Origine : http://www.barbier-rd.nom.fr/ficheslectures.html
Nom de l’auteur Jacques Ardoino
Titre L’intervention : imaginaire du changement ou changement
de l’imaginaire ? dans Ardoino, Dubost e.a. " L’intervention
institutionnelle " (p.11 ? 46)
Edition Ed. Payot. Paris 1980.
Bien que l’article d’Ardoino ait plus de vingt ans
maintenant , il me semble toujours d’actualité, parce
qu’il pose la question des effets possibles et probables de
l’intervention dans des organisations, et que l’on peut
facilement s’appercevoir des illusions qui continuent d’entourer
l’activité des consultants.
A l’époque, la mode était à l’analyse
institutionnelle et à la recherche-action, influencées
l’une par la psychanalyse et l’autre par la psychosociologie
américaine dans le sillage de Kurt Lewin.
L’intervention dans une situation par un acteur extérieur
peut paraître comme une action brutale, même si elle
correspond à un besoin, voire une urgence.(11); Elle tend
vers le changement, l’accompagne, parfois essaie de le maîtriser.
Elle tend aussi vers la connaissance voire la compréhension
des tenants et aboutissants de la situation dans laquelle elle s’immisce.
Dans tous les cas: elle est investie par l’imaginaire d’une
part des acteurs de l’organisation, et d’autre part
celui de l’intervenant. On peut parler à la façon
psychanalytique de transfert et de contretransfert. Comme on appelle
le consultant à l’occasion de blocages, de dysfonctionnements,
de dérapages, son action est supposée être une
aide, assistance, voire une réparation. “Ainsi , les
conceptions du développement des organisations et de la sociothérapie
se rejoignent, en définitive, et s’allient pour la
défense d’un certain ordre social.” (17)
L’analyse institutionnelle se veut plus dé-rangeante.(19)
Quelle que soit sa variante idéologique (“vision du
monde”p.19), elle vise un changement social, mettant en question
structures, système, valeurs et projets socio-politiques
(19). Les 2 visées (intervention réparatrice et analyse
institutionnelle) diffèrent par leur relation différente
à l’instituant et à l’institué.(21)
Dans la deuxième partie de son article, Ardoino parle de
la méthodologie et des procédures de l’intervention.
Il distingue entre demande et commande. La demande émane
du client(22), tandis que la commande est le produit d’une
négociation entre le commanditaire (client) et l’intervenant.
La demande du client doit correspondre à un désir
de sa part, sinon il ne fera rien de l’intervention. L’intervenant
doit la trouver “recevable et respectable”(23) pour
l’accepter. Elle doit être signée dans le sens,
qu’il doit être clair de qui elle émane et qui
détient le pouvoir lui permettant d’aboutir(23).
Le commande est décisive pour l’ensemble de l’intervention.
Elle contient le contrat méthodologique régissant
les rapports entre intervenants et clients (24). Si les règles
fixées sont “aussi explicites que possible”(24)
elles évitent d’éventuelles critiques ultérieures.
Qu’on analyse ou non la signification du paiement de l’intervention,
les modalités de la rémunération figureront
dans le contrat juridique formalisant la commande. Ce contrat précise
“les grandes lignes de la stratégie, de la méthodologie,
le programme”.(26) La durée sera prévue mais
souvent renégociée en cours de route.
Le déroulement se fait en plusieurs phases: Après
s’être familiarisé dans une certaine mesure avec
l’entreprise et avoir fait “l’apprentissage du
milieu” (27), l’intervenant commence son enquête
en vue de faire une analyse de la situation (27) Il va restituer
ses trouvailles non pas seulement à la direction, mais les
diffuser à tous les échelons de l’organisation(29).
”En elle-même, toute méthodologie définie
de l’intervention constitue déjà un dispositif
analyseur.”(30) En “période chaude”(30)
l’analyse peut parfois avoir lieu sans intervenant extérieur.
Il s’agit dans tous les cas d’un “dévoilement”(30)”Ce
qui nous semble fondamental,ici, c’est la mise en oeuvre de
plusieurs systèmes de référence pour pouvoir
permettre une lecture suffisamment fine des situations [...] .”
( 33) Interpréter le vécu exige la multiréférentialité
pour tenter d’échapper au réductionnisme ! A.
souligne l’importance de disposer d’assez de temps pour
faire une telle démarche . (33) Intervenir à plusieurs
n’enrichit pas seulement le processus, mais empèche
aussi que l’intervenant se fasse phagocyter par son client.(34)
Une intervention qui ne se veut pas parasitaire doit bien finir
un jour ! Mais elle restera toujours “inachevée”.(34)
S’il s’agit d’une recherche-action (RA) se pose
alors le problème de la propriété des productions
écrites. Il est bon de régler cette question lors
du contrat, mais pour des raisons d’image, l’intervenant
peut être obligé d’anonymer les textes, ce qui
leur enlève une partie de leur valeur scientifique.(35)
La fin de l’article constitue une sorte de critique de la
recherche-action en cherchant à répondre à
la question: quels fruits peut-on en attendre ?
Son apport à la connaissance (donc l’aspect recherche)
semble modeste (36) parce que trop étroitement lié
à la situation et difficilement transférable. Elle
est “orientée essentiellement vers la connaissance
raffinée, en vue de son optimisation, de la pratique [...]
“(38) mais si la praxéologie peut être rigoureuse,
elle n’en est pas encore “scientifique”.(39) Dans
le cas des Ra cliniques marqué par une plus ou moins forte
implication le déchiffrement exige une “démarche
herméneutique,analytique et interprétative”
(42)
Le changement (la deuxième visée de la RA), concerne
avant tout “le rapport de chacun [...] à la situation.”(44)
Ardoino soutient que les changements organisationnels voire institutionnels
sont rarement à la portée d’une RA: “
On évoque ou on invoque l’institutionnel dans les groupes
restreints.On ne le convoque ni ne le révoque.” (45)
Par contre, la création de lien social et la meilleure compréhension
des pratiques sont des résultats non négligeables.
“[...] l’intervention redevient explicitement ce qu’elle
n’a sans doute jamais cessé d’être: un
travail éducatif.” (46)
Mon point de vue personnel
Lire Ardoino me procure toujours le même effet: je prends
conscience, que les choses sont plus compliquées que je ne
le pensais, que sous la surface lisse du monde il y a des enjeux
cachés, des lignes de force dont je n’avais pas encore
complètement pris conscience. Que le fruit d’une intervention
puisse consister en un changement de l’imaginaire, sans pour
autant n’être qu’imaginaire (dans le sens de fictif),
n’était pas clair pour moi jusqu’ici. Dans une
époque considérant la réalité comme
un constructum, c’est peut-être une production tout
à fait respectable pour une intervention!
A part cela, j’ai trouvé les détails du déroulement
d’une intervention, décrite par A ., riche d’enseignements,
même si cela transparaît peu dans cette FDL qui ne doit
pas être trop longue …
Synthèse et mots-clé
Dans son article, Ardoino examine les liens possibles entre l’intervention
(d’un consultant dans une organisation) l’imaginaire
(du client, du consultants et des co-évaluants dans l’organisation)
et le changement. Il montre, notamment pour l’analyse institutionnelle
et la recherche-action, pourquoi dans la plupart des cas l’imaginaire
(les représentations aussi bien phantasmes que reflets du
vécu) n’est pas travaillé au point de répondre
aux critères de scientificité. D’autre part,
le changement n’affecte guère les institutions ou l’ordre
établi par les détenteurs du pouvoir décisionnel.
Néanmoins, il concerne l’imaginaire des acteurs impliqués
dans une situation: ils apprennent à mieux comprendre ce
qu’ils font et comment ils s’inscrivent dans leur contexte.
Dans ce sens, l’intervention dans les organisations est avant
tout éducative.
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Nom de l’auteur René Barbier
Titre La recherche-action
Édition Éditions ECONOMICA ( coll.Anthropos) 1996.
109 pages
L’originalité de l’ouvrage
Dans cet ouvrage court et concis René Barbier, professeur
en Sciences de l’Education à Paris VIII, nous offre
d’une part une introduction à la recherche-action (RA)
en général et d’autre part à la variante
“existentielle” qu’il a développée
depuis les années 1980 en dialogue avec l’oeuvre d’Ardoino,
Castoriadis, E. Morin , mais aussi René Char, Krishnamurti
et Gaston Pineau (en multiréférentialité, un
concept qui lui est cher) (8).
La recherche-action a ses origines dans les Etats-unis des années
’40 . Parente des enquêtes ouvrières marxistes
qui la précédaient elle a été inventée
par des sociologues (notamment l’immigré allemand Kurt
Lewin) travaillant dans les quartiers deshéritées
des grandes villes américaines. Ayant une double visée
(production de connaissance et de changement) et reposant en général
sur une démarche collective, elle se situe depuis toujours
en marge de la sociologie classique et reconnue. Son caractère
politique, en tout cas émancipatoire (39) la rend à
la fois désirable pour les “agents” d’une
organisation ou les habitants d’un quartier et redoutable
pour le pouvoir institué, selon le contexte et le type de
RA pratiqué.
Théoriquement n’importe quel groupe humain peut pratiquer
une RA, c’est-à-dire réfléchir sur ses
pratiques, concevoir des changements, les mettre en oeuvre et les
évaluer pour apporter de nouveaux ajustements. C’est
une démarche en spirale, image d’un processus de changement
avec feed-backs répétés.
En réalité un tel groupe cherche souvent l’aide
d’un chercheur professionnel, d’un consultant ou psychosociologue
censé faciliter le processus en lui donnant une forme praticable.
Le plus souvent cet intervenant organise la recherche en se servant
de la parole orale et écrite et aboutira aussi en général
à un texte écrit par le “chercheur collectif”
(les membres du groupe) ou rédigé par l’intervenant
en incluant les écrits de ceux-ci. Dans tous les cas le rapport
final devra être validé par l’ensemble des participants.
Le livre de B. insiste beaucoup sur la posture de cet intervenant
extérieur, en particulier pour la variante “existentielle”
de la RA (RAE). Il est à la fois impliqué et extérieur,
selon le contrat négocié avec le groupe et selon les
moments du processus. Il amène de l’ordre sans tuer
la dynamique, tente d’instaurer une bonne écoute dans
le groupe, crée de “l’espace de parole”
y compris pour les plus effacés et marginalisés. Dans
la RAE il est responsable d’une qualité particulière
de l’écoute que B. appelle “l’écoute
sensible et multiréférentielle”(65-67), qui
inclut les dimensions affective et “mytho-poétique”
de la vie. Le soin que R.B. apporte à la prise en compte
de ces dimensions le rend original parmi les chercheurs. Cela ne
l’empêche pas (au contraire) de réfléchir
aux implications épistémologiques de son approche
et de la confronter avec les exigences des sciences positives pour
justifier le pourquoi de sa différence (32-41). Dans l’alternative
paradigmatique d’Edgar Morin il se situe plus dans le paradigme
“biologique”(“et”) sans pour autant rejeter
le paradigme rationnel (“ou”) (60-65).
La RAE n’est pas éthiquement neutre. Elle valorise
l’émancipation des participants, “l’autorisation”
(devenir l’auteur de sa vie) des populations en souffrance
et s’inscrit dans un ensemble de valeurs humanistes. L’intervenant
est tenu de s’abstenir de toute manipulation du processus:
tout doit pouvoir être dit , y compris ce qui touche à
sa rémunération ou à son rôle dans le
groupe.
Voici quelques “fruits de lecture” récoltés
dans l’ouvrage en question:
“je peux contrôler une procédure, mais j’évalue
un processus” (79)
“Il y a une illusion à vouloir boire l’océan
du réel avec la paille d’un concept.”(60)
“La RAE comme la médecine, relève de l’art
tout autant, si ce n’est plus, que de la science.”(46)
“En RAE , le changement se manifeste par des flashs existentiels
à savoir saisir au passage pour le chercheur.” (cit.Barbier
1992)
“la RA devrait déboucher sur un surcroît de
sagesse pour chaque participant.” (81)
Mon point de vue
La RAE est une méthode utilisable dans des contextes spécifiques.
Elle vise principalement à mieux intégrer les humains
dans leur contexte en renforçant leur statut, leur dignité.
La très forte parenté avec les démarches de
la démocratie directe et participative pratiquée à
Porto Allegre (Brésil) m’a frappée. Dans les
deux cas, on n’exclut pas " la dimension dionysiaque
de la vie collective " (10). Si le pouvoir en place est favorable
à l’émancipation des individus et des groupes
on peut ouvertement travailler comme ça, sinon il s’agit
d’une action politique facilement ressentie comme subversive
et que les " chefs " risquent de combattre comme une source
de danger pour leur position. Le seul élément "
garde-fou ", c’est le contrat initial de la RA, qui peut
délimiter l’étendue du champ labouré,
encore qu’en principe, il s’agit d’un contrat
" ouvert dans toutes ses dimensions ’ "(86). Mais
qui peut prétendre contrôler une dynamique de changement
et d’émancipation naissante ? J’ai toujours dû
mettre de l’eau dans mon vin dans la pratique de la RA, car
la négociation du contrat se joue toujours dans un contexte,
souvent institutionnel. Or, il faut aussi tenir compte des enjeux
des acteurs qui se situent dans le contexte de la RA. Il serait
intéressant d’explorer cette dimension de la relation
entre la RA/RAE et son contexte, par exemple dans un article …
Titre proposé : " Écologie de la recherche-action
".
Je pense que la RA est valable surtout dans les projets de développement
durable, dans le tiers-monde comme chez nous. Ce n’est bien
sûr qu’une façon de traiter le problème
du changement parmi d’autres. Elle a comme principal atout
de résoudre le problème de résistance au changement
à l’intérieur du groupe. Intégrer ensuite
le changement négocié dans le contexte social et humain
autour du groupe porteur est une autre question. Porto Allegre peut
sans doute l’éclairer par sa longue expérience
de médiation entre rues et quartiers à enjeux souvent
conflictuels.
Synthèse et mots clé
La Recherche-action a une double visée : produire des connaissances
et du changement . Elle décrit un mouvement en spirale (boucle
élucidation-action sur un axe ascendant) et tend vers l’émancipation
des acteurs ( autorisation) par la création d’un espace
de parole. La Recherche-action existentielle (version René
Barbier) inclut les dimensions existentielles voire transpersonnelles
des sujets en cherchant à développer l’écoute
sensible et multi-référentielle dans le groupe de
chercheurs.
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Jean—Pierre Boutinet, Anthropologie du projet
PUF . Paris 1990
Résumé et point de vue critique
Première partie : Positionnement théorique
Du temps technicien à la culture du projet (ch.1)
" PROJET ". Pour enrichir et mieux cerner le concept
Boutinet traque l’apparition et l’utilisation du terme
" projet " et des termes proches dans l’histoire
et dans les langues européennes dominantes. Jusqu’au
XIXe siècle, l’usage en est très flou dans le
langage quotidien, mais depuis la Renaissance italienne, on parle
de projet en architecture.
" En dissociant le projet de son exécution, Brunelleschi,
en même temps qu’il organise une division technique
et sociale du travail, spécifie le projet comme le premier
acte caractéristique de toute création architecturale
{…}"(26)
Alberti, autre architecte florentin de cette époque, distingue
la volonté qui " fournit le pouvoir moteur qui permet
à l’homme de réaliser ce qu’il désire
réaliser " de la raison qui lui " permet de connaître
exactement ce qu’il désire obtenir comme ce qu’il
doit éviter ".(26)
Le support du projet, c’est le plan, contrairement aux procédés
traditionnels où " l’œuvre est conçue
comme un auto-engendrement, au fur et à mesure de son avancement
"(28)
A l’époque des Lumières, " l’homme
s’institue agent de l’histoire ". Progrès
et projet " témoignent de cette capacité de l’homme
à faire l’histoire et, à travers elle, de son
profond désir de se réaliser lui-même en se
voulant créateur. "(29)
L’idéalisme allemand et notamment Fichte, avec sa
philosophie de la liberté, décrit le projet comme
l’effort de l’individualité de se réaliser
en tant que Moi en englobant le Non-Moi en tant qu’aspect
objectif indispensable. Si le premier moment du projet se situe
au niveau individuel (Streben :effort) la suite se passe au niveau
relationnel (interaction Moi/Non-Moi) (34)
Le projet et les modes d’anticipation (ch.2)
Boutinet explore tout d’abord 2 manières de conceptualiser
le temps :
1) La première consiste à distinguer entre temps
circulaire et temps linéaire.
Le temps circulaire accentue le présent, le vécu
existentiel, la répétition et se caractérise
par " les faibles changements qu’il induit "(58).
Le temps linéaire est le temps de l’action, du changement,
de l’irréversibilité.
Si l’Antiquité grecque " avait une conception
ambiguë du temps "(59), la culture hébraïque,
voire judéo-chrétien privilégie la conception
linéaire (terre promise, messianisme, perspective apocalyptique).
Cette bipartition du temps se retrouve dans l’opposition
entre temps séculaire (linéaire) et temps sacré,
l’éternité (circulaire). Mais le temps linéaire
même avait un caractère religieux jusqu’au début
de la modernité, car il avait pour but de préparer
l’entrée dans l’éternité et n’avait
de valeur qu ‘en fonction de ce but.
2) A la bipartition du temps, nous pouvons opposer la tripartition
en distinguant entre passé, présent et futur.
Le présent, c’est " l’instance privilégiée
où j’essaie de coïncider avec moi-même "(61),
le moi-ici-maintenant. D’une part, il est fugace, " menacé
par le passé immédiat et le futur immédiat
"(Fraisse), mais d’autre part " le présent
acquiert une réelle consistance lorsque simultanément
il peut s’appuyer sur une expérience passée
et anticiper de nouvelles possibilités d’action "
(61) .
Présence renvoie à " absence " comme le
moi-ici-maintenant renvoie à l’autre : le temps vécu
est aussi un temps socialisé (62).
" Le passé est toujours vécu sous l’angle
d’une reconquête, d’une réappropriation
que l’individu et le groupe vont tenter... " (63) : c’est
l’assise de l’identité . mais il " constitue
aussi une réserve de possibilités et d’actualisations
dans laquelle le présent va puiser pour construire le futur."
(64)
" Le futur est donc fait simultanément de continuité
et de rupture avec ce qui a été. " (64) Comme
il n’est pas encore, mais va inexorablement avenir, nous aimerions
souvent (mais pas toujours) le connaître, l’anticiper,
le maîtriser à plus ou moins long terme. Quand notre
regard se porte vers l’avenir, nous parlons d’"
horizon temporel " (65) flou si trop éloigné,
contraignant si trop rapproché (65). Boutinet affirme qu’"
aujourd’hui le futur est devenu la préoccupation quotidienne
destinée à préparer les moindres adaptations
des individus à leur environnement " (66) .
La technique avec son fonctionnement rationnel a morcelé,
découpé, éclaté notre temps. Tout tend
à être organisé, planifié, quantifié,
même et surtout le temps. Le temps linéaire domine
toujours plus le futur qu’il anticipe.
Boutinet distingue quatre modes d’anticipation qu’il
appelle " adaptatif ", " cognitif ", "
imaginaire " et " opératoire ".
1) Les anticipations adaptatives
D’une part , il s’agit de prévoir l’avenir
pour s’y adapter, d’autre part, pour en " déjouer
les menaces " d’une autre manière : en modifiant
l’environnement. Nous créons des " systèmes
de prévisions ", car " l’homme entend ne
plus subir l’évolution, il veut la faire et signifier
que l’avenir n’est plus lié au seul hasard, mais
en grande partie à ses propres décisions. " (71).
Cela lui donne un caractère " démiurgique "
: d’après la théologie médiévale
il n’y a que Dieu qui peut prétendre à la connaissance
de l’avenir.
2) Les anticipations cognitives
A part les anticipations de type occulte et religieux (divinations,
prophéties …), nous connaissons la prospective et la
futurologie qui s’appuient sur la science et se basent sur
l’extrapolation. " On peut dire que la prévision
est de l’ordre du conjoncturel (court terme), voire du tendanciel
(moyen terme), alors que la prospective et futurologie sont de l’ordre
du tendanciel et surtout du structurel (long terme). "(73).
3) Les anticipations imaginaires
Boutinet y situe les différentes formes d’utopies
(anticipation de type logique) et la science-fiction (anticipation
de type onirique).
Les deux sortes d’anticipations imaginaires prennent "
le contre-pied de ce qui existe présentement ". Elles
nous rendent service " en nous contraignant à briser
nos cadres traditionnels de référence " (74).
4) Les anticipations opératoires
Elles sont soit de type rationnel ou déterministe, soit
de type flou ou partiellement déterminé.
Dans le premier cas, il s’agit d’un but (finalisation
d’une action), d’un objectif (norme à atteindre
extérieure aux actions qui le visent) ou d’un plan
(qui " inclut la planification et considère dans un
même ensemble la fin poursuivie par l’action et les
moyens qu’il lui faut mettre en œuvre " p.76).
C’est le deuxième cas qui intéresse l’auteur
avant tout, car c’est là le registre du projet. L’acteur
d’un projet pour soi se donne " un certain horizon temporel
à l’intérieur duquel il évolue "(77)
B. définit le projet comme une anticipation opératoire,
individuelle ou collective d’un futur désiré.
"(77).
L’homme qui prévoit et planifie c’est l’homo
faber fabricant outils et machines pour transformer et dominer la
nature, être prométhéen créatif, mais
en péril.. D’autant plus que " le système
technologique plus que l’outil donne l’impression d’enchaîner
Prométhée "(77).
Contrairement à la technique, la technologie est devenue
" autonome par rapport à son créateur ",
voire remplace celui-ci . Ainsi " le caractère cumulatif
de la technique a débouché récemment sur le
caractère substitutif de la technologie " (automatismes,
robotique) (79).
L’idéologie du progrès est ambiguë et
présente sous deux aspects :
- un aspect quantitatif valorisant production et croissance au
mépris de toute
autre valeur
- un aspect qualitatif en tant que " progrès humanitaire
"
Le sens du progrès ne peut s’exprimer qu’à
travers le 2e aspect, et le rejet que rencontre de nos jours l’idéologie
du progrès s’explique par la tendance à réduire
celui-ci à son seul aspect quantitatif. On lui a substitué
la notion de développement qui est plus complexe/multidimensionnelle
et concerne aussi bien l’individu que la société.
Sans que cela résolve les problèmes liés au
progrès, la tendance actuelle de lui substituer ou associer
l’idée du projet ouvre une nouvelle perspective de
recherche de sens (83) : " La figure du projet peut alternativement,
voire simultanément, être porteuse de sens à
travers l’intuition créatrice qui le traverse et la
recherche d’intelligibilité qui le caractérise.
"(84)
La première phase du projet est consacrée à
la prévision : " Si la prévision dans sa normativité
scientifique est soucieuse de connaître les choses, le projet
dans son souci d’efficacité cherche à les transformer.
"(85) Mais l’avenir tend à nous échapper.
Nous ne savons pas " de quoi demain sera fait ", les prévisions
paraissent de plus en plus aléatoires. Paradoxalement, cette
crise de notre vision d’avenir s’accompagne d’une
" inflation dans l’utilisation du projet ".(85)
Projet et situations de la vie quotidienne (Ch.3)
L’ambition de B. ici est d’ "esquisser les grandes
lignes d’une psychosociologie des conduites d’anticipation
opératoire " et de voir " comment une culture de
type préfiguratif entend maîtriser son propre avenir
".(87)
Dans ce dessein, il analyse d’abord des exemples " existentiels
" de situations à projet : -le projet adolescent d’orientation
et d’insertion
-le projet vocationnel de l’adulte
-le projet de retraite
Ensuite il explore des " activités à projet
" (98), c.à.d. des domaines de la vie en société
qui ne peuvent pas ou plus se passer du concept de projet pour fonctionner
:
- la formation
- les soins thérapeutiques
- l’aménagement spatial
- le développement
- la recherche
Après avoir décrit la fonction du projet dans la
vie individuelle et collective, B . focalise son attention sur le
processus de projet en examinant
- le cheminement des projets de loi (à distinguer des propositions
de loi)
- les étapes du projet architectural
- le développement d’un dispositif technique
Les organisations étatiques ou ONG ainsi que les entreprises
et les partis politiques ne peuvent pas non plus se passer de projet,
d’une part pour s’orienter et se légitimer (projet
de référence, d’autre part pour fonctionner
(gestion par projet). La participation des membres de l’organisation
peut être souhaitée et nécessaire. Le projet
même peut avoir un caractère innovateur et expérimental.
Tout dépendra de la culture d’entreprise , des valeurs
partagées qui imprègnent l’organisation en question.
La même chose reste vrai, mais devient extrêmement
compliqué, en ce qui concerne les projets de société
rivalisants. B. distingue 3 formes modernes opposées au modèle
traditionnel de reproduction et de conservation du système
existant : - le projet révolutionnaire (basé surtout
sur un rejet de l’existant)
- le projet autogestionnaire (nécessairement ouvert en
ce qui concerne son contenu)
- le projet alternatif ( valorisant une approche autre pour résoudre
les problèmes de société et visant en général
un modèle global)
Le projet comme préoccupation scientifique (Ch.4)
Tout en renvoyant la téléologie dans le domaine de
la théologie, la plupart des sciences ont du mal à
échapper au concept du projet pour comprendre le développement
voire la structure de leurs objets. Cela est particulièrement
vrai pour la psychologie, la biologie et les sciences sociales.
B. passe en revue le rôle que la notion de projet (purpose)
joue dans les différentes écoles de psychologie nord-américaines
notamment en relation avec le problème de l’adaptation
de l’individu au changement. Behaviorisme, pragmatisme, gestaltisme
et psychanalyse ont intégré le purpose comme "
variable intermédiaire entre la situation et le comportement
" (128). Sous l’influence de N.Wiener on parlera à
partir des années soixante d’une " cybernétique
du comportement "(131) caractérisé par des circuits
de régulation ou d’autorégulation. Grâce
aux rétroactions l’individu à la poursuite de
son but (dans la réalisation de son projet) cherche à
adapter son comportement aux conditions modifiées . Certaines
machines aussi, si l’on oublie qu’à l’origine
c’est bien l’homme qui les conçoit et qu’en
réalité c’est lui qui cherche à les faire
s’adapter !
La psychologie humaniste contrebalance le double déterminisme
que subit l’individu par l’environnement (éclairé
par le behaviorisme) et son propre passé (souligné
par la psychanalyse) par la mise en avant des qualités conscientes
et dynamiques de l’individu. Grâce à " une
approche existentielle et phénoménologique "
(133) on aborde l’homme comme un être qui cherche à
se réaliser (134) : " L’individu pro-actif oriente
sa vie suivant un idéal qu’il a choisi et qu’il
entend réaliser " (134) :
" -il est animé d’un profond besoin d’individuation,
d’une exigence à exister ;
- il ne trouve pas son épanouissement à travers les
normes en vigueur
[… ]"(134)
Nuttin va jusqu’à considérer le projet comme
" un élément déterminant dans la construction
de la personnalité "(135)
Pour la psychanalyse freudienne c’est la théorie de
la sublimation qui se rapproche le plus de la notion de projet.
Par la suite certains psychanalystes considèrent la projection
vers l’avenir comme basée sur " l’insatisfaction
perpétuelle, moteur de toute créativité ".
Pour Lacan c’est un " accomplissement paradoxal ",
[…] " car toute réalisation est destruction de
la figure du projet. " (139)
En ce qui concerne la sociologie B. souligne surtout les contributions
d’Alain Touraine et de Cornélius Castoriadis pour éclairer
le rôle du projet dans la société. " Touraine
distingue dans Sociologie de l’action quatre façons
caractéristiques pour les individus de participer au sujet
historiques. " Ce sont :
-" le retrait ou absence de projet personnel "
-" le projet individuel " mais auto-centré
-" le projet collectif qui lie l’individu "
-" le projet organisationnel " qui incarne un aspect
du sujet historique à
un moment donné. (143)
Ce dernier a la " double fonction de création et de
contrôle " (143). Ultérieurement Touraine cherche
à classer les projets selon l’intégration dans
un ensemble des 3 éléments " identité
", " opposition " et " totalité "
(144-145) Sainsaulieu en étudiant les organisations participatives
explore les dimensions symbolique et opératoire du projet
(146).
Castoriadis " cherche à approfondir les relations entre
praxis et projet " (146) Pour lui qui est essentiellement un
penseur politique " le projet est l’intention d’une
transformation du réel, guidée par une représentation
du sens de cette transformation, en prenant en compte les conditions
réelles. " (146)
Pour les sciences exactes, le projet sous la forme d’orientation
téléologique de ses objets a également fait
une entrée en scène controversée. Les paradigmes
ont en effet changé depuis la 2e moitié du XIXe siècle.
Le positivisme et le " paradigme de la mécanique rationnelle
" ont atteint leur limite à l’époque de
Heisenberg. Le paradigme cybernétique permit la construction
d’automatismes partiellement capables de " reproduire
les propriétés des êtres vivants ". Mais
Boutinet juge l’explication du comportement humain par la
cybernétique réductrice. La cybernétique obéit
à une téléonomie et non à une téléologie
: on ne doit pas oublier le concepteur de la machine !
Le paradigme systémique semble plus apte à saisir
l’homme " pro-actif " (anticipateur) par la notion
de " système ouvert ", " auto-régulateur
", voire " auto-déterminé "(154-155).
" Connaître le système, ce n’est plus seulement
connaître son armature, c’est surtout repérer
son projet c’est-à-dire , en partant de son histoire
identifier son devenir " (155). Pour Boutinet, l’homme
porteur de projet ressemble à la fois à un système
ouvert finalisé et finalisant et surtout complexe. Il ne
peut toutefois pas être réduit à cet aspect.
(156)
" En définitive, qu’il soit téléonomique
ou téléologique, le projet qui se veut délibérément
organisation du futur ne nous appartient jamais en propre . Il agit
à travers nous autant que nous agissons par lui. " (158)
Deuxième partie : " perspectives opératoires
"
L’intention d’instruire et le projet pédagogique
(Ch.5)
B. consacre la plus grande partie de ce chapitre à l’explication
des concepts essentiels concernant les projets dans les domaines
de la pédagogie et de la formation des adultes (" andragogie
"-p.173)Il distingue entre l’éducatif (qui vise
l’intégration et l’autonomie-p.170-172) et le
pédagogique (" l’art d’aménager la
relation entre l’enseignant et les apprenants " qui se
" développe toujours à propos d’un objet
tiers " (p.172) : le contenu de l’apprentissage (qui
exige une approche didactique spécifique).
De nos jours, ce processus se déroule entre la programmation
prédéterminée et le projet participatif, voire
l’autogestion. Dans le meilleur des cas, il est négocié
et porteur à la fois d’un projet pédagogique
(visant un apprentissage) et d’un projet éducatif (visant
l’autonomisation de l’apprenant).
L’histoire et l’ethnologie permettent à Boutinet
d’examiner la situation actuelle en France avec une distance
critique. Pour ce faire, il " distingue 4 niveaux de projets
" […] " : Le projet éducatif, le projet pédagogique,
le projet d’établissement, le projet de formation.
Si " le projet éducatif est un enjeu idéologique
" (175) , parce qu’il concerne des valeurs et l’organisation
de la société, le projet pédagogique dépend
en grandes partie des pédagogues, qui ont " le pouvoir
de mettre les élèves à la place qu’ils
souhaitent. La seule chose qu’ils contrôlent assez mal
demeure la réaction de ces élèves, face à
la place qui leur est proposée. " (176) Les élèves
se trouvent encerclés par l’institution bureaucratique
et rigide avec ses programmes et ses contraintes : " en pédagogie
comme en architecture, le programme court le risque de tuer le projet.
" (177)
Une autre difficulté est le nécessaire " emboîtement
" des projets, car le projet pédagogique concerne différents
acteurs ayant pour la plupart des projets individuels qu’ils
cherchent à réaliser dans le cadre du projet collectif.
(178)
Last but not least, s’agit-il de concevoir le projet dans
le temps, de lui donner " un horizon " compatible avec
l’âge des apprenants. Il s’agit également
de prévoir des indicateurs pour une évaluation qui
ne concerne pas seulement l’atteinte ou non des objectifs,
mais aussi la qualité du processus, du cheminement vers le
but visé.
Quand c’est l’institution même qui devient l’objet
du processus (projet d’établissement), on en espère
d’une part une " revitalisation " de celle-ci et
d’autre part une mobilisation des différents acteurs
permettant de " faire émerger un ou des problèmes
majeurs " et simultanément " les capacités
de création et d’innovation " permettant de les
résoudre. (183) B. insiste sur la nécessité
de développer une méthodologie du projet, support
d’une pédagogie du projet qui prend soin des processus
et ne se limite pas à définir des objectifs à
atteindre (185-187). Il propose de porter l’attention aussi
à l’amont et à l’aval du projet. (187)
Il y a danger de manipulation si le pédagogue veut "
définir pour autrui " les projets de formation. Ainsi
Sartre disait ?en parlant d’esclavage : " Quand les parents
ont un projet, les enfants ont un destin. " (187)
En formation d’adultes, il faut distinguer les projets individuels
de formation (diversement motivés) des projets portés
par des institutions (entreprises, administrations ou organismes
de formation). Là aussi le projet " oscille entre une
valorisation de l’objet sur lequel il porte et une accentuation
de la méthode qu’il propose, d’où son
équivocité. " (192)
Projet technologique, motivation et efficacité (Ch.6)
Dans le secteur technologique le projet se trouve " placé
à la conjonction des paramètres techniques et des
paramètres humains. "(195)
Les entreprises de ce secteur sont notamment concernées
par trois types de projets :
- la gestion par projet (project management)
- le projet d’entreprise
- la gestion des grands projets (en multipartenariat)
La gestion par projet ne vise pas seulement une production, une
évolution technique, mais est également utilisée
pour son fort effet mobilisateur. Dans l’équipe du
projet (project team) les relations hiérarchiques ainsi que
le cloisonnement entre services sont temporairement et partiellement
suspendus au profit du projet. Celui-ci n’est réalisable
que si les membres du groupe peuvent s’impliquer et trouver
leur place selon la phase su projet. Il y en a quatre :
- phase de conception ou de définition ;
- phase d’organisation ou de planification ;
- phase opérationnelle ou d’exécution ;
- phase d’achèvement ou d’évaluation.
Dans les années 50, aux USA, un nouveau concept voit le
jour : le cercle de qualité. En 1962 il prend racine au Japon,
ensuite en Europe. Basé sur le volontariat, il cherche à
réunir des membres d’une entreprise dans une atmosphère
de non-directivité.(202) Le but est double : améliorer
la qualité des services que rend l’entreprise par la
résolution des problèmes pointés par les membres
du cercle, mais aussi permettre à ceux-ci de participer à
la gestion.(202-204)
" La gestion des grands projets est tributaire de trois paramètres
interdépendants : les spécifications techniques, les
délais, les coûts . "(205) On essaie de maîtriser
ces paramètres en procédant
- à une étude faisabilité,
- l’étude des solutions possibles aux problèmes
cernés,
- la mise en place de la conception détaillée du
projet (avec échéancier, budget prévisionnel,
cahier des charges …) (voir 205-206)
Le contrôle en cours de réalisation du projet permet
d’introduire des modifications devenues nécessaires
.(207)
" L’évaluation terminale s’efffectuera
lors de la réception du projet. Elle pourra prendre la forme
d’audit, d’analyse du système qui a été
mis en place et de ce qu’il a produit. " (207)
Le projet d’entreprise " ne vise pas tant un produit
à sortir qu’un processus à maîtriser.
" (208) A tendance participative, il cherche à gagner
l’adhésion des employés en les associant d’une
part à une prise de conscience de la culture de leur entreprise
et d’autre part à la stratégie pour atteindre
des objectifs en relation avec cette culture. (208-210)
Limitées par la distribution réelle du pouvoir dans
l’entreprise les démarches participatives ne peuvent
constituer qu’un idéal vers lequel tendre mais jamais
atteint. Mais Boutinet décèle néanmoins une
" inclination consensuelle " dans les entreprises qui
traditionnellement était si souvent des lieux de conflits.
(p.215)
Le projet de développement est en crise profonde, parce
que les développeurs et plus encore les " développés
" ont souffert pendant des décennies d’un concept
extrêmement réducteur du développement. Pendant
longtemps le côté matériel et l’aspect
quantitatif ont seuls dominé les projets et les programmes.
Maintenant on tente d’atténuer les effets du mal-développement.
Les évaluations de ces projets et programmes sont souvent
problématiques, biaisées par des partis-pris préalables.
" Au niveau de l’évaluation comment savoir à
qui profite le projet réalisé ? "(219)
En résumant son exploration de diverses formes de projet
B. constate qu’on peut les résumer en 4 catégories
: ils sont soit centrés " surtout sur la praxis "(l’action
même) soit sur la poiesis (l’action qui s’achève
par une production déterminée), soit à "
dominante spatiale " soit à " dominante temporelle
". (222) Le monde des projets associe en général
plusieurs acteurs et traduit " le désir d’une
nouvelle socialité. "(223)
Méthodologie de la conduite de projet (ch.7)
"Quelle méthodologie [...] pour maîtriser cette
activité qui consiste à se construire un projet ?
Comment l’apprécier au travers d’indicateurs
pertinents ?" (225)
Le projet en tant que démarche innovatrice et porteur de
changements doit prendre en compte quatre prémisses (226-228):
- c’est une approche globale et non simplement une somme
d’objectifs à atteindre
- c’est une démarche singulière qui cherche
une réponse originale à une situation particulière
- c’est un " outil approprié pour gérer
la complexité et l’incertitude "
- il "ne peut se concevoir que dans un environnement ouvert
" offrant des opportunités de modifications
Pour l’élaboration du projet, B. parle de 3 étapes
: l’analyse de la situation (diagnostic parfois aidé
par un intervenant externe), l’esquisse d’un projet
possible (reposant sur un compromis entre le souhaitable et les
contraintes), les choix stratégiques (" La stratégie
est chargée de gouverner l’action au regard du projet
et des circonstances[ …] " (232)
La mise en œuvre comprend également 3 étapes
: la planification (" un futur désiré entrevu
à travers les moyens perçus pour y parvenir "p.234),
la gestion des écarts (qu’il faut maintenir tolérables
à moins de modifier le projet ), l’évaluation
(" multicritériée, respectant en cela la complexité
du projet "p.236)
" L’évaluation accompagne toute pratique "
(236) Même si elle est intermédiaire, elle doit traiter
l’un ou l’autre des indicateurs suivants : l’efficacité
(rapport entre objectifs et résultats), l’efficience
(rapport entre les ressources utilisées et les résultats
obtenus), la cohérence (rapport entre les objectifs et les
actions) et la pertinence (relation entre la cohérence et
l’environnement du projet). (236) Elle examine la praxis (pratique)
et la poiesis (production).
Un audit aura la plupart du temps lieu à des moments particuliers
d’un projet : au dé&but en situation de crise ou
à la fin comme évaluation finale. Il s’intéressera
aux particularité de cette situation, mais focalisera aussi
son attention sur : les acteurs et leurs situations par rapport
au projet, les discours, les motifs et enjeux, les stratégies
et les moyens utilisés, les résultats et les effets
secondaires. " […] l’analyse du projet ne cherche
pas à constituer un recueil exhaustif des faits mais s’efforce
d’effectuer une mise en relief de données jugées
pertinentes au regard du contexte et susceptibles de fournir des
clefs de compréhension appropriées sur le projet,
ses acteurs, son évolution, voire son vieillissement "(243)
B. parle des nouveaux métiers liés au projets aussi
bien individuels (p.ex. accompagnateur de projet professionnel)
que collectifs (p.ex. analyste ou évaluateur de projet technologique).
Il résume sa théorie dans une esquisse de typologie
du projet (246-248) et les problèmes observés à
travers les cas cités dans une problématique du projet
(248-261).
Conclusion : penser une anthropologie du projet
D’après Boutinet “tenter l‘élaboration
d’une anthropologie du projet, c’est chercher à
comprendre comment fonctionne le projet dans différents ensembles
culturels [...]”(263) Or, B. se limite tout au long de son
ouvrage à la façon occidentale de concevoir et de
conduire des projets. La conclusion esquisse par conséquent
un vaste domaine pour des explorations futures. Elle donne néanmoins
déjà quelques aspects à prendre en compte lors
de cette exploration. Il y aurait quatre “dimensions constitutives
de la figure du projet” relevant de quatre approches scientifiques
distinctes (279):
- la nécessité vitale (biologie)
- l’enjeu existentiel (phénoménologie)
- la pespective pragmatique (praxéologie)
- l’opportunité culturelle (ethnologie)
Bien que l’ambiance du projet soit fondamentalement positive
(on veut changer quelque chose et on croit que c’est possible)
B. évoque également le caractère éphémère,
aléatoire, périssable de tout projet. L’espérance
est bien souvent teintée de doute , la satisfaction devant
les résultats mitigée de déception, car la
réalité correspond rarement à l’image
rêvée lors de la conception du projet. L’angoisse
existentielle, occultée durant le temps du rêve et
de l’action, se pointe dès que le moment de l’accomplissement
est venu. Dans une incessante fuite en avant nous empilons projet
sur projet au cours de notre existence pourtant limitée par
l’horizon de la mort...
**********************************************************
Mon point de vue personnel
Tout d’abord je voudrais expliquer la longueur de cette note
de lecture : tout ou presque m’a semblé essentiel,
même si parfois allant de soi! J’espère que mes
résumés seront utiles pour lire ce livre touffu.
Quand je l’ai lu pour la première fois, je venais
de faire une analyse de projet associatif de façon plus ou
moins instinctive (sans posséder une théorie élaborée).
Le livre de B. m’a permis de mieux comprendre après
coup ce que j’avais fait, et aussi ce que j’aurais pu
mieux faire (notamment tenir davantage compte du contexte socio-culturel).
Pour se préparer à devenir un “spécialiste
“ de l’évaluation de projets ce livre peut aider
à “en faire le tour” et est une incitation à
ne pas perdre de vue l’environnement du projet ( son ”emboîtement”
dans le contexte).
La démarche de Boutinet est originale dans le contexte français
car à dominante inductive . Inspiré par la phénoménologie,
et familiarisé avec la pensée anglo-saxonne, B. fait
parler les phénomènes avant d’aller dans l’abstraction
et les généralités. Du coup, on ne sait jamais
si son regard embrasse le sujet dans sa globalité. Il empile
les observations et les arrange dans des tableaux, mais en général
sans expliquer pourquoi il estime que le tableau est complet.
Bien sûr, à lui seul l’ouvrage n’est pas
suffisant comme fondement théorique pour travailler sur les
projets. On peut le compléter p.ex. par une approche des
projets “en creux” façon orientale (F.Jullien,
Traité de l’efficacité), et par une méthode
d’analyse des enjeux (Cardinal/Guyonnet/Pouzoulic, La dynamique
de la confiance), ainsi que par les apports des théories
de la recherche-action et de la théorie des systèmes.
Synthèse et mots clé
Cette “entomologie “ du projet refuse obstinément
de se laisser résumer en 10 lignes.
Chacun peut y puiser ce qui l’intéresse. Pour le (futur)
consultant ce qui importe le plus me semblent être l’inscription
du projet dans le temps, (ses phases de déroulement , l’anticipation,
le progrès, le désir), son inscription dans telle
ou telle culture particulière, ce qui décidera de
sa configuration, le sens que lui donnent les acteurs ( l’imaginaire
du projet, imprégné d’aprioris paradigmatiques,
de modèle de pensée , de vision du monde). Je trouve
intéressant ce que Boutinet dit de la relation entre programme
et projet et projet et qualité.
**************
Nom de l’auteur Coulon, Alain
Titre L’Ethno-Méthodologie
Édition PUF-Que sais-je ? 1987
Dans son introduction à l’ethnométhodologie,
Alain Coulon insiste beaucoup sur l’historique de ce courant
psycho-sociologique, qui plonge ses racines dans la pensée
sociale américaine des années vingt et trente, pour
être fécondée ensuite des intellectuels européens
réfugiés aux USA pour fuir le régime nazi.
Dont Harold Garfinkel ( né en 1917), le “père”
de l’E. qui cite comme principaux précurseurs Talcott
Parsons ( la théorie de l’action) et Alfred Schutz
(sociologue viennois rompu à la phénoménologie
de Husserl qui s’intéresse particulièrement
au quotidien et aux structures linguistiques du parler quotidien).
Schutz se demande comment les mondes expérientiels privés
peuvent être “transcendés en un monde commun”
(p.9) et répond: par l’échange des points de
vue ! C’est sa “Thèse générale
de la réciprocité des perspectives” (p.9) .
Au lieu de réduire les membres d’une société
à l’état d’objets étudiés,
ce courant sociologique ? dont l’Ecole de Chicago est un des
fleurons (voir les oeuvres de Park, Burgess, Thomas) ? prend leurs
points de vue au sérieux et s’intéresse à
la façon dont ils construisent la réalité sociale.
L’origine de cette approche est donc une révolte contre
les méthodes invasives et réductionnistes de la sociologie
quantitative traditionnelle. Les mots clé sont “interaction
symbolique”, “phénoménologie sociale”
et, lié au phénomène de la “déviance”
sociale, “l’étiquetage”. H. Becker montre
qu’un comportement n’est pas “déviant”
en soi , mais le devient parce qu’il est désigné
comme tel dans un groupe donné. (p.13) Concernant les méthodes
de recherche, le problème principal du chercheur est l’équilibre
entre implication et distance : sans implication il n’entre
pas dans l’univers qu’il veut explorer, mais sans distance
il perd sa qualité de chercheur!
Harold Garfinkel soutient sa thèse de doctorat à
Harvard en 1952 (The Perception of te Other: a Study in Social Order),
mais il obtient un poste à Los Angeles (UCLA) et développe
ses théories en Californie où, à partir des
années soixante, il attire simultanément un certain
nombre d’élèves doués et une forte hostilité
de la part de sociologues plus traditionnels (p.ex.J.S.Coleman).
Dans les différentes universités californiennes se
forme bientôt un réseau de chercheurs, dont les contributions
s’enrichissent mutuellement. Le personnage marquant aux côtés
de Garfinkel est Aaron Cicourel qui travaille sur l’éducation.
En 1966 P.Berger et T. Luckmann publient leur célèbre
The Social Construction of Reality.. Garfinkel écrit Studies
in Ethnomethodology qui paraît en 1967. Il y définit
les faits sociaux comme des accomplissements pratiques, des objets
instables, construits selon des méthodes qui elles-mêmes
constituent l’objet d’études, d’où
le nom “ethnométhodologie”. C’est une oeuvre
fondamentale pour l’ethnométhodologie.
“A partir des années 70 l’ethnométhodologie
commence à se scinder en deux groupes : celui des analystes
de conversation [ et ] celui des sociologues” ( qui étudient
des champs comme l’éducation, la justice , les organisations
etc.) (p.22)
Simultanément le mouvement prend de l’ampleur, et
déborde des frontières américaines pour se
répandre en Angleterre, en Allemagne et finalement aussi
en France, où “les premières publications paraissent
en 1973” (N.Herpin, Les sociologues américains et le
siècle, PUF) Depuis les années 80 seulement, des thèses
françaises sont consacrées à l’ethnométhodologie
(enseignement de l’E. à la Maison des Sciences de l’Homme
à Paris, à Paris VII et Paris VIII).
Cinq concepts clé:
1. Pratique, accomplissement. (p.25-28) Les ethnométhodologues
formulent l’hypothèse “que les phénomènes
quotidiens se déforment lorsqu’on les examine à
travers la grille de la description scientifique” (p.26) Au
lieu de chercher un “système stable de normes et de
significations partagées “ par des acteurs sociaux,
ils supposent qu’il s’agit plutôt d’un processus.
“[ .... ] l’observation attentive et l’analyse
des processus mis en oeuvre permettraient de mettre à jour
les procédures par lesquelles les acteurs interprètent
constamment la réalité , inventent la vie dans un
bricolage permanent.”
2. Indexicalité.(p28-34)Elle concerne des éléments
du langage qui “tirent leur sens de leur contexte” comme
“cela”, “je”, “vous” etc. Mais
, au fond, elle concerne aussi les autres mots par le fait que ceux-ci
possèdent des connotations, des teintes, des ambiances différentes
selon les locuteurs, les auditeurs, les situations. Le sociologue
fausse d’emblée ses résultats s’il fait
abstraction de cela et de lui-même en tant qu’intervenant
dans une situation donnée. Donc: “Le langage naturel
ne peut faire sens indépendamment de ses conditions d’usage
et d’énonciation” (p.30), et Garfinkel propose
de l’étudier “en considérant son caractère
indexical non pas comme une tare, mais comme une de ses principales
caractéristiques” (p.33)
3. Réflexivité. Les personnes parlent et obéissent
à un code “en général tacite”,
mais qui “structure la situation” et “peut venir
au langage”. Dans ce cas, et sans que les locuteurs qui parlent
des règles et des procédures se définissent
nécessairement comme sociologues, le langage révèle
son caractère potentiellement réflexif. “La
réflexivité désigne donc les pratiques qui
à la fois décrivent et constituent un cadre social”
(p.37)
4. Accountability. Ce terme signifie la descriptibilité
des pratiques sociales, leur caractère intelligible, réflexif,
rationnel: on peut en rendre compte en en parlant. Mais en en rendant
compte, on agit: les accounts sont à la fois “informants”
et “structurants” de la situation d’énonciation.
Les ethnométhodologues ne s’intéressent pas
aux “accounts” au premier degré, mais pour comprendre
“comment les acteurs reconstituent en permanence un ordre
social fragile” (p.42). “Rendre visible le monde, c’est
rendre compréhensible mon action en la décrivant,
parce que j’en donne à voir le sens par la révélation
des procédés par lesquels je la rapporte.” (p.43)
5. Membre. C’est une notion qui se réfère “non
pas à l’appartenance sociale mais à la maîtrise
du langage naturel.”(p.43). Un membre , “c’est
une personne dotée d’un ensemble de procédures,
de méthodes, d’activités, de savoir-faire qui
la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation
pour donner sens au monde qui l’entoure.”
Le statut de la connaissance ethnométhodologique et ses
méthodes
Pour l’E. “la coupure épistémologique
entre connaissance pratique et connaissance savante n’existe
pas” (p.50). L’ethnométhodologue se voit comme
un acteur social parmi d’autres, en aucun cas comme le spécialiste
supérieur qui regarde les “idiots culturels”
(les autres acteurs sociaux !) comme s’ils étaient
des animaux au zoo. Ici, l’objectivisme n’est pas de
mise: en cherchant des “patterns” dans la conduite de
nos actions, nous l’objectivons dans une certaine mesure et
compensons “l’irrémédiable indexicalité
du langage” (p.54). Comprendre une biographie restera toujours
une interprétation, une mise en perspective, car elle repose
sur l’usage de la méthode documentaire. Mais elle peut
tendre à une certaine rigueur en cherchant à tenir
compte d’éléments qui, de prime abord, semblent
contredire l’interprétation qu’on ferait en se
basant exclusivement sur quelques traits dominants.( p.54 )
Cette méthode de recherche de patterns est appelée
”méthode documentaire d’interprétation”
(un terme de Mannheim) et en 1970n T.P. Wilson dit qu’elle
“consiste à identifier un pattern sous-jacent à
une série d’apparences, de telle sorte que chaque apparence
soit considérée comme se référant à,
étant une expression de ou <<un document du>>
<<pattern>> sous-jacent. Toutefois, le <<pattern>>
sousjacent lui-même est identifié à travers
ses apparences individuelles concrètes, de telle sorte que
les apparences réflètant le <<pattern>>
et le <<pattern>> lui-même se déterminent
réciproquement.” (p.53). L’évolution de
la situation amène le chercheur (comme n’importe quel
acteur) à constamment modifier ou affiner l’image du
pattern qi’il croit déceler pour garantir la cohérence
de ses observations. Parfois on retient son envie d’interpréter
pour se laisser instruire par les développements futurs de
la situation .(p.65) L’ethnométhodologue est conscient
que “les formes de l’échange déterminent
sa compréhension, qui est intersubjectivement construite.
Dans le champ du langage comme dans les autres, on retrouve dans
l’analyse de conversation la préoccupation permanente
de l’ethnométhodologie: celle de décrire les
procédés que nous employons pour construire l’ordre
social.”(p.70)
Si, historiquement, l’ethnométhodologie s’est
développée en se définissant contre la sociologie
traditionnelle, elle cherche néanmoins à éviter
que cette opposition ne devienne obsessionnelle. Le reproche principal
qu’elle lui fait est que la sociologie se place à l’extérieur
du jeu social réduisant celui-ci à un objet d’étude.
“L’homme observé par le sociologue est factice,
il est une construction dont la rationalité n’a d’autre
but que de vérifier la pertinence du modèle. “
Il “ n’a pas de biographie, n’a pas de passions;
il est surtout incapable de jugement.” (p.72) Garfinkel soumet
le comportement et les discours sociologiques eux-même à
l’analyse ethnométhodologique: ce n’est qu’une
construction sociale comme une autre révélant des
valeurs, des partis pris et des procédures consensuelles
! Ce qui intéresse l’E., ce n’est pas de porter
un jugement, mais de dégager le pattern derrière les
apparences.
L’ethnométhodologue fait des observations et des expériences,
mais il procède aussi à des expérimentations
comme le breaching qui consiste à transgresser les règles
du jeu social pour créer le scandale. Le comportement et
les discours des acteurs révèlent alors ce qui soustend
la routine: des valeurs et des attitudes qui en sont les fondements
(p.ex. la confiance).
En 1964, Aaron Cicourel publie Method and Measurement in Sociology
où il montre les interactions entre théorie, méthodes
et données. A part une clarification du langage utilisé,
la méthode ethnométhodologique “requiert une
théorie de l’instrumentation et une théorie
des données, de telle sorte qu’on puisse distinguer
ce qui relève des procédures de l’intervention
de l’observateur du matériau qu’il appelle données.”
(p.76). Sans exclure d’emblée tout traitement numérique
du fait social, Cicourel s’en méfie: “Les faits
fondamentaux de l’action sociale devraient être clarifiés
avant d’imposer des postulats de mesure qui ne leur correspondent
pas.” (p.76) Les démarches propres à la sociologie
qualitative (au-delà de la seule ethnométhodologie)
sont : l’observation participante, les entretiens, les questionnaires
à choix multiples, la méthode démographique,
l’analyse des contenus, la recherche expérimentale
et la linguistique. Cicourel les traite toutes dans son ouvrage.
On remarque qu’il s’agit d’outils empruntés
à l’ethnographie.
Hugh Mehan et Don Zimmerman les développent au cours des
années 70. Mehan appelle son approche l’ethnographie
constitutive, qui fonctionne sur “ l’hypothèse
interactionniste que les structures sociales sont des accomplissements
sociaux” (Mehan 1978) .
Elle se fonde sur 4 grands principes :
- la disponibilité des données (consultables)
- l’exhaustivité du traitement des données
(même de ce qui semble contredire le reste)
- la convergence entre les chercheurs et les participants qui sont
appelés à confirmer les résultats de l’enquête
- l’analyse interactionnelle, qui évite à la
fois la réduction psychologique et la réification
des acteurs par la sociologie.
La recherche doit tenir compte d’elle-même, c’est-à-dire
de son origine, de sa négociation, de ses difficultés
et de ses enjeux : elle doit être “réflexive”.
La fameuse thèse de Carlos Castaneda est citée comme
un exemple réussi.
L’abandon des “hypothèses-avant-d’aller-sur-le-terrain”
est également exigé. Le premier pas consiste à
se faire une image aussi complète que possible de la situation
et de la décrire.
Zimmerman appelle sa démarche “tracking”, filature,
terme inspiré par le roman policier. Il s’agit de “suivre
à la piste, marcher sur la trace de quelqu’un”
(Harrap’s), acquérir “une vue intime d’un
monde social particulier” (p.82). Comme les gens “commentent
sans cesse leurs activités” (p.84), ils aident le chercheur
à saisir la signification de ses observations. “Observer
le plus grand nombre de situations possibles” permet également
d’asseoir sa recherche sur une base solide. “L’enquête
prend la forme du reportage” (p.84)
Au fil des ans, l’E a fait ses preuves sur de nombreux terrains:
l’éducation, le système judiciaire, les pratiques
médicales, les processus organisationnels, la recherche scientifique,
les mouvements politiques. Alain Coulon passe en revue quelques
études de terrain à titre d’exemples. On y voit
que l’intérêt des ethnométhodologues pour
le comment y devient fécond parce qu’il mène
à l’élucidation de processus au lieu d’aboutir
au simple constat de structures.
En 1975 Lewis Coser (président de l’Association américaine
de sociologie) attaque violemment l’ethnométhodologie
en traitant ses représentants de secte repliée sur
elle-même, divisée à l’intérieur,
et pratiquant un langage ésotérique pour explorer
des phénomènes sans intérêt. Zimmerman
la défend l’année suivante, ce qui contribue
à une clarification de ses bases. (p.109-117).
En 1986 Pierre Bourdieu, lors d’une conférence à
San Diego, cherche à reconcilier les positions opposées
en les décrivant comme points de vue complémentaires,
l’une, la sociologie classique, construisant les structures
objectives en “écartant les représentations
subjectives des agents” (p.119) , l’autre s’intéressant
justement à cet aspect écarté de la réalité.
En France des courants proches de l’ethnométhodologie
se sont développés depuis le début des années
soixante. Les travaux de Lapassade, de Castoriadis et l’analyse
institutionnelle s’intéressent au fait social à
travers son double aspect d’institué et d’instituant.
Les ruptures et provocations délibérées des
procédures routinières ressemblent au breaching évoqué
ci-dessus. Toutefois, l’école américaine s’intéresse
moins au potentiel révolutionnaire de ces idées et
se concentre davantage sur “l’instituant ordinaire”,
à l’oeuvre dans la vie quotidienne.
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Synthèse et point de vue personnel.
Le livre d’Alain Coulon ne prétend pas être
une oeuvre fondamentale, mais simplement une” introduction
à” comme toute la série des Que sais-je ? En
tant que telle, il m’a semblé utile pour me donner
une idées des tensions entre les divers courants sociologiques
en Occident. Cependant, cet ouvrage a 14 ans et pourrait être
un peu dépassé.
Voilà ce que j’en retiens avant tout :
- L’inclusion de la problématique du chercheur et
de la recherche elle-même dans le champ de l’étude.
Cette posture réflexive me semble essentielle.
- La transformation de la démarche scientifique et notamment
sociologique en champ d’étude. Elucider le fonctionnement
de la communauté scientifique me semble en effet d’autant
plus nécessaire que la caste des scientifiques dans notre
société occupe une place sacralisée et surinvestie
d’autorité, comparable à celle autrefois occupée
par les prêtres.
- Pour ma future pratique professionnelle, je retiens l’idée
de la nécessité de faire valider les résultats
d’une recherche de terrain par les acteurs du terrain concernés.
C’est une pratique qui est également fondamentale en
recherche-action. Elle découle naturellement du refus de
“réification” des personnes contribuant à
une recherche, et garantit par ailleurs une certaine forme d’objectivité.
Encore que tout dépend de la qualité de l’interaction
dans ce domaine ...
Remarque critique: La présentation du contenu de ce livra
laisse à désirer. Il y a des redites, souvent du flou
dans l’explication des concepts clé. Le récit
historique domine trop et aurait pu être condensé dans
un seul chapître au lieu d’envahir la présentation
de la théorie à tout moment. Il s’agit plus
d’une histoire de que d’une introduction à l’ethnométhodologie.
*******************
Nom de l’auteur François Jullien
Titre Un sage est sans idée ou l’autre de la philosophie
Édition Ed. Seuil, PARIS 1998. (237 pages)
François Jullien, philosophe et sinologue, auteur du “Traité
de l’efficacité” ( 1996) où il thématise
la stratégie version chinoise, nous présente dans
Un sage est sans idée une comparaison entre le sage (version
chinoise) et le philosophe (version occidentale). Il nous fait découvrir
, au passage , qu’en Chine il y a eu , dans le passé,
un courant philosophique (les mohistes aux IVème et IIIème
siècle av. Chr.) proche de notre conception de la philosophie,
et que de l’autre côté certains de nos philosophes
occidentaux (p.ex. Héraclite et Wittgenstein) ont beaucoup
en commun avec les sages chinois: Un peu comme le Yin qui contient
un peu de Yang et vice-versa.
L’ouvrage comporte deux parties (sans titres) . La première
caractérise le sage en le comparant au philosophe , la deuxième
étudie sa relation au monde sensible et à la vérité
comparée à celle de différents types de philosophes
occidentaux.
I. Contrairement au philosophe qui s’attache à une
idée, le sage ne s’attache à aucune: cela lui
permet de les utiliser toutes selon la situation dans laquelle il
se trouve. Il se tient “au juste milieu” (31) pour aller
“jusqu’au bout”(34) dans les extrêmes quand
la situation l’exige. Le fait de rester enraciné dans
tous les possibles lui permet de “déployer le réel
dans toutes ses possibilités” (32) selon le moment
particulier du déroulement du temps. “[...]ce milieu
est milieu parce que , pouvant varier d’un extrême à
l’autre, la régulation est continue[...]”(36)
La réalité est appréhendée comme déroulement.
Le sage s’y insère sans apriori et surtout sans s’enliser;
Si cela peut ressembler pour un regard superficiel à certaines
philosophies occidentales hédonistes, dionysiaques voire
nihilistes, il ne faut pas oublier que le sage chinois ne se cristallise
pas dans un égo façon occidentale: “le sage
n’incline pas à partir de lui (ni non plus du “moi”
des autres), mais en fonction de ce qui convient à la situation
[...]”(24-25). Le détachement se veut complet. L’adéquation,
la congruence avec la situation aussi.(106) Au lieu d’être
en opposition avec la nature, le sage se voit comme son émanation,
son prolongement conscient et agissant.
Là où le philosophe tient un long discours, donne
des définitions, le sage fait tout au plus une remarque,
un geste, voire se tait. Confucius, dit, au grand dam de ses disciples,
qu’il n’aspire qu’à se taire (102). Certains
maîtres Zen se contentent d’un coup de bâton ou
jettent le disciple par la fenêtre. (au moment juste, bien
sûr !). Tandis que le philosophe cherche la vérité
par l’abstraction et par la construction d’un système
cohérent, le sage prend conscience, réalise (comme
en anglais to realize) le secret évident de la situation.
Le philosophe démontre, le sage indique. Le philosophe cherche
le sens dans les profondeurs difficiles d’accès, le
sage dans ce qui s’étale sous les yeux de tous (sans
être remarqué). (52). La cohérence de la voie
du sage c’est son itinérance même. Il va “par
où c’est possible” (118-119)
Jullien trouve la clé de l’énigme de la différence
profonde entre les voies chinoise et greco-occidentale dans la phase
pré-intellectuelle (mythologique) des deux peuples. En Chine
il n’y a pas de mythologie élaborée comme en
Grèce. Surtout:, il n’y a pas d’épopée,
de mythe héroïque. En cohérence avec cela, en
évoluant vers la philosophie, “la Grèce a pensé
le devenir, mais toujours à l’ombre de l’être,
la Chine n’a conçu que le devenir [...]” (105)
Le TAO , la voie ou le devenir ne se justifie pas par ce qu’on
trouve au bout ( le sens caché, la vérité p.ex.):
“Elle n’est pas la voie vers où, mais la voie
par où [...]” (119). La posture du sage, par conséquent,
n’est pas celle d’un héroïque chercheur
de vérité, son chemin n’est pas une quête
de sens, ni un combat contre les ténèbres, le doute,
l’erreur. C’est un “processus continu” sans
“perspective identitaire du sujet” (99). Aussi ne cherche-t-il
pas “par l’originalité de sa pensée, à
différencier son point de vue de celui des autres, mais bien
plutôt à comprendre et concilier tous les autres points
de vue dans sa pensée.” (110)
II. “Est sage [...] qui reste totalement ouvert à
l’ainsi des choses”(127) dit Jullien en guise d’introduction
à la 2ème partie de son ouvrage. Car “le danger
est de laisser notre esprit <<advenir>>” (ibid.)
Si en Occident l’individuation est le but, pour le sage chinois
“toute individuation est privation” (133) Pour échapper
aux pièges du discours il n’y a que le silence ou ?au
niveau esthétique ? que la fadeur (134), la tiédeur,
l’évocation de l’évanescence de toute
apparition.
La balance ou le pivot (136-137) expriment bien le lien instable
que le sage entretient avec les idées et les jugements: refusant
toute partialité, parce qu’elle sacrifie la globalité,
il ne dissocie pas les différents points de vue. Il ne se
braque pourtant pas non plus contre le paradigme disjonctif : “Il
se sert seulement des disjonctions pour ce qu’elles valent
? pour leur commodité.”(141)
La relation à la vérité (et à l’identité)
en prend un coup ! Quand Zhuangzi se réveilla après
avoir rêvé qu’il était un papillon “il
ne sut plus s’il était Zhuangzi rêvant qu’il
était papillon ou un papillon rêvant qu’il était
Zhuangzi.” (141) Quelle importance en fin de compte ! Le sage
ne veut pas quitter le ciel (le ciel étant “la totalité
des processus en cours” p.144) Le “bruissement de l’existence”(147)
fait de temps en temps ressortir un son particulier, mais toujours
sur un fonds d’immanence. Si l’on oppose à cette
“symphonie naturelle” le bruit de la “dispute
philosophique”, on mesure la différence entre le sage
et le philosophe. Pourtant, le penseur taoïste peut intégrer
le comportement de son collègue occidental dans le tableau:
“Il faut de tout pour faire un monde” (227), dans une
symphonie aussi. “Le tort est de vouloir faire des vérités
de ces musiques”. (148) Le sage cherche à saisir “l’immanence
de l’ainsi” (150) et non pas un objet isolé.
D’ailleurs, il ne cherche pas vraiment à le saisir;
mais “se contente de laisser venir ce qui vient de soi-même
ainsi.” (152) “Il n’y a même pas à
distinguer si c’est au gré du monde ou de soi.”
(155)
La seule exigence est d’être disponible.(157) “Le
sage est compréhensif parce qu’il est calme, détendu,
serein [...]”(160) In ne s’agit pas seulement d’une
façon de voir, mais aussi d’une “manière
d’être” (161), même si ce verbe n’existe
pas en langue chinoise...Tout acharnement est écarté.
Il ne s’agit même pas de suivre la voie(164), mais de
rester ouvert au “fonds d’immanence. C’est à
lui que la disponibilité donne accès à travers
chaque ainsi.”(166)
Jullien fouille l’histoire des idées occidentales
à la recherche de parents proches du sage chinois. Celui-ci
diffère du relativisme ( p.ex.Platon dans “Théétète”)
par son attitude: au lieu de raisonner pour mettre en question l’en-soi
des choses, il ne perd jamais de vue leur emboîtement dans
la globalité. Il les regarde différemment, sous l’angle
de leur immanence. “Car le sage sait percevoir [...]”
(183)
Ce n’est pas non plus un sceptique (p.ex. Pyrrhon d’après
Diogenes Laertius), car “les sceptiques sont des déçus
de la vérité” (190), tandis que lui “n’est
pas soucieux de la vérité”. (190)
Par contre Montaigne se rapproche souvent de la sagesse chinoise,
tout particulièrement quand il parle du temps et du “laisser
venir” les choses. Devenir “sensible [...] au cours
des choses” (199), “vivre à propos” sont
des vertus qui peuvent nous venir avec la vieillesse d’après
Montaigne ( qui a l’air de s’être singulièrement
chinoisisé avec le temps qui passe).
Vers la fin de son livre l’auteur réfléchit
au problème du langage, auquel il s’est heurté
tout au long de ses explications: Comment dire le “fonds immanent”
? C’est impossible ! On ne peut que le “ laisser passer”
(208).La banalité, les clichés même d’un
haikai ou d’un quatrain chinois ont pour but d’”abriter
l’éclat” (210) de le laisser transparaître
à travers ce qui est plat, ordinaire. La parole du sage est
évolutive, évasive, non contraignante.(205)
Après tant d’effort de communiquer au lecteur la manière
d’envisager le monde du sage, on croirait facilement François
Jullien tout acquis à celle-ci. Mais, surprise, le dernier
chapître apporte un bemol. Même s’il se moque
de la vanité des philosophes (“chacun veut faire voir
à l’autre, il veut faire voir ce qu’il voit,
il veut faire voir que c’est lui, qui voit” p.216),
il est conscient des implications politiques des attitudes du sage,
qui devant la tyrannie “s’est privé de toute
possibilité de résistance”(224) et cela jusqu’à
nos jours . Par contre, “la philosophie est née de
la cité et la fonde en retour”(224).” [...] face
au conformisme de la sagesse, toute philosophie se révèle
révolutionnaire en son principe ? par la rupture qu’elle
opère sur le naturel [...]” (225)_
Jullien finit sur un échantillonnage de locutions “ordinaires”
qui ? bien que puisées dans le langage populaire français
(sauf la dernière) ? exprime à leur façon l’attitude
du sage chinois. La toute dernière “no comment”
me semble un clin d’oeil à Wittgenstein: “Worüber
man nicht reden kann, darüber muss man schweigen” (tractatus
logico-philosophicus): Ce dont on ne peut pas parler il faut le
taire.
Mon point de vue personnel. J’ai aimé ce livre, tout
particulièrement après la lecture de “Les idées”
d’Edgar Morin. J’ai pu faire des liens avec les paradigmes
(disjonctif et biologique), mais aussi avec ce que Morin dit de
la “facheuse habitude” qu’ont les idées
de chevaucher notre esprit, de l’asservir en nous transformant
en idéologues et en prosélytes. La sagesse chinoise
peut nous rendre attentifs à nos propres excès et
travers. En outre, j’ai trouvé dans l’attitude
de détachement le refus du parti pris caractérisant
le sage des aspects de la posture du consultant comme je le vois.
Celui-ci ne doit jamais perdre de vue la globalité s’il
ne veut pas surajouter du déséquilibre à la
situation d’urgence dans laquelle on a fait appel à
lui. Intervenir comme consultant c’est parmi autres accompagner
une institution et la grappe d’humains qui l’incarnent
dans un processus vers une nouvelle harmonie. C’est un art
qui demande de “réaliser” ce qui se passe et
le “fonds d’immanence” qui y transparaît,
de laisser venir sans volontarisme, mais d’accueillir, d’accompagner
et parfois de provoquer (au moment juste). C’est aussi un
métier qu’on ne peut pas “définir”
avec précision, qui demande de la maturité et la retenue
qui (parfois) va avec. En tout cas être consultant ? un peu
- à la manière d’un sage chinois se situe à
l’opposé du schéma “analyse- prèscription
et j’envoie la facture” Le “Traité de l’efficacité”
du même auteur éclaire cela sous l’angle de la
stratégie et non seulement de la posture. Question supplémentaire:
faut-il pratiquer un art martial (ou un art tout court) pour renforcer
ses compétences d’évaluateur-consultant ?
Synthèse et mots clé (en gras):
En le comparant au philosophe, F.J. met en relief le sage chinois.
Celui-ci est ancré au juste milieu, tout en oscillant entre
les extrême . Il est disponible car détaché
. Dans chaque situation il cherche la congruence. Ne voulant pas
perdre la globalité il renonce à l’individuation
qu’il perçoit comme une privation.
**************
Nom de l’auteur Edgar Morin
Titre La méthode 4. LES IDEES : leur habitat, leur vie, leurs
mœurs, leur organisation
Édition ÉDITIONS DU SEUIL (essais). Paris 1991. 264
pages.
E.M. , dans son 4ème livre de méthode , pose la question
de la nature des idées.
Pour y répondre il examine leur “écologie”,
leur “vie” (noosphère) et leur “organisation”(noologie).
ECOLOGIE. Pour Morin les idées ont une existence propre
mais non indépendante d’une part de l’esprit
de l’individu dans son hic et nunc, et d’autre part
de la culture ambiante et tout ce qu’elle charie comme productions,
dynamiques et potentiels culturels. Elles sont produites par l’esprit
individuel et la culture, mais rétroagissent aussi sur eux.
Contrairement aux marxistes, Morin reconnaît aux idées
une part non déterminée. Il examine tout particulièrement
les facteurs favorables/défavorables à l’émergence
d’idées nouvelles:. Si nous sommes tous soumis à
un certain marquage (“imprinting”) par les facteurs
qui nous forment depuis notre conception, nous trouvons souvent
- mais pas toujours - dans notre culture même des éléments
favorisant une certaine émancipation et la production d’idées
nouvelles. Morin appelle cela un “bouillon de culture”
caractérisé par 1. la dialogique culturelle (le “commerce”
des idées et leur pluralité : les idées sont
remuées, débattues) 2. la chaleur culturelle (intensité,
enthousiasme des échanges) 3. la possibilité d’exprimer
des déviances (la déviance est acceptée voire
saluée comme originalité) 4. les ruptures, failles
et brèches dans le déterminisme culturel (turbulences).
La Renaissance et la République de Weimar étaient
de telles périodes de “bouillon de culture”.
Le Nazisme et le Communisme stalinien par contre sont des exemples
de sur-détermination des individus par ce que M. appelle
le “grand ordinateur central” qui comprend “un
sanctuaire” (où La Doctrine est gardée et vénérée)
et “un mirador” (d’où s’exerce la
surveillance des individus).
En problématisant la “sociologie de la connaissance”
Morin réfute le réductionnisme de Bourdieu qui “trivialise”
la création d’idées par l’individu en
considérant celui-ci comme surdéterminé par
des facteurs socio-historiques. Il lui oppose les principes “hologrammatique”,
“récursif” et “d’auto-éco-organisation”.
Le caractère complexe et réflexif de l’être
humain ainsi que son “aptitude dialogique” l’émancipent
au moins partiellement du déterminisme. La noosphère
(Teilhard de Chardin) n’est pas simplement un reflet inconsistant
de la “vie réelle” mais “s’auto-éco-organise”
en prenant appui sur la biosphère.
NOOSPHERE : Peuplée d’idées, de théories,
de doctrines, de mythes, d’idéologies et de systèmes
philosophiques, la noosphère est aussi (bien qu’à
sa manière propre) réelle que le monde sensible. Dans
la 2ème partie de son livre, Morin décrit la “vie”
de ces entités immatérielles mais qui ont des racines
et des répercussions dans les différentes autres sphères
du monde (bio-, psycho-, sociosphère). Il se sert pour cela
de termes puisés dans ces autres sphères : ”démographie”,
“prolifération”, “typologie”, “symbiose”,
“parasitisme”, “dissémination”, “virus”,
“naissance” et “mort” ...
Mais si Morin se démarque du matérialisme marxiste
en reconnaissant une vie propre aux entités qui peuplent
la noosphère, il se démarque aussi du réalisme
idéaliste. Pour lui les idées sont produites (et produisent
aussi) l’esprit humain individuel et la culture. Elles ne
préexistent pas. Ceci semble faire partie de ses axiomes
et n’est pas discuté.
Morin illustre sa théorie sur la noosphère par des
exemples historiques de luttes ou de symbioses entre idéologies,
doctrines et idées déviantes. Il attire l’attention
sur les “relations dominatrices et asservissantes que ces
entités, nées des esprits humains , font subir à
ces mêmes esprits ...” (p. 157)
NOOLOGIE: La noologie examine l’organisation des idées.
Morin brosse ici un résumé de l’histoire de
la logique en Occident de l’Antiquité à nos
jours. Mais en amont les paradigmes régissent la logique
et en aval le langage l’exprime dans ses structures. Cet édifice
dans son ensemble est au service de l’émergence du
sens: “tout se trouve inclu dans le sens, mais celui-ci est
une émergence de ce tout” (p.168)
Notre paradigme dominant ( le “Grand paradigme d’Occident
formulé par Descartes” p.211 et qui inclut plusieurs
sous-paradigmes) est basé sur la “logique déductive
identitaire” et ses principes (p.174 ff.). Grâce à
lui, la techno-science a remporté victoire sur victoire.
Disjonctive, réductrice et réifiante elle révèle
depuis peu son caractère mortifère. C’est que
“la logique déductive identitaire s’ouvre non
sur la compréhension du complexe et de l’existence,
mais sur l’intelligibilité utilitaire”(p.190).
Pour “accéder à la compréhension des
identités complexes il faut ”infléchir”
le principe du tiers exclu en fonction de la complexité”
(p.200).
Cela concerne le fonctionnement de la Science comme celui de nos
sociétés: “L’instance paradigmatique lie
en un noeud gordien l’organisation primordiale du cognitif
et l’organisation primordiale du social” (p.230), engendrant
nos pathologies technocratiques et bureaucratiques.
Comme il y a un grand nombre de personnes qui croient tirer profit
du paradigme dominant (sans en avoir une conscience claire), celui-ci
est très difficile à mettre en question: malgré
de multiples crises écologiques, économiques, politiques
et sociales, Morin constate que “les craquements se multiplient
... mais le paradigme fossile ne craque toujours pas” (p235).
Pourtant, depuis Einstein, Bohr, Heisenberg et Wittgenstein, le
noyau axiomatique de la Science s’effondre: la relativité,
l’insuffisance du principe du tiers exclu , l’impossibilité
d’éliminer le sujet de l’observation scientifique
et la prise de conscience de la nature du langage ont tout changé
en quelques années au cours de la première moitié
du XXème siècle.
Avec Edgar Morin, la culture française contribue un philosophe
pluridisciplinaire et militant à la révolution paradigmatique
en cours.
Mes réactions : je reste sur ma faim quant à l’origine
et à l’aspect ontologique des idées. M. ne discute
pas les idées “ante rem”, celles, qui d’après
les “réalistes” du Moyen Age agissent dans le
développement des formes de la nature, et qui émergent,
dans l’esprit du penseur, comme idées “post rem”
dans leur propre nature d’entité de la noosphère.
Cette théorie me semble complémentaire à la
théorie de l’auto-éco-organisation qui signifie,
que l’esprit humain donne naissance aux idées qui rétro-agissent
sur lui et le transforment. Ne leur donne-t-il pas naissance après/pendant
un dialogue avec la nature qui le féconde et le rend capable
de mettre au monde les forces formatrices qui l’ont façonnée
?
Cependant, il me semble, que ce livre est d’une grande importance
non pas seulement pour la philosophie, mais aussi pour la vie pratique,
y compris pour le travail d’accompagnateur du changement que
j’envisage d’exercer : convaincue que de nos jours nous
ne pouvons plus exclusivement compter sur notre instinct et le soi-disant
bon sens pour intervenir de façon bénéfique
dans le social, je me réjouis de trouver dans l’approche
d’Edgar Morin une importante contribution à l’élucidation
du monde paradigmatique, qui régit toutes nos démarches
intellectuelles et pratiques. Un consultant intervient souvent dans
un monde en mouvement, où les dynamiques, intentions et tendances
comptent plus que les chiffres, qui ne réflètent que
l’état transitoire d’un système. Pour
saisir les réalités fluides qui génèrent
ces chiffres et aspects quantifiables, notre pensée elle-même
doit se faire fluide. Le pari consiste à la rendre suffisamment
fluide pour l saisir la réalité et suffisamment consistante/contourée
pour ne pas devenir brouillonne. Il s’agit de garder le degré
de rigueur optimal. Pour en devenir capable, le professionnel doit
s’entrainer. La capacité en question relève
à mon avis plus de l’art que de la science et ne s’acquiert
pas seulement en exerçant ses facultés d’analyse
intellectuelle, mais également en s’immergeant dans
le principe “dialogique” avec des réalités
fluides et complexes : réalité humaine et sociale,
tout ce qui dans la nature et l’art est en évolution
et obéit simultanémént à des principes
opposés. En écrivant “s’immerger”
j’entend à la fois limmersion intellectuelle, sensible,
observante et pratique. Morin étaye cette démarche
en en formulant les principes et en les situant dans l’histoire
des idées occidentales.
Synthèse de la synthèse et mots clé:
Contrairement à Platon, Morin considère le monde
des idées comme mouvant et inscrit dans l’histoire
des Hommes. On peut dire qu’il croise la façon juive
de regarder nos liens avec le monde transpersonnel (dans leur cas
leur histoire mouvementée avec Jahveh) avec la façon
grecque (courant parménidien) de considérer les idées
comme un sur-monde parfait qui ne transparaît qu’imparfaitement
dans le monde sensible. Pour caractériser le “monde”
des idées il forge ou adapte e. a. les concepts suivants:
“bouillon de culture” , “dialogique culturelle”,
principes “hologrammatique”, “récursif”
et “”d’auto-éco-organisation” : tous
marqués par la théorie du chaos et la systémie.
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