L'adhésion à une secte entraîne souvent chez les
nouveaux adeptes un changement radical de comportement. Tandis que leur
entourage s'en étonne et y voit la marque d'une influence extérieure,
les intéressés s'affirment libres et indemnes de toute
contrainte. Deux chercheurs français expliquent cette contradiction
par le recours à des méthodes de manipulation mentale.
Lorsque quelqu'un «entre» dans une secte (ou, plus exactement,
se fait «harponner» par une secte), son entourage immédiat
est frappé par la radicalité du changement de ses propos
et de son comportement. On ne le reconnaît plus ; ce n'est plus
le même. Et dans le même temps, le nouvel adepte s'affirme
libre et dégagé de toute contrainte. «Personne ne
m'oblige à faire quatre heures de sauna par jour» (pendant
deux semaines !), disait un jeune scientologue pendant sa période
de «purification»...
Les sectes utilisent, c'est bien connu, des techniques très élaborées
de «mise en condition», et qui ont fait leurs preuves. On
peut, hélas, le constater. Mais on aimerait comprendre «comment
ça marche» et pourquoi certains sont toujours dans la secte
après plusieurs années alors que d'autres ont décroché
au bout de quelques mois...
Psychologie de la soumission
Quels sont les mécanismes et les facteurs qui font que des personnes
en arrivent à faire, en toute liberté, ce que d'autres
souhaitent qu'elles fassent ?
Les recherches théoriques sur la psychologie de la soumission
appartiennent à des courants de pensée différents
et se sont beaucoup développées, aux Etats-Unis notamment,
depuis plusieurs décennies. Deux français, chercheurs
en psychologie sociale et professeurs d'université, Robert-Vincent
Joule et Jean-Léon Beauvois, ont tenté d'en faire la synthèse.
Ils sont les auteurs, entre autres ouvrages, d'un «Petit traité
de manipulation à l'usage des honnêtes gens» (presses
universitaires de Grenoble, 1987 -231 p.), livre savoureux et impresionnant
qui remet en cause les schémas traditionnels du fonctionnement
psychologique. Ils ont également publié dans «La
Recherche» (n°202, septembre 1988) un article intitulé
«La psychologie de la soumission», contribution solide et
d'une lecture facile qui ouvre des horizons dans l'approche théorique
de la manipulation mentale. Nous en donnons ici les idées essentielles
dans les termes mêmes de l'article.
La manipulation mentale
De nombreuses expériences, longuement décrites par Joule
et Beauvois, permettent d'affirmer que «lorsque l'on veut obtenir
d'autrui qu'il modifie ses idées ou change ses comportements,
plutôt que d'adopter une stratégie qui repose sur la persuasion,
il est souvent plus efficace d'opter pour une stratégie dite
"comportementale" qui consiste à obtenir d'entrée
des comportements préparatoires à ce changement».
Ces stratégies «comportementales» sont des stratégies
de manipulation puisqu'elles permettent par des moyens détournés
d'infléchir les comportements d'autrui comme de peser sur ses
idées et ses convictions.
La théorie de l' «engagement» permet de comprendre
les mécanismes psychologiques sur lesquels repose l'efficacité
de ces stratégies comportementales.
Deux exemples de stratégies comportementales
Premier exemple : « le pied dans la porte »
Principe : demander peu dans un premier temps pour tenter d'obtenir
beaucoup ensuite.
Exemple : demander l'heure à un passant avant de lui demander
deux francs pour téléphoner.
Il est vérifié que la réalisation d'un comportement
préparatoire peu coûteux (généralement accepté
par la quasi-totalité des personnes sollicitées) augmente
significativement la probabilité que ces personnes réalisent
ensuite le comportement visé. A noter que les décisions
sont prises dans une totale liberté.
Deuxième exemple : « l'amorçage »
Principe :
a) amener une personne à prendre la décision de réaliser
un comportement dont on lui cache provisoirement le coût réel
(information différée) ;
b) quand la décision est prise, on complète l'information
(ce qui rend la décision moins attrayante) ;
c) on dit à la personne qu'elle peut revenir sur sa décision
;
d) l'effet d'amorçage se traduit par le fait que la personne
tend à maintenir sa décision en dépit des dernières
informations.
Exemple : des étudiants sont invités à participer
à une brève expérience de psychologie. La plupart
acceptent. Ils apprennent ensuite que cette expérience aura lieu
à sept heures du matin. Ils sont alors invités à
retirer ou à confirmer leur engagement.
Les étudiants en question ont accepté une deuxième
fois en bien plus grand nombre que ceux d'un groupe parallèle
(de contrôle) auxquels on avait dit tout de suite que l'expérience
aurait lieu à sept heures du matin.
Les effets des stratégies comportementales
Sur le plan des actes (effet comportemental), on constate qu'un individu
peut adopter en toute liberté des comportements nouveaux allant
dans le même sens après avoir réalisé ceux
que l'expérimentateur (ou le «formateur») lui a extorqués.
Sur le plan des idées (effet cognitif), ces comportements sont
susceptibles d'engendrer des modifications sur les croyances et les
opinions de celui qui les a réalisés.
On imagine facilement tout le profit que les sectes peuvent tirer de
ces mécanismes psychologiques, principalement au plan de l'auto-persuasion
!...
Théorie de l'engagement
Cette théorie a été présentée par
C.A. Kiesler de l'université du Kansas en 1971. Elle repose sur
la notion de «persévération» d'une décision.
L'engagement, c'est le lien qui existe entre un individu et ses actes.
C'est un phénomène «d'adhérence» de
l'acte à celui qui l'émet. Seuls nos actes nous engagent
et seules les décisions s'accompagnant d'un sentiment de liberté
donnent lieu à des effets de persévération, conséquence
de l' «engagement».
On peut moduler les degrés de l'engagement en jouant sur certains
facteurs :
* le sentiment de liberté qui est associé à l'acte,
* les justifications fournies par l'environnement sous forme de menace
ou de récompense. (Il va de soi qu'aux plus fortes menaces ou
récompenses sont associés les plus faibles degrés
d'engagement),
* le caractère privé ou public de l'acte,
* la répétition du même acte,
* le sentiment de l'individu qu'il peut ou ne peut pas revenir sur le
comportement qu'il est sur le point d'émettre,
* le caractère plus ou moins coûteux de l'acte.
« Être engagé » s'oppose à « s'engager
». Ce n'est jamais l'individu qui s'engage de lui-même dans
un acte mais c'est bien l'expérimentateur (ou le «formateur»)
qui, en manipulant les circonstances dans lesquelles l'acte va être
accompli, engage ou n'engage pas l'individu dans l'acte qu'il réalise.
De même, « être engagé dans un acte »
s'oppose à « s'engager dans une cause ».
Une soumission librement consentie
Les expériences rapportées dans cette étude autorisent
à conclure que « l'on peut obtenir d'autrui qu'il se comporte
comme on le souhaite, sans avoir recours à l'autorité,
aux pressions, ni même à la persuasion. On peut donc exercer
une telle influence sur autrui sans que celui-ci ait à mettre
en doute cette liberté qu'il a appris à considérer
comme l'un de ses attributs essentiels ».
L'individu « engagé » est un individu libre ou qui
se sent libre. C'est la raison pour laquelle Joule et Beauvois ont proposé
pour désigner ce phénomène le concept paradoxal
de « soumission librement consentie ».
Ces expériences de psychologie sociale et les théories
qui en découlent bouleversent les schémas traditionnels
qui donnent la primauté au cognitivisme (à la persuasion)
pour modifier avec succès les comportements des individus.
Et pourtant, depuis longtemps déjà, la sagesse populaire
nous en avait averti : il y a risque à « mettre le doigt
dans l'engrenage » !...
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Origine : http://www.unadfi.org/sectes/soumission.htm