|
Origine : http://mondialisme.org/spip.php?article1109
Course au profit, nouveau « management » et
mise en danger des salariés
Après l’affaire de la caisse noire de l’Union
des industries métallurgiques et minières (UIMM),
un autre scandale vient éclabousser le patronat : il concerne
la médecine du travail. Les services interentreprises de
santé au travail (SIST) sont actuellement au cœur d’une
affaire de financements occultes. Les médias ont révélé
que le patronat puise allègrement dans les caisses pour des
dépenses qui n’ont rien à voir, ni de près,
ni de loin, avec la médecine du travail : ici des biens immobiliers
pour le Medef local, là des services de secrétariat,
ailleurs des voitures de fonction. En outre, les pressions et autres
« tentatives de déstabilisation » à l’égard
des médecins trop favorables aux salariés et dénonçant
la souffrance au travail, éclatent au grand jour. Il s’agit
rarement de licenciements, mais plutôt de harcèlement,
de violences verbales voire physiques, de mutations d’office,
de plaintes déposées à l’ordre des médecins
(1). Il y a là en soi un scandale : ces médecins du
travail sont employés par le patronat, et donc dépendants
de lui, alors qu’en fait, rémunérés par
les cotisations sociales (« salariales » et «
patronales »), c’est-à-dire par le salaire indirect
des travailleurs, ils devraient être au service des salariés
et de leurs droits, en toute indépendance vis-à-vis
du patronat.
Cette affaire intervient alors que la médecine du travail
est un secteur lui-même en souffrance, puisque le manque de
personnels y est criant : on dénombre 6 774 médecins
et 2 965 infirmiers pour 15 300 900 salariés (2)... Or, il
y a un contraste monstrueux entre les carences de la médecine
du travail et les pathologies physiques et psychiques provoquées
par les conditions de travail. Ravages de l’amiante, ulcères,
cancers, dépressions, troubles musculo-squelettiques (en
tel développement depuis les années 1990 que des spécialistes
évoquent une épidémie engendrée par
l’intensification du travail (3) : il y a là autant
de maux nés du travail en système capitaliste. La
souffrance au travail n’est certes pas nouvelle, mais certains
de ses avatars sont pour une part inédits. Si la médecine
du travail n’a pas les moyens humains et matériels
pour faire correctement face à ces fléaux, la pénibilité
du travail et la dégradation de la santé qui en résulte,
vécues en silence par les travailleurs et peu mises en avant
par les syndicats eux-mêmes, sont devenues un champ de recherche
nourri par des psychologues, psychiatres, ergonomes, économistes
et sociologues. C’est ce dont témoignent de nombreuses
publications et la sortie récente d’un excellent et
édifiant documentaire, J’ai (très) mal au travail
(4).
Les différentes formes - physiques et psychiques - de souffrance
au travail résultent des systèmes de production adoptés
par les entreprises capitalistes. Au taylorisme s’est progressivement
combiné, sans le faire disparaître, un nouveau productivisme,
appelé aussi « productivisme réactif »,
engageant de plus en plus l’individu au service de l’entreprise.
Ces modes de production s’accompagnent d’un discours
« managérial », qui n’est pas seulement
une rhétorique mais se révèle être en
fait une véritable construction idéologique destinée
à l’asservissement de ceux qui n’ont pour vivre
que la vente de leur force de travail.
Modes de production, techniques managériales et
idéologie capitaliste
Persistance du taylorisme
On estime que 25 % des salariés en France travaillent toujours
selon un mode de production strictement tayloriste : travail répétitif,
encadré par des normes extrêmement contraignantes et
sans aucune autonomie pour le salarié, placé sous
la férule d’un contrôle disciplinaire et aliéné
par l’automatisme de la tâche. C’est bien sûr
le cas des ouvriers sur les chaînes de production et de conditionnement,
mais aussi des caissiers et caissières, de manutentionnaires,
de salariés de la restauration rapide... Dans ces régimes
à tension extrême, les travailleurs sont contrôlables
à chaque geste et en permanence. Telle est aussi la situation
des salariés des centres d’appel qui, pendant leurs
échanges téléphoniques avec leurs clients,
entendent aussi la voix de leur supérieur hiérarchique
les corrigeant ou les sermonnant. On imagine le stress qu’un
tel interventionnisme peut engendrer chez ces salariés, par
ailleurs extrêmement précarisés.
Certes, le contrôle de chaque tâche parcellisée
n’est pas nouveau. Mais la gestion informatisée a permis
de le renforcer considérablement, l’ordinateur pouvant
déterminer avec une rigoureuse précision le rendement,
les arrêts dans le travail, les erreurs commises, etc. Toutes
les tâches sont formatées, jusqu’au sourire lui-même
taylorisé - dans certaines branches en contact avec la «
clientèle », on demande aux salariés de sourire
de telle ou telle façon ; des fiches de poste consignent
aussi la manière dont il faut regarder le client dans les
yeux. Il s’agit ainsi de normer ce qu’il y a de plus
personnel dans l’expression de soi et la relation à
autrui (5).
« Productivisme réactif » et «
management participatif »
Le « productivisme réactif », théorisé
dans les années 1960 mais réellement implanté
en France à partir des années 1980-1990, se fonde
quant à lui sur la polyvalence, soit l’obligation faite
aux salariés d’occuper plusieurs postes - c’est
la raison pour laquelle trois salariés sur cinq déclarent
devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre
non prévue -, le « juste-à-temps » (stocks
réduits au minimum, flux tendus, réactions très
brèves aux demandes des donneurs d’ordre) et l’objectif
de « qualité totale » pour une production «
au plus juste » (6). Ce système de production induit
une intensification du travail, en raison des objectifs «
zéro défaut », des cadences élevées
et de la rigueur des délais qu’il suppose. En effet,
cette nouvelle ère est marquée par les technologies
de l’information et de la communication (téléphonie,
informatique, Internet...), qui reposent sur l’instantanéité.
Par là même, les entreprises imposent de plus en plus
à leurs salariés de travailler selon le mode de l’immédiateté
et de l’urgence, au point que l’on parle désormais
d’activités « TTU » ( « très
très urgentes »)... Il s’agit de pressurer le
temps et, par conséquent, de mettre les travailleurs sous
une pression permanente : suppression des temps morts, diminution
des moments de récupération, travail masqué
(prise d’informations pendant le temps officiel de la récupération
par exemple...). À cela s’ajoute la flexibilité
du temps de travail, qu’ont renforcée les lois Aubry
en accroissant l’irrégularité des horaires,
ce qui empêche toute maîtrise du temps quotidien : un
salarié sur cinq ignore ses horaires du mois à venir
; un sur vingt ne connaît même pas ses horaires du lendemain
(7). La sous-traitance est elle aussi source de forte dérégulation
dans les horaires et l’organisation annuelle du travail pour
le salarié.
Ce système s’adosse sur des méthodes managériales,
dites de « gestion des ressources humaines », particulièrement
sournoises. Elles assurent que la logique disciplinaire propre au
taylorisme n’a plus lieu d’être : les salariés
ont officiellement une marge d’autonomie qu’ils doivent
consacrer au bon fonctionnement de l’entreprise. Le principe
du « management affectif » ou « participatif »
consiste donc à rattacher le salarié à sa «
boîte », à tous les niveaux de la hiérarchie.
C’est une implication maximale, une mise au service corps
et âme, que l’on requiert du travailleur. Cette exigence
d’engagement total passe, par exemple, par l’obligation
d’une « formation continue », moins formation
du travailleur qu’entretien et développement du «
capital humain » tout entier asservi à la logique du
profit de l’entreprise, exigence elle-même génératrice
de dévalorisation de soi, de stress, de culpabilisation...
Elle s’illustre aussi, pour les cadres notamment, par des
« séminaires de motivation » qui ont lieu le
plus souvent en dehors des heures de travail, le week-end en particulier.
Le système engendre ainsi des immixtions dans la sphère
privée, comme l’illustre le développement du
travail à domicile, le soir ou le week-end, au moyen notamment
de l’ordinateur qui sert d’objet-fétiche à
l’entreprise et permet à celle-ci de suivre son employé
jusque chez lui. S’il arrive donc qu’on « offre
» l’ordinateur au salarié, c’est pour mieux
l’atteler à son entreprise, à n’importe
quelle heure du jour et n’importe quel moment de la semaine
: un retour sur investissement en quelque sorte. D’après
un sondage réalisé pour Les Échos, 40 % des
actifs - des cadres, mais aussi d’autres catégories
professionnelles - emportent du travail en week-end (8). Ici réside
le comble de l’aliénation : obliger le salarié
à se vouer entièrement à son entreprise et
lui faire croire que là est sa libération, sa raison
de vivre. C’est là un approfondissement de ce que Marx
appelait la « subordination réelle du travail au capital
», l’individu étant appelé à investir
toutes ses capacités au service du capital, jusqu’à
s’y perdre.
L’allégeance à « l’esprit maison
»
L’allégeance du salarié à son entreprise
devient un critère majeur pour le recrutement. On propose
par exemple aux postulants à un emploi de participer à
des jeux de rôle, destinés à sélectionner
ceux qui s’y prêtent avec le plus de soumission. En
entrant dans l’entreprise, le salarié doit revêtir
une nouvelle identité, tout entière asservie à
la compétitivité de la « boîte ».
Pour ce faire, les questionnaires des recruteurs s’immiscent
très loin dans la vie privée des postulants. Pour
exemple, dans un questionnaire d’embauche de l’entreprise
Carrefour, on demande au candidat la composition de sa fratrie,
la nature de ses lectures, s’il est optimiste ou pessimiste,
s’il a de la chance dans la vie, s’il exerce une activité
dans un mouvement quelconque, comment il définirait son caractère,
quelles sont les personnes (avec noms, adresse et téléphone)
qui pourraient fournir des renseignements à son sujet (9)
! Autre exemple : un tribunal a jugé que le groupe Intermarché
pouvait être assimilé à une secte ; la charte
des « Mousquetaires de la distribution » exige en effet
de ses candidats de privilégier leur entreprise au détriment
de leur famille ; un document interne parle à ce sujet de
« credo » et de « foi (10)
Selon le sociologue Paul Ariès, qui y voit une nouvelle
forme de totalitarisme, plus l’entreprise se déshumanise,
plus elle se pare des atours de ce que pourrait être une communauté
: ce qu’on appelle aussi « l’esprit maison ».
De plus en plus, on demande aux salariés de penser l’entreprise,
de vivre avec l’entreprise, de faire corps avec elle. Pour
intégrer le salarié, il arrive même qu’on
le « marque » à la gloire de l’entreprise,
comme en témoignent ces espèces de bracelets brésiliens
au nom de leur société que doivent porter certains
salariés. Chez Nike par exemple, il est bien vu que les employés
se fassent tatouer la cheville au logo de la marque (11) !
Tout est fait pour que les salariés s’approprient
les objectifs économiques de l’entreprise : «
Au-delà de leurs fonctions purement techniques, les outils
socio-techniques [flux tendu, amélioration permanente, qualité
totale...] jouent un rôle fondamental dans l’acceptation
sociale des obligations liées au flux tendu. Ils sont en
effet les moyens de faire partager concrètement aux salariés
subalternes les objectifs de l’entreprise [...] Ce sont des
objectifs généraux, ainsi que les exigences des actionnaires,
qui sont traduits en micro-objectifs locaux adaptés aux champs
des préoccupations des salariés, eux-mêmes enfermés
dans un espace social et technique restreint [...]. [Ils] constituent
les pratiques correspondant à l’idéologie de
la globalisation et à ses exigences compétitives,
voire à celles de ses actionnaires (12). » En raison
de cette intériorisation, l’employeur a moins besoin
de contrôle disciplinaire, avec contremaître en garde-chiourme,
puisque « le flic est dans le flux (13) ». Cet auto-contrôle
généralisé, qui culpabilise le salarié
et l’enchaîne aux performances de l’entreprise,
apparaît bel et bien comme un « système diabolique
de domination autoadministré, qui dépasse de très
loin les performances disciplinaires qu’on pouvait obtenir
par les moyens conventionnels de contrôle jadis (14). »
Une transparence totale est exigée du salarié - comme
en témoignent par exemple l’obligation de laisser la
porte de son bureau ouverte, le remplacement des murs par des cloisons
vitrées ou le travail « en plateau », quand tous
les salariés sont regroupés sur un même espace
sans séparation. Cette répartition spatiale doit faciliter
le contrôle mutuel des salariés et aiguiser, avec cette
mise en surveillance, leur mise en concurrence.
Individualisation, performance et évaluation : la
casse des métiers et de la solidarité ouvrière
L’atomisation : un combat patronal acharné
contre la lutte de classe
Ces méthodes de management prennent socle sur l’individualisation
croissante, qui fait des ravages chez les salariés, engendrant
de nouvelles pathologies liées au stress et à l’isolement.
L’individualisation de la relation salariale passe notamment
par la variabilité des rémunérations : «
L’employeur ne rémunère plus le poste, ou, pour
être plus précis, il ne rémunère plus
de la même façon tous les salariés occupant
le même poste : il rémunère chaque individu
selon la manière dont il tient le poste (15) » C’est
donc l’équivalent d’un retour déguisé
au salaire aux pièces, que Marx qualifiait déjà
comme « la forme de salaire qui correspond le mieux au mode
de production capitaliste (16) », car elle maximise l’intensité
du travail et exerce une pression à la baisse sur le niveau
moyen de salaires. En effet, elle entraîne « de grandes
différences quant aux revenus réels selon les différences
d’habileté, de force, d’énergie, de résistance,
etc., des travailleurs pris individuellement. (...) Le champ d’action
plus vaste que le salaire aux pièces offre au jeu de l’individualité
tend à développer d’une part l’individualité,
et par là le sentiment de liberté, l’autonomie
et le contrôle de soi chez le travailleur, et, d’autre
part, la concurrence des travailleurs les uns avec les autres et
les uns contre les autres. Le salaire aux pièces, tout en
élevant certains salaires individuels au-dessus du niveau
moyen, comporte donc une tendance à faire baisser ce niveau
lui-même (17). »
De fait, selon le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours,
spécialiste de psychopathologie du travail, les espaces de
rencontre et de camaraderie ont été réduits
à l’intérieur des entreprises. Les nouveaux
managers entendent éradiquer toute culture ouvrière,
toute solidarité entre salariés. Dans ce cadre, le
collègue devient un rival, parfois un adversaire - certaines
formations d’entreprise incitent à développer
un esprit d’agressivité à l’égard
de l’autre : c’est la culture et le vocabulaire belliqueux
propres à la « guerre économique » dont
les salariés doivent être les « petits soldats
». Dans le documentaire J’ai (très) mal au travail,
un représentant du MEDEF, très sûr de lui et
de sa rhétorique managériale, affirme tranquillement
: « Avant, pour se confronter aux autres, on avait la guerre.
Aujourd’hui on a l’entreprise. C’est peut-être
pas si mal. » En particulier, « apprendre aux gens à
éliminer leur coéquipier, ça ne peut pas donner
des syndicalistes (18) ». Il s’agit bien de faire voler
en éclats toute forme d’entraide entre travailleurs
et, en dernier ressort, de réfréner la lutte de classe.
Évaluation et concurrence généralisée
entre salariés
Y concourt également l’évaluation incessante,
qui aggrave la concurrence généralisée et contribue
à l’atomisation sur le lieu de travail. L’évaluation
tous azimuts tend en outre à remettre en cause les métiers
et les savoir-faire professionnels au profit d’autres critères,
regroupés sous le terme de « compétence »
: conformité à la norme « maison », disponibilité,
coopération, esprit d’initiative, engagement au service
de l’entreprise... L’évaluation devenue norme
absolue débouche sur un système de sanctions qui doit
être accepté et intériorisé par le salarié
; d’où les feuilles de chiffres, la quantification
de la « performance », les grilles de résultats.
Toute défaillance est interprétée comme «
manque de compétence, manque de sens des responsabilités
ou manque d’engagement (19) » et par là même
comme un échec individuel. Il faut en permanence atteindre
des objectifs ; ne pas y parvenir peut conduire à la hantise
de la relégation et à une forte déstabilisation
psychologique. « Le stress est d’autant plus fort que
les agents ont conscience au fond d’eux-mêmes qu’ils
n’arriveront pas à atteindre les objectifs fixés.
[...] Chaque fois qu’un salarié est confronté
dans l’urgence à des tâches pour lesquelles il
n’est pas suffisamment préparé ou doté
de moyens conséquents, chaque fois qu’il ne peut obtenir
l’aide de ses collègues ou supérieurs et qu’il
n’est pas reconnu dans sa fonction, il risque de connaître
des troubles de santé d’ordre psychosomatique (20).
»
Pathologies physiques et psychiques : souffrance, maladies
et accidents de travail
Accroissement des maux psychiques, persistance des maux
physiques
Individualisation, évaluation permanente, course à
la performance, tendance à la disparition des solidarités
peuvent conduire à une extrême fragilisation des travailleurs,
à un sentiment de solitude et de carence identitaire. On
estime que, chez les salariés, 34 % des femmes et 20 % des
hommes souffrent d’un excès de stress ou « surstress
» représentant un facteur de risque (21). De plus,
deux millions de salariés en France souffrent de maltraitance
et de harcèlement moral au travail. Dès lors, les
pathologies psychiques accompagnent le travailleur au quotidien,
affectant aussi son entourage : « Les études cliniques
montrent que la vie hors travail est pour une bonne part colonisée
par les exigences psychiques qu’implique la participation
à des stratégies défensives contre la souffrance
au travail (22). » Les répercussions, d’un point
de vue psychopathologique, peuvent toucher jusqu’aux enfants
des salariés concernés : « En particulier, la
perte des espoirs des parents quant à l’accomplissement
de soi par le travail et quant à la puissance émancipatrice
du travail se traduit presque immédiatement par des difficultés
cognitives ou des troubles du comportement de l’enfant à
l’école (23) . » Dans ces conditions, on assiste
à un cumul de contraintes pour les salariés : «
Les salariés qui enduraient seulement des contraintes mentales
(pression du client, tensions, etc.) voient s’ajouter des
contraintes physiques. Inversement, les contraintes mentales touchent
désormais les professions auparavant soumises uniquement
à des contraintes physiques (24). »
Car il ne faut pas croire au mythe de la modernisation qui aurait
rendu le travail « immatériel ». Les pénibilités
physiques sont toujours extrêmement présentes et fréquentes.
En France, 39 % des salariés déclarent porter ou déplacer
des charges lourdes ; 34 % assurent « rester longtemps dans
une posture pénible » ; 15 % disent subir des vibrations
ou des secousses - ils n’étaient que 8 % en 1984 (
25). Évidemment, les ouvriers sont à cet égard
les premiers concernés : 64 % déclarent porter ou
déplacer des charges lourdes (contre 30 % chez les non-ouvriers)
; 52 % travaillent dans la saleté (contre 18 %) ; 64 % disent
respirer des fumées ou des poussières (contre 21 %)
; 48 % sont en contact avec des produits dangereux (contre 21 %)
; 51 % affirment ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux (contre
27 %) ; 35 % déclarent devoir faire attention à des
signaux visuels ou sonores brefs, imprévisibles ou difficiles
à détecter (contre 15 %) (26).
L’usure des corps par le travail reste donc un fléau.
Ainsi, dans l’industrie chimique, des travailleurs ont-ils
« les doigts tellement usés qu’on peut voir la
chair à vif (27) » Dans le secteur du bâtiment,
il n’est pas rare qu’ouvriers et techniciens travaillent
60 à 64 heures par semaine au moment des gros chantiers.
« Évidemment, de telles durées sont inhumaines,
les hommes deviennent des zombies [...] ils ont 40 ans et en paraissent
60. On a vu [sur le chantier de construction du tunnel sous la Manche]
un conducteur de travaux de 56 ans passer sa sixième nuit
consécutive de 12 heures au fond du trou. Il était
complètement usé, mais ne voulait pas se plaindre.
“Ne dites rien, monsieur l’inspecteur, c’est mon
dernier chantier, sinon ils vont me virer (28).” »
Le scandale des maladies professionnelles que l’on
pourrait empêcher
À cette pénibilité physique du travail s’ajoutent
les maladies professionnelles, que les capitalistes tentent de camoufler
ou qu’ils ne font rien pour empêcher. 13 % des salariés
sont exposés à au moins une substance cancérogène
et, chaque année, plusieurs milliers de cancers sont attribuables
à des cancers d’origine professionnelle (29). On estime
que 100 000 personnes ont été victimes de l’amiante
et l’on prévoit encore 3 000 décès par
an d’ici 2025. Or, « dès 1906, un rapport soulignait
la forte mortalité des ouvriers des usines de tissage et
de filage de l’amiante. En 1945, un tableau des maladies professionnelles
liées à l’amiante est établi. En 1971,
une réunion se tient à Londres, où des “patrons
de l’amiante” prennent connaissance des études
scientifiques prouvant sa nocivité. En 1978, le Parlement
européen souligne le caractère cancérigène
de l’amiante. En 1982, le patronat décide de créer
le Comité Permanent Amiante (CPA), où siègent
aussi les syndicats. En 1986, les États-Unis demandent l’interdiction
de l’amiante. S’appuyant sur un rapport du CPA, la France
refuse. En 1991, l’Allemagne demande son interdiction en Europe,
mais le CPA et le lobby minier canadien font pression pour qu’il
n’en soit rien (la France est alors le 1er importateur d’amiante).
Il faudra attendre 1997 pour que soit enfin interdit l’usage
de l’amiante, soit 91 ans après le premier rapport
scientifique (30) » Pour autant, les patrons n’ont rien
appris de ce drame. Ils remplacent désormais l’amiante
par des fibres céramiques réfractaires (FCR) tout
aussi dangereuses pour la santé : elles provoquent les mêmes
maladies que l’amiante (épaississement de la plèvre,
lésions pleurales, cancers...). Bien que l’État
soit régulièrement informé des risques encourus
et de la haute toxicité de ces fibres, elles ne sont toujours
pas interdites.
De même, lors de l’épidémie de légionellose
(31), à l’hiver 2004, qui a tué 13 personnes,
l’usine Noroxo à l’origine de l’infection
s’était refusée à pratiquer des analyses
après la découverte des premiers cas ; malgré
la contamination, le site de l’usine n’a pas été
fermé un seul jour. Dans les secteurs industriels où
les risques liés aux produits toxiques sont importants pour
les salariés, des règlements existent qui sont censés
les protéger ou, tout au moins, leur permettre de se soigner.
Mais le recours au travail précaire et à l’intérim
permet aux patrons de contourner ces règlements. Ainsi, dans
certaines entreprises exposant au saturnisme, si un arrêt
de travail est prévu en cas de détection de quantité
trop importante de plomb dans le sang, il s’agit pour les
intérimaires d’un arrêt définitif : «
La boîte d’intérim ne renouve[le] pas la mission,
pour ne pas avoir à payer le congé obligatoire (32).
»
Accidents du travail et subterfuges du patronat
Même type de méthodes au niveau de la sécurité
censée protéger les salariés des accidents
du travail. Pour augmenter les cadences dans certaines usines, l’encadrement
peut aller jusqu’à couper les sécurités
des machines, qui parfois retardent passagèrement la production.
Les accidents du travail tuent chaque année deux millions
de personnes dans le monde. On dénombre en France environ
760 000 accidents du travail par an (33) ; deux personnes en meurent
chaque jour. Et l’on estime qu’au rythme actuel un salarié
sur dix environ sera victime d’une forme d’invalidité
avant d’atteindre sa retraite à cause des accidents
du travail (34).
Encore ces chiffres sont-ils sans doute bien inférieurs
à la réalité. En effet, la sous-évaluation
des maladies professionnelles et des accidents du travail est forte,
en raison de la sous-déclaration. Par exemple, alors qu’il
y a 2 500 décès par an dus à des asthmes d’origine
professionnelle, 50 % ne seraient pas déclarés (35).
L’angoisse de perdre son travail y est évidemment pour
beaucoup. Des études indiquent qu’en Île-de-France,
54 % des salariés ayant déclaré un asthme professionnel
ont perdu leur emploi dans un délai de deux à trois
ans (dont 40 % par licenciement pour « inaptitude »)
(36). De fortes pressions sont exercées sur les salariés
pour que, en cas d’incident, ils ne se rendent pas à
l’infirmerie et qu’en cas d’accident, ils ne le
déclarent pas. Par exemple, à EDF, la « méthode
zéro accident » consiste notamment à verser
des primes aux chefs d’unité pour qu’ils remplissent
cet objectif et ainsi exercent une pression considérable
auprès des salariés pour dissimuler les accidents
du travail (37). Le témoignage de cet ouvrier cariste dans
une usine métallurgique illustre parfaitement les procédés
mis en œuvre : « Quand quelqu’un est malade, la
maîtrise téléphone pour prendre des “nouvelles”.
Au passage, évidemment, le chef rappelle que ça coûte
cher à l’entreprise. Ensuite, s’il y a arrêt
de travail, le chef “suggère” de ne pas envoyer
l’arrêt à la caisse de Sécurité
sociale : “Tu peux rester chez toi deux ou trois jours, puis
on essaiera de te reclasser.” Cette pression contre des absences
pourtant justifiées existe aussi pour les arrêts maladie,
mais elle est systématique en cas d’accident du travail.
Au retour, on est convoqué pour établir “l’arbre
des causes” et la hiérarchie essaie souvent de nous
culpabiliser en invoquant un éventuel non-respect des règles
de sécurité. Cela marche, parce que la maîtrise
a évidemment beaucoup de moyens de pression : pas d’augmentations
individuelles, refus d’arrangement pour les vacances, travaux
les plus durs pour les récalcitrants... Il y a beaucoup de
jeunes intérimaires dans l’atelier, et pour eux les
pressions sont encore plus fortes. Le moindre retard, le moindre
accident, peut faire que le jeune soit renvoyé (38). »
À l’aube du XXe siècle, la soi-disant «
modernité » n’a rien apporté de bon aux
travailleurs, toujours soumis au joug du patronat et à ses
exigences de profits. L’objectif capitaliste de baisse du
coût du travail se poursuit sous des formes prétendument
« modernisées », mais en réalité
perverses, dont les effets sont délétères pour
la santé physique et psychique des salariés. La dégradation
des conditions de travail, l’intensification et l’augmentation
de la charge de travail, les nouvelles pathologies qui en sont la
conséquence, sont reconnues par tous les spécialistes.
Les changements intervenus dans les modes de production n’ont
pas amélioré le sort des salariés mais, tout
au contraire, produit des maux nouveaux. Et l’angoisse de
perdre son travail, une situation de chômage de masse et de
précarité galopante aggravent encore ces fléaux
sociaux.
C’est pourquoi ce qu’écrivait Engels à
ce sujet reste pleinement d’actualité : « Le
travailleur n’a que cette alternative : se soumettre à
son sort, devenir un “bon ouvrier”, servir “fidèlement”
les intérêts de la bourgeoisie - et dans ce cas, il
tombe à coup sûr au rang de la bête - ou bien
alors résister, lutter tant qu’il le peut pour sa dignité
d’homme, et cela n’est possible qu’en luttant
contre la bourgeoisie (39) »
Laura Fonteyn
(extrait du Cri des travailleurs n° 30, janvier-février
2008, journal du Groupe CRI)
1. Le Monde, supplément Économie, 4 décembre
2007.
2. Chiffres de 2006, cités ibidem.
3. En l’espace de dix ans, de 1990 à 2000, le trouble
musculo-squelettique le plus répandu, le syndrome du tunnel
carpien qui affecte un nerf du poignet, a vu le nombre de ses cas
multiplié par treize ! (Philippe Askenazy, Les désordres
du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, Paris, Le
Seuil, 2004, p. 26). Ces affections sont douloureuses et parfois
invalidantes, nécessitant une opération chirurgicale.
4. Documentaire de Jean-Michel Carré, 2007.
5. Paul Ariès dans J’ai (très) mal au travail.
6. Philippe Askenazy, Les désordres du travail, op. cit.,
p. 12-13.
7. Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, Paris,
La Découverte, 2007, p. 79. Par exemple, les emplois du temps
des caissiers et caissières de supermarché changent
chaque jour, les directions des grandes surfaces voulant ajuster
leurs effectifs à la fluctuation de la clientèle.
« L’autorisation de se rendre aux toilettes est elle-même
subordonnée à l’affluence dans le magasin. »
(idem).
8. Paul Ariès, Harcèlement au travail ou nouveau
management, Villeurbanne, Éditions Golias, 2002, p. 72.
9. Cité ibidem, p. 52-53.
10. Albert Durieux, Stéphène Jourdain, L’entreprise
barbare, Paris, Albin Michel, 1999, p. 137.
11. Paul Ariès, Harcèlement au travail ou nouveau
management, op. cit., p. 82.
12. Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui
: flux tendu et servitude volontaire, Paris, Le Seuil, 2004, p.
77.
13. Idem, p. 79.
14. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de
l’injustice sociale, Paris, Le Seuil, 1998, p. 63.
15. Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible, op. cit., p.
114.
16. Le Capital, Livre I, trad. de J.-P. Lefebvre et al., rééd.
PUF, 1993, p. 623.
17. Idem, p. 621-622.
18. Témoignage d’un syndicaliste dans J’ai (très)
mal au travail.
19. Jacques De Bandt, Christophe Dejours, Claude Dubar, La France
malade du travail, Paris, Bayard, 1995, p. 185.
20. Serge Paugam, Le salarié de la précarité.
Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
Paris, PUF, 2000, p. 220.
21. Enquête menée auprès de 11 852 salariés
par l’Institut français de l’anxiété
et du stress, citée in Gérard Filoche, Carnets d’un
inspecteur du travail, Paris, Ramsay, 2004, p. 233.
22. Jacques De Bandt, Christophe Dejours, Claude Dubar, La France
malade du travail, op. cit., p. 175.
23. Idem, p. 176.
24. Philippe Askenazy, Les désordres du travail, op. cit.,
p. 42.
25. Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op.
cit., p. 24.
26. Idem, p. 41.
27. Témoignage dans Arlette Laguiller, Paroles de prolétaires.
Réponses des travailleurs eux-mêmes à ceux qui
prétendent que la classe ouvrière n’existe plus,
Paris, Plon, 1999, p. 136.
28. Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail,
op. cit.,, p. 59.
29. Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op.
cit., p. 20-21.
30. Sylvain Roch dans La Riposte, 14 janvier 2008.
31. Pneumopathie liée à une bactérie en milieu
hydrique, la légionelle.
32. Témoignage dans Paroles de prolétaires, op. cit.,
p. 129.
33. Chiffres de 2005.
34. Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op.
cit., p. 4.
35. Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail,
op. cit., p. 217.
36. Idem, p. 217.
37. Témoignage dans Paroles de prolétaire, op. cit.,
p. 147.
38. Idem, p. 148.
39. Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre
(1845), Paris, Éditions sociales, 1975.
|
|