ou plus directement appelés "extorsion
de comportements du sujet" peuvent être répartis en
deux catégories :
Soumission sans pression :
comportements extorqués au sujet qui ne sont pas problématiques.
Ainsi, combien de fois avons nous accepté de garder la valise
de quelqu'un qui devait s'absenter pour téléphoner ou
de changer provisoirement de poste de travail pour remplacer un collègue
momentanément absent ? Ici, la soumission est sans pression puisque
peu coûteuse mais que nous n'aurions peut-être pas accepté
spontanément.
Soumission forcée :
comportements extorqués au sujet qui sont plus problématiques
et plus coûteux. A titre d'exemple FREEDMAN et FRASER [3] (1966)
nous montrent comment des ménagères ont été
conduites à accepter l'implantation dans leur jardin d'un encombrant
panneau en faveur de la sécurité routière. Alors
que 16 % des ménagères acceptent spontanément lorsqu'on
leur en fait la demande, 76% y consentent lorsque l'expérimentateur
leur demande une semaine avant de poser un simple autocollant chez elles
sur la prévention routière. Ainsi, afin d'accroître
le taux d'acceptation, on fait précéder un comportement
moins coûteux, avant d'extorquer le comportement souhaité.
Aussi, combien de cadres dans l'exercice de leurs fonctions ont-ils
été amenés à demander à leurs agents
de changer de roulements, de revenir sur des jours de congés,
voire plus ? En termes de management des ressources humaines et surtout
de gestion quotidienne des roulements, la soumission librement consentie
et la soumission forcée peuvent être des outils très
utiles au cadre...
"Pied dans la porte" et amorçage
L'expérience citée précédemment illustre parfaitement
la technique dite du "pied dans la porte". Son principe est
simple puisqu'il consiste à demander peu dans un premier temps
pour tenter d'obtenir beaucoup par la suite.
L'exemple le plus célèbre est celui du supermarché
[4]. Un premier expérimentateur demande à des ménagères
de lui garder son sac de courses afin qu'il puisse retrouver tantôt
le billet d'un dollar (faible justification) qu'il a perdu ou de retrouver
tantôt le portefeuille garni de billets (forte justification)
qu'il a perdu. Après un moment d'absence, un paquet tombait du
sac à provisions d'un second expérimentateur qui passait
par-là. Les ménagères allaient-elles lui signaler
la perte de son paquet ? En fait, en l'absence de préparation,
seulement 35 % des ménagères ont agi alors qu'avec préparation
85 % des ménagères ont agi. Par contre, les ménagères
ayant été sollicitées avec une justification forte
(portefeuille rempli d'argent) n'ont guère plus agi que celles
avec une sollicitation faible. C'est ici d'ailleurs que l'on mesure
le processus d'engagement qui n'est pas le même selon les individus
et les situations.
Toujours en déduction de ce modèle d'approche, on observe
que le fait de "toucher" physiquement les gens lors d'une requête
augmente leur taux d'acceptation. C'est ce que l'on a appelé le
"pied dans la porte avec toucher" dans les années 1980.
Quant à la seconde technique de soumission sans pression, l'
"amorçage" [5], celle ci va plus loin puisqu'il s'agit
d'obtenir d'un individu qu'il prenne une décision sans en connaître
le coût réel ou sur la base d'avantages fictifs. C'est
souvent le cas lorsqu'on est confronté à des vendeurs
d'automobiles qui soit proposent une remise de 2000 euros alors qu'évidemment
ils oublient de dire que cette remise est épuisée (mensonge
par omission) ou proposent une livraison du véhicule le jour
même alors que cela ne sera pas possible (mensonge réel).
Ainsi, après avoir pris la décision, on annonce les faits
réels afin que la personne reste quand même sur la même
position. Le sujet ici, reste libre de ses actes.
Encadrement et dissonance cognitive
Combien de fois les cadres dans l'exercice de leurs fonctions sont-ils
amenés à informer les personnels de décisions qui
leur déplaisent ? Combien de fois sont-ils obligés de
gérer ce que l'on appelle communément des injonctions
paradoxales ? L. FESTINGER [6] (1957) a tenté de rendre compte
de ce phénomène à partir de sa théorie de
la dissonance cognitive. Selon lui, "l'existence simultanée
d'éléments de connaissance (cognition) qui, d'une manière
ou d'une autre ne s'accordent pas (dissonance), entraîne de la
part de l'individu un effort pour les faire, d'une façon ou d'une
autre, mieux s'accorder (réduction de la dissonance)".
En fait, la dissonance cognitive correspond à un état
de tension intérieure résultant d'une coexistence discordante
entre des opinions acquises et des faits nouveaux. FESTINGER dénombre
quatre types de dissonances cognitives :
la première comme conséquence de décisions prises,
la seconde comme introduite par un fait accompli,
la troisième résultant d'un effort,
et la dernière émanant d'une tentation.
Dans ce dernier cas, la théorie de la dissonance cognitive permet
d'expliquer que l'individu en question aura une attitude plus indulgente
qu'auparavant.
Ainsi combien de fois dans l'attribution des congés d'été,
ceux qui se sont vus attribuer les meilleures périodes se sentent
prêts à abandonner d'autres périodes tout aussi
favorables comme les congés de Noël ?
Aussi, la théorie de la dissonance cognitive a surtout l'intérêt
de montrer au cadre de santé comment les individus agissent pour
réduire l'état de perturbation engendré par des décisions
dissonantes soit :
* en modifiant la cognition, c'est-à-dire en changeant d'idée
à propos de la situation nouvelle : j'affiche des idées
très libérales et je refuse tout changement de planning,
* en réduisant le système d'évitement pour se protéger
: il manque régulièrement du matériel dans le service,
le cadre fait une information sur la nécessité de changer
certaines pratiques pour économiser, on lui rétorque que
c'est la direction qui ne donne pas assez de budgets,
* enfin, en sélectionnant des informations qui les conviennent
en changeant de comportement face à la nouvelle situation : je
refuse d'apprendre la démarche des diagnostics infirmiers parce
que contraire à ma conception des soins mais j'accepte d'apprendre
la technique des transmissions ciblées avec diagnostics infirmiers
puisqu'elle me fait gagner du temps.
Ainsi, le besoin de cohérence explique la tendance des individus
à organiser de la façon la plus optimale, à la
fois les opinions et la manière de comprendre le monde de façon
à se comporter en conséquence. On sait aujourd'hui que
la théorie de la dissonance cognitive doit être intégrée
dans le cadre d'une théorie plus générale : la
théorie de l'engagement.
En conclusion
Le concept de soumission librement consentie reflète une certaine
réalité. Les techniques de "pied dans la porte",
d'"amorçage" et bien d'autres sont assez courantes dans
la vie sociale et peuvent constituer des atouts précieux pour le
cadre de santé puisqu'elles peuvent, plus souvent qu'on ne le croit,
se substituer à l'exercice de l'autorité. Et il est nécessaire
ici de rappeler qu'elles ne peuvent s'utiliser que dans un contexte de
liberté puisque l'homme engagé est un homme libre ou qui
se sent libre. C'est d'ailleurs ce qu'affirmait MOZART avec cet adage
: "De la contrainte d'accepter, naît la liberté !".
REFERENCES :
1 JOULE R.V., BEAUVOIS J.L. Petit traité de manipulation à
l'usage des honnêtes gens, Editions Presses Universitaires de
Grenoble, 1987.
2 LEWIN, Kurt, in JOULE & BEAUVOIS, "La psychologie de la soumission",
Revue La Recherche, n° 202, Septembre 1988.
3 in JOULE & BEAUVOIS, 1988.
4 URANOWITZ in JOULE & BEAUVOIS, 1987.
5 CIALDINI, R.B., Influence et manipulation, Ed. Firsi, 1990.
6 FESTINGER L., ARONSON E. "Eveil et réduction de la dissonance
dans les contextes sociaux" in LEVY A., Psychologie sociale, textes
fondamentaux anglais et américains, Tome 1, Edition Dunod, 1980.
Origine : http://www.cadredesante.com/spip/article.php3?id_article=63
Et http://www.prevensectes.com/manip1.htm
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