La tendance à croire que tout peut s’acheter et se vendre
n’a cessé d’augmenter depuis le XIXème. Or,
il existe des choses qui ne peuvent ni s’acheter ni se vendre
et qui auront du mal à être un jour monayables. Marx avait
prédit l’ère de l’achat-vente, et je me retrouve
toujours face au fait que “ quelqu’un l’a déjà
dit avant moi. ” Il semblerait donc, que depuis les grecs, on
n’a rien inventé de nouveau. Non, tout n’a pas été
dit mais, la sagacité des anciens et de tous ceux qui nous ont
précédés est assez surprenante. “ Il vint
une époque où tout ce que les hommes en étaient
arrivés à considérer comme inaliénable devint
objet d’échange, de traffic et pouvait être enlevé
à l’homme. C’était le temps où tout
ce que jusqu’alors on transmettait sans jamais échanger,
on donnait sans jamais vendre, on obtenait sans jamais acheter : la
vertu, l’amour, la science, la conscience etc…tout, en somme,
est entré dans la sphère du commerce. C’est le temps
de la corruption généralisée, de la vénalité
universelle, ou, en termes d’économie politique le temps
où toute chose, qu’elle soit morale ou physique, transformée
en valeur d’échange est mise sur le marché afin
d’être appréciée à sa plus juste valeur”.(Karl
Marx Misère de la philosophie [MEW, I, 1, p.69]; 1846-1847).
Cette intelligence que l’on retrouve chez les anciens, les sages,
les scientifiques et les artistes d’autrefois nous porte à
croire qu’il n’y a pas de progrès, que le mythe du
progrès est un leure , qu’en fait, à chaque époque,
seuls quelques hommes se sont élevés jusqu’où
nous voudrions que toute l’humanité s’élève
un jour et, que le développement technologique n’entraine
pas forcément d’amélioration de grande envergure.
La grandeur de ces quelques hommes les a souvent mener à dominer
et subjuguer les autres. Ils ne furent alors ni sages ni scientifiques
ni artistes mais militaires, religieux ou hommes politiques alors que
d’autres utilisèrent leur grandeur à se libérer,
et, par leurs œuvres, à faciliter la libération des
autres et des générations à venir. Mais, tout bien
pensé, on ne devrait pas totalement les séparer en deux
camps : d’un côté positif, la sagesse, la science
et l’art et de l’autre, la milice, la politique et la religion,
puisque, étant donné leur nature hybride et amoral, et
selon leur orientation, et compte tenu du fait que leurs racines sont
communes, ils peuvent être tant un pouvoir créatif que
dominateur. De plus, la guerre entre dans le jeu de l’art, la
politique dans celui de la science et la religion, peut-être,
dans le domaine de la sagesse : lorsque l’on s’approche
d’une mystique élevée, s’éloigne-t-on
des églises et des dogmes.
Tous les hommes naissent avec le même potentiel naturel. Pourquoi
alors, tant d’inégalités ? Parce que l’on
naît dans une société donnée, et pas dans
la nature. La structure de la société détermine
les hommes nés en son sein. Si, dans une société,
la participation politique est indispensable, les hommes qui y vivent
développeront cette capacité. Si la structure même
de la société requiert que les citoyens développent
leur intelligence et entrent en contact avec la sagesse, la science
et les arts, tous développeront ces capacités. Cependant,
la société dans laquelle nous nous trouvons actuellement
est structurée de manière à ce que la seule chose
réellement nécessaire pour réussir est le travail,
la production ; « Mon fils, tu dois travailler pour gagner ta
vie ». Les sciences, les arts ou la politique et la sagesse entrent
aussi dans la catégorie de travail mais ne sont présentés
que comme une marchandise à vendre ou à acheter. Le mal-né
dans notre société ne peut compter que sur sa force de
travail qu’il doit obligatoirement vendre afin de survivre. Il
est évident que ceux qui ont créé ce besoin social
de la civilisation contemporaine n’étaient pas de ceux
qui n’avaient entre leur mains que leur force de travail à
vendre ; ils avaient aussi la possibilité d’acheter celle
des autres. C’est ainsi que notre société prit le
nom de société bourgeoise ou société capitaliste
précisément parce qu’elle fut construite par des
forces qui dominaient et dominent ceux qui pouvaient et peuvent en tirer
des bénéfices. Pour celà, des moyens matériels
furent mis à leur disposition par des découvertes scientifiques
et grâce aux richesses naturelles qu’ils durent exproprier
aux autres et, de fait, s’approprier.
Mais, revenons au texte cité où l’on nous dit
que “ la vertu, l’amour, l’opinion, les sciences la
conscience ” sont devenues vendables et achetables. Or, ce n’est
pas tout à fait vrai. On ne peut pas acheter l’amitié,
bien qu’on puisse acheter une compagnie que l’on appelle
faussement un ami. On ne peut pas acheter la vertu, mais on peut s’offrir
une renomée de juste en payant ceux qui la diffuse. On ne peut
pas acheter la science ou le savoir, mais on peut acheter des diplômes
universitaires. On ne peut pas acheter l’amour mais on peut obtenir
des partenaires sexuels en échange d’un salaire. On ne
peut pas acheter la conscience, mais on peut obtenir une conscience
pour une poignée de Louis d’or. Ainsi donc, “ la
vertu, l’amour, l’opinion, les sciences la conscience”
sont en quelque sorte inaliénables, car personne ne peut vendre
ce qu’il ne possède pas. Cependant, elles sont à
la fois ce qu’il y a de plus vendable au monde dans le sens où
ce qui est vendu en tant que vertu n’est autre que vice où
ce qui est vendu en tant qu’amour n’est autre que haine,
en tant que science, erreur. Ce qui est vendu pour une opinion est apathie,
pour science, inconscience.
On pourra m’objecter que le fait qu’on ne puisse pas s’approprier
la science n’est pas d’une grande consolation puisque la
technologie, sans rien payer en échange, s’approprie librement
la science d’Archimède, d’Euclide, de Newton ou d’Einstein
sans que l’humanité ne reçoive de droits de propriété
intellectuelle pour l’exploitation de ces ressources. On pourra
aussi me dire que le fait que l’amour soit inaliénable
n’est pas une consolation s’il est possible de prostituer
un être humain et l’utiliser, moyennant de l’argent,
de la même manière que tout autre article disponible sur
le marché. On me fera mille autres objections et je ne leur donnerai
pas tort.
Cela dit, on continue à “ transmettre, donner et acquérir
” en plus d’acheter ou vendre, bien que la première
option semble avoir été mise de côté et que
la deuxième semble tout englober. Si on transmet à un
jeune un savoir, on ne le perd pas pour autant. On ne le perd pas non
plus si on le vend ou le transmet pour de l’argent, comme le fait
le professeur. La connaissance est une marchandise autre que les biens
matériels-corporels. D’une certaine manière, la
connaissance peut être vendue et achetée, mais curieusement,
on la conserve même si elle devient propriété d’un
autre. Et ceci parce que, n’étant pas un objet, personne
ne la possède. Contrairement à ce qui arrive à
l’artisan qui, lorsqu’il fabrique un vase en terre et le
vend, le perd, celui qui a une idée, la partage ou la vend, ne
se retrouve pas sans idée après. Ainsi, il existe une
différence entre aliéner et vendre. Le premier signifie
tout donner et le second donner seulement une partie ; le premier cède
le temps et le produit alors que le second cède le temps, le
produit tout en conservant le produit, mais, les deux conservent la
capacité créatrice, inextirpable, elle. Et, si on parle
non pas de ce qui se transmet mais de ce qui se donne et s’acquiert,
on se retrouve face à des choses qui ne peuvent être ni
vendues ni aliénées. Le don exclut la vente puisque l’on
ne reçoit rien en échange et il en est de même pour
l’acquisition. On peut acheter et payer des cours d’anglais
mais pas la connaissance de la langue anglaise.On peut acheter des diplômes
mais pas les capacités qu’elles sont sensées certifier.
Celles-ci doivent s’acquérir et non pas s’acheter.
Nous comprenons donc mieux la raison de notre surprise à la
lecture de la citation de Marx. Ce qui peut être acheté
et vendu n’est pas “la vertu, l’amour, l’opinion,
les sciences, la conscience” mais les moyens pour y parvenir.
Et c’est à cause de cette confusion que nous vivons au
temps de la vénalité universelle. Comme nous le disions
auparavant, on n’achète pas les connaissances de la langue
anglaise sur le marché mais on achète des cours d’anglais,
c’est à dire les moyens qui peuvent nous permettre d’acquérir
et de développer les capacités souhaitées.
Si, dès la naissance l’enfant n’est pas entouré
d’affection, comment pourra-t-il un jour atteindre l’amour
? Si les moyens nécessaires pour que tout le monde puisse atteindre
et développer la vertu ne sont pas mis en place, comment peut-on
imaginer une société de vertueux ? Si l’on ne dispose
pas des moyens pour s’exercer dans la construction d’une
opinion et d’une conscience propres, comment ne pas faire nôtres
l’opinion des autres et la conscience de celui qui nous paie ?
Si les moyens pour cultiver les sciences nous sont tronqués,
comment pouvons nous être rationels ? Si l’on nous empèche
de cultiver notre côté artistique, comment pouvons-nous
développer notre sensibilité ? Toute graine pousse et
devient arbre à condition que le sol , l’environement et
l’eau l’y aident.
Il est clair que ceux que le pouvoir amène à dominer se
soucient qu’un nombre restreint d’individus qui leur serviront
de substituts aient accès aux moyens d’atteindre la vertu
ou la science mais ils ne les guident pas jusqu’au bout : ils
prostituent la vertu et la connaissance en vue du maintien de leur autorité
et de l’extension de leur patrimoine. C’est la raison pour
laquelle ils dominent.
Ceux qui parviennent à accéder aux moyens sans pour autant
prostituer leurs fins finissent par s’affronter à ceux
qui dominent et deviennent par conséquent des traitres pour leur
milieu. En effet, il n’y a rien de plus outrageant pour celui
qui domine que de voir une personne de son même statut se mettre
à créer au lieu de dominer, qui, au lieu d’exercer
un pouvoir sur les autres se libère et appelle à la libération,
qui, au lieu de travailler, jouit de son activité de produire
et acquérir simultanément, qui n’achète et
ne vend que l’indispensable et donne et transmet le reste.
Le pire enemi de la domination est la puissance et il ne peut être
extirpée d’aucune des deux. En effet, les deux ont la même
origine : le pouvoir. Tout être humain naît avec un pouvoir,
un potenciel qui peut être desséché, diminué,
empéché, limité ou qui peut grandir, s’épanouir
et se manifester comme une force ou, s’il est prostitué,
devenir domination c’est à dire, force détournée.
De cette manière, les esprits libres ou ceux qui sont sur le
chemin de la liberté tendront à l’égalisation
des moyens pour tous les êtres humains (la justice, l’égalité)
car le potentiel de la libération sera dans leur nature. Ils
résisteront à la domination en formant une communauté
inavouable qui restera toujours anoyme, et ils affronteront, de cette
manière, ce temps de la vénalité universelle.
Simón Royo Madrid 2003