"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
2002 Sexe : sous la révolution, les normes

Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=MOUV&ID_NUMPUBLIE=MOUV_020&ID_ARTICLE=MOUV_020_0009


Une fouille archéologique du bloc que constitue la sexualité révèlerait des strates successives, le premier feuilletage sous la surface actuelle remontant à l’ère pré-sida, très courte avant d’accéder au granit des années soixante. Les générations ayant commencé leur vie sexuelle dans cet après-68 ont d’emblée approché la sexualité comme une source de plaisir, et parfois lutté contre ce qui tendait à interdire ou à limiter un plaisir auquel elles considéraient qu’elles avaient droit. L’avortement et la contraception légalisés, la chape de l’ordre moral en pleine dissolution, qu’est-ce qui pouvait encore priver quiconque de ce droit ?

Et pourtant, l’avènement d’une sexualité libre que les mouvements d’émancipation post-68 avaient cru atteindre ne s’est pas produit. Ce que le sida a remis en question n’était ni consolidé ni véritablement advenu, et sous l’apparence d’une libéralisation heureuse se reconstituaient ou se maintenaient des normes, tout aussi contraignantes quoique plus difficiles à identifier. Ce dossier est issu d’une interrogation sur les rapports de domination – entre genres, mais aussi entre sexualités – et d’une tentative de bilan sur ce que l’évolution des normes, des représentations et des comportements sexuels y a changé depuis une trentaine d’années.

La révolution sexuelle a-t-elle eu lieu ?

Aux origines du projet de « révolution sexuelle » et de « libération sexuelle » revendiquée dans les années soixante et soixante-dix, il s’agissait de s’émanciper de rapports de domination, de normes familiales, patriarcales, phallocrates, associés à la domination capitaliste, qui bridaient la sexualité. Si le capitalisme est toujours là, et si les projets alternatifs radicaux ont du plomb dans l’aile, il serait difficile de nier que la sexualité – ses normes et ses pratiques – a connu depuis les années soixante, à défaut d’une révolution, de profonds changements. Pratiques et « vécu », constructions sociales et représentations désignent une sexualité moins rigoureusement contrainte par les institutions, et les normes. La sexualité s’est émancipée de la conjugalité, de la procréation, de l’amour. Des comportements auparavant confinés à la marginalité ou à la clandestinité se sont généralisés. Cela a été de pair avec une évolution des rapports entre les sexes – donc des rapports de domination – passant pour les femmes par l’accès massif aux moyens du contrôle de leur propre corps (par le biais du droit à l’avortement et à la contraception que les combats féministes ont arraché de haute lutte, mais également par la criminalisation du viol et la législation punissant le harcèlement sexuel), des possibilités d’expression du désir féminin, et un début de « dé-marginalisation » de l’homosexualité (surtout masculine). Évolutions lisibles dans le renouvellement, perceptible depuis quelques années, des représentations de la sexualité par certaines œuvres d’art. Le privé, l’intime s’y expose en public, rompant avec la misogynie et la violence à l’encontre des femmes qui prévalent jusqu’ici dans l’art occidental – que Régis Michel présente comme « l’art du viol ». Chez Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.), une femme exhibe sa sexualité et cela est une œuvre d’art ; elle a de multiples partenaires, dissocie d’emblée sexe et amour, et décrit sa pratique de la masturbation comme un élément significatif de sa vie sexuelle ; Virginie Despentes (Baise-moi) montre des femmes actives et violentes avec l’ambition de subvertir, en l’inversant, le modèle dominant ; Patrice Chéreau (Intimité) donne à voir la naissance d’une dépendance masculine face à un désir féminin dissocié de l’amour ; désir féminin qui meut exclusivement le personnage, et fonde entièrement le propos de du film de Catherine Breillat, Romance.

Mais cette « libéralisation » a aussi signifier accession de la sexualité au rang de produit de consommation, apparition d’un « marché libre du sexe », ce qui ne permet pas forcément l’« émancipation » revendiquée par rapport à l’oppressante société patriarcale, ni l’affaiblissement des rapports de domination – mais simplement leur déplacement. En somme, il y a bien eu éclatement des normes, au sens où les représentations désignent désormais majoritairement la sexualité comme liée à la satisfaction d’un désir, comme l’accomplissement d’une expérience, et où il n’y a plus exclusivité de la forme dominante de sexualité : l’existence de plusieurs autres modèles est admise, mais le nombre de ces modèles est limité ; et leur légitimité demeure compatible, socialement et moralement, avec l’hétérosexualité à domination masculine.

Rupture(s) ou continuité (s) ? Le poids des normes

Libérée du carcan des contraintes morales, adossées à des normes sociales strictes et attentives à sanctionner les innovations conçues comme autant de déviances et de transgressions, la sexualité pourrait enfin se déployer dans un éther de spontanéité et d’authenticité. Sur ce plan, la libération ressemble beaucoup à un trompe-l’œil savamment orchestré. Car derrière les normes abattues par l’accès à une plus grande autonomie des corps, essentiellement revendiquée et obtenue par les femmes, se profile un contrôle des conduites attentif à gérer les écarts. Plus qu’à une disparition des normes, on assiste à leur redéfinition sur le mode de l’actualisation et à la transformation des lieux d’imposition et de contrôle. Faut-il alors se féliciter de ce que « rien n’est plus comme avant » ; ou doit-on constater avec amertume que la « libération » n’aura réellement émancipé que les hommes blancs, hétérosexuels, issus des classes aisées ?

Un certain nombre de permanences disent les limites de cette rupture avec les normes. Permanences dans les pratiques majoritaires : ainsi Maryse Jaspard, se fondant sur les récentes enquêtes concernant les comportements sexuels des Français, peut-elle conclure en désignant dans la libération sexuelle l’« un des grands mythes du xxe siècle [1] ». Permanence des représentations dominantes : les œuvres citées ci-dessus ont été d’autant plus éprouvées comme des événements et fait l’objet d’une ample couverture médiatique qu’elles se détachent de la masse des images véhiculées par l’essentiel de la production artistique contemporaine ; il y aurait également à s’interroger sur les limites de la transgression qu’elles s’autorisent : Virginie Despentes ne fait qu’inverser le modèle de domination masculine – ce qui aura suffi à lui valoir le classement X du film qu’elle a tiré, avec Coralie Trinh-Thi, de Baise-moi ; et dans quelle mesure ce même modèle ne s’accommode-t-il pas de ce que décrit Catherine Millet ? Permanence de l’homophobie, en dépit d’une visibilité accrue de l’homosexualité, principalement masculine (la sortie du placard : out the closet), de sa construction en communauté et de sa banalisation sociale y compris dans le champ politique. Permanences enfin des violences (sexuelles, symboliques ou non) commises à l’encontre des femmes – comme si étant « libérées », elles devaient être « disponibles » – encore bien peu dénoncées et sanctionnées : 5 % des cas de viol font l’objet d’une plainte en France selon l’enquête ENVEFF. L’actualité récente vient rappeler que le harcèlement sexuel, à la faveur de la relation pédagogique ou de la fascination intellectuelle, est à l’université une pratique répandue, dont les victimes risquent leur carrière à briser le silence. Il est clair, en d’autres termes, que la « libération sexuelle » a largement préservé le modèle de l’hétérosexualité à domination masculine.

Que les normes favorisant le maintien de rapports de domination se soient déplacées, mais n’aient pas disparu, on le voit aussi dans un discours dominant, renouvelé mais peut-être pas moins prescriptif, portant sur la fréquence ou le déroulement souhaitable des actes sexuels – un « rapport sexuel réussi » ou « idéal » (« normal », en somme) devrait voir se succéder : des « préliminaires », un coït, un orgasme etc. De même, la sexualité devenant objet de consommation, les corps qui y sont impliqués subissent la contrainte de représentations et de regards normatifs ; contrainte qui pèse sur l’image que l’on a de soi – et là aussi, sans doute plus fortement pour les femmes. Non que l’existence de normes soit forcément, en elle-même oppressante, et qu’il faille la combattre par principe : l’obtention de lois réprimant le viol ou le harcèlement sexuel introduisent de nouvelles normes, ou signifient un déplacement des normes, dans le sens d’une protection contre des rapports de domination et de violence – avec la conscience que cette violence peut être physique mais aussi psychologique, intellectuelle, ou symbolique.

Mais quelle place cela laisse-t-il au plaisir ? Ces normes renouvelées génèrent une profonde insatisfaction. Témoin, la réception de Houellebecq : son succès vient peut-être en grande partie de ce qu’il dénonce l’imposition, sous couvert de « libération sexuelle », de nouvelles normes, en partie aussi oppressantes que les anciennes, et dont le fonctionnement condamne nombre d’individus à une marginalisation et à une frustration d’autant plus difficiles à supporter que pourtant, aujourd’hui, ils sont « libres ».

Le mâle occidental hétérosexuel dans la tête

Le féminisme a en grande partie contribué à libérer la sexualité de ses anciennes contraintes. On lui doit aussi d’avoir pris conscience de ce que le personnel, le privé – et notamment le corps et la sexualité – aussi comporte des enjeux politiques et véhicule des rapports de domination. Que les identités sexuelles sont construites socialement – qu’elles peuvent donc être déconstruites, et qu’aucune « nature » n’apporte de légitimation biologique à quelque modèle de sexualité que ce soit. Il a, en somme, apporté les fondements d’une dé-légitimation de la domination du modèle de sexualité « hétéro » polarisée sur le masculin. Reste à la mettre en œuvre. Car, pour autant, nous avons toujours, si l’on reprend les termes de l’article de Janet Holland, Caroline Ramanazoglu, Sue Sharpe et Rachel Thompson, un « mâle » hétérosexuel dominateur « dans la tête ». Les articles du dossier n’y échappent pas : ils le dénoncent, le déconstruisent, mais c’est le grand vide lorsqu’il faut se figurer d’autres acteurs de la sexualité. C’est une démarche que le féminisme a encore largement devant lui. Nous n’avons ni femme ni homosexuel/le dans la tête ; même Viriginie Despentes, Catherine Breillat, Catherine Millet n’ont construit leur œuvre que dans la confrontation avec ce mâle dominant. À quels autres modèles se vouer ? Par exemple, alors qu’une partie significative des féministes a dénoncé la pornographie comme le véhicule de représentations avilissantes et violentes des femmes et des rapports sexuels, et lutté pour sa disparition, d’autres créent des films pornographiques féministes. Peut-il y avoir une pornographie émancipée de la domination hétérosexuelle masculine, laquelle, comment ? On peut avoir la même discussion à propos de la prostitution.

Il s’agit sans doute là du principal apport de la queer theory qui, par l’analyse et la critique de la construction des identités sexuelles, invite aux ruptures nécessaires à l’avènement d’autres formes et d’autres valeurs en termes de sexualités, pour que le modèle hétérosexuel dominé par le masculin ne soit plus une norme sociale, mais une possibilité parmi d’autres. On sait combien cette grille de lecture et axe d’intervention se heurte à la critique féministe matérialiste, mais les contradictions peuvent sans doute, à terme, être levées.

Une révolution permanente ?

La « révolution » n’a pas davantage eu lieu dans la sexualité que dans les rapports sociaux. De nouveaux espaces autonomes de définition de la sexualité se sont pourtant créés, qui restent à élargir, contre la marchandisation du sexe et la vitalité du modèle hétérosexuel de domination masculine. Déplacés, les enjeux soulevés par le mouvement des femmes dans les années soixante et soixante-dix n’en gardent pas moins toute leur actualité, comme en témoignent d’un côté la diffusion de représentations dégradantes des femmes comme objets sexuels, de l’autre la menace du retour, sous le couvert d’une défense de la dignité des femmes, à un ordre moral répressif et réactionnaire, promoteur d’une sexualité straight. Comme toutes les luttes de libération, celle qui a pour enjeu la sexualité est un processus, non un événement, qui implique à chaque moment de nouvelles batailles. •

Dossier coordonné par Clémentine Autain, Marc Bessin, Irène Jami, Ilana Löwy, Anne-Sophie Perrriaux, Patrick Simon, Sylvia Vivoli


NOTES

[1] M. Jaspard, La sexualité en France, La Découverte (Repères), 1997, p. 118. Elle s’appuie notamment sur N. Bajos, M. Bozon, A. Giami et A. Spira, La sexualité au temps de sida, Presses universitaires de France, 1997.

Cairn 2005