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David et Goliath ou le mythe historique inversé
Shlomo Sand
Est-on trop indulgent envers Israël ?
Shlomo Sand

Origine http://www.monde-diplomatique.fr/2009/02/SAND/16841


Depuis l’origine de son entreprise de colonisation, il y a à peu près un siècle, le mouvement sioniste, et l’Etat d’Israël par la suite, s’est vu comme une minorité persécutée et faible, aspirant à se faire une place au soleil. Brandissant la Bible comme droit de propriété et portant en bandoulière le terrible capital de souffrance des pogroms et des massacres nazis, le projet sioniste a réussi au-delà de tout pronostic : il a fondé un « petit Etat juif » au cœur et aux dépens d’une population arabe infiniment supérieure en nombre.

De nos jours, les historiens savent que, dès la guerre de 1948, le rapport des forces militaires penchait déjà en faveur du jeune Etat, bien au-delà de la représentation que s’en firent les premiers Israéliens. Lors des trois guerres suivantes : 1956, 1967 et 1973, la puissance des forces armées israéliennes s’était encore notablement accrue et, à l’aide d’armements fournis par la France puis par les Etats-Unis, elle s’imposa face aux forces arabes qui lui étaient opposées.

Toutefois, depuis la guerre de Kippour, en 1973, l’armée israélienne n’est manifestement plus confrontée à une menace militaire sérieuse ; et de même, depuis lors, l’existence d’Israël ne s’est plus trouvée en danger. Les pilotes de l’armée israélienne ont cessé, depuis longtemps, d’accomplir des missions de combat ; à l’instar de la majorité des soldats, ils effectuent essentiellement des tâches de police. Force est de reconnaître que les principales missions dévolues à l’armée d’Israël, dotée des armes américaines les plus sophistiquées (chasseurs-bombardiers, drones, fusées guidées, tanks, gilets pare balles…) consistent à réprimer la population des territoires occupés qui de temps à autre tente, de façon désespérée et violente, de se révolter contre son triste sort.

« Tout Etat normal a le droit de défendre ses frontières et de répliquer lorsqu’il subit des bombardements de roquettes », affirment les porte-parole d’Israël dans leurs vibrantes justifications de l’agression brutale contre Gaza. « Certes », pourrait répondre le premier contradicteur venu, « mais tout Etat normal sait aussi où sont ses frontières ! ». Or, Israël ne satisfait pas à ce critère de logique politique de base. Depuis 1967, il n’a pas cessé d’implanter des colonies dans des territoires qui ne sont pas reconnus comme lui appartenant, tout en se gardant, par ailleurs, de les annexer juridiquement afin de ne pas devoir accorder l’égalité civique à leurs habitants.

Si, jusqu’en 2002, Israël a pu justifier l’occupation de ces territoires au motif que le monde arabe n’est pas disposé à reconnaître son existence, cette ligne de défense rhétorique est tombée lorsque la Ligue arabe, incluant l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP), a déclaré reconnaître Israël dans les frontières de 1967. L’Etat d’Israël n’a aucunement relevé ce défi diplomatique que tous ses dirigeants ont superbement ignoré. Il s’est retranché derrière une haute muraille de béton, tout en continuant de mordre dans les terres palestiniennes, d’élargir ses colonies et de maintenir son contrôle et sa présence militaires sur toute la Cisjordanie

« Nous sommes sortis de Gaza », affirme Israël. « Alors, pourquoi les Palestiniens continuent-ils de nous attaquer à partir de là ? ». En fait, le retrait israélien de Gaza n’a constitué ni un geste envers les Palestiniens ni un premier pas vers la paix. Bien au contraire ! Tout comme M. Ehoud Barak a effectué le retrait du Liban sans accord afin de se soustraire à toute discussion sur l’évacuation du plateau du Golan, M. Ariel Sharon est sorti de la bande de Gaza pour ne pas avoir à conclure avec les Palestiniens un accord de paix qui aurait également comporté l’évacuation complète de la Cisjordanie et la renonciation à la partie arabe de Jérusalem.

En fin de compte, les habitants du sud d’Israël qui subissent les bombardements de roquettes paient le prix fort pour préserver l’intégralité et la tranquillité des colonies.

En vérité, Israël n’a jamais réellement quitté Gaza et n’a jamais accordé aux Palestiniens qui y résident ne serait-ce qu’un semblant de souveraineté. Dès l’origine, l’intention était de créer une vaste « réserve indienne » enclose, préfigurant l’instauration d’autres « réserves » similaires en Cisjordanie ; au cœur d’Eretz Israël. Si les Palestiniens disposaient au moins d’une authentique poignée de souveraineté sur une parcelle de territoire, ils ne se verraient pas accusés d’introduire en contrebande des armes dans une zone relevant officiellement de leur autorité ; ils le feraient en pleine légalité et Israël serait obligé de reconnaître la légitimité de leur Etat. En fait, Israël récuse toute notion d’égalité, même fictive, entre elle-même et les Palestiniens : elle leur dénie tout droit de se défendre. Le droit de se défendre doit demeurer un privilège israélien exclusif.

C’est ainsi qu’Israël a catégoriquement rejeté la proposition faite par le Hamas d’une accalmie générale, incluant la Cisjordanie, où l’Etat hébreu continuait de pratiquer sans retenue les « assassinats ciblés » de Palestiniens armés. Il est donc reconnu et admis que le droit d’Israël « de se défendre » implique la neutralisation totale de toute force de résistance palestinienne.

Ce fut pour Israël une véritable aubaine de voir le Hamas remporter à Gaza les élections dont le caractère légal et régulier a été reconnu. Le refus de l’OLP d’accepter le verdict des urnes entraîna la scission du camp national palestinien et la création de deux zones d’influences distinctes. Gaza s’en trouva plus isolée, plus étranglée, plus violente et, surtout, plus ostracisée aux yeux du monde occidental. En Cisjordanie, où l’on souriait encore à Israël, des pourparlers de paix s’ouvrirent avec les Palestiniens « modérés ». L’humiliation et l’absence de contenu effectif des interminables discussions avec l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas ne suscitèrent pas la moindre tendance au compromis et eurent pour seul effet de conforter le Hamas intransigeant. Tout Palestinien raisonnable est à nouveau porté à se dire qu’Israël n’a cessé de duper l’Autorité palestinienne, administrant la preuve que le seul langage qu’il entende est bien celui de la force.

« Le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument », a déclaré, en son temps, Lord Acton. Israël dispose d’un pouvoir absolu comme vient de l’illustrer sa récente agression contre Gaza. Israël a également montré que, pour économiser la vie des « soldats juifs », elle est prête à sacrifier plusieurs centaines de civils « non juifs ». La majorité des victimes à Gaza ont été des femmes, des enfants, des vieillards. La plupart des combattants Palestiniens ont été tués dans les bombardements aériens, par des tirs d’hélicoptères ou d’artillerie effectués depuis les tanks ou les navires de guerre, bien avant l’entrée en lice des forces d’infanterie terrestres. Ce type d’affrontement n’a pas empêché les communicants israéliens de magnifier avec fierté la « victoire sans précédent ! ».

Non loin des lieux mêmes où la mythologie biblique en avait fait le récit, le géant Goliath est revenu, équipé, cette fois-ci, d’une énorme panoplie militaire. Mais les rôles sont désormais inversés : Goliath est devenu « juif » et il est le « vainqueur ». Le petit David est maintenant un « musulman », réprouvé et piétiné lors d’affrontements interminables. Il faut bien, hélas, le reconnaître : c’est précisément cet énorme déséquilibre des forces entre Israël et les Palestiniens qui perpétue l’occupation de la Cisjordanie et rend la paix impossible.

Le dernier massacre à Gaza, qui répondait, entre autres, à des objectifs électoraux, n’aura aucunement fait évoluer la situation dans le bon sens et, a fortiori, n’aura pas conforté le droit d’existence d’Israël au Moyen-Orient. Tant que les Israéliens ne voudront pas se souvenir que les tireurs de roquettes artisanales sur la ville d’Ashkélon sont aussi les fils et les petits-fils de ceux qui en furent expulsés vers Gaza en 1950, il n’y aura pas d’avancée dans la solution du conflit. Celle-ci implique, en effet, de mieux comprendre la profonde colère de ceux qui subissent l’occupation, depuis au moins quarante et un ans ! Peut-on au moins espérer que ce massacre obligera enfin les Etats-Unis et l’Europe à se départir de leur indifférence afin d’obliger les réfractaires à la paix, héritiers des victimes juives d’hier, à un compromis plus équitable avec les victimes de la tragédie palestinienne qui dure encore aujourd’hui ?

Source: Le Monde Diplomatique, le 16 février 2009



Est-on trop indulgent envers Israël ?
Shlomo Sand

Le Monde, article paru dans l'édition du 14.04.06

http://www.fairelejour.org/article.php3?id_article=1130

Après les élections, vision décapante du conflit israélo-palestinien, par un historien israélien très critique

Le verdict des urnes dans les territoires de l'Autorité palestinienne a été critiqué par la quasi-totalité des capitales occidentales qui, en revanche, ont accueilli avec satisfaction la nouvelle donne issue des élections israéliennes. Le fait que beaucoup d'Israéliens aient commencé à exprimer leur lassitude après de longues années d'occupation des territoires palestiniens peut, effectivement, être perçu comme une évolution positive dans cette « guerre de cent ans » des temps modernes.

Mais les choix politiques du peuple palestinien sont disqualifiés par les porte-parole américains, au motif que les vainqueurs des élections ne sont pas disposés à reconnaître l'Etat d'Israël. Cela constitue un problème, mais faut-il vraiment s'en étonner ?
Depuis maintenant quatre décennies, tous les gouvernements d'Israël, de droite comme de gauche, n'ont cessé d'autoriser ou d'encourager le processus de colonisation qui ronge, année après année, de nouveaux morceaux du territoire palestinien.

Après le refus historique permanent d'Israël de reconnaître ne serait-ce qu'une part de responsabilité dans l'origine du problème des réfugiés palestiniens en 1948, et après avoir tout fait pour réduire en miettes le prestige et le semblant de souveraineté de l'Autorité palestinienne, la population des territoires, soumise à l'occupation, a majoritairement opté pour une alternative politique plus ferme, mais aussi moins corrompue. Certes, le Hamas, de l'avis général, joue un jeu dangereux, et il est peu probable qu'il trouve un soutien durable auprès du peuple palestinien, particulièrement éprouvé. Cependant il assume le risque de défier Israël et l'Occident. Il n'a pas pour autant rejeté totalement l'idée d'une reconnaissance mutuelle, laissant même entendre qu'il y serait disposé sous certaines conditions.

L'Etat d'Israël, c'est un fait, n'a jamais reconnu une Palestine dans les frontières de 1967, pas plus qu'il n'a reconnu Al Qods (la partie arabe de Jérusalem) comme capitale de l'Etat palestinien ; pourquoi, dans ces conditions, reconnaître un tel Israël ? En 1988, le mouvement national palestinien a majoritairement fini par adopter le principe du partage de la Palestine. Mais Israël n'a toujours pas admis, à ce jour, le principe du droit à l'autodétermination du peuple palestinien, sans pour autant se voir menacé de boycott par le monde occidental. Des pressions ont pu être exercées, çà et là, sur Israël, mais nul recours à la menace publique et aux sanctions.

Pourquoi, les Américains n'adoptent-ils pas une attitude semblable à l'égard du gouvernement Hamas ?

Il faut, évidemment, chercher la réponse dans leur relation historique déséquilibrée vis-à-vis des Israéliens et des Arabes. Il n'aura guère fallu plus de deux semaines pour que la Syrie retire ses troupes du Liban, à la suite de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, alors que, depuis 1967, les Etats-Unis opposent systématiquement leur veto à toute tentative de résolution intimant à Israël d'évacuer les territoires occupés. Face à la négation, depuis trente-neuf ans, des droits politiques et humains de tout un peuple, le monde occidental démocratique se tait. Il a fallu l'outrecuidance du vote des Palestiniens en faveur du Hamas pour l'arracher à son silence !

Le monde, en revanche, ne tarit pas d'éloges à l'égard d'Ehoud Olmert, tout comme il avait fini par encenser son prédécesseur, Ariel Sharon : tous deux auraient la trempe d'un de Gaulle. Mais ni l'un ni l'autre n'a envisagé de négocier avec les Palestiniens une « paix des braves ». Bien au contraire : Israël édifie un mur de séparation, non pas sur son territoire, mais sur celui des Palestiniens ; Israël met tout en oeuvre pour annexer la partie orientale de Jérusalem, y compris ses Lieux saints ; Israël expulse des populations palestiniennes de la vallée du Jourdain afin de parachever l'encerclement des Palestiniens et densifie sa présence dans la zone étroite entre les territoires occupés au sud et au nord de Jérusalem afin d'empêcher toute continuité territoriale dans le futur Etat palestinien. Tout cela n'empêche pas Israël de se voir décerner bons points et appréciations flatteuses.

Pourquoi, en effet, s'embarrasser des principes de justice et d'égalité des droits, si cette politique des faits accomplis par la force assure trente-neuf années supplémentaires de tranquillité relative, avec un niveau limité de terrorisme local ?

Mais les élections israéliennes n'ont pas traduit uniquement la victoire du sentiment de lassitude vis-à-vis de l'occupation et de la terreur meurtrière qu'elle a engendrée. L'« Etat juif et démocratique », qui, selon sa propre définition, n'est pas la république de tous ses citoyens, mais un Etat pour les juifs du monde entier, est saisi d'une crainte majeure : celle de l'évolution du rapport démographique entre juifs et Arabes sur l'ensemble des territoires dont il a pris possession. Cette préoccupation a guidé hier le retrait israélien de la bande de Gaza ; elle explique aujourd'hui le succès du parti Kadima et la popularité de son projet de « regroupement ».

La droite « territorialiste », qui rêvait du « Grand Israël », est aujourd'hui en recul au profit d'une droite « ethniciste » qui a le vent en poupe : le parti Notre maison Israël d'Avigdor Liberman, dont les immigrés de Russie constituent l'essentiel de l'électorat, veut exclure des frontières d'Israël les régions peuplées d'Arabes israéliens afin de parvenir à un Etat juif « homogène ». Ce parti, qui prône ouvertement une épuration ethnique, jouit désormais d'une pleine légitimité dans la culture politique israélienne. Ehoud Olmert, le futur premier ministre, l'a invité à rejoindre son gouvernement, selon le principe que seuls des partis juifs et sionistes peuvent participer à sa coalition. De ce fait, il confirme ce qui est connu de tous : l'Etat d'Israël n'est démocratique que pour ses juifs et juif pour ses Arabes.

En tant qu'Israélien, fils de juifs qui se sont vu dénier, au XXe siècle, le droit de citoyenneté au motif de leur origine, comment ne pas s'effrayer de la perspective d'un Etat juif « purifié » ! Il y a donc urgence à mettre fin à l'occupation et au cortège d'actes meurtriers qu'elle nourrit, mais aussi à vacciner l'Etat d'Israël contre le virus raciste qui menace de le contaminer !

Shlomo Sand