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Origine :
http://www.paris-philo.com/article-3449493.html
Le mot « sionisme » apparaît à la fin
du XIXe siècle pour désigner un ensemble de mouvements
différents dont l’élément commun est
le projet de donner à l’ensemble des Juifs du monde
un centre spirituel, territorial ou étatique, en général
localisé en Palestine. Le succès du sionisme politique
et à visée étatique a assuré la primauté
et même l’exclusivité à ce sens du mot.
Une fois son but atteint, le mouvement idéologique sioniste
de type politique s’est trouvé face à de nouveaux
problèmes lui imposant une nouvelle définition. Les
idéologues antisionistes ont, eux aussi, sou- vent usé
du terme « sionisme » de façon laxiste.
Pour les uns, le sionisme découle d’une vocation nationale
permanente de l’ensemble juif, par là même légitime
et bienfaisante. Pour d’autres, il représente une infidélité
essentielle aux valeurs universalistes, qu’il s’agisse
de celles de la religion juive, de l’humanisme libéral
ou de l’internationalisme prolétarien. Pour d’autres
encore, et parfois pour les mêmes, il est surtout une émanation
malfaisante soit de l’essence nocive des Juifs, soit du capitalisme
impérialiste.
On étudiera surtout ici les idéologies qui visent
à regrouper les Juifs, d’abord dans le cadre général
des tendances au regroupement ou à l’établissement
d’un centre étatique pour des minorités dispersées
et « infériorisées », puis par rapport
aux diverses conceptions juives qui, au cours de l’histoire,
privilégient la Palestine comme lieu d’un tel centre.
L’actualisation des premières en ce qui concerne les
Juifs sera expliquée comme un résultat des possibilités
ouvertes à un projet réaliste de ce type par les conditions
économiques, politiques et idéologiques de la fin
du XIXe siècle, projet aidé au surplus par la conjoncture
de la situation juive en Europe. On traitera brièvement des
conséquences de la réalisation de ce projet en Palestine
arabe, d’abord pour les Arabes, notamment palestiniens, puis
pour l’ensemble juif et l’orientation sioniste ellemême.
Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra définir
les éléments d’une appréciation et d’une
critique éthiques.
Sources de l’idéologie du regroupement en
Palestine
Les « sionismes » ou tendances centripètes d’un
groupe dispersé
En règle générale, un groupe infériorisé
peut donner naissance, à côté de revendications
d’égalité et de volontés d’intégration,
à des tendances séparatistes, surtout, mais non exclusivement,
s’il est hétérogène à la société
ambiante. Si un tel groupe est dispersé, la tendance séparatiste
aspire parfois à la création d’un centre plus
ou moins autonome dans un territoire donné et, entre autres,
d’un centre doté de l’autonomie de décision
que confère la structure étatique. On pourrait parler
alors de « sionismes ». Un symbole en est fourni par
le mythe des Amazones qui exprime au moins qu’on a cru concevable
une tendance de ce genre pour le sexe féminin. Les «
colonies » au sens antique regroupaient ainsi des expatriés
qui, parfois, se recrutaient de préférence dans des
catégories insatisfaites de la métropole. Certaines
migrations tribales ont eu le même caractère. De même,
les colonies puritaines, puis socialistes établies en Amérique.
La formulation d’un projet étatique de ce genre requiert
l’existence de conditions telles qu’un degré
minimal de conscience commune d’identité et d’échanges
réguliers entre les groupes locaux (conditions non remplies
chez les Tziganes par exemple).
La tendance dans ce sens est d’autant plus forte que l’ensemble
en question est frustré, brimé, persécuté.
Le projet étatique est particulièrement propre à
surgir chez des groupes dispersés qui présentent plus
ou moins le caractère d’une ethnie et chez qui le modèle
d’un État ethnique est présent dans leur propre
histoire ou dans l’exemple des autres. L’idéologie
du nationalisme moderne, proposant les valeurs nationales en général
comme suprêmes, encourage fortement une telle orientation.
La situation des Noirs américains a suscité chez eux
plusieurs projets de ce genre, dont l’un a été
réalisé, celui du Liberia. Une communauté religieuse,
minoritaire et infériorisée, peut formuler des aspirations
identiques, et cela d’autant plus fortement qu’elle
présente certains caractères ethniques et culturels
communs. Cela a été le cas des musulmans de l’Inde,
d’où la création du Pakistan.
Tout nouvel État créé de cette façon
doit nécessairement faire face aux mêmes problèmes
: rapports avec la diaspora demeurée hors de l’État
(qui peut comporter des opposants actifs ou passifs au projet étatique)
et situation de cette diaspora vis-à-vis des États
où elle demeure, maintien dans le nouvel État du caractère
particulier que lui ont donné ses fondateurs (dans le mythe
grec, le problème posé aux Amazones par leurs enfants
mâles), relations avec les autochtones lorsque le territoire
occupé n’est pas vide.
Chez les Juifs, il y eut des projets de regroupement ailleurs qu’en
Palestine. Herzl lui-même fut séduit un moment par
l’Argentine et par le Kenya. L’URSS a favorisé
pendant quelque temps une unité juive de langue yiddish au
Birobidjan, qui est encore officiellement « territoire autonome
juif ». I1 y a eu des États de religion juive au Yémen
(Ve-VIe siècles) et en Russie du Sud (État khazar,
VIIIe-XIe siècles).
Les tendances palestinocentriques dans l’histoire
juive
L’attachement de l’ethnie israélite ou hébraïque
de l’Antiquité à son pays, la Palestine, était
un fait normal, d’abord à peine théorisé.
Mais l’évolution interne de la religion ethnique dans
le royaume de Juda aboutit, au VIIe siècle avant J.-C., à
faire proclamer comme seul légitime le culte rendu au dieu
ethnarque Yahweh dans le Temple de Jérusalem, ce qui entraîna
une sacralisation croissante de cette ville.
La perte de l’indépendance des royaumes hébraïques
d’Israël (721) et de Juda (587), les déportations
massives en Mésopotamie qui l’accompagnèrent
développèrent surtout chez les déportés
qui venaient grossir une émigration déjà nombreuse,
des aspirations au retour, à la restauration politique et
à celle du culte légitime par la reconstruction du
Temple de Jérusalem. Ces aspirations s’exprimèrent
au travers d’une idéologie religieuse qui mettait l’accent
sur les droits éternels du peuple d’Israël à
la terre palestinienne garantis par les promesses de Yahweh, et
qui prophétisait la reconstruction d’une Jérusalem
nouvelle (désignée poétiquement sous le nom
de Sion) où les Juifs (c’est-à-dire les Judéens)
revenus à leur patrie restaureraient le culte de Yahweh.
Ce dieu ethnique ayant acquis dans le mouvement prophétique
une puissance universelle, toutes les nations afflueraient vers
la ville sainte qui serait le théâtre du jugement eschatologique
et du festin de joie offert à l’humanité entière.
Cette idéologie inspira toutes les tendances ultérieures
d’orientation plus ou moins analogue, grâce notamment
à l’autorité des textes où elle s’exprimait,
vite devenus sacrés (sacrés également, plus
tard, pour les chrétiens, d’où la thèse
d’un « sionisme de Dieu », titre d’un livre
récent d’un pasteur protestant). Un groupe de déportés
« sionistes » revint en Palestine grâce aux rois
perses à la fin du VIe siècle avant J.-C., reconstruisit
le Temple, reconstitua une communauté fidèle au judaïsme,
communauté autonome sous des suzerainetés étrangères,
indépendante de 142 à 63 avant J.-C., dépérissant
très lentement sous l’Empire romain après la
répression des révoltes de 70 (marquée par
la destruction définitive du Temple) et de 135 (à
partir de cette date, l’accès de Jérusalem est
interdit aux Juifs).
Une très nombreuse diaspora persista et se renforça.
Tant que le Temple subsista, beaucoup de Juifs appliquaient (très
partiellement) la recommandation biblique d’un pèlerinage
à Jérusalem trois fois l’an. On suivait avec
intérêt, comme dans toute émigration, les vicissitudes
de la métropole palestinienne tant qu’elle fut le centre
d’une importante communauté juive (avec, jusqu’en
425, le siège du patriarche, chef spirituel théorique
de tous les Juifs) : luttes, révoltes, gloires, malheurs.
Elle était au surplus globalement sacralisée comme
habitat des ancêtres, théâtre de l’histoire
sainte du peuple d’Israël, où se localisaient
maintes théophanies de Yahweh.
Les communautés juives dispersées (communautés
religieuses conservant beaucoup de traits d’une ethnie ou
peuple) passèrent par des situations fluctuantes suivant
les époques et les lieux, mais n’incitant jamais à
une satisfaction sans mélange, du fait qu’elles furent
presque toujours minoritaires et soumises. Aussi leurs orientations
idéologiques étaient-elles complexes et variables.
L’« utopie » d’une restauration eschatologiques
d’Israël en Palestine (pays désigné en
général en hébreu sous le nom d’érèts
Yisrael, « la terre d’Israël ») subsistait
toujours. Elle ne suscitait que des projets réalistes très
limités : pèlerinages, établissement individuel
en Palestine pour y mener une vie pieuse en attendant passivement
le Messie restaurateur, au maximum maintien ou rétablissement
d’une communauté palestinienne importante, elle aussi
sans projet politique, mais susceptible de fournir à l’ensemble
juif un centre spirituel.
Dans la mesure où une communauté juive de la diaspora
était prospère et libre, voire dotée d’autorité,
le palestinocentrisme ou la palestinotropie s’affaiblissait
sans jamais disparaître tout à fait, étant donné
le mythe eschatologique et les charismes spéciaux de la Palestine
garantis par les textes sacrés. Ainsi la communauté
babylonienne, prospère, dotée d’un grand prestige
intellectuel et spirituel, vivant de façon assez paisible
sous l’autorité d’un « exilarque »
supposé de descendance davidique, reconnu et honoré
par le pouvoir perse, concurrença la Palestine du IIe au
VIIe siècle. Un chef d’école babylonien, Juda
ben Ezekiel (220-299), faisait un péché de l’émigration
de Mésopotamie en Palestine avant la fin des temps.
Par contre, la misère et la persécution tendaient
à développer le palestinocentrisme. Cependant, étant
donné la faiblesse des Juifs et la situation politique de
la Palestine, on se repliait sur l’espoir fervent, mais passif,
de la restauration eschatologique et sur les projets et les actions
limités énumérés ci-dessus. Parfois,
un faux messie proclamait venue la fin des temps et entraînait
en Palestine un petit groupe. Des développements théologiques
idéalisaient au maximum la Palestine et construiraient une
théologie de l’exil (galût). Des élaborations
métaphysiques, comme celle de l’école cabaliste
très influente d’Isaac Luria (1534-1572), privaient
de toute réalité concrète à la fois
l’exil et le regroupement, en en faisant des situations cosmiques.
Des projets palestinocentriques plus réalistes apparurent
à partir du XVIe siècle sous l’influence combinée
de l’expulsion massive des Juifs ibériques, du massacre
des Juifs d’Europe orientale (16481658), de la sécularisation
croissante de la pensée européenne, des spéculations
des chrétiens protestants sur la fin des temps et le rôle
des Juifs selon la Bible, de la grande tolérance, puis du
déclin de l’Empire ottoman. Le rabbin espagnol Berab
(1474-1546) proposa en vain de restaurer une autorité religieuse
suprême en Palestine. Le banquier juif Joseph Nasi, en faveur
à la cour ottomane, se fit concéder un petit district
autour de Tibériade où il installa vers 1565 des réfugiés
en développant une industrie textile qui les faisait vivre.
Au XVIIe siècle, Shabbataï Zevi, s’étant
proclamé messie, voulut entraîner des masses juives
au départ immédiat pour la Palestine, dans l’attente
de la restauration eschatologique imminente. Mais il n’avait
pas de projet politique précis, quelles qu’aient pu
être les craintes du gouvernement ottoman.
L’actualisation de l’idéologie : le sionisme
Du présionisme au sionisme
Les aspirations au regroupement, existant au moins à l’état
latent chez les Juifs, à côté d’autres
liées ou non aux tendances palestinocentriques, n’avaient
pas ouvert la voie à un projet politique réaliste.
La floraison des projets coloniaux en Europe chrétienne à
partir du XVIe siècle et les facteurs déjà
mentionnés firent surgir des plans (surtout chez les chrétiens)
de regroupement juif en Palestine ou en Amérique, au bénéfice
d’une puissance ou même d’un homme (plan de Maurice
de Saxe). Le plus ancien pourrait être celui d’Isaac
de La Peyrère, proposant en 1643 une colonisation de la Palestine
sous égide française par des Juifs convertis (comme
lui). [Certains agitèrent l’idée en 1799, mais
sans la notion de conversion, à l’occasion de l’expédition
de Bonaparte en Syrie.]
Le nationalisme séculier n’apparaît chez les
Juifs qu’après 1840, sous l’influence de l’essor
de l’idéologie nationaliste en Europe. Deux rabbins,
Yehouda Alkalay (1798-1878) et Zebi Hirsch Kalischer (1795-1874),
réinterprètent ainsi l’eschatologie juive, tandis
que le socialiste juif assimilé Moses Hess (1812-1875) développe
un projet également palestinien dans une ligne résolument
irréligieuse en 1862. Cette tendance, presque sans écho
en milieu juif, allait dans le même sens que les plans des
États chrétiens sur le partage de l’Empire ottoman,
l’effort missionnaire protestant de conversion des Juifs,
le philanthropisme juif ou judéophile et les spéculations
millénaristes pour multiplier les projets palestiniens. Ceux-ci
ne commencèrent à recueillir l’appui d’une
base juive quelque peu importante que grâce à l’essor
de l’antisémitisme après 1881, à la généralisation
de la conception du monde non européen comme espace colonisable,
à la dégradation du pouvoir ottoman. C’est alors
que les masses juives les plus brimées et les plus persécutées,
et en même temps les moins assimilées, celles d’Europe
orientale, poussées à une émigration assez
massive, deviennent réceptives à de tels projets,
quoique de façon très minoritaire : une très
faible partie des émigrés se dirigent vers la Palestine.
Prenant la suite d’essais idéologiques moins convaincants
(Pinsker, etc.), et concurremment avec des projets fondés
sur les aspirations purement religieuses (départ de groupes
attendant le Millenium en Palestine), sur les aspirations séculières
à l’amélioration du sort des Juifs concernés
(colonies agricoles en divers lieux) ou sur l’établissement
d’un centre juif spirituel ou intellectuel en Palestine, Theodor
Herzl mit enfin au point, sous une forme mobilisatrice, la charte
d’un nationalisme juif sécularisé et centré
(surtout, mais non exclusivement) sur la Palestine.
La causalité sociale du sionisme
Les tendances de gauche, sionistes ou antisionistes, ont cherché,
dans la ligne du dogmatisme marxiste, à légitimer
leur option en situant leur lutte dans le cadre d’une lutte
de classes. Les sionistes de gauche insistent sur la force de l’élément
juif prolétarien et de l’idéologie socialiste
dans le mouvement sioniste et suggèrent qu’Israël
pourrait, dans certaines conditions, contribuer au mouvement anti-impérialiste
mondial. Les antisionistes de gauche (et même de droite) insistent
sur la direction bourgeoise et capitaliste du mouvement dans le
passé, sur ses connexions impérialistes dans le présent.
La vision commune est celle d’états-majors de classe
dressant leurs plans et mobilisant leurs troupes en vue de défendre
ou de promouvoir leurs intérêts propres.
Si cette vue des choses doit être rejetée, il est
vrai que ces thèses idéologiques contrastées
intègrent dans des synthèses douteuses des éléments
de fait en partie valables pour une analyse sociologique rationnelle.
Le mouvement sioniste, divisé en nombreux courants, a canalisé
et organisé certaines tendances qui existaient dans !a population
juive, surtout en Europe et en Amérique.
Cet ensemble humain était très varié : Juifs
de religion, Juifs irréligieux mais voulant garder quelque
lien avec une identité juive, Juifs assimilés sans
intérêt pour le judaïsme ni la judéité,
mais regardés par les autres comme juifs. À part l’ascendance
il n’avait d’unité que dans ce regard des autres.
Dispersés, les Juifs appartenaient (inégalement) à
diverses couches sociales, différentes suivant les lieux,
étaient plus ou moins intégrés, participaient
parfois à une culture propre aux seuls Juifs de certains
pays (yiddishophones d’Europe orientale), étaient pénétrés
de multiples courants idéologiques.
Le sionisme les poussait à une option entre des projets
d’intégration (ou à la rigueur d’autonomie
culturelle locale), avec adoption des aspirations et tâches
proposées dans les diverses nations, et un projet nationaliste
séparatiste fondé sur les vestiges subsistants d’une
histoire commune dans leur propre conscience et celle de leur milieu.
Divers facteurs très différents, aussi bien individuels
que collectifs, favorisaient l’un ou l’autre choix.
On vit bien des familles divisées sur ce plan. Mais toute
réaction de rejet du milieu ambiant favorisait l’option
séparatiste.
Il est bien vrai cependant que l’appartenance à une
classe don- née pouvait orienter préférentiellement
vers une des options en présence. Une analyse assez nuancée
des attitudes fluctuantes des diverses couches juives envers le
sionisme a été proposée par Eli Lobel. On n’a
la place ici ni de la résumer ni de la nuancer encore.
Très schématiquement, on peut dire que les troupes
du mouvement furent fournies par les Juifs pauvres et persécutés
d’Europe orientale, ceux du moins qui, encadrés encore
par les structures communautaires, étaient orientés
vers l’émigration en Palestine par des sentiments religieux
ou par les séquelles des tendances palestinocentriques décrites
plus haut. La direction fut plutôt fournie par des intellectuels
des classes moyennes qui cherchèrent des moyens financiers
dans la haute bourgeoisie juive d’Occident, désireuse
de détourner de l’Europe occidentale et de l’Amérique
une vague d’émigration populaire dangereuse pour sa
volonté d’assimilation par les caractéristiques
ethniques étrangères qu’elle conservait et par
ses tendances révolutionnaires.
On ne peut par conséquent considérer le sionisme
simplement comme l’émanation d’une classe déterminée
de Juifs. Il est vrai que le mouvement dans son ensemble, pour atteindre
ses buts, a cherché et obtenu l’appui de divers impérialismes
européo-américains (surtout britannique, puis américain),
qu’il a obtenu aussi la plus grande part de son financement
auprès des couches juives les plus nanties, notamment celles
des États-Unis, qui se gardaient pour leur part d’émigrer
en Palestine. Il est vrai aussi que l’excommunication du sionisme
par l’Internationale communiste en a écarté,
pendant longtemps, beaucoup de prolétaires juifs. Le caractère
tragique de situation juive en Europe après 1934, et surtout
après 1939, lui a valu par contre le ralliement de nombreux
Juifs longtemps réticents, de toutes les couches sociales
et de toutes les tendances idéologiques.
La réalisation du projet sioniste et ses conséquences
Les relations avec les Arabes
Le sionisme à ses débuts a prêté fort
peu d’attention au fait que le territoire revendiqué
était occupé par une autre population, les Arabes.
Cela était compréhensible à une époque
où la colonisation paraissait un phénomène
normal et louable. Néanmoins, certains sionistes politiques,
une grande autorité du sionisme spirituel comme Ahad ha-’am,
beaucoup de Juifs antisionistes mettaient en garde contre les problèmes
soulevés par ce fait.
À l’époque du mandat britannique (de la fin
de la Première Guerre mondiale à 1948), la question
devint primordiale. La direction du mouvement sioniste mit tactiquement
en veilleuse le projet d’État exclusivement juif, sans
cesser de le maintenir comme idéal et objectif final. Des
tendances se firent jour, chez les sionistes de gauche et idéalistes
du type de Judah Leon Magnes et Martin Buber, à se replier
sur l’idéal d’un État binational judéo-arabe
en Palestine. Certains négocièrent avec des notables
arabes. Cependant, la plupart des Juifs renonçaient difficilement
à la liberté de l’émigration juive en
Palestine (et furent de moins en moins enclins à y renoncer
devant la montée de l’antisémitisme nazi), liberté
difficilement acceptable par les Arabes dans la mesure où,
non limitée, elle risquait de transformer la minorité
juive en majorité et de conduire ainsi à une aliénation
du territoire.
Après la constitution de l’État d’Israël
en 1948, l’idée d’État binational (dans
le sens d’un État où des dispositions organiques
ne garantiraient pas la prédominance juive) fut pratiquement
abandonnée du côté juif. Du côté
arabe, à partir de 1967 environ, les Palestiniens lancèrent
l’idée d’un État démocratique et
laïque, dont Juifs et Arabes seraient citoyens à égalité
de droits. La plupart des Israéliens et de leurs amis, relevant
dans ce plan l’absence de garanties efficaces pour les intérêts
collectifs de chaque groupe ethniconational, en suspectent la sincérité.
D’autre part, les organisations palestiniennes et arabes se
refusent à admettre (du moins publiquement) l’existence
d’une nouvelle nation israélienne. Les Juifs de Palestine
sont considérés comme les membres d’une communauté
religieuse (d’où l’insistance sur le laïcisme
dans le plan cité) sur le modèle des diverses communautés
du Moyen-Orient coexistant au sein d’un même État.
Le caractère exclusivement arabe de la Palestine n’est
pas mis en question. Dès lors, toute solution de ce type
implique l’arabisation des Juifs occidentaux vivant actuellement
en Israël. Cela est repoussé par l’immense majorité
des Israéliens qui tiennent à un État juif,
de langue et de culture hébraïques, même par les
Juifs israéliens de langue arabe (fort nombreux maintenant)
qui tendent au contraire à s’hébraïser.
Certains des mieux disposés envers les griefs arabes (peu
nombreux au demeurant) se résigneraient au maximum à
un véritable État binational où les deux éléments
ethnico-nationaux conserveraient des structures politiques propres,
avec des garanties pour la défense des aspirations et des
intérêts collectifs de chacun. Mais les succès
militaires israéliens et l’absence de plan de ce genre
du côté arabe encouragent peu le développement
d’une telle attitude.
L’idéologie sioniste après le triomphe
du sionisme
Le sionisme politique a atteint son but, la création d’un
État juif en Palestine. Cet État peut maintenant être
défendu par les moyens habituels des structures étatiques,
la diplomatie et la guerre. Certains en ont logiquement déduit
que le sionisme, à proprement parler, n’avait plus
de raison d’être. Les amis d’Israël devraient
être qualifiés de pro-israéliens, qu’ils
soient juifs ou non. David Ben Gourion lui-même a montré
un penchant pour cette thèse. La jeunesse israélienne
montre peu d’intérêt pour l’idéologie
sioniste classique. Des nationalistes israéliens peuvent
vouloir se dégager de celle ci et rompre les liens privilégiés
avec les Juifs qui ont choisi de rester dans la diaspora, que cette
attitude soit ou non accompagnée de la reconnaissance d’un
nationalisme palestinien légitime, comme chez le député
non conformiste Uri Avneri, qui plaide pour une fédération
binationale.
Cependant, un mouvement sioniste puissant se maintient, divisé
en multiples tendances idéologiques, sur le plan social notamment.
Il s’agit d’un nationalisme juif séculier, quoique
fondé sur une définition du Juif qui ne peut prendre
pour critère que l’affiliation religieuse actuelle
ou ancestrale. Il n’en maintient pas moins la vocation nationale
de l’ensemble juif à travers les âges. Il s’efforce
de concilier ce diagnostic avec la volonté de la plupart
des Juifs de rester membres (normalement patriotes et éventuellemet
nationalistes) d’autres communautés nationales. Même
auprès des très nombreux Juifs qui le refusent sous
sa forme théorique, un tel nationalisme combat les tendances
à l’assimilation, cultive tous les vestiges d’identité
propre, prêche une solidarité active avec Israël,
cherche à mobiliser en sa faveur les ressources et les énergies
des Juifs, en fait un devoir de même qu’il maintient
le devoir (très théorique) de l’alya, de l’émigration
de chacun en Israël. C’est là d’ailleurs
un point de discussion et de dissension, les Juifs américains
notamment refusant de reconnaître ce devoir individuel. Dès
lors, leur attitude se distingue mal d’un pro-israélisme
systématique, peu discernable de celui des non-Juifs.
La confusion est grande sur tous ces concepts. L’opinion
antisioniste se refuse en général, notamment chez
les Arabes, à distinguer entre patriotisme ou nationalisme
israélien, attitude pro-israélienne, reconnaissance
de l’existence légitime d’un État d’Israël,
constatation de la formation d’une nouvelle nation israélienne,
attitude palestinocentrique traditionnelle des Juifs religieux.
Tout cela est confondu dans le concept de « sionisme ».
Dans une veine polémique, on va jusqu’à qualifier
de sionisme toute défense des droits individuels des Juifs,
toute sympathie pour les Juifs ou toute critique d’une position
arabe. L’opinion proisraélienne et vraiment sioniste,
d’autre part, tend à confondre ces attitudes pour étendre
aux plus contestées d’entre elles le bon renom qui
s’attache aux autres.
Les conséquences du succès sioniste pour
le « problème juif »
L’attitude sioniste consiste aussi à faire l’apologie
du succès du mouvement en montrant ses conséquences
bienfaisantes pour la situation des Juifs dans leur ensemble.
Certaines de ces conséquences sont indéniables. Les
succès économiques et militaires israéliens
tendent à faire disparaître l’image traditionnelle
du Juif comme être malingre, incapable d’effort physique
et de vigueur constructive, rejeté par là vers un
intellectualisme désincarné ou des activités
sournoises, interlopes, malfaisantes.
L’amélioration de leur image tend à liquider
certaines angoisses, certains complexes des Juifs. Sur un plan plus
concret, l’État d’Israël offre un refuge
sûr (sauf en cas d’une concrétisation plus poussée
de l’inimitié arabe) pour les Juifs persécutés
ou brimés.
Cependant, ces conséquences ne sont pas les seules. Le mouvement
sioniste, créé par une poignée de Juifs et
n’en ayant mobilisé qu’une minorité, a
forcé, à partir d’un certain seuil, l’ensemble
des Juifs à se déterminer par rapport à lui.
La création de l’État d’Israël les
a contraints à prendre parti, volens nolens, sur des problèmes
de politique internationale moyen-orientale qui normalement les
auraient peu intéressés. Les dangers qu’ont
courus ou qu’ont cru courir les Juifs de Palestine les ont
orientés, en grande partie, vers un sentiment de solidarité
que les autorités sionistes et israéliennes se sont
attachées à élargir et à utiliser. La
propagande sioniste, dès le début, leur avait d’ailleurs
présenté l’option sioniste comme un devoir,
comme l’aboutissement normal de tendances latentes chez tout
Juif. Israël, en maintes occasions, se proclame leur représentant.
Dès lors, l’ensemble des Juifs a tendu à paraître
aux yeux des autres comme un groupe de type national, ce qui semblait
confirmer la dénonciation traditionnelle des antisémites.
Cela a eu de graves inconvénients, en premier lieu pour
les Juifs des pays arabes, auparavant communauté religieuse
de langue arabe parmi d’autres, méprisée et
brimée dans les pays les plus retardataires, mais sans graves
problèmes, par exemple, dans les pays de l’Orient arabe.
Dans l’atmosphère de la lutte israélo-arabe,
il était inévitable qu’on les soupçonnât
de complicité avec l’ennemi, et la plupart ont dû
quitter leur pays. De même, cela a fait naître des soupçons
à l’égard des ressortissants juifs des États
communistes qui avaient pris une position vigoureuse en faveur des
Arabes. Ces soupçons nouveaux ont été utilisés
par certains politiciens, tout comme les restes vivaces de l’antisémitisme
populaire, dans des buts de politique intérieure et ont abouti,
en Pologne, à un véritable regain antisémitisme
organisé.
En dehors même de ces cas, dans les pays où le «
problème juif » était en voie de liquidation,
l’identité juive a été maintenue pour
beaucoup de Juifs qui ne le désiraient nullement : ceux qui
jugeaient qu’une ascendance plus ou moins commune, des vestiges
culturels très souvent fort minces et en voie de dépérissement,
surtout une situation commune à l’égard des
attaques antisémites et des efforts de séduction du
sionisme (les unes en décroissance pour le moins et les autres
souvent repoussées) ne justifiaient pas l’adhésion
à une communauté spécifique de type ethnico-national.
Les conséquences du succès d’Israël entravaient
ainsi fortement les efforts d’assimilation en voie de réussite
globale.
Pour les Juifs même, en nombre réduit, qui, dans ces
pays, étaient attachés au judaïsme religieux
et à lui seul, et désiraient une assimilation sur
tous les autres plans, cette situation aboutissait à donner
une coloration nationale à leur option communautaire ou existentielle.
Cela d’autant plus que le succès d’Israël
revivifiait tous les éléments ethniques de la vieille
religion juive, écartant celle-ci des tendances universalistes,
elles aussi vivaces depuis l’époque des prophètes.
Le judaïsme religieux, longtemps opposé au sionisme,
s’y était rallié peu à peu.
Éléments de jugement éthique
L’ensemble de ces éléments de fait ne saurait
suffire à asseoir un jugement éthique qui implique
forcément aussi une référence à des
valeurs choisies. Le sionisme est un cas très particulier
de nationalisme. Si une critique de type purement nationaliste est
désarmée devant lui, par contre une critique universaliste
est intellectuellement plus fondée. Par définition,
elle ne peut se borner à mettre en balance les avantages
et les inconvénients du sionisme pour les Juifs. Elle soulignerait
surtout, en dehors des conséquences générales
de la définition nationaliste de l’ensemble juif, le
tort considérable fait au monde arabe par le projet réalisé
du sionisme politique centré sur la Palestine : aliénation
d’un territoire arabe, cycle de conséquences conduisant
à la subordination et à l’expulsion d’une
partie très importante de la population palestinienne (on
voit mal comment le projet sioniste aurait pu réussir autrement),
à une lutte nationale détournant beaucoup d’énergies
et de ressources du monde arabe de tâches plus constructives,
ce qui paraît avoir été inévitable à
une époque de nationalismes exacerbés et de lutte
violente contre toute espèce d’entreprise coloniale.
Une critique des méthodes du sionisme est inopérante
et insuffisante en elle-même. L’analyse objective ne
peut que renvoyer dos à dos l’idéalisation intempérante
du mouvement par les sionistes et leurs sympathisants et la «
diabolisation » non moins forcenée à laquelle
se livrent souvent leurs adversaires. Le mouvement sioniste, divisé
en nombreuses branches divergentes, a les caractéristiques
normales de tout mouvement idéologique de ce type. Elles
évoquent souvent celles, notamment, du communisme. Les organisations
sionistes ont employé les méthodes habituelles, certains
groupes et certains hommes agissant avec plus de scrupules que d’autres
pour atteindre leurs visées. On peut trouver des cas d’abnégation
et d’exploitation personnelle de l’idéologie,
des exemples de brutalité et d’humanité, des
cas de totalitarisme entièrement axé sur l’efficacité
et d’autres où les facteurs humains ont été
pris en ligne de compte.
Naturellement, toute critique universaliste du nationalisme en
général vise aussi le sionisme. On y retrouve toutes
les caractéristiques déplaisantes du nationalisme
et d’abord le mépris du droit des autres, déclaré
et cynique chez les uns, masqué chez les autres, souvent
transfiguré par l’idéologie et rendu ainsi inconscient
chez beaucoup, déguisé à leurs propres yeux
sous des justifications morales secondaires.
Publié par Maxime Rodinson dans: Notions
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