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Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=MOUV&ID_NUMPUBLIE=MOUV_020&ID_ARTICLE=MOUV_020_0009
Une fouille archéologique du bloc que constitue la sexualité
révèlerait des strates successives, le premier feuilletage
sous la surface actuelle remontant à l’ère pré-sida,
très courte avant d’accéder au granit des années
soixante. Les générations ayant commencé leur
vie sexuelle dans cet après-68 ont d’emblée
approché la sexualité comme une source de plaisir,
et parfois lutté contre ce qui tendait à interdire
ou à limiter un plaisir auquel elles considéraient
qu’elles avaient droit. L’avortement et la contraception
légalisés, la chape de l’ordre moral en pleine
dissolution, qu’est-ce qui pouvait encore priver quiconque
de ce droit ?
Et pourtant, l’avènement d’une sexualité
libre que les mouvements d’émancipation post-68 avaient
cru atteindre ne s’est pas produit. Ce que le sida a remis
en question n’était ni consolidé ni véritablement
advenu, et sous l’apparence d’une libéralisation
heureuse se reconstituaient ou se maintenaient des normes, tout
aussi contraignantes quoique plus difficiles à identifier.
Ce dossier est issu d’une interrogation sur les rapports de
domination – entre genres, mais aussi entre sexualités
– et d’une tentative de bilan sur ce que l’évolution
des normes, des représentations et des comportements sexuels
y a changé depuis une trentaine d’années.
La révolution sexuelle a-t-elle eu lieu ?
Aux origines du projet de « révolution sexuelle »
et de « libération sexuelle » revendiquée
dans les années soixante et soixante-dix, il s’agissait
de s’émanciper de rapports de domination, de normes
familiales, patriarcales, phallocrates, associés à
la domination capitaliste, qui bridaient la sexualité. Si
le capitalisme est toujours là, et si les projets alternatifs
radicaux ont du plomb dans l’aile, il serait difficile de
nier que la sexualité – ses normes et ses pratiques
– a connu depuis les années soixante, à défaut
d’une révolution, de profonds changements. Pratiques
et « vécu », constructions sociales et représentations
désignent une sexualité moins rigoureusement contrainte
par les institutions, et les normes. La sexualité s’est
émancipée de la conjugalité, de la procréation,
de l’amour. Des comportements auparavant confinés à
la marginalité ou à la clandestinité se sont
généralisés. Cela a été de pair
avec une évolution des rapports entre les sexes – donc
des rapports de domination – passant pour les femmes par l’accès
massif aux moyens du contrôle de leur propre corps (par le
biais du droit à l’avortement et à la contraception
que les combats féministes ont arraché de haute lutte,
mais également par la criminalisation du viol et la législation
punissant le harcèlement sexuel), des possibilités
d’expression du désir féminin, et un début
de « dé-marginalisation » de l’homosexualité
(surtout masculine). Évolutions lisibles dans le renouvellement,
perceptible depuis quelques années, des représentations
de la sexualité par certaines œuvres d’art. Le
privé, l’intime s’y expose en public, rompant
avec la misogynie et la violence à l’encontre des femmes
qui prévalent jusqu’ici dans l’art occidental
– que Régis Michel présente comme « l’art
du viol ». Chez Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine
M.), une femme exhibe sa sexualité et cela est une œuvre
d’art ; elle a de multiples partenaires, dissocie d’emblée
sexe et amour, et décrit sa pratique de la masturbation comme
un élément significatif de sa vie sexuelle ; Virginie
Despentes (Baise-moi) montre des femmes actives et violentes avec
l’ambition de subvertir, en l’inversant, le modèle
dominant ; Patrice Chéreau (Intimité) donne à
voir la naissance d’une dépendance masculine face à
un désir féminin dissocié de l’amour
; désir féminin qui meut exclusivement le personnage,
et fonde entièrement le propos de du film de Catherine Breillat,
Romance.
Mais cette « libéralisation » a aussi signifier
accession de la sexualité au rang de produit de consommation,
apparition d’un « marché libre du sexe »,
ce qui ne permet pas forcément l’« émancipation
» revendiquée par rapport à l’oppressante
société patriarcale, ni l’affaiblissement des
rapports de domination – mais simplement leur déplacement.
En somme, il y a bien eu éclatement des normes, au sens où
les représentations désignent désormais majoritairement
la sexualité comme liée à la satisfaction d’un
désir, comme l’accomplissement d’une expérience,
et où il n’y a plus exclusivité de la forme
dominante de sexualité : l’existence de plusieurs autres
modèles est admise, mais le nombre de ces modèles
est limité ; et leur légitimité demeure compatible,
socialement et moralement, avec l’hétérosexualité
à domination masculine.
Rupture(s) ou continuité (s) ? Le poids des normes
Libérée du carcan des contraintes morales, adossées
à des normes sociales strictes et attentives à sanctionner
les innovations conçues comme autant de déviances
et de transgressions, la sexualité pourrait enfin se déployer
dans un éther de spontanéité et d’authenticité.
Sur ce plan, la libération ressemble beaucoup à un
trompe-l’œil savamment orchestré. Car derrière
les normes abattues par l’accès à une plus grande
autonomie des corps, essentiellement revendiquée et obtenue
par les femmes, se profile un contrôle des conduites attentif
à gérer les écarts. Plus qu’à
une disparition des normes, on assiste à leur redéfinition
sur le mode de l’actualisation et à la transformation
des lieux d’imposition et de contrôle. Faut-il alors
se féliciter de ce que « rien n’est plus comme
avant » ; ou doit-on constater avec amertume que la «
libération » n’aura réellement émancipé
que les hommes blancs, hétérosexuels, issus des classes
aisées ?
Un certain nombre de permanences disent les limites de cette rupture
avec les normes. Permanences dans les pratiques majoritaires : ainsi
Maryse Jaspard, se fondant sur les récentes enquêtes
concernant les comportements sexuels des Français, peut-elle
conclure en désignant dans la libération sexuelle
l’« un des grands mythes du xxe siècle [1] ».
Permanence des représentations dominantes : les œuvres
citées ci-dessus ont été d’autant plus
éprouvées comme des événements et fait
l’objet d’une ample couverture médiatique qu’elles
se détachent de la masse des images véhiculées
par l’essentiel de la production artistique contemporaine
; il y aurait également à s’interroger sur les
limites de la transgression qu’elles s’autorisent :
Virginie Despentes ne fait qu’inverser le modèle de
domination masculine – ce qui aura suffi à lui valoir
le classement X du film qu’elle a tiré, avec Coralie
Trinh-Thi, de Baise-moi ; et dans quelle mesure ce même modèle
ne s’accommode-t-il pas de ce que décrit Catherine
Millet ? Permanence de l’homophobie, en dépit d’une
visibilité accrue de l’homosexualité, principalement
masculine (la sortie du placard : out the closet), de sa construction
en communauté et de sa banalisation sociale y compris dans
le champ politique. Permanences enfin des violences (sexuelles,
symboliques ou non) commises à l’encontre des femmes
– comme si étant « libérées »,
elles devaient être « disponibles » – encore
bien peu dénoncées et sanctionnées : 5 % des
cas de viol font l’objet d’une plainte en France selon
l’enquête ENVEFF. L’actualité récente
vient rappeler que le harcèlement sexuel, à la faveur
de la relation pédagogique ou de la fascination intellectuelle,
est à l’université une pratique répandue,
dont les victimes risquent leur carrière à briser
le silence. Il est clair, en d’autres termes, que la «
libération sexuelle » a largement préservé
le modèle de l’hétérosexualité
à domination masculine.
Que les normes favorisant le maintien de rapports de domination
se soient déplacées, mais n’aient pas disparu,
on le voit aussi dans un discours dominant, renouvelé mais
peut-être pas moins prescriptif, portant sur la fréquence
ou le déroulement souhaitable des actes sexuels – un
« rapport sexuel réussi » ou « idéal
» (« normal », en somme) devrait voir se succéder
: des « préliminaires », un coït, un orgasme
etc. De même, la sexualité devenant objet de consommation,
les corps qui y sont impliqués subissent la contrainte de
représentations et de regards normatifs ; contrainte qui
pèse sur l’image que l’on a de soi – et
là aussi, sans doute plus fortement pour les femmes. Non
que l’existence de normes soit forcément, en elle-même
oppressante, et qu’il faille la combattre par principe : l’obtention
de lois réprimant le viol ou le harcèlement sexuel
introduisent de nouvelles normes, ou signifient un déplacement
des normes, dans le sens d’une protection contre des rapports
de domination et de violence – avec la conscience que cette
violence peut être physique mais aussi psychologique, intellectuelle,
ou symbolique.
Mais quelle place cela laisse-t-il au plaisir ? Ces normes renouvelées
génèrent une profonde insatisfaction. Témoin,
la réception de Houellebecq : son succès vient peut-être
en grande partie de ce qu’il dénonce l’imposition,
sous couvert de « libération sexuelle », de nouvelles
normes, en partie aussi oppressantes que les anciennes, et dont
le fonctionnement condamne nombre d’individus à une
marginalisation et à une frustration d’autant plus
difficiles à supporter que pourtant, aujourd’hui, ils
sont « libres ».
Le mâle occidental hétérosexuel dans
la tête
Le féminisme a en grande partie contribué à
libérer la sexualité de ses anciennes contraintes.
On lui doit aussi d’avoir pris conscience de ce que le personnel,
le privé – et notamment le corps et la sexualité
– aussi comporte des enjeux politiques et véhicule
des rapports de domination. Que les identités sexuelles sont
construites socialement – qu’elles peuvent donc être
déconstruites, et qu’aucune « nature »
n’apporte de légitimation biologique à quelque
modèle de sexualité que ce soit. Il a, en somme, apporté
les fondements d’une dé-légitimation de la domination
du modèle de sexualité « hétéro
» polarisée sur le masculin. Reste à la mettre
en œuvre. Car, pour autant, nous avons toujours, si l’on
reprend les termes de l’article de Janet Holland, Caroline
Ramanazoglu, Sue Sharpe et Rachel Thompson, un « mâle
» hétérosexuel dominateur « dans la tête
». Les articles du dossier n’y échappent pas
: ils le dénoncent, le déconstruisent, mais c’est
le grand vide lorsqu’il faut se figurer d’autres acteurs
de la sexualité. C’est une démarche que le féminisme
a encore largement devant lui. Nous n’avons ni femme ni homosexuel/le
dans la tête ; même Viriginie Despentes, Catherine Breillat,
Catherine Millet n’ont construit leur œuvre que dans
la confrontation avec ce mâle dominant. À quels autres
modèles se vouer ? Par exemple, alors qu’une partie
significative des féministes a dénoncé la pornographie
comme le véhicule de représentations avilissantes
et violentes des femmes et des rapports sexuels, et lutté
pour sa disparition, d’autres créent des films pornographiques
féministes. Peut-il y avoir une pornographie émancipée
de la domination hétérosexuelle masculine, laquelle,
comment ? On peut avoir la même discussion à propos
de la prostitution.
Il s’agit sans doute là du principal apport de la
queer theory qui, par l’analyse et la critique de la construction
des identités sexuelles, invite aux ruptures nécessaires
à l’avènement d’autres formes et d’autres
valeurs en termes de sexualités, pour que le modèle
hétérosexuel dominé par le masculin ne soit
plus une norme sociale, mais une possibilité parmi d’autres.
On sait combien cette grille de lecture et axe d’intervention
se heurte à la critique féministe matérialiste,
mais les contradictions peuvent sans doute, à terme, être
levées.
Une révolution permanente ?
La « révolution » n’a pas davantage eu
lieu dans la sexualité que dans les rapports sociaux. De
nouveaux espaces autonomes de définition de la sexualité
se sont pourtant créés, qui restent à élargir,
contre la marchandisation du sexe et la vitalité du modèle
hétérosexuel de domination masculine. Déplacés,
les enjeux soulevés par le mouvement des femmes dans les
années soixante et soixante-dix n’en gardent pas moins
toute leur actualité, comme en témoignent d’un
côté la diffusion de représentations dégradantes
des femmes comme objets sexuels, de l’autre la menace du retour,
sous le couvert d’une défense de la dignité
des femmes, à un ordre moral répressif et réactionnaire,
promoteur d’une sexualité straight. Comme toutes les
luttes de libération, celle qui a pour enjeu la sexualité
est un processus, non un événement, qui implique à
chaque moment de nouvelles batailles. •
Dossier coordonné par Clémentine Autain, Marc Bessin,
Irène Jami, Ilana Löwy, Anne-Sophie Perrriaux, Patrick
Simon, Sylvia Vivoli
NOTES
[1] M. Jaspard, La sexualité en France, La Découverte
(Repères), 1997, p. 118. Elle s’appuie notamment sur
N. Bajos, M. Bozon, A. Giami et A. Spira, La sexualité au
temps de sida, Presses universitaires de France, 1997.
Cairn 2005
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