"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Six fiches de lectures :
Jacques Ardoino, René Barbier, Jean-Pierre Boutinet, Alain Coulon, François Jullien, Edgar Morin
Marlis FREI-Krichewski (CRISE)

Origine : http://www.barbier-rd.nom.fr/ficheslectures.html

Nom de l’auteur Jacques Ardoino
Titre L’intervention : imaginaire du changement ou changement de l’imaginaire ? dans Ardoino, Dubost e.a. " L’intervention institutionnelle " (p.11 ? 46)
Edition Ed. Payot. Paris 1980.

Bien que l’article d’Ardoino ait plus de vingt ans maintenant , il me semble toujours d’actualité, parce qu’il pose la question des effets possibles et probables de l’intervention dans des organisations, et que l’on peut facilement s’appercevoir des illusions qui continuent d’entourer l’activité des consultants.

A l’époque, la mode était à l’analyse institutionnelle et à la recherche-action, influencées l’une par la psychanalyse et l’autre par la psychosociologie américaine dans le sillage de Kurt Lewin.

L’intervention dans une situation par un acteur extérieur peut paraître comme une action brutale, même si elle correspond à un besoin, voire une urgence.(11); Elle tend vers le changement, l’accompagne, parfois essaie de le maîtriser. Elle tend aussi vers la connaissance voire la compréhension des tenants et aboutissants de la situation dans laquelle elle s’immisce. Dans tous les cas: elle est investie par l’imaginaire d’une part des acteurs de l’organisation, et d’autre part celui de l’intervenant. On peut parler à la façon psychanalytique de transfert et de contretransfert. Comme on appelle le consultant à l’occasion de blocages, de dysfonctionnements, de dérapages, son action est supposée être une aide, assistance, voire une réparation. “Ainsi , les conceptions du développement des organisations et de la sociothérapie se rejoignent, en définitive, et s’allient pour la défense d’un certain ordre social.” (17)

L’analyse institutionnelle se veut plus dé-rangeante.(19) Quelle que soit sa variante idéologique (“vision du monde”p.19), elle vise un changement social, mettant en question structures, système, valeurs et projets socio-politiques (19). Les 2 visées (intervention réparatrice et analyse institutionnelle) diffèrent par leur relation différente à l’instituant et à l’institué.(21)

Dans la deuxième partie de son article, Ardoino parle de la méthodologie et des procédures de l’intervention. Il distingue entre demande et commande. La demande émane du client(22), tandis que la commande est le produit d’une négociation entre le commanditaire (client) et l’intervenant. La demande du client doit correspondre à un désir de sa part, sinon il ne fera rien de l’intervention. L’intervenant doit la trouver “recevable et respectable”(23) pour l’accepter. Elle doit être signée dans le sens, qu’il doit être clair de qui elle émane et qui détient le pouvoir lui permettant d’aboutir(23).

Le commande est décisive pour l’ensemble de l’intervention. Elle contient le contrat méthodologique régissant les rapports entre intervenants et clients (24). Si les règles fixées sont “aussi explicites que possible”(24) elles évitent d’éventuelles critiques ultérieures. Qu’on analyse ou non la signification du paiement de l’intervention, les modalités de la rémunération figureront dans le contrat juridique formalisant la commande. Ce contrat précise “les grandes lignes de la stratégie, de la méthodologie, le programme”.(26) La durée sera prévue mais souvent renégociée en cours de route.

Le déroulement se fait en plusieurs phases: Après s’être familiarisé dans une certaine mesure avec l’entreprise et avoir fait “l’apprentissage du milieu” (27), l’intervenant commence son enquête en vue de faire une analyse de la situation (27) Il va restituer ses trouvailles non pas seulement à la direction, mais les diffuser à tous les échelons de l’organisation(29). ”En elle-même, toute méthodologie définie de l’intervention constitue déjà un dispositif analyseur.”(30) En “période chaude”(30) l’analyse peut parfois avoir lieu sans intervenant extérieur. Il s’agit dans tous les cas d’un “dévoilement”(30)”Ce qui nous semble fondamental,ici, c’est la mise en oeuvre de plusieurs systèmes de référence pour pouvoir permettre une lecture suffisamment fine des situations [...] .” ( 33) Interpréter le vécu exige la multiréférentialité pour tenter d’échapper au réductionnisme ! A. souligne l’importance de disposer d’assez de temps pour faire une telle démarche . (33) Intervenir à plusieurs n’enrichit pas seulement le processus, mais empèche aussi que l’intervenant se fasse phagocyter par son client.(34)

Une intervention qui ne se veut pas parasitaire doit bien finir un jour ! Mais elle restera toujours “inachevée”.(34) S’il s’agit d’une recherche-action (RA) se pose alors le problème de la propriété des productions écrites. Il est bon de régler cette question lors du contrat, mais pour des raisons d’image, l’intervenant peut être obligé d’anonymer les textes, ce qui leur enlève une partie de leur valeur scientifique.(35)

La fin de l’article constitue une sorte de critique de la recherche-action en cherchant à répondre à la question: quels fruits peut-on en attendre ?

Son apport à la connaissance (donc l’aspect recherche) semble modeste (36) parce que trop étroitement lié à la situation et difficilement transférable. Elle est “orientée essentiellement vers la connaissance raffinée, en vue de son optimisation, de la pratique [...] “(38) mais si la praxéologie peut être rigoureuse, elle n’en est pas encore “scientifique”.(39) Dans le cas des Ra cliniques marqué par une plus ou moins forte implication le déchiffrement exige une “démarche herméneutique,analytique et interprétative” (42)

Le changement (la deuxième visée de la RA), concerne avant tout “le rapport de chacun [...] à la situation.”(44) Ardoino soutient que les changements organisationnels voire institutionnels sont rarement à la portée d’une RA: “ On évoque ou on invoque l’institutionnel dans les groupes restreints.On ne le convoque ni ne le révoque.” (45)

Par contre, la création de lien social et la meilleure compréhension des pratiques sont des résultats non négligeables. “[...] l’intervention redevient explicitement ce qu’elle n’a sans doute jamais cessé d’être: un travail éducatif.” (46)

Mon point de vue personnel

Lire Ardoino me procure toujours le même effet: je prends conscience, que les choses sont plus compliquées que je ne le pensais, que sous la surface lisse du monde il y a des enjeux cachés, des lignes de force dont je n’avais pas encore complètement pris conscience. Que le fruit d’une intervention puisse consister en un changement de l’imaginaire, sans pour autant n’être qu’imaginaire (dans le sens de fictif), n’était pas clair pour moi jusqu’ici. Dans une époque considérant la réalité comme un constructum, c’est peut-être une production tout à fait respectable pour une intervention!

A part cela, j’ai trouvé les détails du déroulement d’une intervention, décrite par A ., riche d’enseignements, même si cela transparaît peu dans cette FDL qui ne doit pas être trop longue …

Synthèse et mots-clé

Dans son article, Ardoino examine les liens possibles entre l’intervention (d’un consultant dans une organisation) l’imaginaire (du client, du consultants et des co-évaluants dans l’organisation) et le changement. Il montre, notamment pour l’analyse institutionnelle et la recherche-action, pourquoi dans la plupart des cas l’imaginaire (les représentations aussi bien phantasmes que reflets du vécu) n’est pas travaillé au point de répondre aux critères de scientificité. D’autre part, le changement n’affecte guère les institutions ou l’ordre établi par les détenteurs du pouvoir décisionnel. Néanmoins, il concerne l’imaginaire des acteurs impliqués dans une situation: ils apprennent à mieux comprendre ce qu’ils font et comment ils s’inscrivent dans leur contexte. Dans ce sens, l’intervention dans les organisations est avant tout éducative.

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Nom de l’auteur René Barbier
Titre La recherche-action
Édition Éditions ECONOMICA ( coll.Anthropos) 1996. 109 pages
L’originalité de l’ouvrage

Dans cet ouvrage court et concis René Barbier, professeur en Sciences de l’Education à Paris VIII, nous offre d’une part une introduction à la recherche-action (RA) en général et d’autre part à la variante “existentielle” qu’il a développée depuis les années 1980 en dialogue avec l’oeuvre d’Ardoino, Castoriadis, E. Morin , mais aussi René Char, Krishnamurti et Gaston Pineau (en multiréférentialité, un concept qui lui est cher) (8).

La recherche-action a ses origines dans les Etats-unis des années ’40 . Parente des enquêtes ouvrières marxistes qui la précédaient elle a été inventée par des sociologues (notamment l’immigré allemand Kurt Lewin) travaillant dans les quartiers deshéritées des grandes villes américaines. Ayant une double visée (production de connaissance et de changement) et reposant en général sur une démarche collective, elle se situe depuis toujours en marge de la sociologie classique et reconnue. Son caractère politique, en tout cas émancipatoire (39) la rend à la fois désirable pour les “agents” d’une organisation ou les habitants d’un quartier et redoutable pour le pouvoir institué, selon le contexte et le type de RA pratiqué.

Théoriquement n’importe quel groupe humain peut pratiquer une RA, c’est-à-dire réfléchir sur ses pratiques, concevoir des changements, les mettre en oeuvre et les évaluer pour apporter de nouveaux ajustements. C’est une démarche en spirale, image d’un processus de changement avec feed-backs répétés.

En réalité un tel groupe cherche souvent l’aide d’un chercheur professionnel, d’un consultant ou psychosociologue censé faciliter le processus en lui donnant une forme praticable. Le plus souvent cet intervenant organise la recherche en se servant de la parole orale et écrite et aboutira aussi en général à un texte écrit par le “chercheur collectif” (les membres du groupe) ou rédigé par l’intervenant en incluant les écrits de ceux-ci. Dans tous les cas le rapport final devra être validé par l’ensemble des participants.

Le livre de B. insiste beaucoup sur la posture de cet intervenant extérieur, en particulier pour la variante “existentielle” de la RA (RAE). Il est à la fois impliqué et extérieur, selon le contrat négocié avec le groupe et selon les moments du processus. Il amène de l’ordre sans tuer la dynamique, tente d’instaurer une bonne écoute dans le groupe, crée de “l’espace de parole” y compris pour les plus effacés et marginalisés. Dans la RAE il est responsable d’une qualité particulière de l’écoute que B. appelle “l’écoute sensible et multiréférentielle”(65-67), qui inclut les dimensions affective et “mytho-poétique” de la vie. Le soin que R.B. apporte à la prise en compte de ces dimensions le rend original parmi les chercheurs. Cela ne l’empêche pas (au contraire) de réfléchir aux implications épistémologiques de son approche et de la confronter avec les exigences des sciences positives pour justifier le pourquoi de sa différence (32-41). Dans l’alternative paradigmatique d’Edgar Morin il se situe plus dans le paradigme “biologique”(“et”) sans pour autant rejeter le paradigme rationnel (“ou”) (60-65).

La RAE n’est pas éthiquement neutre. Elle valorise l’émancipation des participants, “l’autorisation” (devenir l’auteur de sa vie) des populations en souffrance et s’inscrit dans un ensemble de valeurs humanistes. L’intervenant est tenu de s’abstenir de toute manipulation du processus: tout doit pouvoir être dit , y compris ce qui touche à sa rémunération ou à son rôle dans le groupe.

Voici quelques “fruits de lecture” récoltés dans l’ouvrage en question:

“je peux contrôler une procédure, mais j’évalue un processus” (79)

“Il y a une illusion à vouloir boire l’océan du réel avec la paille d’un concept.”(60)

“La RAE comme la médecine, relève de l’art tout autant, si ce n’est plus, que de la science.”(46)

“En RAE , le changement se manifeste par des flashs existentiels à savoir saisir au passage pour le chercheur.” (cit.Barbier 1992)

“la RA devrait déboucher sur un surcroît de sagesse pour chaque participant.” (81)

Mon point de vue

La RAE est une méthode utilisable dans des contextes spécifiques. Elle vise principalement à mieux intégrer les humains dans leur contexte en renforçant leur statut, leur dignité. La très forte parenté avec les démarches de la démocratie directe et participative pratiquée à Porto Allegre (Brésil) m’a frappée. Dans les deux cas, on n’exclut pas " la dimension dionysiaque de la vie collective " (10). Si le pouvoir en place est favorable à l’émancipation des individus et des groupes on peut ouvertement travailler comme ça, sinon il s’agit d’une action politique facilement ressentie comme subversive et que les " chefs " risquent de combattre comme une source de danger pour leur position. Le seul élément " garde-fou ", c’est le contrat initial de la RA, qui peut délimiter l’étendue du champ labouré, encore qu’en principe, il s’agit d’un contrat " ouvert dans toutes ses dimensions ’ "(86). Mais qui peut prétendre contrôler une dynamique de changement et d’émancipation naissante ? J’ai toujours dû mettre de l’eau dans mon vin dans la pratique de la RA, car la négociation du contrat se joue toujours dans un contexte, souvent institutionnel. Or, il faut aussi tenir compte des enjeux des acteurs qui se situent dans le contexte de la RA. Il serait intéressant d’explorer cette dimension de la relation entre la RA/RAE et son contexte, par exemple dans un article … Titre proposé : " Écologie de la recherche-action ".

Je pense que la RA est valable surtout dans les projets de développement durable, dans le tiers-monde comme chez nous. Ce n’est bien sûr qu’une façon de traiter le problème du changement parmi d’autres. Elle a comme principal atout de résoudre le problème de résistance au changement à l’intérieur du groupe. Intégrer ensuite le changement négocié dans le contexte social et humain autour du groupe porteur est une autre question. Porto Allegre peut sans doute l’éclairer par sa longue expérience de médiation entre rues et quartiers à enjeux souvent conflictuels.

Synthèse et mots clé

La Recherche-action a une double visée : produire des connaissances et du changement . Elle décrit un mouvement en spirale (boucle élucidation-action sur un axe ascendant) et tend vers l’émancipation des acteurs ( autorisation) par la création d’un espace de parole. La Recherche-action existentielle (version René Barbier) inclut les dimensions existentielles voire transpersonnelles des sujets en cherchant à développer l’écoute sensible et multi-référentielle dans le groupe de chercheurs.

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Jean—Pierre Boutinet, Anthropologie du projet
PUF . Paris 1990
Résumé et point de vue critique
Première partie : Positionnement théorique

Du temps technicien à la culture du projet (ch.1)

" PROJET ". Pour enrichir et mieux cerner le concept Boutinet traque l’apparition et l’utilisation du terme " projet " et des termes proches dans l’histoire et dans les langues européennes dominantes. Jusqu’au XIXe siècle, l’usage en est très flou dans le langage quotidien, mais depuis la Renaissance italienne, on parle de projet en architecture.

" En dissociant le projet de son exécution, Brunelleschi, en même temps qu’il organise une division technique et sociale du travail, spécifie le projet comme le premier acte caractéristique de toute création architecturale {…}"(26)

Alberti, autre architecte florentin de cette époque, distingue la volonté qui " fournit le pouvoir moteur qui permet à l’homme de réaliser ce qu’il désire réaliser " de la raison qui lui " permet de connaître exactement ce qu’il désire obtenir comme ce qu’il doit éviter ".(26)

Le support du projet, c’est le plan, contrairement aux procédés traditionnels où " l’œuvre est conçue comme un auto-engendrement, au fur et à mesure de son avancement "(28)

A l’époque des Lumières, " l’homme s’institue agent de l’histoire ". Progrès et projet " témoignent de cette capacité de l’homme à faire l’histoire et, à travers elle, de son profond désir de se réaliser lui-même en se voulant créateur. "(29)

L’idéalisme allemand et notamment Fichte, avec sa philosophie de la liberté, décrit le projet comme l’effort de l’individualité de se réaliser en tant que Moi en englobant le Non-Moi en tant qu’aspect objectif indispensable. Si le premier moment du projet se situe au niveau individuel (Streben :effort) la suite se passe au niveau relationnel (interaction Moi/Non-Moi) (34)

Le projet et les modes d’anticipation (ch.2)

Boutinet explore tout d’abord 2 manières de conceptualiser le temps :

1) La première consiste à distinguer entre temps circulaire et temps linéaire.

Le temps circulaire accentue le présent, le vécu existentiel, la répétition et se caractérise par " les faibles changements qu’il induit "(58).

Le temps linéaire est le temps de l’action, du changement, de l’irréversibilité.

Si l’Antiquité grecque " avait une conception ambiguë du temps "(59), la culture hébraïque, voire judéo-chrétien privilégie la conception linéaire (terre promise, messianisme, perspective apocalyptique).

Cette bipartition du temps se retrouve dans l’opposition entre temps séculaire (linéaire) et temps sacré, l’éternité (circulaire). Mais le temps linéaire même avait un caractère religieux jusqu’au début de la modernité, car il avait pour but de préparer l’entrée dans l’éternité et n’avait de valeur qu ‘en fonction de ce but.

2) A la bipartition du temps, nous pouvons opposer la tripartition en distinguant entre passé, présent et futur.

Le présent, c’est " l’instance privilégiée où j’essaie de coïncider avec moi-même "(61), le moi-ici-maintenant. D’une part, il est fugace, " menacé par le passé immédiat et le futur immédiat "(Fraisse), mais d’autre part " le présent acquiert une réelle consistance lorsque simultanément il peut s’appuyer sur une expérience passée et anticiper de nouvelles possibilités d’action " (61) .

Présence renvoie à " absence " comme le moi-ici-maintenant renvoie à l’autre : le temps vécu est aussi un temps socialisé (62).

" Le passé est toujours vécu sous l’angle d’une reconquête, d’une réappropriation que l’individu et le groupe vont tenter... " (63) : c’est l’assise de l’identité . mais il " constitue aussi une réserve de possibilités et d’actualisations dans laquelle le présent va puiser pour construire le futur." (64)

" Le futur est donc fait simultanément de continuité et de rupture avec ce qui a été. " (64) Comme il n’est pas encore, mais va inexorablement avenir, nous aimerions souvent (mais pas toujours) le connaître, l’anticiper, le maîtriser à plus ou moins long terme. Quand notre regard se porte vers l’avenir, nous parlons d’" horizon temporel " (65) flou si trop éloigné, contraignant si trop rapproché (65). Boutinet affirme qu’" aujourd’hui le futur est devenu la préoccupation quotidienne destinée à préparer les moindres adaptations des individus à leur environnement " (66) .

La technique avec son fonctionnement rationnel a morcelé, découpé, éclaté notre temps. Tout tend à être organisé, planifié, quantifié, même et surtout le temps. Le temps linéaire domine toujours plus le futur qu’il anticipe.

Boutinet distingue quatre modes d’anticipation qu’il appelle " adaptatif ", " cognitif ", " imaginaire " et " opératoire ".

1) Les anticipations adaptatives

D’une part , il s’agit de prévoir l’avenir pour s’y adapter, d’autre part, pour en " déjouer les menaces " d’une autre manière : en modifiant l’environnement. Nous créons des " systèmes de prévisions ", car " l’homme entend ne plus subir l’évolution, il veut la faire et signifier que l’avenir n’est plus lié au seul hasard, mais en grande partie à ses propres décisions. " (71). Cela lui donne un caractère " démiurgique " : d’après la théologie médiévale il n’y a que Dieu qui peut prétendre à la connaissance de l’avenir.

2) Les anticipations cognitives

A part les anticipations de type occulte et religieux (divinations, prophéties …), nous connaissons la prospective et la futurologie qui s’appuient sur la science et se basent sur l’extrapolation. " On peut dire que la prévision est de l’ordre du conjoncturel (court terme), voire du tendanciel (moyen terme), alors que la prospective et futurologie sont de l’ordre du tendanciel et surtout du structurel (long terme). "(73).

3) Les anticipations imaginaires

Boutinet y situe les différentes formes d’utopies (anticipation de type logique) et la science-fiction (anticipation de type onirique).

Les deux sortes d’anticipations imaginaires prennent " le contre-pied de ce qui existe présentement ". Elles nous rendent service " en nous contraignant à briser nos cadres traditionnels de référence " (74).

4) Les anticipations opératoires

Elles sont soit de type rationnel ou déterministe, soit de type flou ou partiellement déterminé.

Dans le premier cas, il s’agit d’un but (finalisation d’une action), d’un objectif (norme à atteindre extérieure aux actions qui le visent) ou d’un plan (qui " inclut la planification et considère dans un même ensemble la fin poursuivie par l’action et les moyens qu’il lui faut mettre en œuvre " p.76).

C’est le deuxième cas qui intéresse l’auteur avant tout, car c’est là le registre du projet. L’acteur d’un projet pour soi se donne " un certain horizon temporel à l’intérieur duquel il évolue "(77) B. définit le projet comme une anticipation opératoire, individuelle ou collective d’un futur désiré. "(77).

L’homme qui prévoit et planifie c’est l’homo faber fabricant outils et machines pour transformer et dominer la nature, être prométhéen créatif, mais en péril.. D’autant plus que " le système technologique plus que l’outil donne l’impression d’enchaîner Prométhée "(77).

Contrairement à la technique, la technologie est devenue " autonome par rapport à son créateur ", voire remplace celui-ci . Ainsi " le caractère cumulatif de la technique a débouché récemment sur le caractère substitutif de la technologie " (automatismes, robotique) (79).

L’idéologie du progrès est ambiguë et présente sous deux aspects :

- un aspect quantitatif valorisant production et croissance au mépris de toute

autre valeur

- un aspect qualitatif en tant que " progrès humanitaire "

Le sens du progrès ne peut s’exprimer qu’à travers le 2e aspect, et le rejet que rencontre de nos jours l’idéologie du progrès s’explique par la tendance à réduire celui-ci à son seul aspect quantitatif. On lui a substitué la notion de développement qui est plus complexe/multidimensionnelle et concerne aussi bien l’individu que la société. Sans que cela résolve les problèmes liés au progrès, la tendance actuelle de lui substituer ou associer l’idée du projet ouvre une nouvelle perspective de recherche de sens (83) : " La figure du projet peut alternativement, voire simultanément, être porteuse de sens à travers l’intuition créatrice qui le traverse et la recherche d’intelligibilité qui le caractérise. "(84)

La première phase du projet est consacrée à la prévision : " Si la prévision dans sa normativité scientifique est soucieuse de connaître les choses, le projet dans son souci d’efficacité cherche à les transformer. "(85) Mais l’avenir tend à nous échapper. Nous ne savons pas " de quoi demain sera fait ", les prévisions paraissent de plus en plus aléatoires. Paradoxalement, cette crise de notre vision d’avenir s’accompagne d’une " inflation dans l’utilisation du projet ".(85)

Projet et situations de la vie quotidienne (Ch.3)

L’ambition de B. ici est d’ "esquisser les grandes lignes d’une psychosociologie des conduites d’anticipation opératoire " et de voir " comment une culture de type préfiguratif entend maîtriser son propre avenir ".(87)

Dans ce dessein, il analyse d’abord des exemples " existentiels " de situations à projet : -le projet adolescent d’orientation et d’insertion

-le projet vocationnel de l’adulte

-le projet de retraite

Ensuite il explore des " activités à projet " (98), c.à.d. des domaines de la vie en société qui ne peuvent pas ou plus se passer du concept de projet pour fonctionner :

- la formation

- les soins thérapeutiques

- l’aménagement spatial

- le développement

- la recherche

Après avoir décrit la fonction du projet dans la vie individuelle et collective, B . focalise son attention sur le processus de projet en examinant

- le cheminement des projets de loi (à distinguer des propositions de loi)

- les étapes du projet architectural

- le développement d’un dispositif technique

Les organisations étatiques ou ONG ainsi que les entreprises et les partis politiques ne peuvent pas non plus se passer de projet, d’une part pour s’orienter et se légitimer (projet de référence, d’autre part pour fonctionner (gestion par projet). La participation des membres de l’organisation peut être souhaitée et nécessaire. Le projet même peut avoir un caractère innovateur et expérimental. Tout dépendra de la culture d’entreprise , des valeurs partagées qui imprègnent l’organisation en question.

La même chose reste vrai, mais devient extrêmement compliqué, en ce qui concerne les projets de société rivalisants. B. distingue 3 formes modernes opposées au modèle traditionnel de reproduction et de conservation du système existant : - le projet révolutionnaire (basé surtout sur un rejet de l’existant)

- le projet autogestionnaire (nécessairement ouvert en ce qui concerne son contenu)

- le projet alternatif ( valorisant une approche autre pour résoudre les problèmes de société et visant en général un modèle global)

Le projet comme préoccupation scientifique (Ch.4)

Tout en renvoyant la téléologie dans le domaine de la théologie, la plupart des sciences ont du mal à échapper au concept du projet pour comprendre le développement voire la structure de leurs objets. Cela est particulièrement vrai pour la psychologie, la biologie et les sciences sociales.

B. passe en revue le rôle que la notion de projet (purpose) joue dans les différentes écoles de psychologie nord-américaines notamment en relation avec le problème de l’adaptation de l’individu au changement. Behaviorisme, pragmatisme, gestaltisme et psychanalyse ont intégré le purpose comme " variable intermédiaire entre la situation et le comportement " (128). Sous l’influence de N.Wiener on parlera à partir des années soixante d’une " cybernétique du comportement "(131) caractérisé par des circuits de régulation ou d’autorégulation. Grâce aux rétroactions l’individu à la poursuite de son but (dans la réalisation de son projet) cherche à adapter son comportement aux conditions modifiées . Certaines machines aussi, si l’on oublie qu’à l’origine c’est bien l’homme qui les conçoit et qu’en réalité c’est lui qui cherche à les faire s’adapter !

La psychologie humaniste contrebalance le double déterminisme que subit l’individu par l’environnement (éclairé par le behaviorisme) et son propre passé (souligné par la psychanalyse) par la mise en avant des qualités conscientes et dynamiques de l’individu. Grâce à " une approche existentielle et phénoménologique " (133) on aborde l’homme comme un être qui cherche à se réaliser (134) : " L’individu pro-actif oriente sa vie suivant un idéal qu’il a choisi et qu’il entend réaliser " (134) :

" -il est animé d’un profond besoin d’individuation, d’une exigence à exister ;

- il ne trouve pas son épanouissement à travers les normes en vigueur

[… ]"(134)

Nuttin va jusqu’à considérer le projet comme " un élément déterminant dans la construction de la personnalité "(135)

Pour la psychanalyse freudienne c’est la théorie de la sublimation qui se rapproche le plus de la notion de projet. Par la suite certains psychanalystes considèrent la projection vers l’avenir comme basée sur " l’insatisfaction perpétuelle, moteur de toute créativité ". Pour Lacan c’est un " accomplissement paradoxal ", […] " car toute réalisation est destruction de la figure du projet. " (139)

En ce qui concerne la sociologie B. souligne surtout les contributions d’Alain Touraine et de Cornélius Castoriadis pour éclairer le rôle du projet dans la société. " Touraine distingue dans Sociologie de l’action quatre façons caractéristiques pour les individus de participer au sujet historiques. " Ce sont :

-" le retrait ou absence de projet personnel "

-" le projet individuel " mais auto-centré

-" le projet collectif qui lie l’individu "

-" le projet organisationnel " qui incarne un aspect du sujet historique à

un moment donné. (143)

Ce dernier a la " double fonction de création et de contrôle " (143). Ultérieurement Touraine cherche à classer les projets selon l’intégration dans un ensemble des 3 éléments " identité ", " opposition " et " totalité " (144-145) Sainsaulieu en étudiant les organisations participatives explore les dimensions symbolique et opératoire du projet (146).

Castoriadis " cherche à approfondir les relations entre praxis et projet " (146) Pour lui qui est essentiellement un penseur politique " le projet est l’intention d’une transformation du réel, guidée par une représentation du sens de cette transformation, en prenant en compte les conditions réelles. " (146)

Pour les sciences exactes, le projet sous la forme d’orientation téléologique de ses objets a également fait une entrée en scène controversée. Les paradigmes ont en effet changé depuis la 2e moitié du XIXe siècle. Le positivisme et le " paradigme de la mécanique rationnelle " ont atteint leur limite à l’époque de Heisenberg. Le paradigme cybernétique permit la construction d’automatismes partiellement capables de " reproduire les propriétés des êtres vivants ". Mais Boutinet juge l’explication du comportement humain par la cybernétique réductrice. La cybernétique obéit à une téléonomie et non à une téléologie : on ne doit pas oublier le concepteur de la machine !

Le paradigme systémique semble plus apte à saisir l’homme " pro-actif " (anticipateur) par la notion de " système ouvert ", " auto-régulateur ", voire " auto-déterminé "(154-155). " Connaître le système, ce n’est plus seulement connaître son armature, c’est surtout repérer son projet c’est-à-dire , en partant de son histoire identifier son devenir " (155). Pour Boutinet, l’homme porteur de projet ressemble à la fois à un système ouvert finalisé et finalisant et surtout complexe. Il ne peut toutefois pas être réduit à cet aspect. (156)

" En définitive, qu’il soit téléonomique ou téléologique, le projet qui se veut délibérément organisation du futur ne nous appartient jamais en propre . Il agit à travers nous autant que nous agissons par lui. " (158)

Deuxième partie : " perspectives opératoires "

L’intention d’instruire et le projet pédagogique (Ch.5)

B. consacre la plus grande partie de ce chapitre à l’explication des concepts essentiels concernant les projets dans les domaines de la pédagogie et de la formation des adultes (" andragogie "-p.173)Il distingue entre l’éducatif (qui vise l’intégration et l’autonomie-p.170-172) et le pédagogique (" l’art d’aménager la relation entre l’enseignant et les apprenants " qui se " développe toujours à propos d’un objet tiers " (p.172) : le contenu de l’apprentissage (qui exige une approche didactique spécifique).

De nos jours, ce processus se déroule entre la programmation prédéterminée et le projet participatif, voire l’autogestion. Dans le meilleur des cas, il est négocié et porteur à la fois d’un projet pédagogique (visant un apprentissage) et d’un projet éducatif (visant l’autonomisation de l’apprenant).

L’histoire et l’ethnologie permettent à Boutinet d’examiner la situation actuelle en France avec une distance critique. Pour ce faire, il " distingue 4 niveaux de projets " […] " : Le projet éducatif, le projet pédagogique, le projet d’établissement, le projet de formation.

Si " le projet éducatif est un enjeu idéologique " (175) , parce qu’il concerne des valeurs et l’organisation de la société, le projet pédagogique dépend en grandes partie des pédagogues, qui ont " le pouvoir de mettre les élèves à la place qu’ils souhaitent. La seule chose qu’ils contrôlent assez mal demeure la réaction de ces élèves, face à la place qui leur est proposée. " (176) Les élèves se trouvent encerclés par l’institution bureaucratique et rigide avec ses programmes et ses contraintes : " en pédagogie comme en architecture, le programme court le risque de tuer le projet. " (177)

Une autre difficulté est le nécessaire " emboîtement " des projets, car le projet pédagogique concerne différents acteurs ayant pour la plupart des projets individuels qu’ils cherchent à réaliser dans le cadre du projet collectif. (178)

Last but not least, s’agit-il de concevoir le projet dans le temps, de lui donner " un horizon " compatible avec l’âge des apprenants. Il s’agit également de prévoir des indicateurs pour une évaluation qui ne concerne pas seulement l’atteinte ou non des objectifs, mais aussi la qualité du processus, du cheminement vers le but visé.

Quand c’est l’institution même qui devient l’objet du processus (projet d’établissement), on en espère d’une part une " revitalisation " de celle-ci et d’autre part une mobilisation des différents acteurs permettant de " faire émerger un ou des problèmes majeurs " et simultanément " les capacités de création et d’innovation " permettant de les résoudre. (183) B. insiste sur la nécessité de développer une méthodologie du projet, support d’une pédagogie du projet qui prend soin des processus et ne se limite pas à définir des objectifs à atteindre (185-187). Il propose de porter l’attention aussi à l’amont et à l’aval du projet. (187)

Il y a danger de manipulation si le pédagogue veut " définir pour autrui " les projets de formation. Ainsi Sartre disait ?en parlant d’esclavage : " Quand les parents ont un projet, les enfants ont un destin. " (187)

En formation d’adultes, il faut distinguer les projets individuels de formation (diversement motivés) des projets portés par des institutions (entreprises, administrations ou organismes de formation). Là aussi le projet " oscille entre une valorisation de l’objet sur lequel il porte et une accentuation de la méthode qu’il propose, d’où son équivocité. " (192)

Projet technologique, motivation et efficacité (Ch.6)

Dans le secteur technologique le projet se trouve " placé à la conjonction des paramètres techniques et des paramètres humains. "(195)

Les entreprises de ce secteur sont notamment concernées par trois types de projets :

- la gestion par projet (project management)

- le projet d’entreprise

- la gestion des grands projets (en multipartenariat)

La gestion par projet ne vise pas seulement une production, une évolution technique, mais est également utilisée pour son fort effet mobilisateur. Dans l’équipe du projet (project team) les relations hiérarchiques ainsi que le cloisonnement entre services sont temporairement et partiellement suspendus au profit du projet. Celui-ci n’est réalisable que si les membres du groupe peuvent s’impliquer et trouver leur place selon la phase su projet. Il y en a quatre :

- phase de conception ou de définition ;

- phase d’organisation ou de planification ;

- phase opérationnelle ou d’exécution ;

- phase d’achèvement ou d’évaluation.

Dans les années 50, aux USA, un nouveau concept voit le jour : le cercle de qualité. En 1962 il prend racine au Japon, ensuite en Europe. Basé sur le volontariat, il cherche à réunir des membres d’une entreprise dans une atmosphère de non-directivité.(202) Le but est double : améliorer la qualité des services que rend l’entreprise par la résolution des problèmes pointés par les membres du cercle, mais aussi permettre à ceux-ci de participer à la gestion.(202-204)

" La gestion des grands projets est tributaire de trois paramètres interdépendants : les spécifications techniques, les délais, les coûts . "(205) On essaie de maîtriser ces paramètres en procédant

- à une étude faisabilité,

- l’étude des solutions possibles aux problèmes cernés,

- la mise en place de la conception détaillée du projet (avec échéancier, budget prévisionnel, cahier des charges …) (voir 205-206)

Le contrôle en cours de réalisation du projet permet d’introduire des modifications devenues nécessaires .(207)

" L’évaluation terminale s’efffectuera lors de la réception du projet. Elle pourra prendre la forme d’audit, d’analyse du système qui a été mis en place et de ce qu’il a produit. " (207)

Le projet d’entreprise " ne vise pas tant un produit à sortir qu’un processus à maîtriser. " (208) A tendance participative, il cherche à gagner l’adhésion des employés en les associant d’une part à une prise de conscience de la culture de leur entreprise et d’autre part à la stratégie pour atteindre des objectifs en relation avec cette culture. (208-210)

Limitées par la distribution réelle du pouvoir dans l’entreprise les démarches participatives ne peuvent constituer qu’un idéal vers lequel tendre mais jamais atteint. Mais Boutinet décèle néanmoins une " inclination consensuelle " dans les entreprises qui traditionnellement était si souvent des lieux de conflits. (p.215)

Le projet de développement est en crise profonde, parce que les développeurs et plus encore les " développés " ont souffert pendant des décennies d’un concept extrêmement réducteur du développement. Pendant longtemps le côté matériel et l’aspect quantitatif ont seuls dominé les projets et les programmes. Maintenant on tente d’atténuer les effets du mal-développement. Les évaluations de ces projets et programmes sont souvent problématiques, biaisées par des partis-pris préalables. " Au niveau de l’évaluation comment savoir à qui profite le projet réalisé ? "(219)

En résumant son exploration de diverses formes de projet B. constate qu’on peut les résumer en 4 catégories : ils sont soit centrés " surtout sur la praxis "(l’action même) soit sur la poiesis (l’action qui s’achève par une production déterminée), soit à " dominante spatiale " soit à " dominante temporelle ". (222) Le monde des projets associe en général plusieurs acteurs et traduit " le désir d’une nouvelle socialité. "(223)

Méthodologie de la conduite de projet (ch.7)

"Quelle méthodologie [...] pour maîtriser cette activité qui consiste à se construire un projet ? Comment l’apprécier au travers d’indicateurs pertinents ?" (225)

Le projet en tant que démarche innovatrice et porteur de changements doit prendre en compte quatre prémisses (226-228):

- c’est une approche globale et non simplement une somme d’objectifs à atteindre

- c’est une démarche singulière qui cherche une réponse originale à une situation particulière

- c’est un " outil approprié pour gérer la complexité et l’incertitude "

- il "ne peut se concevoir que dans un environnement ouvert " offrant des opportunités de modifications

Pour l’élaboration du projet, B. parle de 3 étapes : l’analyse de la situation (diagnostic parfois aidé par un intervenant externe), l’esquisse d’un projet possible (reposant sur un compromis entre le souhaitable et les contraintes), les choix stratégiques (" La stratégie est chargée de gouverner l’action au regard du projet et des circonstances[ …] " (232)

La mise en œuvre comprend également 3 étapes : la planification (" un futur désiré entrevu à travers les moyens perçus pour y parvenir "p.234), la gestion des écarts (qu’il faut maintenir tolérables à moins de modifier le projet ), l’évaluation (" multicritériée, respectant en cela la complexité du projet "p.236)

" L’évaluation accompagne toute pratique " (236) Même si elle est intermédiaire, elle doit traiter l’un ou l’autre des indicateurs suivants : l’efficacité (rapport entre objectifs et résultats), l’efficience (rapport entre les ressources utilisées et les résultats obtenus), la cohérence (rapport entre les objectifs et les actions) et la pertinence (relation entre la cohérence et l’environnement du projet). (236) Elle examine la praxis (pratique) et la poiesis (production).

Un audit aura la plupart du temps lieu à des moments particuliers d’un projet : au dé&but en situation de crise ou à la fin comme évaluation finale. Il s’intéressera aux particularité de cette situation, mais focalisera aussi son attention sur : les acteurs et leurs situations par rapport au projet, les discours, les motifs et enjeux, les stratégies et les moyens utilisés, les résultats et les effets secondaires. " […] l’analyse du projet ne cherche pas à constituer un recueil exhaustif des faits mais s’efforce d’effectuer une mise en relief de données jugées pertinentes au regard du contexte et susceptibles de fournir des clefs de compréhension appropriées sur le projet, ses acteurs, son évolution, voire son vieillissement "(243)

B. parle des nouveaux métiers liés au projets aussi bien individuels (p.ex. accompagnateur de projet professionnel) que collectifs (p.ex. analyste ou évaluateur de projet technologique). Il résume sa théorie dans une esquisse de typologie du projet (246-248) et les problèmes observés à travers les cas cités dans une problématique du projet (248-261).

Conclusion : penser une anthropologie du projet

D’après Boutinet “tenter l‘élaboration d’une anthropologie du projet, c’est chercher à comprendre comment fonctionne le projet dans différents ensembles culturels [...]”(263) Or, B. se limite tout au long de son ouvrage à la façon occidentale de concevoir et de conduire des projets. La conclusion esquisse par conséquent un vaste domaine pour des explorations futures. Elle donne néanmoins déjà quelques aspects à prendre en compte lors de cette exploration. Il y aurait quatre “dimensions constitutives de la figure du projet” relevant de quatre approches scientifiques distinctes (279):

- la nécessité vitale (biologie)

- l’enjeu existentiel (phénoménologie)

- la pespective pragmatique (praxéologie)

- l’opportunité culturelle (ethnologie)

Bien que l’ambiance du projet soit fondamentalement positive (on veut changer quelque chose et on croit que c’est possible) B. évoque également le caractère éphémère, aléatoire, périssable de tout projet. L’espérance est bien souvent teintée de doute , la satisfaction devant les résultats mitigée de déception, car la réalité correspond rarement à l’image rêvée lors de la conception du projet. L’angoisse existentielle, occultée durant le temps du rêve et de l’action, se pointe dès que le moment de l’accomplissement est venu. Dans une incessante fuite en avant nous empilons projet sur projet au cours de notre existence pourtant limitée par l’horizon de la mort...

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Mon point de vue personnel

Tout d’abord je voudrais expliquer la longueur de cette note de lecture : tout ou presque m’a semblé essentiel, même si parfois allant de soi! J’espère que mes résumés seront utiles pour lire ce livre touffu.

Quand je l’ai lu pour la première fois, je venais de faire une analyse de projet associatif de façon plus ou moins instinctive (sans posséder une théorie élaborée). Le livre de B. m’a permis de mieux comprendre après coup ce que j’avais fait, et aussi ce que j’aurais pu mieux faire (notamment tenir davantage compte du contexte socio-culturel). Pour se préparer à devenir un “spécialiste “ de l’évaluation de projets ce livre peut aider à “en faire le tour” et est une incitation à ne pas perdre de vue l’environnement du projet ( son ”emboîtement” dans le contexte).

La démarche de Boutinet est originale dans le contexte français car à dominante inductive . Inspiré par la phénoménologie, et familiarisé avec la pensée anglo-saxonne, B. fait parler les phénomènes avant d’aller dans l’abstraction et les généralités. Du coup, on ne sait jamais si son regard embrasse le sujet dans sa globalité. Il empile les observations et les arrange dans des tableaux, mais en général sans expliquer pourquoi il estime que le tableau est complet.

Bien sûr, à lui seul l’ouvrage n’est pas suffisant comme fondement théorique pour travailler sur les projets. On peut le compléter p.ex. par une approche des projets “en creux” façon orientale (F.Jullien, Traité de l’efficacité), et par une méthode d’analyse des enjeux (Cardinal/Guyonnet/Pouzoulic, La dynamique de la confiance), ainsi que par les apports des théories de la recherche-action et de la théorie des systèmes.

Synthèse et mots clé

Cette “entomologie “ du projet refuse obstinément de se laisser résumer en 10 lignes.

Chacun peut y puiser ce qui l’intéresse. Pour le (futur) consultant ce qui importe le plus me semblent être l’inscription du projet dans le temps, (ses phases de déroulement , l’anticipation, le progrès, le désir), son inscription dans telle ou telle culture particulière, ce qui décidera de sa configuration, le sens que lui donnent les acteurs ( l’imaginaire du projet, imprégné d’aprioris paradigmatiques, de modèle de pensée , de vision du monde). Je trouve intéressant ce que Boutinet dit de la relation entre programme et projet et projet et qualité.

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Nom de l’auteur Coulon, Alain
Titre L’Ethno-Méthodologie
Édition PUF-Que sais-je ? 1987

Dans son introduction à l’ethnométhodologie, Alain Coulon insiste beaucoup sur l’historique de ce courant psycho-sociologique, qui plonge ses racines dans la pensée sociale américaine des années vingt et trente, pour être fécondée ensuite des intellectuels européens réfugiés aux USA pour fuir le régime nazi.

Dont Harold Garfinkel ( né en 1917), le “père” de l’E. qui cite comme principaux précurseurs Talcott Parsons ( la théorie de l’action) et Alfred Schutz (sociologue viennois rompu à la phénoménologie de Husserl qui s’intéresse particulièrement au quotidien et aux structures linguistiques du parler quotidien). Schutz se demande comment les mondes expérientiels privés peuvent être “transcendés en un monde commun” (p.9) et répond: par l’échange des points de vue ! C’est sa “Thèse générale de la réciprocité des perspectives” (p.9) .

Au lieu de réduire les membres d’une société à l’état d’objets étudiés, ce courant sociologique ? dont l’Ecole de Chicago est un des fleurons (voir les oeuvres de Park, Burgess, Thomas) ? prend leurs points de vue au sérieux et s’intéresse à la façon dont ils construisent la réalité sociale. L’origine de cette approche est donc une révolte contre les méthodes invasives et réductionnistes de la sociologie quantitative traditionnelle. Les mots clé sont “interaction symbolique”, “phénoménologie sociale” et, lié au phénomène de la “déviance” sociale, “l’étiquetage”. H. Becker montre qu’un comportement n’est pas “déviant” en soi , mais le devient parce qu’il est désigné comme tel dans un groupe donné. (p.13) Concernant les méthodes de recherche, le problème principal du chercheur est l’équilibre entre implication et distance : sans implication il n’entre pas dans l’univers qu’il veut explorer, mais sans distance il perd sa qualité de chercheur!

Harold Garfinkel soutient sa thèse de doctorat à Harvard en 1952 (The Perception of te Other: a Study in Social Order), mais il obtient un poste à Los Angeles (UCLA) et développe ses théories en Californie où, à partir des années soixante, il attire simultanément un certain nombre d’élèves doués et une forte hostilité de la part de sociologues plus traditionnels (p.ex.J.S.Coleman). Dans les différentes universités californiennes se forme bientôt un réseau de chercheurs, dont les contributions s’enrichissent mutuellement. Le personnage marquant aux côtés de Garfinkel est Aaron Cicourel qui travaille sur l’éducation. En 1966 P.Berger et T. Luckmann publient leur célèbre The Social Construction of Reality.. Garfinkel écrit Studies in Ethnomethodology qui paraît en 1967. Il y définit les faits sociaux comme des accomplissements pratiques, des objets instables, construits selon des méthodes qui elles-mêmes constituent l’objet d’études, d’où le nom “ethnométhodologie”. C’est une oeuvre fondamentale pour l’ethnométhodologie.

“A partir des années 70 l’ethnométhodologie commence à se scinder en deux groupes : celui des analystes de conversation [ et ] celui des sociologues” ( qui étudient des champs comme l’éducation, la justice , les organisations etc.) (p.22)

Simultanément le mouvement prend de l’ampleur, et déborde des frontières américaines pour se répandre en Angleterre, en Allemagne et finalement aussi en France, où “les premières publications paraissent en 1973” (N.Herpin, Les sociologues américains et le siècle, PUF) Depuis les années 80 seulement, des thèses françaises sont consacrées à l’ethnométhodologie (enseignement de l’E. à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris, à Paris VII et Paris VIII).

Cinq concepts clé:

1. Pratique, accomplissement. (p.25-28) Les ethnométhodologues formulent l’hypothèse “que les phénomènes quotidiens se déforment lorsqu’on les examine à travers la grille de la description scientifique” (p.26) Au lieu de chercher un “système stable de normes et de significations partagées “ par des acteurs sociaux, ils supposent qu’il s’agit plutôt d’un processus. “[ .... ] l’observation attentive et l’analyse des processus mis en oeuvre permettraient de mettre à jour les procédures par lesquelles les acteurs interprètent constamment la réalité , inventent la vie dans un bricolage permanent.”

2. Indexicalité.(p28-34)Elle concerne des éléments du langage qui “tirent leur sens de leur contexte” comme “cela”, “je”, “vous” etc. Mais , au fond, elle concerne aussi les autres mots par le fait que ceux-ci possèdent des connotations, des teintes, des ambiances différentes selon les locuteurs, les auditeurs, les situations. Le sociologue fausse d’emblée ses résultats s’il fait abstraction de cela et de lui-même en tant qu’intervenant dans une situation donnée. Donc: “Le langage naturel ne peut faire sens indépendamment de ses conditions d’usage et d’énonciation” (p.30), et Garfinkel propose de l’étudier “en considérant son caractère indexical non pas comme une tare, mais comme une de ses principales caractéristiques” (p.33)

3. Réflexivité. Les personnes parlent et obéissent à un code “en général tacite”, mais qui “structure la situation” et “peut venir au langage”. Dans ce cas, et sans que les locuteurs qui parlent des règles et des procédures se définissent nécessairement comme sociologues, le langage révèle son caractère potentiellement réflexif. “La réflexivité désigne donc les pratiques qui à la fois décrivent et constituent un cadre social” (p.37)

4. Accountability. Ce terme signifie la descriptibilité des pratiques sociales, leur caractère intelligible, réflexif, rationnel: on peut en rendre compte en en parlant. Mais en en rendant compte, on agit: les accounts sont à la fois “informants” et “structurants” de la situation d’énonciation. Les ethnométhodologues ne s’intéressent pas aux “accounts” au premier degré, mais pour comprendre “comment les acteurs reconstituent en permanence un ordre social fragile” (p.42). “Rendre visible le monde, c’est rendre compréhensible mon action en la décrivant, parce que j’en donne à voir le sens par la révélation des procédés par lesquels je la rapporte.” (p.43)

5. Membre. C’est une notion qui se réfère “non pas à l’appartenance sociale mais à la maîtrise du langage naturel.”(p.43). Un membre , “c’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, de méthodes, d’activités, de savoir-faire qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure.”

Le statut de la connaissance ethnométhodologique et ses méthodes

Pour l’E. “la coupure épistémologique entre connaissance pratique et connaissance savante n’existe pas” (p.50). L’ethnométhodologue se voit comme un acteur social parmi d’autres, en aucun cas comme le spécialiste supérieur qui regarde les “idiots culturels” (les autres acteurs sociaux !) comme s’ils étaient des animaux au zoo. Ici, l’objectivisme n’est pas de mise: en cherchant des “patterns” dans la conduite de nos actions, nous l’objectivons dans une certaine mesure et compensons “l’irrémédiable indexicalité du langage” (p.54). Comprendre une biographie restera toujours une interprétation, une mise en perspective, car elle repose sur l’usage de la méthode documentaire. Mais elle peut tendre à une certaine rigueur en cherchant à tenir compte d’éléments qui, de prime abord, semblent contredire l’interprétation qu’on ferait en se basant exclusivement sur quelques traits dominants.( p.54 )

Cette méthode de recherche de patterns est appelée ”méthode documentaire d’interprétation” (un terme de Mannheim) et en 1970n T.P. Wilson dit qu’elle “consiste à identifier un pattern sous-jacent à une série d’apparences, de telle sorte que chaque apparence soit considérée comme se référant à, étant une expression de ou <<un document du>> <<pattern>> sous-jacent. Toutefois, le <<pattern>> sousjacent lui-même est identifié à travers ses apparences individuelles concrètes, de telle sorte que les apparences réflètant le <<pattern>> et le <<pattern>> lui-même se déterminent réciproquement.” (p.53). L’évolution de la situation amène le chercheur (comme n’importe quel acteur) à constamment modifier ou affiner l’image du pattern qi’il croit déceler pour garantir la cohérence de ses observations. Parfois on retient son envie d’interpréter pour se laisser instruire par les développements futurs de la situation .(p.65) L’ethnométhodologue est conscient que “les formes de l’échange déterminent sa compréhension, qui est intersubjectivement construite. Dans le champ du langage comme dans les autres, on retrouve dans l’analyse de conversation la préoccupation permanente de l’ethnométhodologie: celle de décrire les procédés que nous employons pour construire l’ordre social.”(p.70)

Si, historiquement, l’ethnométhodologie s’est développée en se définissant contre la sociologie traditionnelle, elle cherche néanmoins à éviter que cette opposition ne devienne obsessionnelle. Le reproche principal qu’elle lui fait est que la sociologie se place à l’extérieur du jeu social réduisant celui-ci à un objet d’étude. “L’homme observé par le sociologue est factice, il est une construction dont la rationalité n’a d’autre but que de vérifier la pertinence du modèle. “ Il “ n’a pas de biographie, n’a pas de passions; il est surtout incapable de jugement.” (p.72) Garfinkel soumet le comportement et les discours sociologiques eux-même à l’analyse ethnométhodologique: ce n’est qu’une construction sociale comme une autre révélant des valeurs, des partis pris et des procédures consensuelles ! Ce qui intéresse l’E., ce n’est pas de porter un jugement, mais de dégager le pattern derrière les apparences.

L’ethnométhodologue fait des observations et des expériences, mais il procède aussi à des expérimentations comme le breaching qui consiste à transgresser les règles du jeu social pour créer le scandale. Le comportement et les discours des acteurs révèlent alors ce qui soustend la routine: des valeurs et des attitudes qui en sont les fondements (p.ex. la confiance).

En 1964, Aaron Cicourel publie Method and Measurement in Sociology où il montre les interactions entre théorie, méthodes et données. A part une clarification du langage utilisé, la méthode ethnométhodologique “requiert une théorie de l’instrumentation et une théorie des données, de telle sorte qu’on puisse distinguer ce qui relève des procédures de l’intervention de l’observateur du matériau qu’il appelle données.” (p.76). Sans exclure d’emblée tout traitement numérique du fait social, Cicourel s’en méfie: “Les faits fondamentaux de l’action sociale devraient être clarifiés avant d’imposer des postulats de mesure qui ne leur correspondent pas.” (p.76) Les démarches propres à la sociologie qualitative (au-delà de la seule ethnométhodologie) sont : l’observation participante, les entretiens, les questionnaires à choix multiples, la méthode démographique, l’analyse des contenus, la recherche expérimentale et la linguistique. Cicourel les traite toutes dans son ouvrage. On remarque qu’il s’agit d’outils empruntés à l’ethnographie.

Hugh Mehan et Don Zimmerman les développent au cours des années 70. Mehan appelle son approche l’ethnographie constitutive, qui fonctionne sur “ l’hypothèse interactionniste que les structures sociales sont des accomplissements sociaux” (Mehan 1978) .

Elle se fonde sur 4 grands principes :

- la disponibilité des données (consultables)

- l’exhaustivité du traitement des données (même de ce qui semble contredire le reste)

- la convergence entre les chercheurs et les participants qui sont appelés à confirmer les résultats de l’enquête

- l’analyse interactionnelle, qui évite à la fois la réduction psychologique et la réification des acteurs par la sociologie.

La recherche doit tenir compte d’elle-même, c’est-à-dire de son origine, de sa négociation, de ses difficultés et de ses enjeux : elle doit être “réflexive”. La fameuse thèse de Carlos Castaneda est citée comme un exemple réussi.

L’abandon des “hypothèses-avant-d’aller-sur-le-terrain” est également exigé. Le premier pas consiste à se faire une image aussi complète que possible de la situation et de la décrire.

Zimmerman appelle sa démarche “tracking”, filature, terme inspiré par le roman policier. Il s’agit de “suivre à la piste, marcher sur la trace de quelqu’un” (Harrap’s), acquérir “une vue intime d’un monde social particulier” (p.82). Comme les gens “commentent sans cesse leurs activités” (p.84), ils aident le chercheur à saisir la signification de ses observations. “Observer le plus grand nombre de situations possibles” permet également d’asseoir sa recherche sur une base solide. “L’enquête prend la forme du reportage” (p.84)

Au fil des ans, l’E a fait ses preuves sur de nombreux terrains: l’éducation, le système judiciaire, les pratiques médicales, les processus organisationnels, la recherche scientifique, les mouvements politiques. Alain Coulon passe en revue quelques études de terrain à titre d’exemples. On y voit que l’intérêt des ethnométhodologues pour le comment y devient fécond parce qu’il mène à l’élucidation de processus au lieu d’aboutir au simple constat de structures.

En 1975 Lewis Coser (président de l’Association américaine de sociologie) attaque violemment l’ethnométhodologie en traitant ses représentants de secte repliée sur elle-même, divisée à l’intérieur, et pratiquant un langage ésotérique pour explorer des phénomènes sans intérêt. Zimmerman la défend l’année suivante, ce qui contribue à une clarification de ses bases. (p.109-117).

En 1986 Pierre Bourdieu, lors d’une conférence à San Diego, cherche à reconcilier les positions opposées en les décrivant comme points de vue complémentaires, l’une, la sociologie classique, construisant les structures objectives en “écartant les représentations subjectives des agents” (p.119) , l’autre s’intéressant justement à cet aspect écarté de la réalité.

En France des courants proches de l’ethnométhodologie se sont développés depuis le début des années soixante. Les travaux de Lapassade, de Castoriadis et l’analyse institutionnelle s’intéressent au fait social à travers son double aspect d’institué et d’instituant. Les ruptures et provocations délibérées des procédures routinières ressemblent au breaching évoqué ci-dessus. Toutefois, l’école américaine s’intéresse moins au potentiel révolutionnaire de ces idées et se concentre davantage sur “l’instituant ordinaire”, à l’oeuvre dans la vie quotidienne.

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Synthèse et point de vue personnel.

Le livre d’Alain Coulon ne prétend pas être une oeuvre fondamentale, mais simplement une” introduction à” comme toute la série des Que sais-je ? En tant que telle, il m’a semblé utile pour me donner une idées des tensions entre les divers courants sociologiques en Occident. Cependant, cet ouvrage a 14 ans et pourrait être un peu dépassé.

Voilà ce que j’en retiens avant tout :

- L’inclusion de la problématique du chercheur et de la recherche elle-même dans le champ de l’étude. Cette posture réflexive me semble essentielle.

- La transformation de la démarche scientifique et notamment sociologique en champ d’étude. Elucider le fonctionnement de la communauté scientifique me semble en effet d’autant plus nécessaire que la caste des scientifiques dans notre société occupe une place sacralisée et surinvestie d’autorité, comparable à celle autrefois occupée par les prêtres.

- Pour ma future pratique professionnelle, je retiens l’idée de la nécessité de faire valider les résultats d’une recherche de terrain par les acteurs du terrain concernés. C’est une pratique qui est également fondamentale en recherche-action. Elle découle naturellement du refus de “réification” des personnes contribuant à une recherche, et garantit par ailleurs une certaine forme d’objectivité. Encore que tout dépend de la qualité de l’interaction dans ce domaine ...

Remarque critique: La présentation du contenu de ce livra laisse à désirer. Il y a des redites, souvent du flou dans l’explication des concepts clé. Le récit historique domine trop et aurait pu être condensé dans un seul chapître au lieu d’envahir la présentation de la théorie à tout moment. Il s’agit plus d’une histoire de que d’une introduction à l’ethnométhodologie.

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Nom de l’auteur François Jullien
Titre Un sage est sans idée ou l’autre de la philosophie
Édition Ed. Seuil, PARIS 1998. (237 pages)

François Jullien, philosophe et sinologue, auteur du “Traité de l’efficacité” ( 1996) où il thématise la stratégie version chinoise, nous présente dans Un sage est sans idée une comparaison entre le sage (version chinoise) et le philosophe (version occidentale). Il nous fait découvrir , au passage , qu’en Chine il y a eu , dans le passé, un courant philosophique (les mohistes aux IVème et IIIème siècle av. Chr.) proche de notre conception de la philosophie, et que de l’autre côté certains de nos philosophes occidentaux (p.ex. Héraclite et Wittgenstein) ont beaucoup en commun avec les sages chinois: Un peu comme le Yin qui contient un peu de Yang et vice-versa.

L’ouvrage comporte deux parties (sans titres) . La première caractérise le sage en le comparant au philosophe , la deuxième étudie sa relation au monde sensible et à la vérité comparée à celle de différents types de philosophes occidentaux.

I. Contrairement au philosophe qui s’attache à une idée, le sage ne s’attache à aucune: cela lui permet de les utiliser toutes selon la situation dans laquelle il se trouve. Il se tient “au juste milieu” (31) pour aller “jusqu’au bout”(34) dans les extrêmes quand la situation l’exige. Le fait de rester enraciné dans tous les possibles lui permet de “déployer le réel dans toutes ses possibilités” (32) selon le moment particulier du déroulement du temps. “[...]ce milieu est milieu parce que , pouvant varier d’un extrême à l’autre, la régulation est continue[...]”(36) La réalité est appréhendée comme déroulement. Le sage s’y insère sans apriori et surtout sans s’enliser; Si cela peut ressembler pour un regard superficiel à certaines philosophies occidentales hédonistes, dionysiaques voire nihilistes, il ne faut pas oublier que le sage chinois ne se cristallise pas dans un égo façon occidentale: “le sage n’incline pas à partir de lui (ni non plus du “moi” des autres), mais en fonction de ce qui convient à la situation [...]”(24-25). Le détachement se veut complet. L’adéquation, la congruence avec la situation aussi.(106) Au lieu d’être en opposition avec la nature, le sage se voit comme son émanation, son prolongement conscient et agissant.

Là où le philosophe tient un long discours, donne des définitions, le sage fait tout au plus une remarque, un geste, voire se tait. Confucius, dit, au grand dam de ses disciples, qu’il n’aspire qu’à se taire (102). Certains maîtres Zen se contentent d’un coup de bâton ou jettent le disciple par la fenêtre. (au moment juste, bien sûr !). Tandis que le philosophe cherche la vérité par l’abstraction et par la construction d’un système cohérent, le sage prend conscience, réalise (comme en anglais to realize) le secret évident de la situation. Le philosophe démontre, le sage indique. Le philosophe cherche le sens dans les profondeurs difficiles d’accès, le sage dans ce qui s’étale sous les yeux de tous (sans être remarqué). (52). La cohérence de la voie du sage c’est son itinérance même. Il va “par où c’est possible” (118-119)

Jullien trouve la clé de l’énigme de la différence profonde entre les voies chinoise et greco-occidentale dans la phase pré-intellectuelle (mythologique) des deux peuples. En Chine il n’y a pas de mythologie élaborée comme en Grèce. Surtout:, il n’y a pas d’épopée, de mythe héroïque. En cohérence avec cela, en évoluant vers la philosophie, “la Grèce a pensé le devenir, mais toujours à l’ombre de l’être, la Chine n’a conçu que le devenir [...]” (105) Le TAO , la voie ou le devenir ne se justifie pas par ce qu’on trouve au bout ( le sens caché, la vérité p.ex.): “Elle n’est pas la voie vers où, mais la voie par où [...]” (119). La posture du sage, par conséquent, n’est pas celle d’un héroïque chercheur de vérité, son chemin n’est pas une quête de sens, ni un combat contre les ténèbres, le doute, l’erreur. C’est un “processus continu” sans “perspective identitaire du sujet” (99). Aussi ne cherche-t-il pas “par l’originalité de sa pensée, à différencier son point de vue de celui des autres, mais bien plutôt à comprendre et concilier tous les autres points de vue dans sa pensée.” (110)

II. “Est sage [...] qui reste totalement ouvert à l’ainsi des choses”(127) dit Jullien en guise d’introduction à la 2ème partie de son ouvrage. Car “le danger est de laisser notre esprit <<advenir>>” (ibid.) Si en Occident l’individuation est le but, pour le sage chinois “toute individuation est privation” (133) Pour échapper aux pièges du discours il n’y a que le silence ou ?au niveau esthétique ? que la fadeur (134), la tiédeur, l’évocation de l’évanescence de toute apparition.

La balance ou le pivot (136-137) expriment bien le lien instable que le sage entretient avec les idées et les jugements: refusant toute partialité, parce qu’elle sacrifie la globalité, il ne dissocie pas les différents points de vue. Il ne se braque pourtant pas non plus contre le paradigme disjonctif : “Il se sert seulement des disjonctions pour ce qu’elles valent ? pour leur commodité.”(141)

La relation à la vérité (et à l’identité) en prend un coup ! Quand Zhuangzi se réveilla après avoir rêvé qu’il était un papillon “il ne sut plus s’il était Zhuangzi rêvant qu’il était papillon ou un papillon rêvant qu’il était Zhuangzi.” (141) Quelle importance en fin de compte ! Le sage ne veut pas quitter le ciel (le ciel étant “la totalité des processus en cours” p.144) Le “bruissement de l’existence”(147) fait de temps en temps ressortir un son particulier, mais toujours sur un fonds d’immanence. Si l’on oppose à cette “symphonie naturelle” le bruit de la “dispute philosophique”, on mesure la différence entre le sage et le philosophe. Pourtant, le penseur taoïste peut intégrer le comportement de son collègue occidental dans le tableau: “Il faut de tout pour faire un monde” (227), dans une symphonie aussi. “Le tort est de vouloir faire des vérités de ces musiques”. (148) Le sage cherche à saisir “l’immanence de l’ainsi” (150) et non pas un objet isolé. D’ailleurs, il ne cherche pas vraiment à le saisir; mais “se contente de laisser venir ce qui vient de soi-même ainsi.” (152) “Il n’y a même pas à distinguer si c’est au gré du monde ou de soi.” (155)

La seule exigence est d’être disponible.(157) “Le sage est compréhensif parce qu’il est calme, détendu, serein [...]”(160) In ne s’agit pas seulement d’une façon de voir, mais aussi d’une “manière d’être” (161), même si ce verbe n’existe pas en langue chinoise...Tout acharnement est écarté. Il ne s’agit même pas de suivre la voie(164), mais de rester ouvert au “fonds d’immanence. C’est à lui que la disponibilité donne accès à travers chaque ainsi.”(166)

Jullien fouille l’histoire des idées occidentales à la recherche de parents proches du sage chinois. Celui-ci diffère du relativisme ( p.ex.Platon dans “Théétète”) par son attitude: au lieu de raisonner pour mettre en question l’en-soi des choses, il ne perd jamais de vue leur emboîtement dans la globalité. Il les regarde différemment, sous l’angle de leur immanence. “Car le sage sait percevoir [...]” (183)

Ce n’est pas non plus un sceptique (p.ex. Pyrrhon d’après Diogenes Laertius), car “les sceptiques sont des déçus de la vérité” (190), tandis que lui “n’est pas soucieux de la vérité”. (190)

Par contre Montaigne se rapproche souvent de la sagesse chinoise, tout particulièrement quand il parle du temps et du “laisser venir” les choses. Devenir “sensible [...] au cours des choses” (199), “vivre à propos” sont des vertus qui peuvent nous venir avec la vieillesse d’après Montaigne ( qui a l’air de s’être singulièrement chinoisisé avec le temps qui passe).

Vers la fin de son livre l’auteur réfléchit au problème du langage, auquel il s’est heurté tout au long de ses explications: Comment dire le “fonds immanent” ? C’est impossible ! On ne peut que le “ laisser passer” (208).La banalité, les clichés même d’un haikai ou d’un quatrain chinois ont pour but d’”abriter l’éclat” (210) de le laisser transparaître à travers ce qui est plat, ordinaire. La parole du sage est évolutive, évasive, non contraignante.(205)

Après tant d’effort de communiquer au lecteur la manière d’envisager le monde du sage, on croirait facilement François Jullien tout acquis à celle-ci. Mais, surprise, le dernier chapître apporte un bemol. Même s’il se moque de la vanité des philosophes (“chacun veut faire voir à l’autre, il veut faire voir ce qu’il voit, il veut faire voir que c’est lui, qui voit” p.216), il est conscient des implications politiques des attitudes du sage, qui devant la tyrannie “s’est privé de toute possibilité de résistance”(224) et cela jusqu’à nos jours . Par contre, “la philosophie est née de la cité et la fonde en retour”(224).” [...] face au conformisme de la sagesse, toute philosophie se révèle révolutionnaire en son principe ? par la rupture qu’elle opère sur le naturel [...]” (225)_

Jullien finit sur un échantillonnage de locutions “ordinaires” qui ? bien que puisées dans le langage populaire français (sauf la dernière) ? exprime à leur façon l’attitude du sage chinois. La toute dernière “no comment” me semble un clin d’oeil à Wittgenstein: “Worüber man nicht reden kann, darüber muss man schweigen” (tractatus logico-philosophicus): Ce dont on ne peut pas parler il faut le taire.

Mon point de vue personnel. J’ai aimé ce livre, tout particulièrement après la lecture de “Les idées” d’Edgar Morin. J’ai pu faire des liens avec les paradigmes (disjonctif et biologique), mais aussi avec ce que Morin dit de la “facheuse habitude” qu’ont les idées de chevaucher notre esprit, de l’asservir en nous transformant en idéologues et en prosélytes. La sagesse chinoise peut nous rendre attentifs à nos propres excès et travers. En outre, j’ai trouvé dans l’attitude de détachement le refus du parti pris caractérisant le sage des aspects de la posture du consultant comme je le vois. Celui-ci ne doit jamais perdre de vue la globalité s’il ne veut pas surajouter du déséquilibre à la situation d’urgence dans laquelle on a fait appel à lui. Intervenir comme consultant c’est parmi autres accompagner une institution et la grappe d’humains qui l’incarnent dans un processus vers une nouvelle harmonie. C’est un art qui demande de “réaliser” ce qui se passe et le “fonds d’immanence” qui y transparaît, de laisser venir sans volontarisme, mais d’accueillir, d’accompagner et parfois de provoquer (au moment juste). C’est aussi un métier qu’on ne peut pas “définir” avec précision, qui demande de la maturité et la retenue qui (parfois) va avec. En tout cas être consultant ? un peu - à la manière d’un sage chinois se situe à l’opposé du schéma “analyse- prèscription et j’envoie la facture” Le “Traité de l’efficacité” du même auteur éclaire cela sous l’angle de la stratégie et non seulement de la posture. Question supplémentaire: faut-il pratiquer un art martial (ou un art tout court) pour renforcer ses compétences d’évaluateur-consultant ?

Synthèse et mots clé (en gras):

En le comparant au philosophe, F.J. met en relief le sage chinois. Celui-ci est ancré au juste milieu, tout en oscillant entre les extrême . Il est disponible car détaché . Dans chaque situation il cherche la congruence. Ne voulant pas perdre la globalité il renonce à l’individuation qu’il perçoit comme une privation.

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Nom de l’auteur Edgar Morin
Titre La méthode 4. LES IDEES : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation
Édition ÉDITIONS DU SEUIL (essais). Paris 1991. 264 pages.

E.M. , dans son 4ème livre de méthode , pose la question de la nature des idées.

Pour y répondre il examine leur “écologie”, leur “vie” (noosphère) et leur “organisation”(noologie).

ECOLOGIE. Pour Morin les idées ont une existence propre mais non indépendante d’une part de l’esprit de l’individu dans son hic et nunc, et d’autre part de la culture ambiante et tout ce qu’elle charie comme productions, dynamiques et potentiels culturels. Elles sont produites par l’esprit individuel et la culture, mais rétroagissent aussi sur eux. Contrairement aux marxistes, Morin reconnaît aux idées une part non déterminée. Il examine tout particulièrement les facteurs favorables/défavorables à l’émergence d’idées nouvelles:. Si nous sommes tous soumis à un certain marquage (“imprinting”) par les facteurs qui nous forment depuis notre conception, nous trouvons souvent - mais pas toujours - dans notre culture même des éléments favorisant une certaine émancipation et la production d’idées nouvelles. Morin appelle cela un “bouillon de culture” caractérisé par 1. la dialogique culturelle (le “commerce” des idées et leur pluralité : les idées sont remuées, débattues) 2. la chaleur culturelle (intensité, enthousiasme des échanges) 3. la possibilité d’exprimer des déviances (la déviance est acceptée voire saluée comme originalité) 4. les ruptures, failles et brèches dans le déterminisme culturel (turbulences).

La Renaissance et la République de Weimar étaient de telles périodes de “bouillon de culture”. Le Nazisme et le Communisme stalinien par contre sont des exemples de sur-détermination des individus par ce que M. appelle le “grand ordinateur central” qui comprend “un sanctuaire” (où La Doctrine est gardée et vénérée) et “un mirador” (d’où s’exerce la surveillance des individus).

En problématisant la “sociologie de la connaissance” Morin réfute le réductionnisme de Bourdieu qui “trivialise” la création d’idées par l’individu en considérant celui-ci comme surdéterminé par des facteurs socio-historiques. Il lui oppose les principes “hologrammatique”, “récursif” et “d’auto-éco-organisation”. Le caractère complexe et réflexif de l’être humain ainsi que son “aptitude dialogique” l’émancipent au moins partiellement du déterminisme. La noosphère (Teilhard de Chardin) n’est pas simplement un reflet inconsistant de la “vie réelle” mais “s’auto-éco-organise” en prenant appui sur la biosphère.

NOOSPHERE : Peuplée d’idées, de théories, de doctrines, de mythes, d’idéologies et de systèmes philosophiques, la noosphère est aussi (bien qu’à sa manière propre) réelle que le monde sensible. Dans la 2ème partie de son livre, Morin décrit la “vie” de ces entités immatérielles mais qui ont des racines et des répercussions dans les différentes autres sphères du monde (bio-, psycho-, sociosphère). Il se sert pour cela de termes puisés dans ces autres sphères : ”démographie”, “prolifération”, “typologie”, “symbiose”, “parasitisme”, “dissémination”, “virus”, “naissance” et “mort” ...

Mais si Morin se démarque du matérialisme marxiste en reconnaissant une vie propre aux entités qui peuplent la noosphère, il se démarque aussi du réalisme idéaliste. Pour lui les idées sont produites (et produisent aussi) l’esprit humain individuel et la culture. Elles ne préexistent pas. Ceci semble faire partie de ses axiomes et n’est pas discuté.

Morin illustre sa théorie sur la noosphère par des exemples historiques de luttes ou de symbioses entre idéologies, doctrines et idées déviantes. Il attire l’attention sur les “relations dominatrices et asservissantes que ces entités, nées des esprits humains , font subir à ces mêmes esprits ...” (p. 157)

NOOLOGIE: La noologie examine l’organisation des idées. Morin brosse ici un résumé de l’histoire de la logique en Occident de l’Antiquité à nos jours. Mais en amont les paradigmes régissent la logique et en aval le langage l’exprime dans ses structures. Cet édifice dans son ensemble est au service de l’émergence du sens: “tout se trouve inclu dans le sens, mais celui-ci est une émergence de ce tout” (p.168)

Notre paradigme dominant ( le “Grand paradigme d’Occident formulé par Descartes” p.211 et qui inclut plusieurs sous-paradigmes) est basé sur la “logique déductive identitaire” et ses principes (p.174 ff.). Grâce à lui, la techno-science a remporté victoire sur victoire. Disjonctive, réductrice et réifiante elle révèle depuis peu son caractère mortifère. C’est que “la logique déductive identitaire s’ouvre non sur la compréhension du complexe et de l’existence, mais sur l’intelligibilité utilitaire”(p.190). Pour “accéder à la compréhension des identités complexes il faut ”infléchir” le principe du tiers exclu en fonction de la complexité” (p.200).

Cela concerne le fonctionnement de la Science comme celui de nos sociétés: “L’instance paradigmatique lie en un noeud gordien l’organisation primordiale du cognitif et l’organisation primordiale du social” (p.230), engendrant nos pathologies technocratiques et bureaucratiques.

Comme il y a un grand nombre de personnes qui croient tirer profit du paradigme dominant (sans en avoir une conscience claire), celui-ci est très difficile à mettre en question: malgré de multiples crises écologiques, économiques, politiques et sociales, Morin constate que “les craquements se multiplient ... mais le paradigme fossile ne craque toujours pas” (p235). Pourtant, depuis Einstein, Bohr, Heisenberg et Wittgenstein, le noyau axiomatique de la Science s’effondre: la relativité, l’insuffisance du principe du tiers exclu , l’impossibilité d’éliminer le sujet de l’observation scientifique et la prise de conscience de la nature du langage ont tout changé en quelques années au cours de la première moitié du XXème siècle.

Avec Edgar Morin, la culture française contribue un philosophe pluridisciplinaire et militant à la révolution paradigmatique en cours.

Mes réactions : je reste sur ma faim quant à l’origine et à l’aspect ontologique des idées. M. ne discute pas les idées “ante rem”, celles, qui d’après les “réalistes” du Moyen Age agissent dans le développement des formes de la nature, et qui émergent, dans l’esprit du penseur, comme idées “post rem” dans leur propre nature d’entité de la noosphère. Cette théorie me semble complémentaire à la théorie de l’auto-éco-organisation qui signifie, que l’esprit humain donne naissance aux idées qui rétro-agissent sur lui et le transforment. Ne leur donne-t-il pas naissance après/pendant un dialogue avec la nature qui le féconde et le rend capable de mettre au monde les forces formatrices qui l’ont façonnée ?

Cependant, il me semble, que ce livre est d’une grande importance non pas seulement pour la philosophie, mais aussi pour la vie pratique, y compris pour le travail d’accompagnateur du changement que j’envisage d’exercer : convaincue que de nos jours nous ne pouvons plus exclusivement compter sur notre instinct et le soi-disant bon sens pour intervenir de façon bénéfique dans le social, je me réjouis de trouver dans l’approche d’Edgar Morin une importante contribution à l’élucidation du monde paradigmatique, qui régit toutes nos démarches intellectuelles et pratiques. Un consultant intervient souvent dans un monde en mouvement, où les dynamiques, intentions et tendances comptent plus que les chiffres, qui ne réflètent que l’état transitoire d’un système. Pour saisir les réalités fluides qui génèrent ces chiffres et aspects quantifiables, notre pensée elle-même doit se faire fluide. Le pari consiste à la rendre suffisamment fluide pour l saisir la réalité et suffisamment consistante/contourée pour ne pas devenir brouillonne. Il s’agit de garder le degré de rigueur optimal. Pour en devenir capable, le professionnel doit s’entrainer. La capacité en question relève à mon avis plus de l’art que de la science et ne s’acquiert pas seulement en exerçant ses facultés d’analyse intellectuelle, mais également en s’immergeant dans le principe “dialogique” avec des réalités fluides et complexes : réalité humaine et sociale, tout ce qui dans la nature et l’art est en évolution et obéit simultanémént à des principes opposés. En écrivant “s’immerger” j’entend à la fois limmersion intellectuelle, sensible, observante et pratique. Morin étaye cette démarche en en formulant les principes et en les situant dans l’histoire des idées occidentales.

Synthèse de la synthèse et mots clé:

Contrairement à Platon, Morin considère le monde des idées comme mouvant et inscrit dans l’histoire des Hommes. On peut dire qu’il croise la façon juive de regarder nos liens avec le monde transpersonnel (dans leur cas leur histoire mouvementée avec Jahveh) avec la façon grecque (courant parménidien) de considérer les idées comme un sur-monde parfait qui ne transparaît qu’imparfaitement dans le monde sensible. Pour caractériser le “monde” des idées il forge ou adapte e. a. les concepts suivants:

“bouillon de culture” , “dialogique culturelle”, principes “hologrammatique”, “récursif” et “”d’auto-éco-organisation” : tous marqués par la théorie du chaos et la systémie.