"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
SOCIO-ANALYSE

Socio-analyse ou socianalyse: ces termes, souvent tenus pour des néologismes, semblent avoir été utilisés pour la première fois par Moreno en 1932, dans une acception très précise: l’étude du degré d’intégration d’un groupe donné (cf. Applications of Group Method to Classification , réédité sous le nouveau titre: The First Book on Group Psychotherapy ). Plusieurs auteurs ont repris ensuite cette terminologie, en lui donnant des significations diverses (par exemple, en France, G. Lapassade qui se réfère à la dynamique de groupe; R. Lourau qui représente une approche différente, mais convergente).

En réalité, le problème que pose la socio-analyse est celui de l’inconscient collectif. Il s’appuie sur un postulat: l’existence, au-delà de la «conscience collective», d’une psyché inconsciente du groupe, irréductible à l’aventure idiosyncrasique des éléments composant ce groupe. Il se développe donc dans des orientations très variées, dont plusieurs sont examinées ici. D’abord, ce que l’on oublie trop, c’est que cette question existe chez les grands classiques, et en premier lieu chez Freud lui-même; ensuite, les psychothérapeutes en traitent, dans une perspective très différente, celle de la psychanalyse dite «de groupe»; enfin, une première problématique de la socio-analyse peut être esquissée, en se référant aux recherches de l’école culturaliste, de l’ethnopsychiatrie, de l’ethnopsychanalyse de Géza Róheim.

Freud et Jung

Une véritable psychanalyse de l’espèce a été proposée par Freud à plusieurs niveaux, dont certains sont largement méconnus. Il a admis l’universalité de la symbolique. Les rêves, en dehors de leur aspect idiosyncrasique, qu’on peut rapporter à l’histoire du sujet prise dans la totalité de sa durée et de ses relations, sont justiciables d’une interprétation très générale, car le rêveur les construit à l’aide de catégories universelles: le rêveur parle ainsi une «langue fondamentale», inscrite dès le début de l’aventure individuelle dans le patrimoine génétique.

Cette même transmission phylogénétique est affirmée en de nombreux textes (par exemple dans Moïse et le monothéisme , 1939). C’est elle qui a imprimé certaines traces mnésiques ineffaçables (et à ce niveau, il est évident que Freud est tout proche de Jung). Freud est allé ici beaucoup plus loin qu’on ne le pense en général. Bien que sa terminologie soit quelquefois vague, et qu’il n’exprime ce qui paraît être le fond de sa pensée que d’une manière rapide et presque elliptique (comme s’il craignait sa propre audace), on peut relever l’affirmation d’un héritage spécifique en plusieurs domaines.

Les pulsions générales (Arterhaltungen ), qu’il oppose aux pulsions tendant à la conservation de l’individu (Selbsterhaltungen ), sont au service des besoins de l’espèce: «L’individu, écrit Freud, mène, en réalité, une double existence, comme but de lui-même et comme membre d’une chaîne à laquelle il est soumis contre sa propre volonté, ou en tout cas en dehors d’elle» (Zur Einführung des Narzissmus , 1914, cité par J. Laplanche et J.-B. Pontalis; cf. aussi Moïse et le monothéisme, Totem et Tabou ). Parmi les fantasmes originaires (Urphantasien ), le principal est le complexe de castration; on peut leur joindre la scène originaire (Urszene ) du rapport sexuel entre parents; après des hésitations, Freud ne l’a plus référée nécessairement à un vécu individuel, mais l’a raccordée à une ligne phylogénétique. Certains modèles culturels ont connu en principe une extension universelle à une époque antérieure, et sont encore prégnants dans le monde contemporain; ils ont été diversement interprétés par les sociétés qui cherchent à se comprendre elles-mêmes au moyen de diverses rationalisations; l’exemple le plus important est celui de la circoncision, conçue en relation avec le phénomène «historique» de la castration, et qui mémorise celle-ci comme substitut symbolique de l’acte. Plus généralement, ce que Freud a appelé le noyau de l’inconscient constitue une acquisition phylogénétique irréductible à toute expérience idiosyncrasique (cf. Das Unbewusste , 1915); il s’agit, en d’autres termes, du Kerncomplex de la psychanalyse, ou du complexe nucléaire d’Œdipe. On reconnaît la thèse de Totem et Tabou , postulant divers événements d’ordre achétypal, dont le principal est le «patricide» originel.

Toutefois, c’est dans l’œuvre de Jung, qui s’est séparé de Freud dès 1913, que l’on trouve une première théorisation. Son originalité profonde est d’avoir affirmé l’existence d’un «inconscient collectif», distinct de l’inconscient individuel, et transmis héréditairement depuis les origines de l’espèce. Ce noyau commun de la psyché est constitué par des « archétypes », qui sont des sortes de moules préfabriqués où se formeront les images, les rêves, les mythes et les symboles. Cette vision grandiose, qui a été tant reprochée à Jung, postule l’unité fondamentale de toutes les cultures, à un certain niveau de profondeur. Les mythes et les symboles sont des vecteurs de significations qui doivent être décryptés pour qu’on puisse atteindre à la compréhension de ce langage universel. L’auteur estime que l’étude des sociétés «primitives» contemporaines offre un champ privilégié à la recherche, qui pourra y retrouver plus facilement qu’ailleurs les données archétypales (toujours égales à elles-mêmes au-delà du polymorphisme de leurs expressions) qui structurent la pensée humaine.

Les théories culturalistes

Les premiers ethnologues qui ont utilisé les hypothèses de la psychanalyse au cours d’enquêtes de terrain l’ont fait dans une volonté de relativiser ces hypothèses et parfois de les remettre en cause.

Durant les années vingt, aux États-Unis, cette nouvelle interprétation des faits sociaux s’est affirmée en réaction contre l’évolutionnisme; elle postulait l’existence de corrélations rigoureuses entre les modèles culturels et les éléments constitutifs de la personnalité (d’où le nom donné à cette orientation: culture and personality ).

D’une manière générale, les résultats obtenus ont été décevants. Le psychiatre Abram Kardiner, principal représentant des nouvelles tendances, et l’ethnologue Ralph Linton n’ont jamais pu rendre compte clairement des processus de formation de la «personnalité de base» née des relations dialectiques entre ses deux sources: institutions primaires et institutions secondaires. Schématiquement, on peut considérer que les institutions dites primaires rassemblent tous les facteurs qui s’imposent à l’individu; les institutions dites secondaires sont le résultat des réactions de l’individu aux autres facteurs: ceux qu’il discute, esquive, aménage ou négocie; le résultat de ce double conditionnement est une matrice culturelle, la personnalité de base , commune à tous les membres du groupe, qui constitue un faisceau d’instruments d’adaptation sociale. Cette matrice générale, commun dénominateur, n’est intéressante ici que dans la mesure où elle ferait partie de l’inconscient collectif.

En définitive, une équivoque centrale n’a pu être levée: on ne sait pas ce qui est premier dans le jeu des interdéterminations. Si, par exemple, chez les Tanala de Madagascar, décrits par Linton et imprudemment interprétés par Kardiner, il y a homologie ou correspondance entre les disciplines parentales et les modèles religieux, on ne peut dire si l’un des éléments est «primaire» par rapport à l’autre, et lequel.

La bipartition gratuite de Ruth Benedict, qui oppose deux patterns : cultures dionysiennes et cultures apolloniennes, n’a guère d’intérêt. D’autres ont proposé des concepts un peu différents: «caractère national» de Margaret Mead (terminologie qui est également celle de Gorer et d’Erich Fromm), «personnalité modale» de Cora Dubois, personnalité de statut de Linton, qui souligne l’importance des conditionnements de classe et de milieu.

Esquisse d’une problématique

Les chemins déjà parcourus

Sur des voies très diverses, de nombreux chercheurs ont travaillé à partir de données qui postulent l’existence d’un inconscient ou d’un préconscient de groupe.

Psychanalyse de groupe, psychothérapie de groupe et sociodrame

La « sociothérapie » remonte à la théorie et à la pratique de group analysis , proposée dès 1925 par Trigant Burrow (son histoire a été écrite par M. Rosembaum et M. M. Berger); l’un de ses principaux représentants est S. H. Foulkes.

La psychanalyse de groupe s’attache avant tout à la sociogenèse des déséquilibres; ceux-ci sont considérés à partir du tout social qui les conditionne. C’est dans le cadre de cette interprétation globalisante que Jacob Levi Moreno a proposé le concept de socianalyse, celle-ci étant définie comme une technique permettant d’apprécier les conséquences de l’insertion, dans le groupe, d’un élément nouveau, et d’indiquer dans quelle mesure cet élément sera un facteur d’intégration ou de désintégration.

Psychanalyse et psychothérapie collectives partent du principe de base selon lequel «l’individu est profondément préconditionné par sa communauté, même avant sa naissance». Foulkes et Anthony n’hésitent pas à parler d’héritage génétique, ce qui renvoie directement à la notion d’archétype et d’inconscient collectif phylogénétiquement transmis.

Bien que l’analyse de groupe, sur le plan thérapeutique, ait volontiers recours au psychodrame, c’est normalement sur le sociodrame qu’elle doit déboucher; ce dernier peut être considéré comme une technique d’identification et de démythification des idéologies collectives. En pratique, on passe insensiblement du psychodrame au sociodrame; mais si l’intérêt majeur du psychodrame est de permettre au moi de se mettre à la place de l’autre , le sociodrame, à partir du décryptage des interactions, ne doit s’exprimer qu’en termes de groupe.

Psychiatrie sociale ou ethnopsychiatrie

Une discipline nouvelle s’est développée à partir des années 1960, la psychiatrie sociale (Roger Bastide, «Psychiatrie sociale et ethnologie») ou ethnopsychiatrie (G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale ). C’est incontestablement Freud qui, encore une fois, a posé les problèmes des «névroses sociales» et proposé une «pathologie des ensembles culturels» (Malaise dans la civilisation ). Cette discipline devra à la fois apprécier dans quelle mesure les déséquilibres psychiques sont socialement conditionnés, mais aussi dans quelle mesure un groupe donné peut, comme groupe, être névrosé. Une fois de plus, il convient d’éviter des malentendus: au-delà des particularismes culturels, on peut retrouver partout à l’œuvre des invariants; Devereux n’hésite pas à écrire que «l’uniformité de la psyché humaine implique également l’uniformité de la Culture humaine, avec un C majuscule»: il y a en même temps polymorphisme et identité.

Anthropologie et psychanalyse

Róheim se situe dans une orientation diamétralement opposée à celle du culturalisme, qui s’attachait à montrer comment les modèles culturels spécifiaient l’individu. À la fois anthropologue et psychanalyste, il souligne au contraire l’importance du «fonds psychique commun» et veut dégager dans toutes les architectures sociales «un symbolisme potentiellement universel». C’est ainsi qu’il estime que les rêves constituent un mode d’expression universel, un langage unique dont seule l’accentuation varie avec les cultures.

Róheim n’hésite pas à rattacher explicitement sa définition du symbole aux Elementargedanken de Bastian, mais il précise que ce symbole, «représentant perceptible d’un contenu latent refoulé», n’est pas exactement héréditaire; ce qui est héréditaire, c’est «la disposition à former des symboles». Il pense pouvoir retrouver, à travers toutes les cultures, l’intégralité des données freudiennes du ça (et, avec une formulation particulière, celles du moi et du surmoi ), la plus importante de ces données restant le complexe d’Œdipe. En effet, «l’inconscient est le même pour toutes les cultures» (Psychanalyse et anthropologie ).

Les orientations de la socio-analyse

Une perspective néo-culturaliste pourrait, au-delà des querelles d’écoles ou d’auteurs, reprendre l’essai d’identification des civilisations possibles entre la culture et l’ego, sans contredire pour cela l’acquis de la psychanalyse; la source des malentendus vient du fait que l’on n’a pas distingué entre les trois niveaux de l’inconscient, du pré-conscient et du conscient. On s’est aussi beaucoup trop attaché à des à-côtés de la psychanalyse, comme l’influence sur l’adulte des disciplines sphinctériennes chez l’enfant. Si, au niveau de l’«armature» symbolique (des images, des rêves, des mythes), toutes les cultures se retrouvent dans un même inconscient global commun à l’espèce, les disparités se marquent aux deux autres niveaux; chaque entité groupale peut avoir un inconscient collectif, comme elle peut avoir une conscience collective: du lignage au village, de la ville à la nation. Un champ d’exploration illimité se trouve dès lors ouvert; la spécificité des constructions culturelles ne sera plus incompatible avec le monolithisme de la psychanalyse, si l’on admet l’existence d’un inconscient à deux étages: spécifique du groupe considéré, mais aussi, en profondeur, obéissant aux lois générales de l’inconscient humain.

La socio-analyse doit rester attentive à la démographie et à la biologie. On a mis en évidence depuis longtemps des phénomènes de groupe irréductibles à la conscience; c’est ainsi qu’après les guerres on observe une évolution des taux de natalité, d’une part en faveur d’une progression numérique, d’autre part en faveur d’une modification, pendant quelques années, de la sex-ratio à la naissance, favorable à l’élément masculin (105 garçons pour 100 filles environ). On pourrait aussi poser de nouveau le problème du déclin démographique de certains groupes archaïques (Marquisiens, Bochiman, Pygmées...), déclin qui s’est exprimé non pas par une élévation des taux de mortalité infantile, mais par une chute inexpliquée des taux de natalité.

Certains auteurs ont évoqué la possibilité d’une «sociologie psychanalytique» qui réconcilierait précisément culturalisme et freudisme: Roger Bastide a montré ainsi comment les recherches de Géza Róheim pourraient être reprises dans le sens d’une interprétation cohérente des «visions du monde» qui seraient à la fois propres à chaque culture et insérées dans un schéma universel: «Chaque vision du monde représenterait un arrêt, à un certain stade du développement de l’humanité, qui suit la même loi que le développement de l’individu; la vision chtonienne du monde au stade de la libido maternelle, la vision ouranienne du monde au stade de la libido paternelle, la vision orientale du monde, celle de la culture de l’Inde, au moment où l’impulsion vitale se tourne du monde extérieur vers le moi. Des comparaisons plus précises montrent que la civilisation australienne, par exemple, a un soubassement oral tandis que les civilisations de l’Inde auraient un soubassement anal» («Critique sociologique et critique psychanalytique», in Études de sociologie de la littérature ).

Plus généralement, la socio-analyse permettrait de reformuler certains problèmes posés par l’histoire de la morale et de l’éthique, par la transmission des systèmes de valeurs et par la sociologie de la connaissance. On a trop oublié que, pour Freud, la Massenspsyche , «dans laquelle ont lieu les mêmes processus psychiques que ceux ayant leur siège dans l’âme individuelle», ne se situe pas au niveau du psychisme conscient (Totem et Tabou ). On pourrait ici évoquer le problème de la mode lato sensu , celui des styles et des codes de comportement (par exemple la tendance à l’inversion des sexes, souvent signalée aujourd’hui: masculinisation des filles, féminisation des garçons).

Comme le fait remarquer Bastide, «on en reste pourtant encore à une exploration de l’inconscient collectif», qui n’est pas défriché; cette exploration se fera, en attendant la mise au point de méthodes spécifiques, par l’interprétation des codes sociaux, des mythes et du contenu symbolique des rites et des institutions; à partir des modèles culturels, on dégagera les thèmes pertinents en situation de corrélation, et les invariants. La socio-analyse pourrait, semble-t-il, aider à mieux comprendre la genèse des epistèmès qui sous-tendent toute la vie sociale. Elle pourrait éclairer les processus d’action (et d’interaction) des infrastructures et des superstructures. La genèse des idéologies lui ouvre un immense champ de recherche: qu’il s’agisse de rationalisations secondaires et de réinterprétations, ou qu’il s’agisse des mécanismes qui imposent les aliénations et les mystifications et qui permettent les manipulations du pouvoir. Il semble que la socio-analyse soit en mesure de placer les problèmes à leur véritable niveau d’intelligibilité.

Source Encyclopædia Universalis 1997