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Origine : http://perso.orange.fr/philippe.zarifian/page111.htm
Je voudrais dans le présent article m'inspirer d'un petit
texte publié par Gilles Deleuze , lui-même faisant
référence à Michel Foucault, sur le passage
des sociétés disciplinaires aux sociétés
de contrôle, et essayer de poser, à partir de là,
la confrontation entre rapports de domination et rapport d'émancipation,
le concept d' " engagement subjectif " me servant ici
d'opérateur pour penser cette confrontation.
1. Des sociétés disciplinaires aux sociétés
de contrôle.
Rappelons l'idée proposée par Gilles Deleuze : les
sociétés disciplinaires, émergentes aux 18ème,
développées au 19ème siècles, longuement
analysées par Foucault, trouveraient leur apogée au
milieu du 20ème . Dans ces sociétés, l'individu
ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre, chacun ayant
ses lois : d'abord la famille, puis l'école, puis la caserne,
puis l'usine, de temps à autre l'hôpital, éventuellement
la prison qui est le lieu d'enfermement par excellence. C'est la
prison qui sert de modèle analogique. On sait que Foucault,
tout en soulignant son accord avec Marx sur la mise en place, au
cours du XIXème siècle, de la discipline d'usine,
et des différentes modalités de disciplinarisation
qui lui sont concomitantes (discipline des horaires, des affectations
au sein de la division du travail, discipline du mouvement des corps
et des temps, discipline des coordinations entre opérations
de travail, etc.), a insisté sur le fait que le capitalisme
industriel a largement emprunté à des modèles,
dispositifs, savoirs qui s'étaient déjà constitués
antérieurement, et dont l'asile et la prison fournissent
le référent paradigmatique.
Les sociétés disciplinaires induisent leurs propres
modalités de résistance, mais ces modalités
sont déterminées par ce à quoi elles s'opposent.
Les enfermements sont des moules ; l'usine constitue les individus
(les ouvriers) en corps insérés dans un espace moulé
qui colle à la peau, avec l'avantage, pour le patronat, de
surveiller chaque élément en tant qu'il est inséré
au sein de " son " moule (la prescription taylorienne,
mais aussi les dispositifs concrets qui enferment l'ouvrier dans
l'espace physique des tâches à réaliser à
son poste) . En contrepartie, l'ouvrier, isolément, ou avec
l'appui de ses collègues proches, peut résister à
la pression de la discipline en développant diverses stratégies
de contrepouvoir. De la même manière que les syndicats
peuvent mobiliser une masse de résistance (sur les conditions
de travail, sur les salaires), sans que les modalités générales
de disciplinarisation ne soient mises en cause. On pourrait dire
que le concept de " qualification de l'emploi " aura représenté
une forme symbolique, tout à la fois de codification de la
mise en discipline et de résistance négociée
à cette dernière.
Or, selon Deleuze, ces sociétés disciplinaires ont
une durée de vie historique courte : elles ont pris essor
au 19ème siècle, mais sont déjà en déclin.
Nous sommes entrés dans une crise généralisée
de tous les milieux d'enfermement, prison, hôpital, usine,
école, famille. Toutes les institutions disciplinaires sont,
en tant que telles, finies, à plus ou moins longue échéance.
Il s'agit simplement, selon lui, de gérer leur agonie. Cela
signifie aussi que les modalités de résistance sont
déjà largement en train de s'épuiser, faute
du référent désormais agonisant auxquelles
elles puissent s'opposer.
Ce sont les sociétés de contrôle qui poussent
la porte, progressivement, mais avec force. Aux vieilles disciplines
opérant dans la durée d'un système clos, se
substituent des espaces ouverts et sans durée directement
assignable, et avec eux, des formes ultra-rapides et souples de
contrôle à l'air libre.
Les contrôles, dit Deleuze, ne sont plus des moules, mais
des modulations, à l'image, en quelque sorte, d'un moule
auto-déformant, qui pourrait changer continûment, d'un
instant à l'autre, d'un lieu à l'autre. Par exemple
: alors que l'usine connaissait un salaire de base et des primes
clairement codifiées, l'entreprise moderne s'efforce d'imposer
une modulation continue de chaque salaire, dans des états
de perpétuelle instabilité, qui passent par des challenges,
concours, salaires au mérite, etc. Ou encore : alors que
dans l'usine, l'ouvrier ne cessait de recommencer un même
travail (aux variations près du " travail réel
"), dans l'entreprise moderne, on n'en finit jamais avec rien
: tout bouge, se module et se remodule en permanence, autant le
contenu du travail que les objectifs ou les acquis cognitifs de
l'individu.
L'homme des disciplines était un producteur discontinu d'énergie.
L'homme du contrôle devient ondulatoire, serpent, mis sur
orbite de manière continue, porté par un faisceau.
Le " surf " a remplacé la cellule . C'est la solidité
et la souplesse du faisceau qui attache ce nouveau salarié
à l'entreprise (et non plus à l'usine) qui l'emploie.
Je voudrais m'inspirer des intuitions stimulantes contenues dans
ce court texte de Deleuze, pour réinterroger les évolutions
actuelles du " travail ", sous le double angle de la domination
et de l'émancipation. Je propose également de montrer
que la notion qui introduit un lien, un point de tension central,
entre ces domination et émancipation est celle d'engagement
subjectif de l'individu (et des conditions de cet engagement). L'engagement
est à la fois ce qui devient au centre d'un contrôle
de domination, et ce qui est source des possibilités d'émancipation.
2. Le réaménagement de rapports de domination
dans le passage d'une société disciplinaire à
une société de contrôle.
Si de nombreux éléments factuels nous autorisent
effectivement à penser que les espaces d'enfermement sont
en crise, voire à l'agonie, passant de réformes en
réformes (réforme de l'école, réforme
de l'entreprise, réforme des prisons, etc.) sans jamais aboutir
à se reconstruire, il faut néanmoins prendre cette
affirmation avec une certaine prudence. Je propose plutôt
de considérer qu'il n'y a pas substitution pure et simple
des sociétés de contrôle aux sociétés
disciplinaires, mais plutôt, pour une durée historique
indéterminée, poussée des sociétés
de contrôle au sein des sociétés disciplinaires,
avec des effets de tensions, de fractures, d'éclatements,
mais non de substitution. Il y a probablement agonie, mais une agonie
longue, en particulier au sein du rapport salarial.
Ce qui frappe d'abord, dans toute une série d'emplois, c'est
la perdurance de dispositifs disciplinaires de type taylorien, à
savoir : disciplinarisation des opérations de travail, contrôle
direct du temps, contrôle de la présence du salarié
à son poste au sein du temps dit " effectif ",
contrôle des mouvements du corps. Néanmoins, la technologie
informatique apporte du nouveau, non sur la visée, mais sur
les moyens, dans tous les emplois pour lesquels l'ordinateur devient
un outil central de travail. Plusieurs points sont à noter
à ce sujet :
- un affinement considérable du contrôle de chaque
acte de travail et de sa durée, grâce à la précision
des relevés d'informations, - le fait que c'est le salarié
lui-même qui déclenche les informations de contrôle,
tout simplement parce que l'ordinateur ou le terminal qu'il utilise
est en même temps son moyen obligatoire de travail, structuré
selon des procédures précises. Le salarié ne
peut faire autrement que de déclencher ces opérations
de contrôle (qu'il ne connaîtra pas nécessairement),
- cela engendre, pour la direction, une forte économie de
personnel de contrôle, en particulier du côté
de la hiérarchie directe, donc une économie en salaire
et en facteurs de tension sociale, malgré, en contrepartie,
un investissement dans le système d'information et son exploitation,
- enfin, et surtout, la technologie informatique utilisée
offre une occasion, probablement sans équivalent historique,
de développer un pouvoir disciplinaire qui porte à
la fois sur chaque individu et sur des ensembles de population (ce
que Foucault considérait comme impossible). Par exemple :
l'occupation du temps de travail de chaque salarié peut être
contrôlée, mais on peut aussi, à partir des
mêmes données de base, établir des statistiques
qui permettront, pour une population donnée (de guichetiers
à La Poste par exemple) de réélaborer les normes
standards de travail et de calculer les effectifs " nécessaires
" (de chaque bureau de Poste) avec une extrême précision,
à des fractions d'individus près. On assiste donc
à un affinement considérable de la disciplinarisation,
le " moule " étant défini et suivi avec
une précision inédite.
Il est vrai néanmoins, et les intuitions de Deleuze nous
sont ici précieuses, que cet affinement du contrôle
disciplinaire n'est pas une voie d'avenir. Outre que son acceptabilité
sociale est fragile, il ne peut engendrer des progrès de
productivité que limités : on " presse le citron
", mais les gains en économie et captation du temps
du salarié sont assez faibles. C'est pourquoi il faut apporter
une certaine attention à la différence existant entre
le fait que ces systèmes soient en place, et les données
de contrôle disciplinaire disponibles, et le fait qu'elles
soient effectivement utilisées par le management.
Apparaît alors, à la fois de l'intérieur et
à côté de la société disciplinaire,
un nouveau type de contrôle, que je propose d'appeler : le
contrôle d'engagement (qui est l'équivalent concret
de la société de contrôle). Le concept clef
pour le penser est bel et bien celui de modulation. Ce concept deleuzien
me semble d'une grande puissance heuristique, et nettement supérieur
à celui de flexibilité. Quand on parle de " modulation
", on pense bien sûr, en particulier depuis les lois
sur les 35 heures, à la modulation des horaires et à
l'annualisation. Cela fait effectivement partie du paysage. Mais
c'est l'arbre qui cache la forêt, car la modulation pénètre
beaucoup plus en profondeur dans la vie sociale.
Par exemple :
- la modulation de l'usage du temps : un ordinateur connecté
à un réseau est utilisable, en quelques minutes, à
n'importe quel moment du jour ou de la nuit, avec l'ensemble de
ses ressources : mémoire, programmes, connexions, …
Cela n'a rien à voir avec la lourdeur de démarrage
et de supervision d'un système automatisé en usine
par exemple. Utilisable, c'est-à-dire disponible dans son
usage quasi-immédiat, usage qu'on peut stopper tout aussi
aisément. Le travail (salarié) peut alors s'affranchir
radicalement des horaires légaux et devenir modulable, au
sens d'une variation de son effectivité et de son intensité,
à n'importe quelle heure de la journée et de la nuit.
- La modulation dans l'espace : la transportabilité des
outils techniques d'information et de communication et les progrès
incessants dans les technologies d'intercommunication permettent,
à l'évidence, d'élargir considérablement
l'espace des lieux où l'on peut travailler : chez soi, dans
le train, à l'autre bout du monde… L'usage de l'espace
devient ainsi modulable.
- Enfin et surtout la modulation de l'engagement subjectif : c'est
le salarié lui-même qui va déclencher sa propre
activité de travail (salarié) et moduler les moments
où il le fait. Mais cela suppose un engagement fort de sa
part : il doit se forcer lui-même à le faire. Il n'a
pas une hiérarchie disciplinaire physiquement placée
derrière son dos pour le lui dire. Ces évolutions
rendent assez caduque les modalités du contrôle disciplinaire,
bien que, techniquement parlant, il soit possible de les coupler.
On peut en effet, par sophistication des mesures par ordinateur,
à la fois assouplir grandement la discipline directe imposée
au salarié, et, néanmoins, pour partie, suivre et
enregistrer tous ses actes de travail. Mais on en entre dans une
lourdeur telle du contrôle (à la Orwell) qu'elle semble
peu crédible comme mesure généralisable, et
surtout peu nécessaire.
Mais en contrepartie, cela donne une portée nouvelle à
une forme de contrôle traditionnel du travail des cadres :
par objectifs et résultats. Ce n'est pas ce contrôle
qui est nouveau en soi, c'est son couplage avec les différentes
facettes de la modulation. Cela s'exprime dans une chose simple
(qui sont souvent les plus puissantes) : le salarié doit
régulièrement rendre des comptes sur ses résultats,
et les objectifs qui lui sont assignés peuvent être
rapidement réactualisés. L'individu circule "
à l'air libre ", mais un faisceau le retient et l'oriente
en même temps : le faisceau des transmissions d'information
et de communication, faisceau que le couplage entre système
portable de traitement d'information, téléphonie mobile
et accès à internet potentialise considérablement
. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la science fiction,
mais dans des évolutions déjà en cours, et
à forte diffusion, sur lesquelles des sommes importantes
sont investies par les grands opérateurs des télécommunications
et de l'internet. Insistons sur la dimension de " communication
" de ces deux phénomènes : maintien d'un enfermement
disciplinaire et contrôle d'engagement.
Dans les deux cas de figure, ce qui frappe d'abord, c'est la séparation
des individus salariés, c'est-à-dire la structuration
de la non-communication interhumaine, qui, paradoxalement, participe
de la socialisation des individus . La relation " en face à
face " du salarié avec son ordinateur, qui, physiquement,
tend à l'isoler, est redoublée par une segmentation
des espaces d'accès à l'information et des logiciels
utilisables par chaque salarié. Cela se fait par une distribution
des " clefs " d'accès qu'opère l'administrateur
du système informatique, sur demande de la hiérarchie
. Le salarié est isolé dans la structuration même
de l'information à laquelle il a accès et qu'il doit
produire et transmettre. La nécessaire coordination et synthèse
se feront à des niveaux de consolidation supérieurs,
en partie par traitements directs réalisés par le
système informatique (selon le principe des modèles
de traitement de l'information en couches superposées et
communicantes). D'où l'erreur sémantique considérable
consistant à dire que le salarié " communique
" des informations. En réalité, il les transmet.
Et il ne les transmet pas nécessairement à des humains.
Il peut les transmettre à des couches supérieures
du traitement des informations, qui seront ensuite humainement utilisées
. Ce qui ressort ici d'un enfermement disciplinaire modernisé
peut évoluer vers les principes de la société
de contrôle, mais avec des aménagements significatifs.
En effet, si l'on retrouve incontestablement le principe de la séparation
(et de l'isolement) du salarié, celui-ci ne fait pas qu'entrer
dans un système d'information. Il communique réellement
avec des humains, au sens factuel d'un échange intersubjectif
(que ce soit en co-présence ou à distance), en vertu
de la modulation et du faisceau qui l'attachent à l'entreprise.
C'est dans cette communication que se négocient les engagements
que le salarié prend, et les résultats sur lesquels
il doit rendre des comptes.
Je parle volontairement de " négociation " :
- d'un côté, l'agonie des dispositifs disciplinaires
a en partie pour origine une évolution profonde de l'individualité
moderne, qui rend de plus en plus difficile des impositions d'ordres
pures et simples,
- d'un autre côté, la négociation fait intrinsèquement
partie de la modulation. Elle autorise renégociation permanente,
ne serait-ce qu'à l'initiative de l'employeur.
3. La redéfinition des rapports d'émancipation.
Tout ce que je viens d'analyser est clairement unilatéral.
Les mêmes technologies, au même moment, dans la même
situation de travail, voire pour le même salarié, peuvent
être conçues et utilisées selon une face émancipatrice.
Je ne viendrai sur ce que l'on peut entendre par " émancipation
", comme par " domination " qu'en fin d'article,
pour ne pas procéder selon des notions synthétiques
a priori. On retrouve ici la question de l'engagement subjectif,
mais sous une autre facette, contradictoire. En premier lieu, comme
outil de travail, le même ordinateur ou terminal offre, dans
un nombre croissant de cas, un accès à des bases d'information
et à la source de constitution des connaissances qui élargissent
fortement les possibilités et la pertinence professionnelle
du travail. C'est clair dans les situations de relation de service
: informations sur les produits, sur le client, possibilité
de " recherches " autour d'un cas ou d'une demande difficile,
etc. C'est un gain en liberté, apprécié comme
tel par les salariés (une fois dépassée l'accoutumance
à ces outils), et qui se marque dans ses carences et ses
dysfonctionnements : un outil informatique qui dysfonctionne, une
base devenue temporairement inaccessible ou mal agencée,
un accès qui est enlevé, deviennent clairement un
recul de la liberté, vécu négativement par
le salarié.
Précisons en deux mots la relation entre information et
connaissances : au sens rigoureux du terme, les outils informatiques
en réseau ne fournissent que des informations (des données
différenciées structurées qui apportent du
nouveau). Ces informations deviennent connaissance lorsqu'elles
sont insérées dans une problématisation du
réel , c'est-à-dire lorsqu'elles fournissent réponse
à une interrogation problématique sur un événement
(telle que la demande singulière d'un client). En second
lieu, les facultés de modulation, dont j'ai parlé,
peuvent être elles-mêmes réinterprétées
selon une face émancipatrice. Elles peuvent être perçues
comme facteur d'émancipation vis à vis de la discipline
salariale (industrielle) classique. Elles donnent à l'individu
un pouvoir d'auto-organisation de son temps et de son espace, qui
répond lui-même à une attente croissante dans
l'organisation de la vie sociale. Par ailleurs, on constate, au
grand désespoir de certains hiérarchiques, que la
modulation peut être partiellement transgressée : des
activités dites personnelles vont s'insérer au sein
des horaires légaux de la présence salariale, et l'usage
des outils informatiques " détourné ". C'est
l'équivalent moderne de la fameuse " perruque "
pratiquée par les ouvriers d'industrie. On comprend que les
organisations syndicales puissent être réticentes à
admettre une telle évolution. Elles penseront que les salariés
" s'auto-exploitent " et que tende à disparaître
toute possibilité de construction de garanties collectives.
Mais cela ne change pas cette donnée de base : un progrès
du rapport d'émancipation, grâce au pouvoir de la modulation,
dans ses différentes facettes : facette de l'organisation
du temps spatialisé, facette de la mobilité spatiale,
facette du choix des moments (sinon des formes) de l'engagement,
engagements qui eux-mêmes se complexifient, l'engagement vis-à-vis
de l'entreprise ne devenant que l'un des multiples engagements dans
la vie sociale entre lesquels l'individu arbitre. Cette question
n'est pas aussi marginale qu'on pourrait le penser. Elle ne concerne
pas que les cadres. Pensons par exemple au fait que l'immense majorité
des enseignants et/ou des chercheurs (donc une masse déjà
importante de la population) " module " déjà
largement son activité, les nouveaux outils ne faisant qu'augmenter
le pouvoir de le faire. Pensons également au fait que les
nouvelles générations sont particulièrement
sensibles à la positivité de ces modulations possibles.
Mais pensons surtout et avant tout aux femmes qui pratiquent, forcées
et volontaires, et déjà de longue date, la modulation.
En troisième lieu, sous l'aspect communication, on peut
constater que l'isolement est rarement total et ne peut pas être
posé comme règle générale du travail
moderne " sous " nouvelles technologies. On peut en effet
constater que des communications authentiques en réseau se
développent ou tentent de le faire. A la fois sous la poussée
des besoins des progrès d'efficience de l'organisation, que
la hiérarchie peut parfaitement reconnaître comme source
essentielle de productivité, mais aussi sous la poussée
forte des désirs des sujets salariés.
Par " communication authentique ", j'entends à
la fois :
- une combinaison d'échanges à distance, qui empruntent
des voies multiples (e mail, échanges téléphoniques,
forums, etc.), avec des moments de rencontres physiques entre ces
partenaires de la communication. Cette combinaison (entre échanges
distancés qui s'inscrivent dans le mouvement de modulation
et échanges directs qui supposent co-présence spatio-temporelle)
est nécessaire pour développer toute la richesse d'une
communication, nécessairement emplie d'ambiguïtés,
et nouer des solidarités professionnelles concrètes.
- Une avancée dans la compréhension réciproque
sur la base d'une mise en évidence d'enjeux professionnels
communs. Cette communication accroît de manière forte
la puissance de pensée et d'action des sujets, ne serait-ce
que par les échanges de savoirs qui s'y réalisent.
Elle commence de fait à être pratiquée dans
un certain nombre de grandes entreprises. Elle fait l'objet d'une
demande explicite de la part des salariés, demande dont la
réalisation entrera dans le jeu complexe des rapports de
force. Néanmoins, tous les facteurs relatifs à un
rapport d'émancipation supposent… un engagement subjectif
fort. Par exemple, communiquer de manière authentique, c'est
exprimer (au moins partiellement) sa pensée, ses opinions,
voire ses convictions, donc s'engager (avec une prise de risque
personnelle du fait même qu'on expose sa pensée).
4. Les tensions entre rapports de domination et rapports
d'émancipation. Qu'est-ce que l'engagement subjectif en définitive
?
Sociologiquement parlant, c'est un " être " à
double face, une sorte de Janus :
- la face de la captation de l'activité subjective du salarié,
sous une forme renouvelée de rapport de domination,
- la face du sens personnel et collectif donné à
l'action sociale, sous une forme renouvelée de rapport d'émancipation.
Il est impossible, factuellement, d'isoler une face par rapport
à une autre. Toute analyse " pure " du réel
échoue en permanence, ce que, me semble-t-il, tout chercheur
qui mène des enquêtes de longue durée auprès
des salariés sait . Toutefois, l'hypothèse deleuzienne
de l'agonie des sociétés disciplinaires et de l'expansion
des sociétés de contrôle nous invite à
renouveler notre propre regard. Si les sociétés disciplinaires
admettent bien de penser et d'analyser la problématique de
la résistance, problématique dont, néanmoins,
Michel Foucault a entrevu, avec angoisse, les fortes limites , les
sociétés de contrôle poussent à repenser
la problématique des rapports d'émancipation : non
seulement par résistance (bien que le moment de la résistance
reste crucial), mais par détournement de perspective. C'est
l'occasion d'expliciter quelque peu les concepts de domination et
d'émancipation. Restant fidèle ici à Foucault,
on sait que pour lui, le pouvoir s'exerce. Et il s'exerce par action
sur l'action d'autrui. Etudier un rapport de pouvoir, c'est toujours
étudier un exercice concret, dans un dispositif donné,
et selon une certaine orientation du savoir concernant cet exercice.
Mais Foucault s'est bien gardé, en particulier à la
fin de sa vie, de confondre entre rapport de pouvoir et rapport
de domination . Il n'y a rapport de domination, que lorsque l'exercice
réciproque du pouvoir (il y a toujours réciprocité
dans les rapports de pouvoir) se trouve structuré sur un
mode inégalitaire, donnant à une force domination
sur l'autre.
Rigoureusement parlant, ce ne sont pas, chez Foucault, des rapports
" entre " individus, mais des corrélations de forces.
Qui plus est, ajoute-t-il, s'il y a des rapports de pouvoir à
travers tout le champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté
partout. Il y a domination lorsque les rapports de pouvoir sont
fixés de telle sorte qu'ils sont perpétuellement dissymétriques
et que la marge de liberté est limitée. Si je reprends
ce qui a été avancé dans cet article quant
au réaménagement des rapports de domination capitalistes
(et eux-seuls), on peut voir que modulation et faisceau introduisent
une domination distancée, mais qui opère avec d'autant
plus de force qu'elle exerce un effet de rappel permanent sur le
salarié. Un peu à la manière d'un élastique.
Je n'analyserai pas ce phénomène en termes d'intériorisation
de la domination, et d'autant moins que les salariés sont,
en définitive, assez lucides sur ce qui se trouve en jeu.
Je propose plutôt de parler d'un assujettissement consenti,
parce que forcé. Forcé au sens précis du terme
: au sens d'une force qui s'exerce sur celle du salarié de
manière structurellement inégalitaire. Mais il y a
liberté. Et liberté d'abord dans l'exercice de la
puissance de penser, d'agir et de coopérer des individus-sujets
(qui deviennent sujets dans cet exercice). Toutes les enquêtes
que je mène, depuis 6 ans, dans des grandes entreprises de
service, me confirment dans cette assertion : non seulement les
sujets sont demandeurs d'initiatives, mais ils les exercent. Ce
qu'il y a de nouveau, c'est que la société de contrôle,
paradoxalement, parce qu'elle délégitime et fluidifie
la discipline taylorienne, élargit et mixte les devenirs
engagés par les sujets : le devenir n'est plus seulement
que de l'entreprise qui vous emploie. Il se combine, beaucoup plus
directement qu'avant, au sein d' une pluralité de devenirs,
précisément parce que les espaces (la famille, l'école,
l'usine, l'hôpital, etc.) cessent d'être clos, et donc
que cessent d'être enfermés et étroitement délimités
les problèmes qu'ils étaient censés régler
(ordonner).
Les rapports d'émancipation, au-delà de la résistance,
peuvent être ainsi pensés : des rapports où
l'individu-sujet s'engage subjectivement, par l'exercice de sa puissance,
dans des devenirs où il module et contre-effectue les événements
qu'il rencontre. Par exemple, même là où la
société disciplinaire semble continuer à s'imposer
sans conditions, comme c'est le cas des centres d'appels, on peut
vérifier finement qu'une télé-opératrice
de France Télécom ou de La Poste sait, tout à
la fois, contre-effectuer la demande difficile d'un client (ou la
demande facile d'un client difficile…), donc s'engager dans
la réponse qui sera apportée, quitte à transgresser
la pression disciplinaire qui s'exerce sur son temps de réponse,
et moduler, au cas par cas, cet engagement précis, au sens
de s'en distancer, par rapport à d'autres valeurs de vie.
Elle pense avant tout à "rendre service", là
où la hiérarchie pense prioritairement "rendement".
Parfois, lorsqu'elle est en désaccord avec l'orientation
et les pratiques de l'entreprise qui l'emploie, elle se distancie
subjectivement de cette dernière . Et c'est par cette double
action, qu'elle transgresse la domination qu'elle subit. Qu'elle
pratique un détournement de perspective. Conclusion. J'ai
voulu, dans ce court article, rendre compte de la perspective théorique
ouverte par Gilles Deleuze, dans le sillage de Michel Foucault,
et montrer comment elle pouvait enrichir la perspective de la sociologie
du travail.
L'hypothèse d'un emboîtement "sous tension"
entre société disciplinaire et société
de contrôle reste encore largement à valider. Mais
il me semble qu'elle mérite d'être explorée.
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