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Sexualités et violences en prison
Ces abus qu’on dit sexuels
Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu, Michaël Faure
Extraits

Origine : http://www.europrofem.org/02.info/22contri/2.07.fr/livr_dwl/prison/prison.htm


Préface de Michèle Perrrot
Postface de Bernard Bolze
Observatoire International des Prisons - Aléas

ALEAS EDITEUR, novembre 1996
Aléas Editeur, 15 Quai Lassagne - 69001 LYON


Des mêmes auteurs :

Daniel Welzer-Lang
Le Viol au Masculin, Paris, l'Harmattan, 1988
Les hommes violents, Paris, Lierre et Coudrier, 1991
Réédition en 1996 par les éditions Coté femmes, Paris.
Arrête, tu me fais mal... , Montréal, Paris, éd. Le Jour, V.L.B, 1992
Les hommes à la conquète de l'espace domestique, Montréal, Paris, Le Jour, V.L.B (avec J.P. Filiod), 1993

Ouvrages traduits :
Los hombres violentos, éditions Indigo, Bogota (Colombie), 1996

Ouvrages dirigés
Des Hommes et du Masculin (avec J.P. Filiod eds). Aix en Provence - Université de Provence - C.R.E.A., Université Lumière Lyon 2, CEFUP, Presses Universitaires de Lyon, 245 p. (Bulletin d'informations et d'études féminines, n.s.)1992
La peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie (ouvrage collectif coordonné avec Pierre Dutey et Michel Dorais), Montréal, V.L.B, 1994
Les faits du logis : épistémologie et socio-analyse de la condition de l'opérateur (avec Laurette Wittner), Lyon, éditions Aléas, 1996

Daniel Welzer-Lang & Lilian Mathieu
Prostitution, les uns, les unes et les autres, Paris, Anne Marie Métaillé (avec Odette Barbosa), 1994


Les auteurs :

Daniel Welzer-Lang :
Maître de Conférences à L’Institut Raymond Ledrut
UFR de sociologie - Université Toulouse Le Mirail
Chercheur au Groupe d’études sur la division Sociale et Sexuelle du Travail - GEDISST-CNRS (Paris) et à l’équipe SIMONE, Conceptualisation et communication de la recherche/femmes, Université Toulouse Le Mirail .

Lilian Mathieu :
Après avoir obtenu un DEA à l’université Lumière Lyon 2, il est aujourd’hui doctorant en sciences politiques à l’Université Paris X Nanterre.

Michaël Faure :
Chargé d’Etudes à l’association Les Traboules


Mots clefs : Prison, rapports sociaux de sexe, genre, hommes, masculin, abus dits sexuels, violences, sexualité, sida


On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent
Bertold Brecht
SOMMAIRE

Introduction

Chapitre 1 : Histoire de la recherche et problématique

1.1. Une recherche innommable : les obstacles à la construction de l’objet
1.1.1. Le silence des détenus
1.1.2. L’embarras de l’administration pénitentiaire

1.2. Comment problématiser la question des abus " sexuels "
1.2.2. Les abus dits sexuels
1.2.3. Viol et abus sexuels d’hommes par des hommes, viol et abus sexuels de femmes par des femmes -
1.3. Prison et résistance -

Chapitre 2 : Cadre de la prison et sociabilité carcérale

2.1. Ethnographie de la prison
2.1.1. Architecture et cadre matériel
2.1.2. Promiscuité et effets sur l’intimité
2.1.3. Règlement
2.1.4. Composition et caractéristiques de la population carcérale française

2.2. Les surveillants et le personnel carcéral
2.2.1. La profession de surveillant
2.2.2. Les relations avec les détenus : de la contrainte à la négociation
2.2.3. Attitudes à l’égard de la sexualité carcérale
2.2.4. Les autres intervenant-e-s (infirmerie, médecin, animation)

2.3. La sociabilité carcérale
2.3.1 Le jeu des adaptations secondaires
2.3.2. Effets de l’incarcération sur le corps et l’estime de soi

2.4. Relations avec l’extérieur
2.4.1. Les conditions des visites
2.4.2. Sexualité et parloir
2.4.3. Le courrier

Conclusion : l’hypothèse de permanence

Chapitre 3 : La prison, une annexe de la maison des hommes où l’abus est un instrument de domination et un régulateur des rapports de force

3.1. L’homophobie, la maison des hommes et la prison
3.1.1. L’homophobie
3.1.2. La maison-des-hommes
3.1.3. La prison comme maison des hommes
3.1.3.1. Une structuration du masculin sur l’absence féminine

3.2. Pouvoirs et hiérarchies en prison
3.2.1. Les grands-hommes
3.2.2. Les sous-hommes
3.2.2.1 Les " pointeurs "
3..2.2.2. Homosexuels, travestis, transsexuels : victimes de l’homophobie
3.2.2.3. Les hommes fragiles, faibles et/ou jeunes
3.2.2.4. Le genre comme référent de la domination
3.2.2.5. Les hommes : les autres

3.3 Le pacte de secret
3.3.1. Des valeurs communes : le rapport aux femmes
3.3.2. Pacte de secret et alliance dans la gestion du quotidien
3.3.3. L’homophobie : intrument de gestion commun entre détenus et surveillants

3.4. L’homosexualité

3.5. Retour à la maison-des-hommes et hypothèse de permanence
3.5.1. La prison n’est pas une exception
3.5.2. Pourquoi le silence sur les abus ?

3.6. La prison et la honte : l’exemple de la masturbation

Conclusion : la place de l’abus

Chapitre 4 : Les abus en prison pour femmes : la non-symétrie

4.1. Les hiérarchies féminines
4.2. Les rapports à la sexualité en détention
4.3. La sexualité féminine carcérale
4.3.1. La masturbation féminine
4.3.2. L’homosexualité féminine

Chapitre 5 : Sexualité carcérale et sida

5.1. Le sida dans les prisons françaises : données épidémiologiques
5.2. La santé carcérale et le VIH
5.2.1. Le dispositif médical des prisons françaises et ses insuffisances
5.2.2. Pathologies carcérales
5.2.3. L’administration pénitentiaire face au sida
5.2.4. Sida et renouvellement du militantisme

5.3. Prison et pratiques à risque
5.3.1. Échanges de seringues
5.3.2. Contamination par voie sexuelle
5.3.3. Les conditions de traitement

5.4. Les détenus séropositifs ou malades
5.4.1. La marginalisation des détenus séropositifs et sidéens
5.4.2. Les surveillants face au sida
Conclusion : vers quelle prévention ?

Annexes

Annexe 1 : Les " parloirs d’amour ", une solution ?

Annexe 2 : De la difficulté à construire une théorie sociologique : les visions psychologiques et juridistes
Annexe 3 : Les données existantes sur les abus en prison
Annexe 4 : notre méthode
La collaboration contractuelle
Les entretiens
Les stages de formation
Introduction

Trois questions sont à l’origine de cet ouvrage. La première émane de Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire International des Prisons et ami de longue date. Un " beau jour " de juillet 92 (les histoires commencent toujours de même), à la sortie d’un métro lyonnais, alors que nous nous dirigions tous deux vers les pentes de la Croix-Rousse, il m’a tout simplement demandé : " Pourrait-on réfléchir ensemble à ce qui se passe pour les " pointeurs " en prison ? ". Le militant interroge le chercheur, en quelque sorte.

La seconde question a été formulée par une responsable de l’ex-A.F.L.S. (Agence Française de Lutte contre le Sida). Cette responsable de l’action en milieu pénitentiaire parlait de l’absence de recherches en sciences sociales sur le thème de l’abus sexuel. " Pourquoi ne faites-vous pas un projet dans ce sens ? " demanda-t-elle. Une responsable administrative interpelle le chercheur.

La troisième question m’est personnelle. Après avoir décrit l’homophobie de manière très générale, je m’interrogeais sur la socialisation masculine au regard de cette problématique. Comment, notamment à l’armée, dans la police, en prison (tous corps masculins où les femmes sont soit absentes, soit — encore — peu représentées), se structurent les rapports entre hommes ? Et quelles en sont les conséquences pour ces hommes là, et pour les autres ?

Au détour de mes travaux sur le viol, j’avais déjà croisé ceux que l’on qualifie en prison de " pointeurs ". Rencontres difficiles, longues heures passées à étudier leurs dossiers d’instruction. Brutales confrontations entre le mythe sur le viol et la pauvre et simple réalité des violeurs : des hommes qui utilisent menaces, violences, meurtres, bref le pouvoir, l’oppression, pour satisfaire ce qu’ils vivent comme une forme presque légitime de sexualité. Des hommes ordinaires là où on aimerait trouver des monstres.

Après en avoir longuement discuté avec mes ami-e-s chercheur-e-s de l’association Les Traboules de Lyon et du " Groupe anthropologie des sexes et de la vie domestique " du CREA. auquel j’appartenais à l’époque, nous avons décidé de mener cette recherche à terme. Lilian Mathieu avec qui j’ai déjà travaillé sur la prostitution et dont j’apprécie beaucoup la rigueur scientifique, et Michaël Faure, étudiant en sociologie qui se passionnait pour les droits et la dignité des personnes en prison se sont joints à moi. D’autres, des psychiatres, des militantes féministes, se sont rapproché-e-s un moment et son reparti-e-s. Pour des raisons différentes : peur d’être mal vus par la hiérarchie pour les psychiatres, sensation légitime d’isolement pour les femmes.

Notre recherche était prévue pour durer entre 18 et 24 mois. Elle en a duré presque le double. Le poids du silence, les difficultés du thème, les contraintes inhérentes à notre statut de chercheurs non-statutaires obligés de courir de contrats en contrats n’expliquent pas tout. Parfois, après un entretien ou à la relecture d’une interview, nous avons dû nous arrêter. Souffler. Prendre du temps de vivre pour essayer d’oublier l’horreur . l’insupportable. On nous a parfois repproché la dureté des extraits reproduits. Que l’on sache qu’avant de les publier, il a fallu les écouter de vive voix, en face à face, les retranscrire, les découper de manière thématique, les comparer . J’ai beau travailler depuis près de dix années sur l’oppression, les abus de toutes sortes, je n’arrive pas encore à en faire de la routine .

Bien entendu nous remercions très vivement tous ceux et toutes celles qui ont témoigné, qui ont pris du temps pour se remémorrer des actes qu’ils/elles préfèrent sans doute oublier, qui ont accepté de relire et corriger leurs interviews. Nous remercions tout particuliérement les (ex) détenu-e-s et leurs proches, les surveillant-e-s ou ex-surveillant-e-s qui ont débattu avec nous, les visiteurs et visiteuses de prison, les éducateurs et les magistrats qui nous ont accueilli, les prostitué-e-s de Cabiria (en particuliers M. et A.) pour leur aide constante, le groupe de femmes lesbiennes qui a collaboré à notre étude, les responsables de l’association Altaïr Dièse de Paris pour leur contribution écrite . Sans eux, sans elles, nous n’aurions jamais mené notre tâche à bien. Ils/elles voulaient que ces vérités soient dites, le livre leur est dédié.

Nous avons bénéficié des crédits de l’ex-AFLS, accueillie plus tard à la Division sida du Ministère de la Santé, et de la MIRE (Mission Interministérielle Recherche Expérimentation). Nous en remercions leurs responsables, notamment Bernard Dorais, Danièle Bitan, Marianne Berthod-Wurmser, Patrice de Cheyron, Pierre Volovitch, Françoise Varet, Michèle Arnaudiès, Catherine Patris. Ils/elles ont eu la délicatesse de ne pas trop s’impatienter face à nos retards accumulés. Les sciences sociales demandent du temps et les temps administratifs correspondent rarement aux temps des chercheur-e-s.

Nos contacts avec les responsables du Ministère de la justice sont restés en " stand by ", nous avons tout de même apprécié les efforts de certaines fonctionnaires pour essayer de les faire avancer.

Max Sanier, Andrée Schepherd, Guy Dutey, Françoise Guillemaut, Martine Schutz-Samson, Florence Montreynaud, Isabelle Belanger, Jean Michel Carré, Jean-Yves Le Talec, Michel Dorais, ont contribué, sous des formes diverses, à alimenter les débats que posait notre étude au fur et à mesure de sa réalisation. Le personnel des Traboules coordonné par Brigitte Dumoulin a retranscrit les interviews. Sylvie Tomolillo nous a aidé à les traiter. Marie-Christine Zelem, Martine Corbiere et Willy Pelletier ont posé leur regard critique sur une première version de ce texte. Maurice Glaymann notre éditeur, avec la gentillesse et la patience que tous ses ami-e-s auteur-e-s lui connaissent, s’est adapté à nos rythmes capricieux. Bien entendu nous les remercions tous et toutes très chaleureusement.

Enfin, nous devons au lecteur et à la lectrice un mot d’explication sur la forme que prend cet ouvrage, aboutissement d’une recherche scientifique co-édité par une organisation militante dont un des responsables signe la postface. Les liens entre militantisme et travail scientifique sont complexes, empreints de méfiance réciproque. Le militant enrage de voir le sociologue " ne pas aller assez loin ", " être si long . ", critique la prudence avec laquelle il formule ses énoncés. Le chercheur, à l’inverse, tenu à l’analyse de son propre rapport à l’objet, se méfie des prises de positions partisanes et craint de voir délégitimer son travail par l’accusation de partialité. Cette tension constante du travail sociologique entre l’" engagement " et la " distanciation ", pour employer les termes de Norbert Elias, voit ses effets multipliés lorsqu’il s’agit d’aborder un thème tel que celui de l’abus dit sexuel en prison. Face aux témoignages évoquant l’horreur et le sordide, la " neutralité axiologique " que réclament les traités d’épistémologie semble un bien vain mot d’ordre. Dans la mesure du possible, nous avons tenté d’être les plus impartiaux et " objectifs " possibles, tout en sachant que dans bien des cas il s’agissait d’un voeu pieux. Pour autant, nous estimons que les analyses publiées ici n’ont pas abdiqué toute rigueur. Quant à la dimension implicitement critique que d’aucuns pourraient déceler dans nos propos et nous reprocher, celle-ci nous semble intrinsèque au travail même de la sociologie, et nous faisons nôtres ces propos de Pierre Bourdieu sur la dimension critique inhérente à tout dévoilement scientifique : " Dans le cas de la science sociale, ce dévoilement est par soi une critique sociale, et qui est d’autant plus puissante que la science est puissante, donc plus capable de dévoiler les mécanismes qui doivent une part de leur efficacité au fait qu’ils sont méconnus, et de toucher ainsi aux fondements de la violence symbolique ".

Nous n’avons pas refusé que notre travail soit " approprié " par l’Observatoire international des prisons, même si tous les membres de l’équipe n’en partagent pas nécessairement les analyses et prises de positions. Tout ouvrage de ce type devient dès sa parution un enjeu et l’objet d’usages multiples dans les luttes pour la définition de ce que doit être le monde carcéral, et nous n’avons en quelque sorte fait qu’anticiper et approuver cette appropriation. Compte-tenu de la demande originelle de l’OIP et de sa contribution au recueil des données, il ne nous a pas semblé que sa proposition de co-édition constituait une remise en cause de la validité de notre travail, lequel a été élaboré de façon totalement autonome. Conformément à la formule consacrée, les propos avancés dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.

Daniel Welzer-Lang
Chapitre 1 : Histoire de la recherche et problématique

1.1. Une recherche innommable : les obstacles à la construction de l’objet

1.1.1. Le silence des détenus

Notre recherche s’est heurtée tout au long de son déroulement à un problème de recueil des données. Par bien des aspects, l’abus en prison est un thème innommable, omniprésent de manière implicite mais quasi-impossible à parler pour ceux et celles qui savent . Si cette dimension de l’étude, compte tenus de l’objet de notre recherche et de l’expérience acquise sur d’autres terrains d’études proches, était prévisible, il est de bonne méthodologie de rendre compte et surtout d’expliciter cet obstacle à la collecte de données, car celui-ci fait partie intégrante de la construction scientifique de notre objet.

Tout se passe comme si la révélation de la sexualité carcérale s’apparentait à une problématique de l’aveu, au sens que lui donnait Michel Foucault. L’ensemble des personnes rencontrées s’accorde à dire que l’abus sexuel en prison est une question grave; grave pour les personnes qui le subissent ; grave aussi dans ce qu’il représente, à savoir une négation des droits de l’individu et sa réduction à un état d’objet sexuel mis à disposition des caïds, des " détenus qui en profitent ", du " système pénitentiaire " qui semble s’alimenter d’une répartition de pouvoirs dans lequel le contrôle corporel, la sexualité, l’exercice de l’abus entre détenus, la connivence entre détenus et surveillants, servent à structurer modus vivendi et paix sociale en prison.

Mais si tous nos interlocuteurs et toutes nos interlocutrices ex-détenu-e-s, sont unanimes pour condamner l’abus sexuel en prison, le manque de liberté dans l’exercice de la sexualité, l’iniquité en regard de dispositifs législatifs étrangers (" roulottes " au Québec, " parloirs d’amours " ailleurs), une double peine en quelque sorte, les chercheurs se sont trouvés ainsi face à un " gap " dans le recueil des données. Tout se passe comme si raconter des événements que l’on a personnellement vécus ou dont on a été témoin risquait de réactiver les effets d’expériences traumatisantes et incompatibles avec le maintien d’une image de soi acceptable. Tout témoignage sur l’abus sexuel se trouve confronté à un obstacle quasi insurmontable : " comment décrire avec pudeur et dignité des actes qui ont avili et humilié la personne ? ". Dans ces conditions, la plupart des témoins potentiels préfèrent se taire, affirmer qu’ils n’ont " rien à dire d’intéressant ", qu’ils " ne savent pas ", ou encore, dans une attitude défensive, renvoyer violemment les chercheurs en les accusant de voyeurisme ou d’une volonté de stigmatisation des détenu-e-s.

Dès septembre 1993, d’abord seuls puis en lien avec différents organismes dont l’O.I.P., nous avons diffusé un appel à témoignage à l’ensemble des personnes et des organismes qui pouvaient sembler concerné-e-s : association d’ex-détenu-e-s, personnel pénitentiaire, associations d’aide à la population carcérale, organismes syndicaux des gardiens, journaux spécialisés (voir l’annexe 4). Nous avions bien fait attention à ne pas mettre l’abus en exergue et essayé de lier cette question à la sexualité en général.

Appel à témoignages

L’O.I.P. (Observatoire International des Prisons) (Lyon) et le Groupe Anthropologie des Sexes (C.R.E.A. - Université Lumière Lyon 2) se sont associés pour mener une étude sur la sexualité pénitentiaire.

Qu’en est-il de la sexualité en prison ? Quelle est l’influence de l’enfermement sur la vie sexuelle des hommes et femmes détenu-e-s, et de leurs proches ? Comment se passe la vie intime dans les cellules collectives ? Quels sont les rapports entre l’administration et les détenu-e-s ? Connaît-on des expériences innovantes ? Qu’en est-il des abus derrière les murs ?

Autant de questions que nous aimerions poser à l’ensemble des personnes concernées par la prison : hommes et femmes détenu-e-s, conjoints et conjointes des personnes incarcérées, gardiens et gardiennes de prison, responsables de l’administration pénitentiaire.

La sexualité appartient au non-dit et au jardin secret des hommes et des femmes; en prison comme dans le reste de la vie quotidienne. Et il n’est pas dans notre intention de participer à une exhibition collective. Mais courriers et témoignages reçus par l’Observatoire des Prisons attestent d’une question complexe où solitude affective et abus de toutes sortes sont souvent mêlés. Si certains pays ont commencé à ouvrir des "parloirs rapprochés" appelés aussi "parloirs sexuels", nous connaissons très mal la situation française.

Fidèle à l’esprit qui l’anime, l’OIP, assisté de chercheurs en sciences humaines, désire faire le point sur cette épineuse question.

Nous avons besoin de vos témoignages.

Bien entendu, toutes les informations sont et resteront confidentielles. Elles nous serviront à faire le point de la question, à étayer l’Observatoire, outil par lequel les groupes locaux de l’observatoire analysent les prisons.

En espérant pouvoir compter sur votre aide, nous vous prions de croire en nos sentiments les plus cordiaux.

Pour l’Observatoire : Bernard BOLZE

Pour les chercheurs : Daniel WELZER-LANG

Pour nous contacter :

Observatoire des Prisons
16 avenue Berthelot - 69341 - Lyon cedex
Tel : 04 72 71 83 83 ou Fax : 04 78 58 72 11
Nous comptons sur votre collaboration pour la diffusion de cet appel.
Notre appel est resté sans réponse.


" Il n’y a rien à dire sur la sexualité en prison ", nous confiait un détenu assis à nos côtés lors d’une conférence sur la prison. Le discours passe d’un" la sexualité en prison n’existe pas " accompagné de considérations rapides sur la masturbation, le fantasme, à " on n’est pas des pédés ", seule réponse à nos demandes d’informations. Et dans un premier temps l’ensemble des personnes contactées confirmait ces pré-jugements. Bien plus, de nombreux interlocuteurs validaient ces propos tout en affichant une méfiance sur le sens de notre démarche. " Quel est l’intérêt de cette étude ? Pourquoi vouloir remuer la merde ? " demandaient certains. " Le projet n’est pas scientifique, c’est du militantisme !" ont même suggéré certains collègues.

Quels que soient les motifs invoqués par les chercheurs (lutte contre le VIH en prison, connaissance sociologique, lutte contre l’isolement des détenu-e-s .), les réponses, ou plus exactement les non-réponses, se ressemblaient étrangement. Nous nous sommes trouvés face à un mur du silence, où ceux et celles qui savaient ou du moins qui étaient censé-e-s savoir, en particulier ceux et celles ayant vécu l’incarcération, affichaient une attitude commune. Nous avions beau rappeler les liens à différents organismes humanitaires (notamment l’OIP) qui dénonçaient des abus, les informations recueillies lors de certaines confidences (lors de la rédaction du projet de recherche, nous avions ainsi appris qu’une compagne de détenu s’est trouvée enceinte suite à un parloir), toutes nos tentatives restaient souvent vaines. Ce dispositif collectif du déni peut être comparé à ce que nous avions vécu lorsque nous avions enquêté sur l’inceste et le viol.

Bien plus, nous avons vécu une pression collective d’un ensemble hétéroclite d’individus pour abandonner notre étude : les réseaux d’ex-détenus contactés connaissaient tous l’existence de notre étude, mais le secret collectif était maintenu; le personnel de l’administration pénitentiaire que nous côtoyions dans d’autres lieux mettait en doute " le sérieux d’une étude réalisée en dehors de l’institution " et réclamait de mettre en oeuvre lui-même cette enquête. Jusqu’à certains collègues sociologues proches d’associations humanitaires liées à la prison qui nous contestaient problématique et objet d’étude. D’autres collègues (c’est authentique) voulaient nous vendre les informations qu’elles détenaient.

Puisque personne ne voulait admettre (et parler) de la sexualité en prison, nous nous sommes alors repliés sur le recueil du déni. Nous avons profité de l’inscription d’un chargé d’études dans un dispositif local lié à une petite maison d’arrêt pour entendre l’ensemble des intervenant-e-s sur la sexualité en prison et ses effets. Bien sûr, entre les lignes, dans les silences gênés, peut se lire quelque chose qui pourra nous faire comprendre les rapports entre la structuration d’une communauté carcérale et le déni de sexualité. Bien sûr, au détour d’une phrase, la sexualité s’échappe et se laisse entendre. Mais ce n’est qu’en confrontant ces paroles à d’autres, que ces résistances prennent tout leur sens.

Et c’est progressivement que les propos ont commencé à se délier. D’abord par des femmes (ex-détenues), qui pour certaines nous ont expliqué les contraintes de la cohabitation en cellule avec des femmes qui font " des avances vulgaires... ". Et ces femmes de nous expliquer dans le détail ce qu’elles nommaient " une sexualité palliative ", à savoir l’homosexualité. D’autres ont commencé à évoquer les parloirs, des questions que pose la proximité physique avec les personnes qu’on aime et qu’on désire. Et de nous expliquer la question des tenues, des attouchements, du courrier. Et puis enfin des hommes (ex-détenus ou surveillants) nous ont fait savoir qu’en effet, il y a bien un problème avec la sexualité en prison. Et nous avons commencé à recueillir les premiers témoignages sur les tests que subissent certains détenus pour savoir " s’ils sont de vrais hommes "; sur le choix que les surveillants se trouvent contraints d’opérer entre signaler ce qu’ils voient (attouchements, rapprochements physiques dans les parloirs, agressions ou rapports de force entre détenus), au risque de briser un lien fragile entre eux et les détenus, ou ne rien dire.

1.1.2. L’embarras de l’administration pénitentiaire

Reconnaître avoir vécu ou participé à un abus place les détenus ou ex-détenus dans une position périlleuse, devant le risque de perdre la face et de subir une dégradation de l’image de soi, pour parler comme Goffman. Mais ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Les représentant-e-s de l’administration pénitentiaire, lorsqu’est évoqué le thème de l’abus, tendent eux/elles aussi à adopter une attitude défensive et embarrassée de mutisme ou de dénégation. Ceci tient pour une part à des raisons sociologiques de recrutement de ce corps particulier de fonctionnaires disposés par leur trajectoire au juridisme, et que nous détaillerons plus loin en annexe. Mais cela est aussi du à des contraintes structurelles issues de l’organisation du système pénitentiaire.

Officiellement, le système pénitentiaire français exerce une double mission : d’une part, protéger l’ensemble de la population en mettant " hors d’état de nuire " ceux qui représentent une menace pour la sécurité et le bien-être des autres (ce qui est la fonction de l’enfermement punitif); d’autre part, de faire prendre conscience à l’individu qui s’est mis hors-la-loi des conséquences néfastes de ses actes pour parvenir à le réformer dans le " bon sens " et à le/la réinsérer (c’est la dimension " éducative " de la prison). Or force est de constater que la prison, si elle remplit son premier rôle, échoue totalement à " rééduquer " les délinquant-e-s. Les statistiques des récidives en sont une preuve formelle que nul ne songe à contester, au point que certain-e-s ont pu considérer le passage par la prison comme une véritable porte d’entrée vers une plus grande délinquance pour de nombreux condamnés. Les luttes de prisonniers des années 70 ont mis l’accent sur cette contradiction flagrante : chargée d’éliminer la délinquance et le crime, la prison ne fait que renforcer leur gravité. A la suite de l’oeuvre monumentale de Michel Foucault, Surveiller et punir, historien-ne-s, sociologues et militant-e-s se sont penché-e-s sur les fondements et les finalités de ce paradoxe.

Il n’est pas dans notre propos ici de rentrer dans ce débat, mais plutôt d’étudier quelles en sont les conséquences sur notre recherche. Les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire — et en particulier les surveillants — ont été largement attaqués par les opposants au système carcéral. Comme tous les membres de corps professionnels de l’État disposant d’un monopole délégué de l’exercice de la violence légitime, ils sont généralement stigmatisés, à la fois craints et détestés pour leur pouvoir. Toute évocation de la prison fait surgir l’image — plus ou moins caricaturale ou proche de la réalité — du " maton " sadique abusant de ses pouvoirs répressifs à l’encontre des détenus en position de totale soumission et privés de tout moyen de résistance. Ainsi mise en cause et potentiellement toujours suspecte, l’administration pénitentiaire se trouve en situation d’alarme et conduite à adopter une attitude défensive chaque fois que le regard est porté sur les pratiques de " derrière les murs ". On comprend que certain-e-s de nos interlocuteurs et interlocutrices représentant ce corps de fonctionnaires du ministère de la Justice se soient montrés réservés dans leurs propos à notre égard. Accepter de répondre à des questions sur les abus sexuels commis dans l’espace carcéral représentait pour eux et pour elles une reconnaissance implicite de l’échec relatif de la prison, et les remettait en cause dans leur fonction sociale. L’existence de l’abus montrerait que la prison contribuerait au développement de ce qu’elle est précisément chargée de réprimer, à savoir la violence et l’injustice. Position intenable pour beaucoup, qui soit ont refusé de nous répondre, soit ont maintenu une dénégation de façade, s’en tenant à la lettre au règlement des prisons interdisant tout rapport sexuel, soit n’ont évoqué l’abus qu’" off the record ", soulignant qu’aucune réflexion n’avait pour lors été menée sur le problème. Et quand, lors de contacts plus privés, ces responsables parlaient de la problématique carcérale, force est de constater que la situation actuelle, que nous allons tenter de décrire, est largement connue.

Nous avons pris contact avec l’Administration pénitentiaire, au ministère de la Justice, en juillet 1994. Nous voulions recueillir la position officiellement tenue par la hiérarchie administrative sur la sexualité carcérale et l’abus et en même temps tenter de mettre en place un protocole de collaboration qui nous permette de réaliser une partie de notre travail d’enquête à l’intérieur même des établissements pénitentiaires. Nos propos sur nos premiers résultats ou sur nos projets de recherche ont souvent été reçus avec une curiosité et un intérêt mêlés de doute et d’une relative méfiance. Quels objectifs poursuivions-nous réellement ? Quels seraient les effets d’une trop grande visibilité de nos résultats ? Le moment était-il opportun pour évoquer ce problème ?... semblaient être les questions que se posaient nos interlocuteurs officiels. Il est vite apparu que l’attitude ambivalente de l’administration à l’égard de notre proposition de travail se trouvait largement déterminée par une logique contradictoire : l’administration souhaitait nous voir réaliser notre recherche tout en redoutant certains effets de celle-ci. D’une part, elle était intéressée par notre recherche, et ce d’autant plus qu’elle ne relevait pas de son autorité (définition des objectifs, financement). Elle lui permettrait d’obtenir des informations sur un problème la touchant directement sans avoir à en subir le coût symbolique. Notre indépendance à l’égard de l’administration pénitentiaire lui permettait de faire l’économie d’une reconnaissance explicite que la sexualité représentait un véritable problème dans les prisons, et offrait une garantie que les résultats pourraient être rejetés si ceux-ci se révélaient embarrassants. Mais, d’autre part, persistait une inquiétude sur les effets que pourrait provoquer la diffusion de nos résultats : la recherche risquait de mettre à mal la façade de l’administration, et ce péril devait être contrôlé. Une trop grande indépendance des chercheurs pouvait se transformer en danger pour la définition que l’administration tend à se donner d’elle-même, d’où sa volonté d’être représentée au séminaire de suivi de la recherche, d’obtenir un droit de regard sur nos méthodes, notre problématique et d’obtenir notre rapport de recherche final. L’administration pénitentiaire souhaitait bénéficier d’un délai et de la préparation nécessaires pour pouvoir réagir adéquatement au dévoilement d’informations et à la production d’un savoir extérieur, potentiellement critique, sur son fonctionnement interne.

C’est sur cette base de collaboration que, pendant plus d’un an, nous avons négocié l’autorisation d’enquêter dans l’enceinte des prisons. Une première liste d’établissements à visiter avait même été établie, en fonction de l’intérêt de leurs caractéristiques (prisons pour femmes ou pour hommes, centrale ou maison d’arrêt, etc.), de certaines politiques suivies en matière de sexualité (" tolérance " à l’égard de la sexualité dans les parloirs, prison réputée pour accueillir des effectifs de " pointeurs " importants...) ou encore de la disponibilité de leur personnel. De multiples réunions de travail, des demandes répétées, devant divers acteurs, d’explicitations de nos objectifs, de nos méthodes, de nos réseaux de partenaires se sont succédées, sans qu’il nous soit possible d’arrêter un véritable programme de travail partenarial. L’arrêt des financements pour cette recherche, impliquant la fin de la phase d’enquête empirique et marquant la dernière échéance pour la rédaction du rapport final, est intervenu alors que ces négociations n’avaient toujours pas abouti. Ceci explique que toutes nos données aient été recueillies à l’extérieur des prisons.

Il n’est pas question pour nous, dans cette relation d’une collaboration avortée, de faire un procès de l’administration pénitentiaire, laquelle, comme toute administration, obéit aux contraintes nées de son organisation interne et de ses objectifs spécifiques. Nous n’avons évoqué cette tentative de coopération que pour mettre en relief l’embarras, significatif pour notre analyse, que provoque immanquablement toute évocation de dysfonctionnements mettant en péril la définition officielle qu’une institution tente de donner d’elle-même. Notre interprétation est que l’administration souhaitait dans le même temps obtenir des informations sur une question grave qui la touchait directement, afin éventuellement de pouvoir prendre les mesures nécessaires pour corriger cette situation, tout en craignant que le dévoilement de ces dysfonctionnements ne lui soit symboliquement trop coûteuse. Lorsqu’est venu le temps de mettre un terme à notre travail, l’administration n’avait toujours pas résolu cette tension entre sa volonté de pragmatisme et le maintien de sa " façade ".

Plus tard, lors de la discussion du rapport final de recherche qui allait donner lieu à ce livre, une responsable de l’administration pénitentiaire s’est exclamée : " Auriez-vous eu d’autres résultats si vous aviez pu enquêter dans les établissements ? Je n’en suis pas persuadée ".

1.2. Comment problématiser la question des abus " sexuels "

Une fois définies nos questions, reste à savoir comment les traduire en termes sociologiques. Enquêter qui ? comment ? sur quoi ? Et plus loin, comment analyser les matériaux recueillis ? En fait la question peut aussi se résumer autrement : comment, du point de vue de nos disciplines, la sociologie et l’anthropologie, analyser et problématiser les abus qualifiés généralement de sexuels qui ont lieu en prison ? Cette discussion, qui peut paraître obscure ou sibylline à des non-spécialistes, revêt pourtant un caractère central. On lira en annexe deux obstacles à cette réalisation. Les visions psychologiques et juridistes constituent des logiques de pensée qui nous ont été opposées tout au long de notre étude.

Avant d’exposer dans le détail la problématique de notre recherche et ses hypothèses, il nous faut ici faire une parenthèse sur les conditions sociales qui ont rendu possibles l’énonciation et la construction de son objet. Pourquoi, et à quel moment de l’histoire de nos sociétés, les pratiques sexuelles en situation carcérale deviennent-elles un problème, objet de réflexion pensable dans le champ scientifique ? Ce travail de dé-construction des conditions de possibilité de notre objet se rattache à la réflexion menée par Michel Foucault sur la notion de problématisation :

" Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet de pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc. ").

1.2.2 Les abus dits sexuels

Les premières problématisations de l’abus sexuel ont d’abord été le fait, à partir des années 70, des mouvements féministes. Considérant le plus souvent le viol comme un des instruments de l’appropriation physique de l’ensemble des femmes — en référence aux analyses marxistes de la lutte des classes, certaines parlent de la " classe des femmes " — par l’ensemble des hommes, les théoriciennes féministes ont permis de faire émerger le thème de l’abus dans ses dimensions proprement politique et sociale. C’est donc en termes de rapports de pouvoir et de coercition que le viol a été problématisé :

" Nous sommes largement d’accord sur le fait que la contrainte sexuelle sous forme de viol, de provocation, de drague, d’épuisement, etc., est, d’abord, l’un des moyens de coercition employé par la classe des hommes pour soumettre et apeurer la classe des femmes, en même temps que l’expression de leur droit de propriété sur cette même classe ".

L’apport du féminisme a été considérable non seulement en termes de réflexion scientifique, mais aussi en termes militants, aboutissant en France à une nouvelle définition juridique et pénale des violences sexuelles. Cependant, ces recherches, du fait de leur cadre de référence, n’ont pensé le plus souvent que les abus commis par des hommes contre des femmes. Du fait également des effets déjà évoqués de la construction sociale de l’identité masculine, le thème de l’abus exercé par des hommes à l’encontre d’autres hommes n’a été que très peu pensé dans le champ scientifique. Nous avions d’ailleurs nous-mêmes été étonnés de le découvrir au détour de nos travaux précédents sur le viol.

Quoique plusieurs auteures féministes aient appelé à des travaux sur les deux termes des rapports sociaux de sexe, que l’acception même de la problématique des rapport sociaux de sexe n’ait jamais limité son champ aux études sur les femmes, les études sur les hommes et le masculin — seules capables de permettre de mettre en exergue les abus sexuels que vivent les hommes — sont rares. Godelier, Mathieu et Dagenais sont quelques un-e-s des auteur-e-s qui ont souligné la difficulté d’analyser les dominants dans les rapports sociaux. La domination est structurée par une opacité des pratiques sociales des hommes, quelquefois cachées dans les " maisons des hommes ", selon les termes de Godelier.

En ce qui concerne la sexualité carcérale, ce n’est pas tant le manque de réflexions que leur optique, le plus souvent psychopathologisante, qui constitue un réel obstacle à leur appréhension sociologique. La genèse de cette prééminence de l’optique psycho-médicale remonte au XIXe siècle. Comme l’a montré Jacques-Guy Petit, c’est sous l’effet du contexte de moralisation de la monarchie de Juillet que les pratiques sexuelles des prisonniers sont devenues l’objet d’une observation attentive et d’une réflexion appuyée aboutissant à leur ferme condamnation morale.

Chapitre 2 : Cadre de la prison et sociabilité carcérale

2.1 Ethnographie de la prison

Outre les relations sociales entre détenu-e-s, entre détenu-e-s et surveillant-e-s dans le domaine spécifique de la sexualité que nous étudierons au chapitre suivant, il est important de décrire le cadre même de la prison. C’est-à-dire, plus précisément, le cadre des interactions entre personnes qui constitue le cadre dans lequel peuvent se réaliser des abus.

Architecture spécifique en même temps que diversifiée (prisons " panoptiques ", établissements modernes construits suite au " plan 130001 " ou anciens couvents reconvertis en prison depuis la Révolution, maisons d’arrêt, centres de détention ou centrales) et règlement intérieur — lorsqu’il existe — sont des constituants du cadre structurel dans lequel agissent et évoluent détenu-e-s et personnel pénitentiaire. Qu’ils représentent une ressource pour l’action ou un obstacle à surmonter ou à contourner, ils exercent un effet déterminant sur l’ensemble des conduites des différents agents sociaux présents derrière les hauts murs de la prison. Ils doivent donc être pris en compte si l’on veut comprendre dans quel espace social se réalisent les pratiques qui constituent notre objet.

2.1.1. Architecture et cadre matériel

Il n’est pas dans notre propos ici d’établir un traité d’architecture pénitentiaire, mais de montrer rapidement comment le monde matériel, celui des objets (murs, portes, clés...), joue un rôle de premier plan dans l’existence des personnes agissant au sein de la prison et contribue à façonner leur conduite quotidienne. La fonction sécuritaire attribuée à la prison s’exprime d’abord matériellement. Grilles, serrures, barreaux, barbelés, miradors, portes, etc., rappellent à tout moment au détenu que l’institution vise d’abord et avant tout à son enfermement et à son contrôle.

Pour le détenu ou la détenue, l’organisation matérielle de la prison agit sur son existence selon deux dimensions principales : une dimension de surveillance, l’autre de rétrécissement.

Michel Foucault a magistralement montré comment l’architecture pénitentiaire qui s’est développée au cours du XIXe siècle obéit à une logique de rationalisation de l’exercice du pouvoir et du contrôle. Le panoptique de Jérémie Bentham organisait non pas une surveillance permanente, mais la possibilité, l’éventualité de celle-ci : à tout moment le détenu pouvait être l’objet de l’attention du gardien, et n’avait aucun moyen de vérifier l’effectivité de cette surveillance. L’intégration de l’éventualité du contrôle, mieux que l’exercice permanent de celui-ci, devient la garantie de la docilité du condamné. L’omniprésence de la possibilité de surveillance est encore aujourd’hui une caractéristique de la condition des détenu-e-s. A tout moment, le surveillant peut ouvrir le guichet de la porte de la cellule pour contrôler ce qui s’y passe. La nuit, lors de ses rondes, il éclaire la cellule pour vérifier la présence des détenus sans égard pour leur sommeil. La disposition des différents meubles est étudiée de façon à assurer une visibilité optimale de l’extérieur. Dans ces conditions de visibilité permanente, toute préservation de l’intimité est impossible; cette impossibilité — au moins virtuelle — est mobilisée dans les rapports de force entre surveillants et détenus : un ex-détenu nous racontait comment les gardiens avaient pour " amusement " de faire en sorte de " surprendre " les détenus en train de se masturber. Même les actes les plus intimes de l’existence quotidienne, tels que les fonctions naturelles d’élimination, doivent être visibles : rien ne doit dissimuler les toilettes installées dans chaque cellule2. De nombreuses personnes nous ont raconté que cette gêne à utiliser publiquement les W-C a été la cause de douloureux malaises digestifs; d’autres mettent l’accent sur les effets déplorables au niveau de l’hygiène d’un tel dispositif. Mais plus encore que le fonctionnement du corps, c’est aussi l’intérieur de celui-ci qui est soumis à l’éventualité permanente d’un contrôle : à tout moment les détenu-e-s peuvent être soumis à une fouille corporelle.

Second aspect structurant de l’univers carcéral, le rétrécissement. Rétrécissement de l’espace de vie tout d’abord : les détenu-e-s de maison d’arrêt passent souvent 23 heures sur 24 dans un espace d’une dizaine de mètres carrés qu’ils/elles doivent partager avec deux ou trois autres personnes. La citation qui suit nous semble une excellente description du cadre dans lequel les détenu-e-s passent la plus grande partie de leur temps de vie durant leur incarcération :

" Sur moins de dix mètres carrés s’accumulent horizontalement la longueur d’un lit, deux à trois tabourets, un lavabo, une tinette ou une cuvette de W.-C., éventuellement un petit frigo et trois ou plutôt quatre paires de chaussures, ces huit semelles que vient remplacer, la nuit, un quatrième matelas déroulé par terre.

" Sur un peu plus de trois mètres s’ajoute la compression verticale. D’un côté s’étagent trois lits superposés — le quatrième détenu couche sur un matelas à même le sol (...) 24 % sont dans ce cas en début de détention, et toujours 14 % après un an. En face, à différentes hauteurs du mur, sont disposés la table escamotable; les petits placards à portes coulissantes ou non, ou sans portes, le petit rayonnage qui supporte la télévision pour ceux qui, comme pour le frigo, peuvent la louer (94 % de l’échantillon de l’étude la possèdent — près de 98 % au bout d’un an). S’y ajoute encore le petit muret qui cache partiellement la cuvette de W.-C., ou, lorsqu’il n’existe pas, l’éventuelle cloison d’une couverture accrochée par une ficelle, pour peu qu’elle ne serve pas de corde à linge, d’où pendent caleçons, chaussettes, maillots de corps et chemises, ajoutant à la confusion du décor. 85 % des détenus estiment "l’aménagement intérieur de la cellule insatisfaisant ou peu satisfaisant". "3

Dans de telles conditions, l’espace personnel, que Goffman définit comme " la portion d’espace qui entoure un individu et où toute pénétration est ressentie par lui comme un empiétement qui provoque une manifestation de déplaisir et parfois un retrait "4, est réduit à peu de chose si ce n’est à rien. Encore une fois, le cadre matériel de la prison aboutit à une destruction de l’intimité et à une mise en danger de l’identité individuelle. Le jeu des clés, des serrures, des multiples portes et passages contrôlés, des seuils dont le franchissement est toujours soumis à de multiples " rites " réaffirment quotidiennement au détenu que son autonomie de mobilité est détruite ou tout au moins soumise à la volonté d’autrui. Même lors des promenades, ce rétrécissement est sensible : leur longueur maximum est limitée, et l’espace est entouré de hauts murs. Dans ce cadre, la perception de l’espace est à terme modifiée : un détenu nous a raconté avoir constaté lors de sa sortie que l’absence de perspective éloignée dans son champ de vision, limité pendant toute sa détention à une quinzaine de mètres maximum, avait altéré ses capacités visuelles. Il était pris de vertige devant un champ de vision illimité.

Le plus souvent, les détenu-e-s passent la quasi-totalité de leur temps dans leur cellule, dont ils/elles ne sortent que pour les parloirs, les douches ou la promenade. Il y a possibilité pour quelques prisonniers de travailler, mais les places sont rares, et le travail peu intéressant et faiblement rémunéré. Des emplois sont procurés par l’administration pénitentiaire qui confie à certain-e-s détenu-e-s des tâches non spécialisées telles qu’entretien des locaux sanitaires, de la chaufferie, transport de la nourriture des cuisines aux cellules, etc. Les infirmeries5 sont supposées ne bénéficier de la main d’ .uvre détenue que pour les tâches d’entretien, à l’exception de tout emploi de soin même pour des prisonniers dotés de compétences médicales. Cependant, des exceptions à cette réglementation (accès de détenu-e-s aux dossiers médicaux, distribution de médicaments par les détenu-e-s...) ont été dénoncées à plusieurs reprises ces dernières années.

Il est également possible aux détenus, lorsque la configuration des bâtiments de la prison le permet et lorsqu’un budget spécifique est disponible, de faire du sport. Les activités les plus représentées sont le football, le handball, le basket et le volley. De plus, la plupart des prisons se sont dotées depuis quelques années de salles de musculation qui connaissent un large succès. Une telle activité permet aux détenus de maintenir voire de consolider une façade de force virile, adaptée alors au cadre carcéral.

2.1.2. Promiscuité et effets sur l’intimité

Nous l’avons déjà évoqué, la prison réduit l’espace individuel tant sur le plan de l’identité que sur celui de l’intimité. Comment s’aménager un espace à soi ou privé dans un lieu d’une superficie de quelques mètres carrés où cohabitent trois ou quatre personnes ? La personne détenue est en fait surveillée en permanence, non seulement par les agents de l’administration pénitentiaire mais également par ses co-détenu-e-s vivant dans cet " espace domestique de poche ". Il faut sans cesse prendre garde à ses attitudes en fonction des contraintes des lieux et du règlement. Chacun-e voit l’autre tout en étant vu de lui ou d’elle. Ce qui est vrai pour la vue, l’est également pour d’autres sens : tout s’entend, tout se sent...

Une série de témoignages, plus que de longues analyses, donne une idée des conséquences de la promiscuité, de la proximité avec les produits du corps de l’autre à laquelle contraint l’univers carcéral :

" O : Le chiotte est dans un angle avec une tringle en angle droit, quoi et tu tirais avec un rideau.

I : Et par rapport à ça, c’est ressenti de quelle façon par les détenus ?

O : Enfin c’est . c’est pénible ça aurait été mieux si c’était bien fermé avec une porte et tout. Mais bon ça allait, quand c’était un rideau (...) Ce qui était chiant c’était que des fois tu mangeais des trucs pas très nets et il y avait le bruit, il y avait l’odeur, c’était le seul truc gênant " (ex-détenu).

" Et tu vois, quand t’es aux chiottes, t’as un chiotte, et en face, t’es assise sur le chiotte, en face du chiotte t’as un mur, t’as un oeil. Tu peut être en train de chier, la gardienne elle regarde dans l’oeil. Tu vois, tu n’as plus rien. T’as un lavabo devant, avec un oeil. T’as plus rien quoi ! T’es surveillée tout le temps (...) Ben la mineure là elle y était depuis six mois, il n’y a plus aucune pudeur hein, tout perdu. Il suffit que tu sois une nana un peu fragile, elle avait tout perdu. Des fois je lui disais "oh mais habille-toi". Tu vois elle faisait plus attention. Tu vois elle aurait pu chier devant nous, elle ne faisait plus attention ! (...) Ah totalement, un oubli tout complet. Elle mettait un tampon devant nous, elle l’enlevait. Parce qu’elle, elle n’avait plus de corps, elle avait plus rien. Plus rien " (ex-détenue).

" Il n’y a vraiment plus aucune intimité, il n’y a plus rien, rien du tout . rien du tout . on devient maniaque. Moi je me rappelle avoir eu un mec par exemple il avait pissé et après il me servait un café, il prenait le sucre, il me foutait du sucre, je lui disais "Mais ça va pas, tu viens de te tripoter la bite pour aller pisser, tu me fous du sucre dans ma tasse, lave toi les mains !" Tu deviens maniaque pour des petits trucs à la con quoi et celui-là il m’énervait. Il m’énervait et moi je laissais monter sans rien dire trop, je laissais, je laissais, ça montait, ça montait, puis un jour, il était au dessus de moi, parce que c’était . tu sais, des lits superposés, il était au dessus de moi à bouffer un casse-dalle et quand il a eu fini il a balancé ses miettes comme ça par terre et elles sont tombées sur mon lit, donc ça a été la goutte d’eau quoi. Je l’ai attrapé par la tête, je l’ai descendu et puis je lui ai éclaté dans le lavabo quoi. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, je l’ai pris par les cheveux, je lui ai éclaté les dents sur le robinet " (ex-détenu).

2.1.3. Règlement

Toutes les prisons ne sont pas dotées d’un règlement formel local. Toujours est-il que partout, existe un autre règlement : celui, informel, des règles non écrites, négocié et renégocié sans cesse. Dans les faits, les prisons suivent toutes les mêmes grands principes d’organisation, avec les nuances distinguant les différentes catégories d’établissements, des maisons d’arrêt aux centrales ou des plus anciens bâtiments aux plus récents. Les activités des détenu-e-s sont étroitement codifiées et contrôlées. L’emploi du temps est en particulier défini dans le détail : le réveil, les douches (dont le rythme varie suivant la vétusté de l’édifice, parfois limitées à une par semaine), les parloirs, les promenades (une heure quotidienne), les repas, le coucher, la périodicité des cantines, etc.

Tout manquement au règlement fait courir le risque de sanctions. Tout incident constaté par un-e surveillant-e est l’objet d’un rapport au gradé, qui prend la décision de sanctionner ou d’ignorer l’infraction si celle-ci est considérée comme sans importance. La plus redoutée est le mitard : le/la détenu-e sanctionné est isolé-e pendant une durée qui peut aller de quelques jours à plusieurs semaines, dans une cellule dénuée de tout " confort "; la nourriture est limitée, la cantine est supprimée, l’accès aux activités telles que la promenade, le parloir, la messe, la télévision, est suspendu. La condamnation au mitard se fait après comparution du détenu fautif ou de la fautive devant une commission désignée sous le terme de prétoire qui décide de la durée de la sanction.

" Alors le prêtoir, t’as le directeur de la prison, le bricard chef, t’as les deux matons en fait qui étaient de service dans l’aile ce jour là qui sont là et toi t’arrives et puis ils te disent vous avez fait ça tel jour. En fait ça se passe comme ça quoi, en fait, moi je m’appelle, mon nom c’est Z alors c’est " Z vous n’êtes qu’un con ", " Oui, chef, je suis un con ", " Tu vas prendre six jours de mitard et tu t’estimes heureux ", " Oui, oui, je suis content ", " Dis que tu es content ", " Oui, oui, je suis content ". Ah, mais c’est ça carrément, et quand on s’en va, c’est carrément " Merci chef ", ben vaut mieux parce que si on dit pas merci, c’est trois jours de plus quoi, c’est " Et ferme la porte ", " Oui, chef. Merci chef. Au revoir chef ". C’est vraiment s’abaisser à un point... " (ex-détenu).

Les surveillant-e-s semblent faire un usage plus limité des rapports d’incidents. Ils/elles savent que fréquemment la hiérarchie n’y donne aucune suite, préférant fermer les yeux sur un manquement au règlement sans grande gravité plutôt que de risquer une montée de tension générale et une dégradation des relations avec les prisonniers. De plus, la multiplication des rapports est surtout le fait des surveillant-e-s les plus durs — souvent les plus jeunes —, qui appliquent le règlement avec trop de zèle et dont la hiérarchie et les collègues se méfient car ils sont considérés comme des facteurs de tension. Tout-e surveillant-e doit donc acquérir un sens pratique de l’évaluation de la gravité des incidents, lui permettant de distinguer ceux sur lesquels il faut fermer les yeux de ceux qui méritent une sanction.

Consécutivement aux émeutes qu’ont connues les prisons françaises dans les années 72-74 et à la mobilisation de soutien aux détenu-e-s qui a suivi (notamment le Groupe d’information prisons initié par Foucault), les conditions matérielles de détention se sont considérablement améliorées depuis une vingtaine d’années, limitées toutefois par la surpopulation. Les télévisions, notamment, ont fait leur entrée dans les cellules, la liste des biens cantinables s’est considérablement allongée, l’accès à la presse s’est accru, l’uniforme pénal a disparu . La coercition est de moins en moins l’instrument de régulation des rapports entre détenu-e-s et surveillant-e-s, même si elle n’a pas disparu. Elle se transforme. S’est imposée officiellement l’idée que les conditions de détention doivent permettre le respect de la dignité humaine. Des formes de recours et de contestation des décisions prises à leur égard sont désormais formellement à la disposition des détenu-e-s. Le pouvoir disciplinaire du directeur a été limité : toute punition au mitard, par exemple, ne doit pas excéder 45 jours, et est soumise à l’avis d’un médecin et à l’information du juge d’application des peines. La procédure du prétoire a été modifiée dans un sens favorable au/à la détenu-e : lorsqu’un-e surveillant-e engage une telle procédure, le gradé doit écouter successivement les versions des faits du/de la surveillant-e et du/de la détenu-e. De nouveaux acteurs sont apparus, apportant à l’intérieur des murs de multiples activités : enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, animateurs, etc. De leur côté, les personnels pénitentiaires sont soumis a priori à davantage de contrôles et de formalités réglementaires, ce qui contribue à une bureaucratisation accrue de l’institution pénitentiaire. La prison moderne comme institution totalitaire se transforme.

2.1.4. Composition et caractéristiques de la population carcérale française

Au 1er juillet 1995, la France a atteint son record du siècle avec 58 170 personnes incarcérées pour environ 49 000 places, soit un taux d’occupation de plus de 120 %. Entre le 1er Janvier 1993 et le 1er Janvier 1994, le taux de croissance avait déjà été de 4,4 %. Au 1er Janvier 19966, l’effectif de la population détenue en métropole était de 52 658 détenus dont 50 525 hommes et 2 133 femmes. A cette même date, le nombre de places en service en métropole est de 47 365. Il en résulte un taux d’occupation de 111 %.

Depuis 1980, la population détenue en métropole a progressé de près de 50 %. Les détenu-e-s prévenu-e-s (c’est-à-dire qui n’ont pas encore été jugé-e-s) représentent un effectif de 20 899 personnes au 1er Janvier 1996 (contre 22 159 au 1er Janvier 1995), soit 39,7% de l’ensemble de la population détenue ; à la même date, on comptait 31 759 détenu-e-s condamné-e-s. Les condamné-e-s à une peine inférieure à un an représentent 38,6% des détenu-e-s, ils/elles sont 29,5% à être condamné-e-s à une peine entre un et trois ans, 16,2 % entre 3 ans et moins de 5 ans, et 15,7 % à être condamné-e-s à 5 ans et plus. Si le nombre des incarcérations a tendance à diminuer (85 761 en 1995 contre 97 000 en 1980), du fait entre autre de la mise en place des peines de substitution (travaux d’intérêt général...), il faut cependant noter un allongement de la durée des peines depuis une quinzaine d’années : on est passé d’une durée moyenne de 4,6 mois en 1980 à 7,6 mois en 1995. De même, le nombre de détenus admis à la libération conditionnelle diminue chaque année, et c’est principalement par le jeu des grâces collectives et des amnisties que la population incarcérée baisse en nombre.

En ce qui concerne la structure par âge en métropole, 48,9% de l’ensemble de la population incarcérée est âgée de moins de trente ans, 78% est âgée de moins de 40 ans. L’observation de chiffres relatifs à la distribution par nationalité montre que les détenus étrangers représentent 29% de la population incarcérée, alors qu’elle était de 15 % en 1974; cette évolution est essentiellement due à la répression de l’immigration clandestine et correspond à des personnes en situation dite " irrégulière ". Les détenu-e-s originaires du continent africain sont majoritaires et représentent 69,1% de l’ensemble des étrangers, les détenus d’origine européenne en représentent 20,7% et ceux originaires d’Asie 7,2 %. On constate que la prison concerne majoritairement des personnes à faible niveau de formation, désignées comme " victimes de problèmes psychosociaux majeurs "7. 56,4% des détenus possèdent un niveau d’instruction primaire et 16,4% se déclarent illettrés. Nombreux et nombreuses également sont les détenu-e-s dépourvu-e-s de toute couverture sociale, et une part importante de la population incarcérée est composée de personnes sans domicile fixe8. Il est également à noter, sans anticiper sur le chapitre de ce travail consacré à la question du sida, que l’état de santé de la population pénale, très précaire, est beaucoup mieux connue depuis le " rapport Chodorge " et le décret du 27 mars 1993 prévoyant la contractualisation de la médecine pénitentiaire avec les hôpitaux publics. Les troubles mentaux sont ainsi particulièrement fréquents dans les prisons : on estime entre 7 000 et 10 000 le nombre de détenu-e-s souffrant de troubles psychiatriques — auxquels il faut ajouter 500 à 1 000 personnes souffrant de handicap mental — soit une proportion comprise en 14 et 20 % de la population pénale (contre un taux de 1,3 % dans la population totale). Comme le signale J.-P. Jean, " la prison paraît remplir de plus en plus une "fonction asilaire" pour personnes déstructurées épisodiquement suivies par les services de milieu ouvert de psychiatrie ".

En ce qui concerne la nature des condamnations, on peut constater que la part des vols simples a diminué depuis vingt ans (55 % des condamnés en 1974 contre 20,1 % en 1996) alors que dans le même temps la part des condamnations liées à la toxicomanie et au trafic de stupéfiants a augmenté significativement (20,8 % des condamnés le sont aujourd’hui pour infraction à la législation sur les stupéfiants, contre 14 % en 1987). Le nombre de condamnations pour affaires de m .urs a été multiplié par 4,9 entre 1974 et 1994; au 1er Janvier 1996, il y avait en France 4 617 détenus en métropole pour atteinte aux m .urs soit 14,7 % de la population pénitentiaire. Parmi ceux-ci, on compte 2858 détenus pour viol et autres agressions sexuelles sur mineurs, 1411 viols et autres agressions sexuelles sur adultes, 149 exhibitions sexuelles et 199 pour proxénétisme. La proportion de condamné-e-s incarcéré-e-s pour meurtre ou assassinat est de 9,6 %. Il faut également signaler, à l’encontre de certains discours communs, que la justice française est devenue depuis 20 ans de plus en plus répressive et que le nombre des longues peines — i.e. celles supérieures à cinq années d’emprisonnement — a plus que doublé entre 1971 et 1991, et la tendance ne fait que se poursuivre, notamment depuis l’instauration de peines de prison incompressibles et de la " perpétuité réelle " présentée comme un substitut à la peine de mort. En se voulant plus répressive, la justice se veut-elle plus dissuasive ? Si tel est le cas, c’est bien à un constat d’échec qu’il faut se résoudre, puisque les taux de récidive, affirme J.-P. Jean, sont toujours aussi élevés.

2.2. Les surveillants et le personnel carcéral

2.2.1. La profession de surveillant

Le personnel affecté à la surveillance représente 75 % des fonctionnaires de l’Administration pénitentiaire et relève, depuis 1966, du ministère de la Justice9. Le/la surveillant-e est un agent disciplinaire, faisant partie de la catégorie des fonctionnaires chargés, comme le précise l’article 1er de la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, d’assurer une mission d’ordre et de sécurité. Le recrutement des surveillants s’est longtemps effectué sur la base d’un niveau certificat d’étude, puis du B.E.P.C. Compte tenu de l’évolution de la situation du marché de l’emploi depuis les quinze dernières années, le niveau moyen des recru-e-s s’est élevé : " Si aucun bachelier n’a été embauché en 1984, dès 1991 près d’un surveillant sur cinq avait un niveau d’étude égal ou supérieur au baccalauréat "10. La formation professionnelle s’effectue à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP) de Plessis-le-Comte à Fleury-Mérogis et s’étend sur une durée de 8 mois11, répartis entre enseignements théoriques et stages pratiques dans des prisons. Toutefois, actuellement, et tout particulièrement depuis le lancement du programme 13 000, l’augmentation du nombre de recrutements a eu pour effet de réduire la sélectivité du concours12. Les effectifs du personnel de surveillance sont passés de 9 868 en 1980 pour 35 655 détenus, à 17 210 au début 1993 pour 48 164 détenus. Toutefois, le taux d’encadrement français reste l’un des plus bas d’Europe. De nombreux témoignages signalent qu’on n’entre qu’exceptionnellement par " vocation " dans cette profession (l’administration ayant d’ailleurs tendance à juger suspectes de telles " vocations "), souvent considérée comme un " sale boulot ", mais plutôt pour échapper au chômage et à la précarité de l’emploi. Les " gardiens de prison " constituent, sans doute davantage encore que les policiers, une profession disciplinaire, définie par l’exercice de l’autorité, à laquelle est attaché un stigmate spécifique. Certains surveillants tentent de dissimuler leur profession à l’extérieur, comme si celle-ci constituait un élément discréditable de leur identité. Parmi les surveillant-e-s que nous avons rencontré-e-s, la plupart ont souligné parmi les tensions inhérentes à leur travail le fait de devoir assumer une image négative d’agent de discipline et de répression, qui conduit à leur faire considérer leur profession comme un " sale boulot " :

" Le boulot, par lui-même c’est vrai que c’est fatigant psychologiquement, parce que des fois ça en prend un coup. Les filles qui disent "Mais vous n’avez pas honte de fermer la porte derrière vous ?", on garde le sourire, on dit "Non, écoutez, vous avez fait une bêtise, il faut essayer d’assumer", même si vous dites ça, vous essayez de dédramatiser et tout, vous en prenez un coup tout de même quelque part " (surveillante en MA).

La polyvalence est l’une des principales caractéristiques exigées de la part de tout surveillant. Les postes qu’il peut être amené à occuper au sein d’une prison sont en effet multiples : surveillance au mirador, gestion de la cantine, surveillance des parloirs, des ateliers, de la cuisine, des activités sportives, magasinier, escorte lors de déplacements de détenus hors de la prison, etc. De même, la surveillance étant une activité continue, les surveillants doivent accepter des horaires spécifiques et souvent contraignants (travail de nuit, les week-ends, les jours fériés...).

Le principe fondamental qui définit l’activité de surveillance est un principe de sécurité. L’objectif principal est le contrôle de la population incarcérée et l’évitement des situations de crise ou de révolte à travers un corps lui-même aussi fortement hiérarchisé. Cet impératif de sécurité prend forme à travers de multiples pratiques quotidiennes : sondage des barreaux, fouilles des détenus, fouilles des cellules, rondes régulières, contrôles à l’ .illeton, contrôle des effectifs...

Les agents de l’administration pénitentiaire vivent eux aussi enfermement et contraintes relatives à l’univers carcéral. Lors des entretiens, leurs propos mettent en relief de nombreux problèmes également soulevés par des détenus. A plus d’un titre les témoignages des uns et des autres se recoupent. Si la réflexion sociologique sur les prisons s’est surtout attachée à l’étude des détenus, quelques rares recherches traitent des conditions d’exercice de la profession de surveillant. Un essai de sociologie du travail intitulé Le personnel de surveillance des prisons réalisé par Antoinette Chauvenet, Georges Benguigui et Françoise Orlic pointe des questions en lien avec notre étude13. Leur recherche souligne ainsi que certaines violences institutionnelles relatives au système carcéral sont également ressenties au quotidien tant par les détenu-e-s que par le personnel de surveillance. Les auteurs mettent par exemple en relief le sentiment de malaise éprouvé par les surveillants lorsqu’ils doivent se livrer à des fouilles corporelles :

" "Les fouilles à corps c’est la pire des choses à faire" (surveillant M.A) ;

"Je n’aime pas les fouilles à corps, je me mets à leur place" (surveillante M.A);

"Les fouilles à corps sont humiliantes pour le détenu, dégradantes pour le surveillant" (surveillant M.A). "

D’autres témoignages cités par les mêmes auteurs soulignent des difficultés inhérentes au rôle de surveillant similaires, notamment en ce qui concerne la sexualité des parloirs : " En centrale c’est le problème de l’interdiction des relations sexuelles qui est crucial, et les surveillants de M.C., confrontés à cette difficulté permanente de devoir interdire ou interrompre les attouchements, sont favorables dans leur immense majorité à la mise en place de parloirs sexuels tant la situation est intenable ". Par ailleurs, la perte d’intimité engendrée par la situation carcérale est également évoquée du côté du personnel de surveillance :

" "En prison tout le monde surveille tout le monde" (surveillant M.A);

" Il faut se méfier de tout le monde : détenus, collègues, direction, n’importe qui. C’est une chose qui s’apprend là dedans " (surveillant M.C);

" Tout ici est sujet à suspicion et dans ce climat on ne connaît pas la personnalité de chacun" (surveillant M.A). "

Enfin, les surveillant-e-s ne sont pas dupes de leur rôle paradoxal et s’interrogent sur leur mission de réinsertion. La plupart ne croient guère aux vertus pédagogiques de la prison et ne se privent pas de critiques, parfois radicales, à l’égard de l’institution à laquelle ils appartiennent :

" "[La prison] ça ne devrait pas exister. Que les gens servent la société. S’il a fait quelque chose, qu’on le fasse travailler. ça ressemble à rien de se venger !" (surveillant C.D.);

"Isoler les gens pour les réinsérer après c’est ignoble. Il vaut mieux insérer" (surveillant M.A). "

Régulièrement les surveillant-e-s se mobilisent pour revendiquer une revalorisation de leur statut. Souvent conjointement aux demandes d’augmentation de salaires (pour que ceux-ci soient alignés sur ceux de la police), est exprimée la revendication de " ne plus être considérés comme des porte-clés ". Une ordonnance du 6 août 1958 soumet les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire affectés à la surveillance à un statut spécial qui leur interdit toute cessation concertée de service et tout acte collectif d’indiscipline caractérisée. Les pratiques observées lors des récents mouvements de protestation ont cependant montré que le personnel de surveillance n’hésitait pas à déroger à ce statut18, ou tentait de le contourner (piquets de grève occupés les jours de congés).

Sous-jacentes aux doléances catégorielles se trouve exprimée une véritable crise d’identité. Dans leur recherche, Nadia Aymard et Dominique Lhuilier consacrent un chapitre à ces questions, intitulé " Malaise ou crise identitaire ", dans lequel ils identifient différentes contradictions liées aux fonctions de surveillance et plus particulièrement " une double injonction paradoxale : être en relation et se méfier de la relation (...) guider le détenu vers le lien social et éviter tout lien avec lui ". Les auteur-e-s notent un sentiment de perte de sens et de manque de reconnaissance de leurs pratiques. Selon J.-H. Syr, le mécontentement ressenti par les surveillant-e-s tiendrait à une tension non résolue entre le passé coercitif de la prison, avant tout définie par sa dimension pénale et contraignante, et son avenir orienté davantage vers l’éducation et la réinsertion des prisonnier-e-s. Si autrefois le/la surveillant-e remplissait un rôle central dans un univers axé sur une surveillance absolue et permanente, fondée sur le pouvoir de contraindre et le rapport de force, dans la prison " éducative " moderne, celui-ci tendrait à perdre son rôle prépondérant au profit d’autres intervenant-e-s tels qu’assistante sociale, enseignant, animateur socioculturel, etc., et verrait accorder de nombreux droits aux détenus, remettant en cause son autorité et la définition de son travail. Nous faisons pour notre part l’hypothèse que le mécontentement endémique des surveillant-e-s tient aussi pour une large part à l’élévation de leur niveau de recrutement, et à un phénomène de désajustement ressenti entre les attentes professionnelles à un niveau scolaire donné et la réalité de l’emploi occupé et des perspectives de carrière.

Les résultats de l’évaluation du taux de satisfaction des personnels de surveillance vis-à-vis de leur profession qu’ont mesuré Chauvenet, Orlic et Benguigui sont évocateurs du malaise structurel et des crises récurrentes qui affectent le personnel de surveillance des prisons françaises : " Pour fixer les idées indiquons que nous avions posé une question destinée à servir d’indice global de satisfaction : nous demandions aux surveillants "si c’était à refaire, entreriez-vous à nouveau dans l’administration pénitentiaire ?" : 50 % seulement ont répondu positivement d’une façon claire et nette.

Chapitre 3 : La prison, une annexe de la maison des hommes où l’abus est un instrument de domination et un régulateur des rapports de force

Dans ce qui précède, nous avons récusé plusieurs notions. De la " culture carcérale " à l’hypothèse sexologique, nous avons non seulement montré la faible pertinence de ces modèles d’analyse, mais plus loin, comment en isolant telle ou telle pratique, elles évitent de penser la prison de manière compréhensive, et en tous cas, ne nous permettent pas de comprendre les formes, les cadres d’exercice et le sens de ce que nous qualifions d’abus. Il est temps, à ce moment de l’exposé, de regrouper les diverses informations que nous avons déjà présentées, pour les globaliser de manière intelligible.

Nous avons choisi de mobiliser le concept de " maison-des-hommes ", d’insister sur la division sociale en .uvre chez les détenus et de décrire, à travers les interviews, les situations que vivent les détenus au sein de la prison. Notre intérêt pour utiliser ce modèle d’analyse est double. D’un côté, nous pensons qu’il nous permet de révéler une forme spécifique d’organisation sociale dont l’originalité est à chercher dans sa nature masculine, dans le fait qu’elle est sous tendue tout à la fois par la domination masculine et la division entre dominants. De plus, cette forme d’analyse lie la situation en prison avec d’autres formes d’organisation sociale en .uvre dans le groupe des hommes. De nombreuses auteures — nous l’avons déjà dit — ont appelé à des travaux sur les dominants. Encore tout récemment Françoise Héritier-Augé écrivait :

" On parle de l’enfance, de l’adolescence, de la vieillesse, mais pas de l’âge d’homme, de la maturité active, de celui qui est censé, dans les systèmes susdits, exercer charges, responsabilités, pouvoir.

L’âge d’homme, c’est le trou noir et le référent ultime. Peut être faudrait-il s’interroger sur ces étranges oblitérations, en ce que, à mon sens, c’est cette absence et ce silence mêmes qui légitiment tout ce qui est advenu à l’humanité. "

Le recours à la " maison-des-hommes " comme paradigme descriptif et explicatif nous semble de nature à pouvoir répondre à de tels appels. Bien sûr, l’utilisation de tels concepts anthropologiques que nous avons adaptée des travaux de Maurice Godelier peut paraître réducteur à certain-e-s, mais elle offre l’avantage de visibiliser un ordre masculin peu étudié dans les sciences sociales.

Nous allons l’examiner longuement, l’abus sous ses différentes formes (sexuelles ou non) semble être un puissant opérateur hiérarchique qui tout à la fois sous-tend et génère la division entre hommes, notamment celle entre ceux qualifiés de " caïds " et les détenus définis comme " pointeurs ", " homosexuels " ou ceux qui présentent des signes de faiblesse. Le croisement des concepts de maison-des-hommes, de secret collectif et d’homophobie, nous fournira des clefs pour en proposer du sens. Car après tout : pourquoi eux ? Pourquoi associer dans l’ostracisme carcéral " pointeurs " et hommes efféminés qui représentent deux cas de figures différentes, voire antagoniques ? Pourquoi violer des violeurs en stigmatisant le viol lui-même ?

Nous allons reprendre une à une ces notions en essayant de montrer comment elles font sens dans la production et la reproduction de l’ordre masculin et de la domination masculine. Dans cette partie, nous allons nous appuyer largement sur nos travaux précédents qui traitent de la construction sociale du masculin, des rapports entre l’homophobie et l’abus dit " sexuel ". Pour ce faire, il est nécessaire de reprendre sommairement ce que nous avons développé par ailleurs.

3.1. L’homophobie, la maison des hommes et la prison

3.1.1. L’homophobie

Pour nous, l’homophobie au masculin n’a pas de rapport avec la sexualité, mais concerne une forme d’aliénation qui aboutit au contrôle social des hommes par eux-mêmes. L’homophobie est liée aux modèles de socialisation masculine d’une part, et à la domination qu’exercent collectivement et individuellement les hommes sur les femmes d’autre part. Dans nos propos, domination sur les femmes et homophobie sont deux réalités interactives, deux représentations de la domination que subissent hommes et femmes : oppression pour les unes, aliénation pour les uns. Nous allons examiner rapidement ce qu’il en est de l’homophobie " restrictive " ou " particulière ", celle qui s’adresse spécifiquement aux gais et aux lesbiennes. Homophobie restrictive, qui est à n’en point douter un produit de l’homophobie et de l’hétérosexisme.

On rencontre de plus en plus d’hommes qui font l’amour avec des hommes et qui ne se réclament pas de l’homosexualité. Ce qui n’est pas sans présenter des difficultés spécifiques dans les messages de prévention sida qui s’adressent aux " homosexuels "6. Il semble bien que seule la précipitation ait fait adopter aux scientifiques les catégories homosexuels et hétérosexuels sans qu’ils/elles prennent le temps d’en interroger le sens exact. Pour l’instant, homosexuel désigne en fait les hommes qui sont repérés et désignés comme tels (les " pédés "), et les hommes qui se revendiquent de l’homosexualité (les " gais "). Et les femmes ? Pour les hommes, tout se passe comme si l’homosexualité féminine était invisible. Ou, ce qui revient ici au même, comme si l’homosexualité féminine n’était pas une vraie sexualité.

Arrivés à ce point, nous pouvons plus précisément affirmer que les hommes repérés, désignés et accusés d’homosexualité sont ceux qui ressemblent aux femmes, ceux qui portent des tenues efféminées, ou qui ont des manières de dire et de faire que l’on peut qualifier de féminines. Un homosexuel qui se cache, ou qui présente tous les signes de la virilité, n’est pas concerné. Bien plus, la critique — ou l’agression — de la part féminine chez l’homme, dire qu’un homme efféminé est un " homosexuel ", une " fifi " (au Québec), un " pédé ", un " enculé ", n’a pas de rapport direct avec la sexualité de cet homme8. C’est bel et bien la construction sociale des genres, et notamment du genre masculin, qui définit les critères de repérabilité des hommes désignés comme homosexuels.

Le genre masculin est aujourd’hui construit de manière paradoxale. Tout se passe comme si les messages éducationnels disaient à chaque mâle, et de manière contradictoire : " tu dois être comme ceci " et en même temps " tu ne dois pas être comme ceci, sinon . " Prenons un exemple. On dit aux hommes : " tu dois être le maître chez toi ", " tu dois porter la culotte ", autrement dit " tu dois être dominant ", et en même temps : " tu ne dois pas frapper une femme, même avec une rose " Le produit direct de cette double contrainte est bien souvent la violence masculine domestique et le silence/honte/culpabilité des hommes violents incapables de diriger leurs relations avec leur compagne sans se sentir obligés d’utiliser des violences physiques.

Mais, on aurait tort de limiter l’analyse de ces messages aux seules formes d’oppression et de domination des femmes par les hommes. Les injonctions paradoxales concernent l’ensemble de l’univers masculin, et on pourrait en multiplier les exemples : " Homme, tu sauras draguer les femmes, être celui qui est actif, qui décide, qui propose ! " Et en même temps : " Homme, tu respecteras les femmes, futures mères de tes enfants ! "; " Homme, tu ne montreras pas tes faiblesses, tu ne pleureras pas, tu seras dur avec toi-même, tes proches et tes ennemis ! " et " Homme, tu seras tendre avec les femmes et les enfants ! "

Les injonctions paradoxales constitutives du masculin reflètent, comme bon nombre de messages éducationnels, les contradictions inhérentes aux univers sociaux. Elles traduisent à leur manière les luttes sociales qui se mènent entre hommes, et entre hommes et femmes, les transformations des rapports sociaux que génèrent les luttes entre genre masculin et féminin, en tant que genres différenciés et hiérarchisés.

Nous n’avons jusqu’ici examiné que les deux premiers termes de cette figure rhétorique qu’est l’injonction paradoxale. Nous avons indiqué que la suite logique se trouve toute résumée par la conjonction " sinon ". " Sinon " exprime la double nature répressive des messages éducationnels transmis aux hommes. D’une part, la première proposition de l’" être homme " sous-entend implicitement le fait de bénéficier de l’ensemble des privilèges accordés aux êtres définis comme masculins et, d’autre part, " sinon " contient une menace. Privilèges/menaces et injonctions paradoxales sont intimement mêlés et enchevêtrés. Dans de nombreux cas, " l’honneur ", la " virilité " sont les bénéfices symboliques de cette double injonction. Dans la publicité, dans les conseils aux hommes, dans les proverbes, c’est-à-dire dans les différentes maximes qui paraphent la construction de l’identité masculine, honneur et virilité sont associés au pouvoir sur les femmes dépendantes et soumises, aux honneurs (au pluriel). Leur pendant négatif est la honte, le " déshonneur ". On a souvent sous-estimé les effets que peuvent produire les couples honneur/honte ou honneur/déshonneur sur les hommes. La remise en cause de la virilité ou de l’honneur des hommes représente souvent une véritable dégradation9. Un peu comme dans l’armée, masculinité et virilité sont souvent évocateurs de grades successifs. Quant au terme " viril ", sa contrepartie négative, son antonyme social s’apparente à l’assimilation à une femme.

En d’autres termes, même si certaines injonctions paradoxales semblent simplement référer au fait que l’homme, le vrai homme doit être différent des femmes (donc ne pas pleurer, donc se battre .), l’ensemble de ces injonctions, de manière implicite, se situent dans une problématique de distinction hiérarchisée. Etre homme c’est être supérieur aux femmes ou à leurs équivalents symboliques, c’est-à-dire les hommes qui ne paraissent pas prouver qu’ils en sont vraiment.

3.1.2. La maison-des-hommes

Intéressons-nous maintenant aux lieux et places où sont socialisés les hommes en tant que tels, les lieux et places où sont exprimées les injonctions paradoxales menant entre autres à l’homophobie. Dans ce système de codes masculins, facilement repérables dans les proverbes, les récits, les légendes, les mythes, la construction du masculin, l’éducation des hommes, semble se faire dans une maison-des-hommes imaginaire. Bien sûr, le mode de vie actuel fait place de plus en plus à la mixité; garçons et filles étudient ensemble, ils et elles jouent et rient ensemble dans les cours d’écoles. En tous cas, et là réside peut-être l’innovation, personne ne questionne plus, semble-t-il la capacité des êtres féminins à penser par elles-mêmes. Pourtant, lors de la séparation avec le monde des femmes, au cours des premières expériences où les hommes se confrontent à la structuration de leur virilité, tout semble se passer comme dans un monde unisexué.

Quand les enfants-mâles quittent le monde des femmes, qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge, on voit apparaître une phase d’homosocialité où émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité. Comparaisons de " zizis ", compétitions de " branlettes ", jouer à qui pisse le plus loin, dans certains cas excitations sexuelles collectives à partir de pornographie feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker-vidéos où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes . à l’abri du regard des femmes et des hommes des autres générations, les petits hommes s’initient entre eux aux jeux de l’érotisme. Ils utilisent pour ce faire, les stratagèmes, les questions (la taille du sexe, les capacités sexuelles) légués par les générations précédentes. Ils apprennent et reproduisent alors les mêmes modèles sexuels quant à l’approche et à l’expression du désir.

Dans cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, est affectée une pièce, une chambre, un café ou un stade. Bref, un lieu propre où l’homosocialité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe de pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent, corrigent et modélent les accédants à la virilité. Une fois quittée la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié. Etudiant les Baruyas en Nouvelle Guinée, Maurice Godelier a souligné l’importance de ces espaces exclusivement masculins pour la socialisation des jeunes hommes. Godelier montre comment, dans cette ethnie qui considère que " le sperme est la vie, la force, la nourriture qui donne la force à la vie ", dans le secret de la maison des hommes, on transmet aux jeunes garçons non encore mariés les rudiments de la domination des femmes lors de cérémonies d’initiation comportant l’ingestion du sperme de leurs aînés :

" Le second secret, plus sacré encore puisque celui-là aucune femme ne doit le connaître, c’est que le sperme donne aux hommes le pouvoir de faire re-naître les garçons hors du ventre de leur mère, hors du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls. Le secret le plus sacré, c’est que les jeunes initiés, dès qu’ils pénètrent dans la maison des hommes, sont nourris du sperme de leurs aînés, et que cette ingestion est répétée pendant de nombreuses années dans le but de les faire croître plus grands et plus forts que les femmes, supérieurs à elles, aptes à les dominer, à les diriger ".

Toute violation de ce secret, soigneusement dissimulé aux femmes, est punie très sévèrement, et ceux qui résistent à l’initiation y sont contraints par la force.

Un des apports de l’anthropologie est de permettre, en comparant des phénomènes sociaux formellement très différents, d’en repérer certaines similitudes. Pour le jeune Baruya comme pour le jeune occidental, l’apprentissage des valeurs masculines se réalise par la fréquentation des pairs dans des espaces exclusivement masculins. Apprendre à être avec des hommes, ou ici dans les premiers apprentissages sportifs à l’entrée de la maison-des-hommes, à être avec des postulants au statut d’homme, contraint le garçon à accepter la loi des plus grands, des anciens, de ceux qui lui apprennent les règles et le savoir-faire, le savoir-être homme. La manière dont certains hommes se rappellent cette époque et l’émotion qui transparaît alors, semblent indiquer que ces périodes sont vécues comme une forme de rite de passage ou, mieux, comme ce que Bourdieu appelle des rites d’institution. Apprendre à jouer au hockey, au football, au rugby, c’est d’abord une façon de dire : " je veux être comme les autres garçons. Je veux être un homme et donc je veux me distinguer de son opposé (être une femme). Je veux me dissocier du monde des femmes et des enfants. "

C’est aussi apprendre à respecter les codes, les rites qui deviennent alors des opérateurs hiérarchiques. Intégrer codes et rites conduit à incorporer les non-dits. Un de ces non-dits, que relatent quelques années plus tard les garçons devenus hommes, est que l’apprentissage doit se faire dans la souffrance. Souffrance psychique de ne pas arriver à jouer aussi bien que les autres. Souffrance des corps qui doivent se blinder pour pouvoir jouer correctement. Les pieds, les mains, les muscles . se forment, se modèlent, se rigidifient par une espèce de jeu sado-maso avec la douleur. P’tit homme doit apprendre à accepter la souffrance — sans mot dire et sans " maudire " — pour intégrer le cercle restreint des hommes.

On a beaucoup parlé — en France comme dans les autres pays où la conscription est obligatoire — de l’armée. Il est souvent dit que le service militaire, rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte et rite d’institution séparant hommes et femmes, correspond en quelque sorte à une école masculine de la guerre, un apprentissage de la lutte pour être le meilleur, et en même temps, une espèce d’antichambre du sexisme17, et de l’homophobie. Une telle hypothèse ne perd rien de son actualité, du moins en France. A moins que l’armée ne soit qu’un facteur complémentaire, une suite logique dans le continuum de l’éducation des hommes. Une forme plus visible, simplement.

Dans les tous premiers groupes de garçons, on " entre " en lutte dite amicale (pas si amicale que cela si l’on en croit la part de pleurs, de déceptions, de chagrins enfouis que l’on y associe) pour être au même niveau que les autres, puis pour être le meilleur et pour gagner le droit d’être avec les hommes ou d’être comme les autres hommes. Pour les hommes, comme pour les femmes, la socialisation se fait par mimétisme. Or le mimétisme des hommes est un mimétisme de violence. De violence d’abord envers soi, contre soi. La guerre qu’apprennent les hommes dans leur corps est d’abord une guerre avec soi-même. Puis, dans une seconde étape, c’est une guerre avec les autres. Articulant plaisirs, plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir), plaisirs de pouvoir légitimement faire " comme les autres hommes " et douleurs du corps qui se modèlent, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette initiation s’apprend la sexualité. Le message dominant : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme.

Mais que se passe-t-il dans la " première pièce " de la maison-des hommes ? L’antichambre de la maison-des-hommes fonctionne comme un lieu de passage obligé qui est très fréquenté. Un couloir où circulent tout à la fois de jeunes recrues de la masculinité (les p’tits hommes qui viennent juste de quitter les jupons de leur mère), à côté d’autres p’tits hommes fraîchement initiés qui viennent — ainsi en convient la coutume de cette maison — transmettre une partie de leur savoirs et de leurs gestes. Mais l’antichambre de la maison-des-hommes est aussi un lieu, un sas fréquenté périodiquement par des hommes plus âgés. Des hommes qui font tout à la fois figures de grands frères, de modèle masculin à conquérir par p’tit homme, d’agents chargés de contrôler la transmission des valeurs. Certains s’appellent pédagogues, d’autres moniteurs de sport, ou encore prêtres, chefs scouts . Certains sont présents physiquement. D’autres agissent par le biais de leurs messages sonores, de leurs images qui se manifestent dans le lieu. Ceux-là sont artistes, chanteurs, poètes. En fait, parler de " la première pièce " de la maison-des-hommes constitue une forme d’abus de langage. Il faudrait dire : les premières pièces, tant est changeante la géographie des maisons des hommes. A chaque culture ou chaque micro-culture, parfois à chaque ville ou village, à chaque classe sociale, correspond une forme de maison-des-hommes.

Le masculin est tout à la fois soumission au modèle et privilèges du modèle. Certains aînés profitent de la crédulité des nouvelles recrues, et cette première pièce de la maison est vécue par de nombreux garçons comme l’antichambre de l’abus. Et cela dans une proportion qui, à première vue, peut surprendre18. Ainsi, le jeune garçon est-il quelquefois initié sexuellement par un grand, ce qui peut aussi signifier être violé. Etre obligé — sous la contrainte ou la menace — de caresser, de sucer ou être pénétré de manière anale par un sexe ou un objet quelconque. Masturber l’autre. Se faire caresser . On comprend que les hommes à qui une telle initiation est imposée en gardent souvent des marques indélébiles.

Tout semble indiquer dans les interviews réalisées lors de l’étude sur l’homophobie ou auparavant que beaucoup d’hommes qui ont été abusés par un autre homme plus âgé sont disposés à reproduire cette forme particulière de violence. Comme s’ils se répétaient : " Puisque j’y suis passé, qu’il y passe lui aussi ". L’abus sexuel est une manière de produire et de reproduire l’ordre masculin, les abus perpétrés représentant une compensation — de la douleur, de la honte — que réclame l’ex-homme abusé. Cela vaut tant pour les abus réalisés à l’encontre des hommes qu’à l’encontre des femmes. D’autres se blindent. Ils intègrent une fois pour toutes20 que la compétition entre hommes est une jungle dangereuse où il faut savoir se cacher, se débattre et où in fine la meilleure défense est l’attaque.

D’autres formes d’abus sont quotidiennes, complémentaires ou parallèles aux abus sexuels. Elles en constituent d’ailleurs souvent les prémisses. Des abus individuels, mais aussi des abus collectifs. Qu’on pense aux différents coups : les coups de poing, les coups de pieds, les " poussades ". Les pseudo-bagarres où, dans les faits, le plus grand montre une nouvelle fois sa supériorité physique pour imposer ses désirs. Les insultes, le vol, le racket, la raillerie, la moquerie, le contrôle, la pression psychologique pour que p’tit homme obéisse et cède aux injonctions et aux désirs des autres . Il y a donc un ensemble multiforme d’abus de confiance violents, d’appropriations du territoire personnel, de stigmatisations de tout écart au modèle masculin dit convenable. Toutes formes de violences et d’abus, que chaque homme va connaître, tant comme agresseur que comme victime. Petit, faible, le jeune garçon est une victime désignée. Protégé par ses collègues, il peut maintenant faire subir aux autres ce qu’il a encore peur de subir lui-même. Conjurer la peur en agressant l’autre, voilà la maxime qui semble inscrite au fronton de toutes ces pièces de la " maison-des-hommes ".

Ne nous y trompons pas. Cette union qui fait la force, cet apprentissage du collectif, de la solidarité, de la fraternité ne revêt pas que des côtés négatifs. Nonobstant que dans la " maison-des-hommes " la solidarité masculine intervient pour éviter la douleur d’être soi-même victime, elle est le lieu de transmission de valeurs qui, si elles n’étaient pas au service de la domination21, seraient des valeurs positives. Prendre du plaisir ensemble, découvrir l’intérêt du collectif sur l’individuel, voilà bien des valeurs qui fondent la solidarité humaine.

A l’intérieur de la maison-des-hommes, et dans l’apprentissage de la masculinité, il ne semble pas exister de point neutre, de position de relâche. On est actif ou passif, agressé ou agresseur. Tout écart de sensiblerie doit donc être combattu, voire puni. " Si tu veux être comme une femme, on va te traiter comme une femme ! " semblent dire les hommes entre eux. Ainsi, dans la maison-des-hommes, le féminin devient le pôle repoussoir central, l’ennemi intérieur à combattre.

A l’adolescence et après, les garçons ne quittent pas totalement la maison-des-hommes. L’entrée dans la vie amoureuse, les contacts avec les femmes, l’installation en conjugalité, toutes ces étapes ne sont pas dépourvues de contacts avec le monde mâle. Tout homme va généralement continuer à passer certaines " périodes " régulières à la maison-des-hommes, qui agissent comme des stages de (re)sensibilisation aux comportements masculins. Les excroissances de la maison-des-hommes, on les retrouve dans les espaces de travail, dans les cafés, dans les stades, dans les clubs . Bref, tous les endroits où les hommes s’attribuent — menaces à la clef — l’exclusivité d’un lieu ou d’un espace-temps. Maintenant certaines femmes osent y pénétrer. Certaines ont bravé les menaces de viol ou d’agression. On reconnaît bien là aussi l’évolution des rapports sociaux de sexe, la remise en cause du masculin hégémonique et prévalent. Ce ne sont d’ailleurs pas ces femmes qui sont les plus agressées. Nous avons montré en effet, dans nos études sur les hommes violeurs qu’ils agressent prioritairement, non pas — comme nous dit le mythe — les " belles femmes qui poussent les hommes à assumer leurs pulsions irrépressibles " —, mais bel et bien des femmes que le violeur estime faibles et fragiles, des femmes qui sont en situation de vulnérabilité. On retrouve ici un autre effet de cette socialisation de l’homme : repérer la fragilité des personnes, hommes et femmes, qu’il rencontre.

D’autres prolongements de la maison-des-hommes ont été peu explorés. Certaines féministes ont, avec raison, dénoncé le sexisme des publicités et de certains messages médiatiques. Elles en ont décrit les contours : comment les femmes sont assimilées à des animaux, comment elles deviennent des faire-valoir de voitures, de bières . quand elles ne sont pas — comme on a vu en France récemment — métaphorisées en serpillières. Une autre fonction est donc dévolue à la publicité : servir de réassurance à la virilité. " Soyez forts et vous aurez de la bière . et des femmes "; " Soyez violents, car non seulement ce comportement est parfaitement normal mais en plus les femmes aiment ça ". La publicité, mais aussi une bonne partie de la production cinématographique ou télévisuelle viennent réactiver sans cesse les injonctions apprises aux hommes.

Les femmes, dans l’éducation masculine, signent la différence et servent de récompense. D’une part, le nombre de conquêtes féminines tombées dans les filets des hommes sont autant de médailles à mettre en exergue dans les discours, de grades de virilité. Que ces conquêtes soient réelles ou non, le message véhiculé est clair : pour être un homme, il faut draguer. Et la liste des femmes séduites constitue la preuve qu’on est bien un homme. D’autre part, les vrais hommes ne devant pas parler d’eux, les hommes se parlent entre eux à travers un discours sur les femmes ou sur " la " femme.

Et les autres hommes, ceux qui n’entrent pas dans le moule : les p’tits hommes qui ne sont pas capables d’être aussi machos que leurs aînés, les garçons encore impubères, les moins-beaux, les " poètes " et les gars sensibles ? En s’excluant de ces rituels collectifs, en ne tenant pas leur place d’hommes, en n’affichant pas un tableau de chasse glorieux, ils signent leur différence. Ils sont alors mûrs pour la culpabilité et la honte. En tous cas, ils doivent dorénavant se taire. Ou subir.

A travers ces quelques rappels, on perçoit le rôle central que joue l’homophobie. Homophobie que l’on peut définir comme la discrimination envers les personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines qualités (ou défauts) attribués à l’autre genre. L’homophobie est une forme de contrôle social qui s’exerce chez tous les hommes et ce, dès les premiers pas de l’éducation masculine. " Pour être valorisés, vous devez être virils, vous montrer supérieurs, forts, compétitifs . sinon, vous serez traités comme les faibles, les femmes et assimilés aux homosexuels ". Dès lors, l’hétérosexisme, la discrimination contre les hommes — et les femmes — homosexuel-le-s, ce que l’on peut qualifier d’homophobie restrictive, n’est que le produit de l’homophobie que tout homme — gai ou pas — subit dès le plus jeune âge. Homophobie et domination des femmes sont les deux faces de la même médaille. Homophobie et viriarcat24 construisent chez les femmes et chez les hommes les rapports hiérarchisés de genre.

Et pour les homosexuels ? Le message distillé par l’homophobie est clair : pour vivre heureux, vivez cachés, ou changez ! Depuis quelques années, certains, souvent peu nombreux, tentent d’affronter l’homophobie et de contredire ses stigmates en affirmant leur différence et leur " fierté homosexuelle ".

3.1.3. La prison comme maison des hommes

Lors de l’étude dont nous venons de rappeler quelques résultats, nous n’avions pas étudié la prison. Nous nous étions bornés à signaler que police, prison, ordres religieux . semblaient devoir être intégrés à la maison-des-hommes. Non seulement, on y retrouve une mono-sexuation masculine, mais chacun de ces espaces contribue à sa manière à conforter et à renforcer, à valoriser et promouvoir, les codes de virilité, l’association homme=violence, homme=savoir et pouvoir . Les interviews réalisées dans le présent travail nous ont conduits à approfondir la métaphore de la maison-des-hommes, à préciser les places respectives des hommes entre eux, à mettre en relief le rôle que jouent certains hommes que nous pouvons, toujours en référence aux travaux de Godelier, qualifier de " grands hommes ".

Dans cette perspective, le passage en prison constitue pour les détenus-hommes un " retour " à la maison-des-hommes, dont la prison constitue elle-même une excroissance et un prolongement. Mais contrairement à d’autres espaces de la maison-des-hommes (pensons aux équipes sportives par exemple), la prison constitue un " retour " obligé, une punition infligée par d’autres ordres majoritairement masculins : police et justice.

Et les témoignages que nous allons relire en fonction de ce paradigme nous confirment que la prison n’est pas un univers clos de la vie sociale, mais bien au contraire qu’elle est un lieu de consolidation, de production et de reproduction de l’ordre masculin à travers ses formes d’intégration, d’exclusion et ses modes de régulation. Dans un premier temps, nous allons examiner comment la prison est une forme classique de la maison-des-hommes, notamment dans son rapport aux femmes ; ensuite nous examinerons comment les spécificités de la prison éclairent la compréhension de la structuration du pouvoir mâle dans et hors de la maison-des-hommes.

3.1.3.1. Une structuration du masculin sur l’absence féminine

Comme tout lieu et espace de la maison-des-hommes, la prison se définit par l’absence des femmes et dans le fait que celles-ci, malgré leur absence, sont structuratrices des relations entre hommes. " Les " femmes sont absentes. A leur place, à la place des ces milliers de femmes qui constituent ou constituaient l’entourage des détenus, va être convoquée " LA " femme, le générique de toutes les femmes.

La femme peut se réduire à un détail anatomique, notamment un sexe, un " cul ", une " chatte ", et sert de médiatrice aux relations entre hommes. On trouve ainsi la femme exposée sur les murs, empreinte iconographique de la disponibilité féminine promise à tout homme :

" Des mecs de longue peine quoi, qui avaient des femmes à poil dans leur cellule, des calendriers ou un truc pareil " (ex-détenu).

" J’ai rencontré des gens en prison qui n’afficheraient jamais une photo de nana à poil chez eux, jamais. Mais qui par contre, en prison, ils peuvent se le permettre. Bon, c’est selon les prisons, interdit ou pas mais les mecs sont entre eux, ils n’ont pas de femmes autour d’eux, c’est un environnement clos ( .) On est entre mecs, il n’y a pas de cinéma, on est que des mecs, on a des couilles " (ex-détenu).

Et en dehors de l’iconographie des cellules, la diffusion de films X, l’échange de revues, alimentent une imprégnation pornographique tellement usuelle et allant de soi chez les hommes qu’elle semble normale à l’ensemble des personnes fréquentant la prison.

" Canal, c’était pas interdit, c’était pas censuré ( .) Oh oui, oui, je pense que c’était les films qui étaient le plus regardés, c’est vrai que je veux dire, on savait très bien que le premier samedi du mois à telle heure, plus personne ne dormait " (surveillant).

" Les films érotiques sur Canal +, ils regardent ( .) Et puis quand ils peuvent avoir des magazines ou des choses . D’ailleurs leurs cellules sont tapissées de photos de femmes nues, beaucoup et puis leur esprit travaille avec ça " (visiteuse).

Et les images de " La " femme servent d’intermédiaires dans les discours masturbatoires entre hommes, et les masturbations dans les rapports entre hommes, entre tous les hommes présents, surveillants compris.

" Je ne l’avais jamais vu à poil et puis je lui fais comme ça : "Sans déconner, elle mesure combien ?" — "Je ne sais pas, je n’ai jamais mesuré" et c’est du style, je lui fais : "Tiens, viens, on essaye de choper la gaule pour voir lequel qui en a une plus grande, lequel qui en a une plus grosse" ( .) Ou du genre "Oui, comment tu aimes bien sauter les femmes ?" — "J’aime bien les prendre comme ça, ou non, je suis plutôt comme ça". Tu parles beaucoup de cul mais ça ne va pas plus loin, ou alors tu vas raconter des petites anecdotes de délires que tu t’es tapés avec des nanas, tu vois, mais sans plus. En parlant avec du détail . " (ex-détenu).

" Il y en avait un qui se faisait . c’est même pas un . c’était une équipe de quatre, cinq matons, leur plaisir c’était de surprendre les détenus en train de se masturber quoi, c’était ça. Alors ils arrivaient en chaussons tout doucement et puis ils mataient, tout, ils tapaient à la porte : "Ah, on se tire sur la colonne !" Et puis ils rigolaient quoi " (ex détenu).

Et comme dans les autres quartiers de la maison-des-hommes, à LA femme est associée la violence que les femmes sont censées normalement supporter, voire engendrer.

" Mais eux, dans leur tête ce n’est pas un objet [la femme], c’est : elles le veulent, elles sont consentantes, quelque part elles en sont ravies ( .) D’autres disent : "tu verras ce qu’elle va prendre quand je sortirai !" " (visiteuse de prison).

Chapitre 4 : Les abus en prison pour femmes : la non-symétrie

A dessein nous avons distingué ce qui ressort des hommes et des femmes en détention. Le traitement social des femmes n’est en rien symétrique à celui des hommes. Non seulement les prisons pour femmes rassemblent moins de 5% des détenu-e-s — ce qui explique pour partie la différence quantitative de témoignages — mais surtout la structuration des rapports entre femmes détenues, entre détenues et surveillantes, diffère totalement de ce qui a été expliqué précédemment. On irait en vain chercher une quelconque " maison-des-femmes " dans les témoignages qui suivent. De plus, le harcèlement et les abus dont on nous a entretenus n’ont pas la même place structurante des rapport sociaux et des divisions entre femmes.

Pour souligner les manques, notamment le manque de discours féminins sur la prison des femmes — une recherche complète sur ce thème reste à faire — nous avons conservé l’idée de présenter les quelques témoignages reçus dans un chapitre spécifique. Ces témoignages ne sont pas nombreux, mais ils sont très significatifs et cohérents entre eux. Cohérents aussi avec toutes les discussions informelles que nous avons pu avoir avec l’ensemble des intervenant-e-s qui circulent autour des prisons pour femmes.

Certains discours sont communs avec ceux des hommes détenus, notamment ceux ayant trait à l’enfermement ou à l’(auto)justification des recherches érotiques. Mais la plupart des informations que nous ont livrées les femmes qui ont connu la détention diffèrent de celles de leurs collègues masculins. Derrière les dissemblances de discours entre hommes et femmes, on lira facilement les effets des constructions sociales différentes, les positions de sexe assignées aux femmes par les hommes. Y compris en prison.

La plupart de nos interlocutrices ont d’emblée, et de manière spontanée, signifié LA différence entre détention des femmes et celle des hommes en situant la condition des femmes détenues en comparaison avec celle des hommes détenus. Un peu comme si, même pour les femmes, le point de référence, la normalité, était et restait la détention masculine. On peut lire ici un effet de la domination masculine : les femmes n’ont pas d’autonomie symbolique. Le référent, même quand les femmes sont entre elles, est le modèle masculin.

4.1. Les hiérarchies féminines

Là où l’ensemble des témoignages sur les détenus faisait état des hiérarchies et des exclusions organisant une véritable division sociale entre hommes, quelques témoignages de femmes signalent la place particulière qu’occupent certaines détenues. Celles-ci vont, en parallèle avec le monde des hommes, être désignées comme " caïds ". L’univers carcéral féminin semble aussi régi par des rapports sociaux faits d’autorité et de soumission :

" Tu peux être avec une caïd dans la cellule qui fait peur à tout le monde, elle a la télécommande et tu regardes le film à la télé. Tu la regarderas si elle veut la regarder, que tu payes ou pas, c’est pareil " (ex-détenue).

Toutefois, une grande prudence est de mise quant à la comparaison avec l’univers masculin. On irait en vain chercher les atours qui entourent le caïdat masculin. Ici, même dans ce témoignage, la hiérarchie reste limitée à la seule cellule, aux interactions particulières qu’organise la mise en coprésence de femmes en détention. Non seulement cette hiérarchie ne s’organise pas principalement autour d’un référent sexuel, n’est pas doublée d’abus de toutes sortes, de complicités ou de privilèges pour les proches de celle que l’on définit comme caïd, mais de plus une seule détenue nous a évoqué ce caïdat.

Quant aux phénomènes d’ostracisme internes à la population carcérale féminine, plusieurs d’entre-elles nous ont signalé la position particulière qui affecte les femmes inculpées d’infanticide et de violences graves à enfant, et dans une moindre mesure, les toxicomanes. On retrouve contre les femmes qui ont failli à leur rôle de mère des violences verbales, des menaces. Certaines surveillantes prennent des mesures préventives pour les protéger en les confinant en cellule, d’autres — d’après les témoignages — cautionnent les rejets violents. Nous signalions plus haut lorsque nous évoquions les détenus hommes que la division hiérarchique réifie les frontières de genre ; nous retrouvons ici — du moins par rapport aux mères — un processus homologue. Une " bonne " mère s’occupe de son enfant. Le martyriser ou le tuer est inacceptable dans la morale carcérale féminine.

" Entre détenues les règlements de comptes se font surtout sur celles qui ont fait des maltraitances sur leurs propres enfants. Ça, il y a vraiment une guerre, ces femmes-là en général ne sortent pas. Moi je me rappelle d’une qui avait séquestré son gamin dans un placard, qui m’avait parlé longuement, qui se sentait vraiment coupable et qui ne pouvait pas sortir, qui ne pouvait pas sortir sinon elle se faisait carrément lyncher sur place, c’était clair (...) Quelqu’un qui trafique, je parle de drogues dures, qui tue des vies c’est pas grave, mais quelqu’un qui fracture, ou qui donne des coups à ses enfants c’est vraiment très mal perçu " (ex-surveillante).

" Les femmes qui ont tué leur gosse ? Oh il y en avait six, elles sont mal vues. [silence] Elles sont vraiment mal vues hein par les filles, elles en bavent. Les gardiennes essayent de les... un petit peu . Tu sais de les mettre à l’écart, mais elles en bavent. Verbalement... Les droguées aussi elles sont mal vues, il y a beaucoup de droguées... ( .) Elles sont insultées hein les filles, celles qui ont tué leur gosse. [C’est] "salope, je vais te chopper dans un coin, je vais te tuer", elles sont méchantes. Les gardiennes elles tournent la tête. Elles laissent faire hein les gardiennes la plupart. Tant qu’il y a pas la main, elles laissent faire. Les gardiennes elles sont pas gentilles avec. Elles ramassent. Déjà que quand t’arrives en prison, c’est ou t’es, elles te demandent si t’es une droguée ou si tu as tué ton gosse, ça c’est le premier truc. ( .) C’est su, tout est su " (ex-détenue).

Un parallèle entre " pointeurs " et femmes infanticides peut donc en partie être établi. A notre connaissance, il n’y a pas de mot spécifique pour désigner ces mères défaillantes2. Mais si la charge stigmatisante est comparable, le rejet est différent. Surtout, à aucun moment on ne nous a fait part d’abus sexuel contre elles. Ceci nous conforte dans nos hypothèses sur la nature sexuée (liée au genre) des punitions et brimades infligées en détention, aux femmes comme aux hommes.

4.2. Les rapports à la sexualité en détention

Autant le discours sur, ou autour de la sexualité, est central, omniprésent, structurateur de l’ensemble des relations sociales dans les prisons d’hommes, autant ici, dans les témoignages de femmes, elle retrouve un statut privé. Ni la sexualité, ni le discours sur la sexualité ne sont centraux dans le discours sur le mode de vie entre détenues :

" La sexualité ? C’est vrai qu’on en parlait même pas entre nous, même entre les filles. Moi je crois que je n’étais pas non plus suffisamment proche de beaucoup de monde, et c’est vrai qu’on mettait aussi pas mal de distance par rapport à toutes les filles qu’il y avait. Il y avait vraiment des cas pas possibles, et c’est vrai que c’était tellement noyé au milieu des problèmes que bon, pff, ça ne vient pas trop à l’esprit " (ex-détenue).

Par contre, le manque de l’autre semble prendre une dimension éminemment problématique. A côté du discours de certaines femmes affirmant que, là aussi, les femmes sont différentes, d’autres plus nombreuses nous expliquent l’absence et ses conséquences et notamment pour certaines, le rapprochement avec tous les hommes possibles qui côtoient la détention :

" De toute façon les femmes en prison, par rapport aux mecs, elles n’éprouvent pas ce besoin de l’autre, c’est plus des complicités, des relations d’amitié, d’affinités, de choses comme ça, par rapport aux mecs qui ont peut-être la photo de leur femme, ou des bouquins, des magazines pornos, il y en a peut-être qui en achètent, je ne sais pas. Les nanas n’éprouvent pas du tout, à moins que ce soit une nympho, mais c’est plus des relations comme ça entre femmes... " (ex-détenue).

" Remarque, quelquefois tu te demandes, enfin, ce n’est pas que tu te demandes, mais je sais que je me suis retrouvée avec une mère maquerelle, par exemple, j’ai eu le droit à plein d’histoires. C’était pareil, tu avais beaucoup de nanas qui étaient là pour la prostitution, mais indirectement liées parce qu’elle prenaient de la dope donc il fallait bien qu’elles se fassent de la tune, quoi. Donc c’était quand même mecs (rire), ce n’était pas trop nanas, enfin nanas entre nanas " (ex-détenue).

C’est ce manque qui incite à l’élaboration d’un ensemble de stratégies pour communiquer avec les hommes. Ce qui est observable dans plusieurs prisons où on nous a décrit les parades que cela peut provoquer. Quand les prisons de femmes et d’hommes se font face, les détenu-e-s peuvent échanger de vive voix :

" R : Quand on parle avec eux, euh . les hommes, en plus les hommes c’est, ouais c’est : "viens me tirer une pipe". Enfin, non. C’est pas "viens me tirer une pipe" c’est euh... "Tu me tireras une pipe". Parce que c’est pas "viens" parce que, on sait tous que c’est impossible. C’est : "comment tu t’appelles ?", "tu peux m’écrire ?"...

I : C’est quoi les réactions des femmes ?

R : C’est pareil : "Comment tu t’appelles ?" Et puis parfois, c’est . "ça va pas non, va te faire enculer"... Des trucs comme ça " (ex-détenue).

" Enfin moi, ce que j’ai entendu quand même comme histoire, pendant que j’étais là, c’est qu’il y avait une nana en particulier qui était dans une cellule qui donnait sur les cellules des mecs, et je savais que régulièrement elle se mettait seins nus à la fenêtre, et bon elle nous racontait des histoires (rire); les mecs mataient, et elle nous racontait "ouais, les mecs, j’ai vu ça, il y en a un qui se fait enculer", tout ça, enfin bon, ça faisait de l’effet, et elle de son côté par contre je ne sais pas du tout comment elle réagissait. Enfin bon, ça devait bien lui plaire quand même, hein (rire) " (ex-détenue).

Les discours entre femmes sur les hommes peuvent en outre constituer des supports destinés à pallier à l’absence masculine :

" Valérie par exemple me racontait que la première fille avec qui elle était quand elle est arrivée en prison n’arrêtait pas de lui raconter ces histoires, parce que c’était une prostituée, mais de luxe, et donc elle lui racontait ses histoires dans les salons, tout ce qui s’était passé avec les mecs et tout ça. Bon, apparemment ça la branchait bien, ça devait lui manquer peut-être aussi (rire), ou c’était une façon de se valoriser, je n’en sais rien " (ex-détenue).

Mais de manière générale, les discours et évocations érotiques sur les hommes ne sont pas symétriques aux discours sur LA femme dont nous ont parlé les détenus. Les femmes se souviennent de scènes, racontent leur histoire personnelle plus ou moins fantasmée, mais on reste dans une description réelle ou imaginaire d’interactions. L’autre genre est entrevu à travers des interactions personnalisées, et non à travers un discours politique général sur LA femme sensée représenter l’ensemble des femmes.

Là où la comparaison est des plus significatives, c’est lorsque l’on évoque l’iconographie qui entoure la détention, l’utilisation des corps de " l’autre ". Là où les hommes découpent LA/les femme(s) en autant de segments corporels pornographiques, les femmes semblent préférer afficher des animaux et des vedettes de cinéma ; là où les hommes parlaient sexe, ici on nous parle d’affection. On retrouve les différences de construction et de perception sociales des rapports entre amour et sexualité :

" I : Et il y a des photos érotiques au mur ? "

R : Je sais même pas si elles passeraient. Je sais même pas si ça passerait. Non non pas de photos. En cellule, les photos, tu sais tu as un petit tableau d’affichage, les photos c’est plutôt des chats, des chiens, des acteurs, beaucoup d’acteurs... Les acteurs oui. Tu sais je corresponds avec une fille à X depuis que je suis sortie, je lui envoie beaucoup de cartes postales et elle me demande beaucoup beaucoup d’acteurs... Jamais d’actrices... (silence). Mais t’as un manque d’affection qui est, qui est horrible hein... Tu vois au bout de... moi c’est au bout de deux mois je pense, au bout de deux mois ça a coupé . Bon au début, t’as tes problèmes tu n’y penses pas, mais au bout de deux mois, tu vois ? Quand t’as pas de copains, t’as déjà envie de correspondre avec un . T’as besoin de recevoir du courrier d’hommes... T’es prête à correspondre avec n’importe qui pourvu que ce soit un homme. Et il y a beaucoup de filles en prison, qui correspondent avec d’autres détenus hommes, d’autres prisons, sans les connaître. ( .) Alors à ce moment, c’est tout . tout... Affectif et sexuel euh... tout... C’est un manque affectif hein ! Mais c’est toujours très doux . euh . manière douce oui " (ex-détenue).

Ceci n’empêche pas que, comme les hommes, certaines femmes utilisent la pornographie du film X pour servir de support à leurs masturbation.

4.3. La sexualité féminine carcérale

4.3.1. La masturbation féminine

Nous avons décrit la honte des détenus face à la masturbation. Pour les femmes détenues, le tabou sur l’évocation de la masturbation est encore plus pesant : les sociologues de la sexualité et sexologues ont depuis longtemps souligné le silence que la majorité des femmes garde sur ce type de pratiques. Pourtant il s’agit encore une fois d’une pratique répandue, présentée comme un palliatif à l’impossibilité des rapports sexuels, et qui prend également la pornographie comme support. Une ancienne détenue en maison d’arrêt nous a évoqué les pratiques de masturbation qui se déroulaient pendant la projection hebdomadaire de films pornos sur le circuit vidéo de la prison :

" Chacune est sur son lit, c’est des lits superposés et il y a masturbation (...) Parce que le problème en prison c’est que tu n’a pas d’objets, tu peux pas avoir de pénétration. Tu n’as pas d’objets, tu n’as rien, qui ait la forme d’un sexe, tu n’as rien hein, rien du tout. T’as pas de bouteille, t’as pas... je sais pas moi ! Rien ! Tu n’as rien. Donc le seul truc, enfin je te parle de Z, le seul truc c’est la télécommande, et les télécommandes de Z sont rondes, et tu vois pas très grandes, rondes, presque comme un vibromasseur en fait... Alors t’as les "dit-on". "Tiens celle-ci, elle se masturbe avec la télécommande", c’est les "dit-on" ça (...). Chacun pour soi, discrètement, sans faire de bruit surtout. Faut pas bouger, faut, ben tu sais les lits superposés, si tu bouges, celle du dessous, elle entend, si... Parce que la sexualité en prison c’est quand même tabou. Tu vois ça... tabou " (ex-détenue).

" Au début si, au début, si. Au début, bon le film porno commence, tu rigoles, tu parles et tout. C’est "oh, t’as vu...", c’est les mêmes phrases que . qu’ont une bande de copains qui regardent un film de cul. C’est pareil, c’est les mêmes phrases... C’est... "oh, t’as vu celle-là comment elle fait... Putain il a grosse bite lui, t’as vu ça, putain il est bien foutu... Regarde ce que qu’elle fait, j’ai jamais vu çà"... Tu vois c’est des trucs comme ça, mais... c’est les mêmes phrases, c’est pareil qu’à l’extérieur ça... Et tu sais on dirait que c’est pour mettre l’ambiance, parce qu’il faut dire quelque chose . Parce qu’il y a un film de cul. Tu comprends ? Parce que t’es gênée, parce qu’il y a un film de cul, alors tu te sens obligée de parler... Tu comprends ce que je veux dire ? En fait c’est un peu ça ! Et puis il arrive un moment, tu te tais, tu dis plus rien. voilà !... Mais par contre le lendemain, en promenade tout ça, personne parle de ça " (ex-détenue).

Mais si les femmes détenues expriment, sous une forme encore plus accentuée, les mêmes sentiments de culpabilité que leurs homologues masculins devant leurs propres pratiques onanistes, l’homosexualité est en revanche loin de susciter chez les femmes incarcérées les mêmes réactions d’agressivité ou de déni que dans les prisons pour hommes. L’homophobie, si elle est présente tant chez les hommes que chez les femmes, se construit et s’exprime néanmoins de manière différente selon les sexes.

4.3.2. L’homosexualité féminine

Comme certains hommes, des femmes ont des rapports sexuels avec des partenaires de même sexe en prison. Dans les témoignages de femmes relatant de telles expériences sexuelles, soit celles-ci se déclarent homosexuelles, et elles nous ont alors expliqué leur expérience du saphisme en prison ; soit affirment n’avoir eu de tels rapports que lors de rapprochements entre femmes dus à la détention (y compris pour les détenues se réclamant de l’homosexualité). On retrouve dans ce cas une nouvelle fois ce que nous avons qualifié d’" hypothèse sexologique " :

" Je sais que j’avais une amie qui était en cellule avec une codétenue. Elles ne se sont pas mises ensemble comme ça. Disons qu’elles se sont retrouvées autour d’un point commun qui est la dope. Et par affinité si on peut dire, elles ont vécu une relation pour ne pas avoir de manque affectif, je ne sais pas, pour partager un peu de vie, de quotidien . " (ex-détenue).

Grâce à la collaboration volontaire d’un groupe de femmes lesbiennes ex-détenues, nous avons eu accès à des informations sur cette dimension spécifique de la vie carcérale féminine que nous avons pu mettre en parallèle avec les discours des surveillantes. On ne nous a jamais évoqué de stigmatisation paroxystique telle que nous avons pu en décrire pour les détenus. Comme pour la question générale de la sexualité, la tolérance ou non de l’homosexualité féminine reste inscrite dans les interactions avec les surveillantes et dans les jeux d’ajustements permanents qui régissent la détention.

Certains discours à tonalité homophobe rendent avant tout compte d’une tentation de déni ou d’une volonté de ne rien percevoir de l’homosexualité en prison. Adoptant elles aussi l’" hypothèse sexologique ", certaines surveillantes interprètent ce qu’elles constatent de l’homosexualité entre détenues comme un palliatif à une hétérosexualité rendue impossible par la détention, ce qui permet dans un même temps de délégitimer, en quelque sorte, ces pratiques en en faisant quelque chose de temporaire ou d’inauthentique. Dans la citation qui suit, on retrouve également la figure, classique des représentations homophobes, de l’homosexuelle contagieuse qui semble pervertir par son seul contact une personnalité hétérosexuelle avant l’incarcération :

" Il y a des limites et il y a leur discrétion aussi. Moi, je n’ai jamais supporté le matin, de trouver deux filles dans le même lit, bon ben, je leur ai dit . Je leur ai dit ce que je pensais et puis bon, je n’en ai pas retrouvé souvent. Je ne sais pas, ce n’est pas compliqué à six heures du matin de retrouver leur lit (...) Dehors elles font comme elles veulent, c’est un choix, mais disons qu’en prison, bon, la fille qui est homosexuelle d’accord, mais la deuxième, elle n’y est peut-être pas, homosexuelle. C’est peut-être, c’est un besoin de sentiment, un besoin de quelque chose, mais elle serait dehors, elle n’y serait pas. Bon, c’est comme ça que moi je ressens et que je vois la chose, donc c’est pour ça que je n’accepte pas. Enfin, je n’acceptais pas qu’elles soient dans le même lit, qu’elles fassent ce qu’elle veulent dans la nuit, ce n’est pas mon truc, dans la journée, qu’elles se comportent correctement, même vis-à-vis des autres. Que ça soit leur histoire à elles si elles veulent, quand les portes sont fermées " (surveillante).

(Ex)détenues homosexuelles et surveillantes sont d’accord : l’homophobie est moins présente dans les prisons pour femmes. Cette situation peut sans doute être rapportée à la représentation sociale dominante de l’homosexualité féminine, qui fait de celle-ci une non-sexualité ou, au mieux, une sexualité " incomplète " puisque sexualité d’où les hommes sont absents4. Mais on ne trouve pas trace dans les témoignages recueillis d’expéditions punitives, d’ostracisme particulier produits par les codétenues. La question de l’homosexualité semble rester une affaire privée :

" Si je prends l’exemple de X. où là les filles étaient toutes ensemble sur la cour de promenade et où moi je me trouvais des fois, là il y avait vraiment des couples de filles qui se tenaient par la main, par le cou, etc. Mais c’est vrai que chez les femmes c’est plus perçu comme des "super copines", qu’un couple, c’est plus vu de cette manière là " (ex-surveillante).

" Ben déjà c’est très difficile parce que souvent elles sont pas ensemble en cellule. On les sépare la plupart du temps... Tout dépend, si c’est des détenues sans problèmes, cools, qui disent amen à tout, aux gardiennes, elles peuvent rester ensemble un certain temps. Donc, personne en parle autour. Mais sinon on les sépare... En trois mois, je suis restée que trois mois en détention donc euh... Mais, en trois mois, j’ai pas vu de filles qui étaient lesbiennes qui étaient restées ensemble. Elles se voyaient à la douche, c’est l’endroit où elles peuvent se voir à la douche... Si elles sont au même étage, mais sinon... " (ex-détenue).

" Mais en cellule c’est possible en fait parce que, il arrive que des filles, elles peuvent demander d’être ensemble en cellule, ça arrive qu’on leur dise oui. Quand j’étais là-bas, y’en avait deux, qui ouais, qui étaient ensemble, elles étaient ensemble depuis un petit moment. Quand il y a pas de problèmes, on les laisse. Et là, il y a rapport sexuel le soir... ouais rapport sexuel, attouchements poussés euh... Mais vu que c’est des cellules de trois, c’est... très difficile " (ex-détenue).

Le vécu homosexuel dépend en partie du bon vouloir du personnel et de l’habileté des femmes à négocier avec celui-ci. L’ ajustement avec les surveillantes est décrit comme une opération où seules les personnalités des surveillantes et des détenues entrent en ligne de compte :

" Par rapport aux matons — puisque ces rapports sont quand même importants entre femmes —, il y a eu suivant le caractère des gens, et le respect des gens, différentes attitudes, des persécutions, ou des gens qui buvaient, qui branchaient, tout ça . Et il y a vraiment une personne, la matonne chef, qui était très réglo et très respectueuse de ce qu’on était, de qui on était " (ex-détenue)

" Par rapport à la matonne chef, ce que je tenais à rajouter, c’est qu’en fait on l’a revue plusieurs fois après, sur nos activités, parce qu’on habite P. [une ville moyenne] et qu’elle travaille toujours à la prison, et c’est vrai que plusieurs fois on l’a vue avec une nana, toujours la même, et on soupçonne d’ailleurs qu’elle soit homosexuelle " (ex-détenue).

Même tolérée, l’homosexualité féminine vécue en prison, parfois avec l’assentiment des surveillantes, reste toujours une sexualité sous surveillance, une sexualité où le non-droit à la vie privée qui caractérise la détention limite les élans entre femmes. En témoignent ces extraits de témoignage de femmes homosexuelles :

Karine F. : " C’est que je suis restée sept mois, et les quinze premiers jours je n’était pas avec Ghislaine [son amie]. On est tombées en même temps et on a été isolées les quinze premiers jours, donc j’étais avec deux personnes différentes. Et ensuite — bon, on s’est toujours dit que ça avait vraiment été prémédité, parce que nous on n’avait jamais caché notre homosexualité — on a été très très vite remises ensemble. Donc on a passé pratiquement six mois et demi toutes les deux dans la même cellule. Et donc toutes les deux on a eu très très peu d’envie de faire l’amour, parce qu’on est pas bien, on est pas à l’aise, et puis il y a cet oeilleton, ce putain d’oeil qui fait que tu es matée n’importe quand, n’importe comment, donc tu n’as absolument aucune intimité. De toute façon on n’en avait pas envie, quoi. Que dire d’autre ? En fait, nous les rapports qu’on a eus, c’est vrai que par exemple on se bastonnait beaucoup ensemble. C’est une façon de se défouler, je crois que c’était aussi une façon de communiquer, d’avoir quand même des rapports, de se toucher, quoi, en fait. Sinon je ne me souviens pas si je me suis vraiment beaucoup masturbée, non plus. Et toi ? "

Ghislaine H. : " Tu ne penses pas du tout [à la sexualité]. Enfin je ne sais pas. Ça te coupe les envies, hein, c’est le cas de le dire (rire). L’endroit n’est pas vraiment adapté et propice à ce genre de choses. Ce n’est pas des peep-show . "

Catherine J. : " Sinon, on avait la possibilité de se voir le dimanche après-midi dans une cellule de son choix, avec les gens qu’on avait choisis, et mon amie — c’est-à-dire que je me suis retrouvée avec ma copine, parce qu’on était séparées depuis le début, et c’était pendant les quelques semaines qu’il me restait à passer — on s’est retrouvées comme ça une fois un dimanche en cellule, mais chez une autre détenue ; de toute façon, bon c’est sûr qu’on s’est enlacées et qu’on s’est fait des bisous, des choses comme ça, mais ça s’est arrêté là. De toute façon on ne peut pas aller plus loin, parce qu’on n’est pas tranquilles, on est observées, épiées, donc ça s’est arrêté là. Il y avait quand même quelqu’un qui était là, la tierce personne, pour nous protéger devant l’oeilleton, si on peut dire. Voilà. "

L’homosexualité des détenues pose parfois des problèmes dans cette cohabitation obligatoire. Une (ex)détenue s’en est ouverte à nous, évoquant son incarcération dans une cellule occupée par un couple d’homosexuelles. Nous donnons ici quelques extraits de son interview. Son témoignage n’est pas exempt d’homophobie latente, il nous montre cependant comment de la gêne au harcèlement sexuel en passant par la jalousie, la détention collective entre femmes peut — aussi — donner naissance à des formes d’abus; comment le harcèlement sexuel n’est pas l’apanage masculin. Mais, nous allons le découvrir, en dehors d’une homologie de termes, l’abus et le harcèlement entre femmes — du moins pour le seul exemple que nous avons recueilli — est peu comparable aux abus décrits dans la prison des hommes.

De la gêne .

" Il y a toujours une tierce personne au milieu du couple. Il n’y a pas de cellules de deux . Donc c’est pratiquement . il y a toujours la troisième qui se plaint, qui veut partir. Parce que c’est . c’est vraiment le couple. Quand elles sont en cellule ensemble, c’est vraiment le couple. C’est un couple. C’est très difficile. Et même le langage c’est que... c’est parler que de ça . ( .) Elles éliminent les hommes hein, carrément ! Elles ne parlent jamais d’hommes.

I : Et quand elles parlent de sexualité, c’est de manière crue ?

X: Ah non non non ! Quand elles sont ensemble c’est . très douces, très calmes, c’est les câlins, c’est... très gentil... On partage tout... Mais c’est la galère pour la troisième. Elles l’ignorent pratiquement. ( .) Elles s’en foutent complètement ".

Des menaces :

" Alors, elle m’a dit : "si je te vois avec elle, attention, je t’éclate la tête, t’as pas intérêt de la toucher". Ou même ça arrive qu’elles se rendent jalouses en disant "ah t’as vu celle qui est avec moi, elle est mignonne hein ?!"... Des trucs comme ça quoi. "

Parfois aussi du harcèlement sexuel .

" X : Pour les autres détenues c’est chiant. C’est chiant parce que . ça arrive qu’on soit emmerdée, verbalement. Pas d’attouchements . tout ça . verbalement...

I : C’est-à-dire, vous avez des avances ?

X : Ouais des avances euh... Des avances vulgaires, des avances... Ouais des avances...

I : C’est dit comment ?

X : C’est cru . Du style ., comme les hommes quand ils parlent dehors. Style "Tiens, je baiserais bien avec toi, tiens tu veux pas venir avec moi..." Du langage cru... ( .) Une femme, ça parle pas comme ça. Et encore pas tous les hommes parlent comme ça hein, attention ! La racaille, la merde quoi... " (ex-détenue).

On le voit, la situation des femmes incarcérées en matière de sexualité n’a pas grand chose à voir avec celle des hommes. Quoique ces informations soient à relativiser du fait du peu de femmes qui se sont exprimées lors de cette étude, il semble évident que seuls les statuts différenciés de la sexualité féminine et de l’homophobie puissent expliquer ces différences. Les témoignages des hommes et des femmes nous offrent un bel exemple de l’asymétrie des constructions sociales des genres qui organisent, en prison comme ailleurs, les expériences masculines et féminines.

Chapitre 5 : Sexualité carcérale et sida

L’apparition de l’épidémie du sida, identifiée aux États-Unis en 19811, a provoqué et provoque encore des transformations sociales d’une ampleur probablement aujourd’hui encore difficilement évaluable. Ses répercussions ont affecté, à un titre ou à un autre, l’ensemble des secteurs composant les sociétés modernes complexes. Les secteurs juridique, médical, politique, religieux, artistique, économique, scientifique, etc., ont tous été concernés par la maladie, laquelle a du être intégrée, plus ou moins facilement selon les cas, aux pratiques routinières des acteurs qui en font partie. Que l’on songe, à titre d’exemple, à l’embarras de l’Eglise catholique devant l’épidémie et à la double contrainte devant laquelle se trouve sa hiérarchie, qui se doit d’avoir une attitude de compassion à l’égard des personnes atteintes tout en devant sauvegarder sa position traditionnelle à l’égard de la sexualité en général et de l’homosexualité en particulier, laquelle position entre directement en opposition avec les politiques de prévention préconisées par le secteur médical. Les conséquences culturelles de la maladie sont elles aussi considérables : évoquant des notions symboliquement très chargées de sang, de sperme, de mort, de drogue et de sexualité, le sida aura marqué la fin du XXe siècle et affecté profondément les visions du monde au sein de l’ensemble de la population.

Le paysage carcéral a lui aussi été bouleversé par l’épidémie. Si des différences sont sensibles selon les établissements, on peut constater qu’une importante minorité de détenu-e-s sont, en France, séropositifs et séropositives. Bien que la plupart des études indiquent une corrélation extrêmement étroite entre nombre d’usagers de drogues incarcérés et taux de séropositivité, d’autres modes de contamination, en particulier sexuels, que ces études ne prennent le plus souvent pas en compte, sont également à l’oeuvre. Dans cette partie, on tentera d’évaluer les conséquences de l’apparition du sida, dans ses multiples dimensions, médicales, sociales ou encore politiques, sur la vie carcérale.

En prison comme dans le reste du monde social, l’épidémie de l’infection à VIH a agi comme un révélateur, faisant apparaître de multiples aspects de la vie sociale auparavant occultés. Tel est le cas de la sexualité carcérale. Comme nous l’annoncions dans les premières pages de cet ouvrage, le fait même qu’une recherche telle que la nôtre sur la sexualité carcérale et les abus sexuels en prison soit aujourd’hui simplement pensable et estimée digne de financement par des agences publiques doit être directement mis en relation avec l’apparition du sida, laquelle a contribué à reproblématiser la question générale de la sexualité dans notre pays.

Niée pendant des années par l’ensemble des acteurs intervenant de près ou de loin dans le champ carcéral — à l’exception notable des associations de défense des droits des prisonniers militant pour l’amélioration de leurs conditions de détention —, la sexualité des détenus émerge, difficilement et lentement malgré le tragique de la situation, comme un enjeu de la lutte contre le sida. La citation qui suit est un exemple, parmi d’autres, de l’apparition d’une préoccupation des acteurs de santé publique sur les risques de transmission sexuelle du VIH :

" D’après ce que l’on peut apprendre des prisonniers à l’occasion, le rapport sexuel anal et oro-génital est, semble-t-il, assez fréquent, même entre des détenus qui ont une activité hétérosexuelle hors de la prison. Ainsi, le comportement homosexuel induit par la prison constitue un "pont" entre un groupe à haut risque connu (les toxicomanes intraveineux) et des personnes susceptibles d’être ultérieurement une source d’infection par leurs rapports hétérosexuels. Ce phénomène de pontage peut jouer un rôle non négligeable dans la propagation de l’épidémie, il est donc capital d’y mettre un frein. "

Dans ce chapitre, on se consacrera tout d’abord à une présentation des données épidémiologiques disponibles sur la situation et l’évolution de l’épidémie au sein de la population pénale. Une seconde partie sera consacrée plus généralement à la santé carcérale dans ses multiples dimensions. Une troisième partie étudiera les conséquences de la situation d’incarcération sur la diffusion de l’épidémie. La quatrième partie évoquera la situation des détenu-e-s séropositifs/tives et malades, et tout particulièrement les formes de stigmatisation et d’exclusion dont ils ou elles sont fréquemment les victimes. Enfin, nous ébaucherons quelques pistes de réflexion sur la prévention et le traitement des personnes atteintes dans le cadre carcéral.

5.1. Le sida dans les prisons françaises : données épidémiologiques

La part des détenu-e-s séropositifs/ives ou sidéen-ne-s varie considérablement selon les pays. Pour s’en tenir à l’Europe, si les pays du sud connaissent des taux élevés (25,7 % de séropositifs en Espagne pour 25 000 détenus, 17 % en Italie pour 42 000 détenus) et les pays du nord des taux plus réduits (4,5 % en Écosse, 5 % en Allemagne pour 53 000 détenus, 2 % en Autriche pour 8 000 détenus), la France semble se situer en position intermédiaire.

En 1995, le taux de prévalence du VIH dans les prisons françaises était sept fois plus élevé que dans la population générale. Cette situation dramatique prend encore un autre relief quand on connaît l’état calamiteux des services de santé dans nombre d’établissements pénitentiaires : locaux vétustes, surpopulation endémique, personnel réduit à l’extrême (quand ce ne sont pas des détenu-e-s qui font office de personnel infirmier), secret médical impossible à tenir (du fait de la présence des surveillant-e-s lors des visites médicales), etc.

Tous les ans depuis 1988, une étude statistique " à un jour donné " fait le point sur l’évolution de l’épidémie dans la population pénale incarcérée. Cette enquête annuelle est élaborée par le SESI (Service de statistiques, des études et des systèmes d’information des ministères de la Santé et des Affaires sociales), la Mission sida à la Direction des Hôpitaux et l’Administration pénitentiaire. L’étude de 1990 avait recensé 2794 détenus atteints par le VIH sur une population carcérale de 48 166 personnes, soit près de 6 % de la population pénale. Il s’agit du record de l’infection par le VIH dans les prisons françaises. Ces effectifs, comme le montre le tableau ci-dessous, ont par la suite eu tendance à diminuer, représentant 4,37 % de la population pénale en 1991, 3,37 % en 1992 et 3,17 % en 1993. Toutefois, la part des cas de sida avérés a considérablement augmenté, passant de 61 cas en 1988 à 169 en 1993. En 1995, les prisons françaises comptaient 1 330 séropositifs/ives parmi ses plus de 58 000 détenu-e-s.

Les chiffres du taux de personnes touchées par le VIH varient fortement en fonction des établissements pénitentiaires, le visage géographique de l’épidémie au sein des prisons correspondant à sa diffusion dans l’ensemble du pays (les régions parisienne et marseillaise sont les plus touchées). Les détenu-e-s séropositifs/ives sont dans l’écrasante majorité (90 %) des cas des toxicomanes qui, le plus souvent, ont été contaminé-e-s par voie intraveineuse. Dans un article du Monde du 21 juin 1991, les docteurs Emmanuelli et Espinoza affirmaient que " bien que les chiffres soient difficiles à établir avec précision, on peut écrire que 30 % des détenus dans les maisons d’arrêt autour des grandes villes sont des toxicomanes, et pas loin de 20% d’entre eux sont séropositifs ". Il convient cependant de ne pas homogénéiser ces données, qui sont avant tout révélatrices de la situation des maisons d’arrêt dans lesquelles les taux de séroprévalence VIH sont supérieurs à ceux des maisons centrales et des centres de détention.

De fait, si le sida est devenu au cours des dix dernières années une forme de point émergent autour duquel se sont cristallisés la plupart des discours, le plus souvent à forte tonalité critique, sur la gestion carcérale française, cela tient en grande partie à la surpopulation actuelle des prisons. Depuis plusieurs années, on l’a dit, le nombre de détenu-e-s ne cesse de s’accroître dans notre pays. La toxicomanie, de plus en plus pénalisée et combattue au cours des précédentes années, a indirectement contribué à cet accroissement dramatique des effectifs pénitentiaires en devenant un des motifs les plus fréquents d’incarcération. Malgré le rapport de la commission Henrion, publié en 1995, qui a condamné les effets pervers de cette criminalisation de plus en plus importante de l’usage des stupéfiants, c’est toujours une attitude d’intense répression qui prévaut dans notre pays. Avec elle, c’est la part des détenu-e-s séropositifs/ives ou sidéen-ne-s qui s’est accrue.

Les résultats des enquêtes épidémiologiques annuelles appellent quelques commentaires d’ordre méthodologique. Comme le signale le Dr M. Rotily, la mesure de la séroprévalence de l’infection à VIH soulève un certain nombre de problèmes de méthode de recueil d’informations, dont la discussion pourrait paraître ici oiseuse si elle ne rencontrait des aspects centraux de notre propre travail. En effet, les prisons françaises proposent un dépistage du VIH soit de manière systématique, soit de manière ciblée sur certains facteurs de risques, au premier titre desquels la toxicomanie. Chaque établissement a ainsi sa propre manière de procéder en matière de dépistage, dont les résultats sont communiqués tous les ans au ministère de la Justice pour l’élaboration des statistiques épidémiologiques " à un jour donné ". En conséquence, ces statistiques prennent comme homogènes des données dont les conditions de recueil sont en fait hétérogènes : dans tel établissement, par exemple, le dépistage a été proposé à tous/toutes les entrant-e-s, dans tel autre il ne l’a été qu’aux seul-e-s toxicomanes. Environ deux entrant-e-s sur trois acceptent le dépistage, mais ce taux varie selon les établissements et les conditions dans lesquelles le test a été proposé. Les conséquences de cet état de fait, étroitement liées, sont doubles. D’une part, le taux de séropositivité est très certainement sous-estimé, et il l’est de plus en plus, selon M. Rotily, du fait de l’extension de l’épidémie chez les hétérosexuel-le-s non toxicomanes, qui ne sont pas encore considéré-e-s comme une population ayant des pratiques à risques. Ces détenu-e-s peuvent donc échapper au dépistage lorsque celui-ci n’est proposé qu’aux seul-e-s toxicomanes. D’autre part, la représentation dominante est aujourd’hui qu’en milieu carcéral seul-e-s les toxicomanes seraient contaminé-e-s par le VIH. Des études citées par Rotily indiquant que 95 % des séropositifs incarcéré-e-s sont des toxicomanes souffrent du fait que les seules études réalisées à un échelon national sont menées, précisément, par des antennes toxicomanies pour l’INSERM. Il s’agit d’un biais important dans le recueil des données épidémiologiques : les toxicomanes apparaîtront comme le groupe quasi-exclusif concerné par le sida dans les prisons françaises tant qu’ils seront les seul-e-s dans certains établissements à se voir proposer un dépistage. Ces biais nous semblent tout à fait pertinents pour notre propos : ils constituent des indicateurs de la représentation (au sens d’image mentale) du sida et de la sexualité dans l’univers carcéral. La toxicomanie constitue une forme de phénomène-écran permettant de limiter le domaine de validité de la question du sida en se dispensant d’un regard et d’une réflexion trop attentifs sur la sexualité.

5.2. La santé carcérale et le VIH

5.2.1. Le dispositif médical des prisons françaises et ses insuffisances

Il est nécessaire pour la cohérence de notre propos d’intégrer la question du sida en prison dans le cadre plus général du système médical carcéral et des pathologies les plus fréquentes derrière les murs. Pour ce travail, nous avons pu bénéficier, outre les informations que nous avons nous-mêmes pu recueillir, de l’ouvrage du Dr Daniel Gonin.

L’intégration de véritables services médicaux à l’intérieur des prisons a pris la forme d’un lent processus depuis la Libération, processus qui n’a pas été sans créer, comme le souligne le Dr Gonin, des heurts récurrents entre directions des établissements d’une part, soucieuses de sécurité et de contrôle des détenu-e-s, et médecins pénitentiaires d’autre part, inquiets de l’efficacité des traitements et de la préservation du secret médical. Les prisons françaises disposent aujourd’hui, à des degrés variables selon les établissements, d’infirmeries équipées de salles de soins, de cabinet de consultation, de salle de radiologie, etc. dans lesquelles travaillent une équipe généralement composée d’un médecin (souvent vacataire) et d’infirmières. Les consultations du dentiste prennent le plus souvent la forme de vacations régulières, pour lesquelles les temps d’attente sont fréquemment longs et en décalage avec l’urgence des soins. Un Service médico-psychologique régional (SMPR) est chargé de la prise en charge des problèmes psychologiques ou psychiatriques.

Le sous-équipement médical est patent dans les prisons françaises, et constitue une grave entrave à la prévention et au traitement de certaines maladies. A titre d’exemple, cet extrait d’une enquête du Journal du sida à Fleury-Mérogis indique comment un acte médical courant tel que l’élémentaire dépistage de la tuberculose peut se révéler une entreprise ardue :

" L’appareil de dépistage radiographique de Fleury-Mérogis fonctionne depuis trois mois. De 1986 à 1993, il n’y avait pas de dépistage de la tuberculose pour cause d’appareil hors service. Le dépistage est devenu systématique chez les hommes, mais pas à la maison d’arrêt des femmes qui ne dispose pas d’appareil (un camion de dépistage passe chez les femmes tous les trois mois). Depuis la mise en service de l’appareil radiographique, 6 cas de tuberculose ont été diagnostiqués. "

Cette situation ne semblait pas exceptionnelle puisque le même problème de remplacement de matériel se présentait au même moment à la maison d’arrêt des Baumettes :

" Le dernier dépistage de "masse" de la tuberculose date de juillet 1992, l’antique appareil de radiographie ayant rendu l’âme. L’équipe médicale négocie avec le Conseil général et le ministère de la Justice le financement d’un nouvel appareil. "

Il est fréquemment souligné que les locaux médicaux souffrent de graves défauts tels que leur vétusté, leur faible surface, leur mauvaise aération, etc. Le personnel manque cruellement et tout départ est soit remplacé avec retard, soit l’occasion d’une suppression de poste. D’une façon générale, la santé pénitentiaire souffre d’être tributaire d’une administration qui, elle-même faiblement dotée en moyens, tend à faire passer la question sanitaire comme une de ses préoccupations mineures.

Des difficultés spécifiques apparaissent lorsqu’un détenu doit consulter une structure médicale à l’extérieur. Tout rendez-vous avec un médecin à l’intérieur de la prison est soumis à un accord administratif préalable. Les consultations à l’extérieur entraînent souvent des problèmes d’effectifs en ce qu’elles nécessitent la mobilisation d’un personnel important, soit deux surveillants et un chauffeur pour un détenu. Pour l’administration pénitentiaire, toute sortie de l’enceinte de la prison représente un risque potentiel d’évasion, ce qui contraint à des aménagements spécifiques : non-respect systématique de l’heure de rendez-vous afin d’éviter des complicités extérieures, détenu-e enchaîné-e ou entravé-e (ce qui s’oppose parfois à l’intérêt sanitaire du malade), présence d’un-e surveillant-e lors de la consultation destinée à protéger la sécurité du médecin qui pourrait être pris en otage, etc.

5.2.2. Pathologies carcérales

Si la plupart des observateurs, en particulier médecins, s’accordent pour décrire les établissements pénitentiaires comme hautement pathogènes, il convient de distinguer entre les maladies contractées avant l’incarcération et celles qui ont été contractées à l’intérieur des murs, notamment du fait des conditions de vie (promiscuité) carcérales. La plupart des maladies liées à des conditions d’existence précaires et à un accès limité à la santé se retrouvent en prison à des taux supérieurs à ceux que l’on observe dans la population générale. Ainsi de la syphilis et de la tuberculose, dont les prévalences respectives sont en prison, d’après D. Gonin dont nous reprenons ici les données, nettement plus élevées que dans le reste de la population.

L’incarcération se traduit chez la grande majorité des détenus par l’apparition de troubles qui, s’ils ne sont pas tous des pathologies véritables, se révèlent rapidement handicapants. Ce sont en premier lieu les différents sens, permettant normalement un repérage de la situation dans le monde et une adaptation adéquate à celui-ci, qui sont affectés. Dans les jours qui suivent leur incarcération, les prisonnier-e-s se plaignent fréquemment de vertiges, de perte du sens olfactif, de troubles oculaires, d’une exacerbation ou au contraire d’une anesthésie de l’acuité auditive et du sens tactile. A ces troubles sensoriels s’ajoutent des troubles de la digestion (constipation, diarrhées, douleurs d’estomac, etc., qui représentent 29 % des pathologies déclarées en prison).

Les conditions de vie à l’intérieur des prisons peuvent être considérées comme hautement pathogènes. En ce qui concerne les maladies transmissibles, une étude menée à Fresnes indiquait une importante fréquence de pratiques à risque de transmission du virus de l’hépatite B : échange de vaisselle dans 90 % des cas, échange de rasoirs dans 3,6 %, pratique du tatouage dans 7,2 % et le contact avec le sang (dans des circonstances telles que plaies, rixes) dans 19 % des cas. D’autres troubles moins graves sont néanmoins omniprésents : douleurs dentaires, pathologies dermatologiques (allergies essentiellement, qui représentent 10 % des affections), troubles de la respiration (29 %, souvent directement liés à l’air vicié des cellules et à leur manque d’aération). S’y ajoutent des accidents récurrents, qui constituent autant d’expressions des conséquences psychologiques de l’incarcération : ingestion d’objets, auto-mutilations, etc. Les troubles psychologiques et du comportement, et tout particulièrement les sentiments d’angoisse ou la perte de sommeil conduisent à une importante consommation de psychotropes. 55 % des détenu-e-s seraient ainsi pendant leur incarcération des consommateurs réguliers de tranquillisants et de somnifères. A leur libération, certain-e-s détenu-e-s sont devenus dépendant-e-s de tels produits et, ne pouvant plus s’en passer, sont obligé-e-s d’entreprendre une désintoxication. Enfin, selon le Dr Gonin, les suicides seraient en prison 6 à 7 fois plus nombreux que dans un même groupe d’âge en liberté. Cette fréquence conduit à des dispositions de prévention (en fait prévention tant du suicide que des agressions), telles que couverts peu coupants et difficilement aiguisables, médicaments distribués dilués dans des " fioles " pour empêcher leur stockage ou encore filets tendus entre les étages de la prison pour prévenir les chutes, volontaires ou non.

5.2.3. L’administration pénitentiaire face au sida

Accueillant des personnes " marginales " puisque délinquantes, la prison s’est rapidement trouvée confrontée au sida qui, après avoir été une maladie des classes culturellement dominantes, tend aujourd’hui à devenir caractéristique des populations victimes de l’" exclusion " et dominées socialement et économiquement. Comme nous l’avons déjà signalé, les toxicomanes, qui représentent une part non négligeable de la population incarcérée, forment la plus grande partie des personnes séropositives ou atteintes à l’intérieur des prisons. Leur présence parmi les autres détenu-e-s ou leurs interactions avec le personnel pénitentiaire ont, dès l’identification des premiers cas, suscité des réactions marquées le plus souvent par le rejet. Devant l’accroissement des dysfonctionnements liés à la confrontation à l’épidémie, l’administration pénitentiaire a pris ces dernières années une série de mesures destinées à gérer au mieux l’épidémie dans le cadre de la prison. Il peut être intéressant de revenir en préalable sur les conditions du traitement administratif de l’épidémie du sida tel qu’il s’est réalisé en France et de recadrer ainsi la situation pénitentiaire à l’intérieur du processus général d’émergence du sida au sein du champ politique-administratif français.

L’apparition du sida et sa prise en compte par les pouvoirs publics ont pris une forme particulière dans notre pays. On a ainsi pu observer que c’est avec un certain retard que le champ politique s’est saisi de la question du sida. Au cours des toutes premières années de l’épidémie (de 1981 à 1984 environ), le problème du VIH a été objet d’attention avant tout de la part du secteur médical et du monde associatif (avec le développement à partir de 1982 des associations de lutte contre le sida). Cette appropriation par le champ médical a contribué dans un premier temps à empêcher l’émergence du thème de l’épidémie dans le champ politique. Des médecins, en particulier des épidémiologistes, ont constitué la nouvelle maladie, dont les premiers cas ont été identifiés en France dès fin 1981, en problème de santé publique propre à être approprié, de manière technicienne et non politique, par l’administration centrale de la santé. Ainsi, c’est sur proposition du Dr W. Rosenbaum, un des premiers médecins à recevoir des malades du sida en France, que fin 1981 a été créé au ministère de la Santé un groupe de travail pluridisciplinaire d’étude et de surveillance de la nouvelle maladie. Les acteurs politiques, en particulier gouvernementaux, ont été tenus à l’écart de ce processus, et c’est dans le cadre exclusif d’une gestion administrative que le problème du sida a d’abord été capté par le secteur public. Le secteur administratif agit dans un cadre précis qui définit les limites de son action : limites budgétaires d’une part, et limites d’une action qui ne peut se réaliser que par circulaires ou arrêtés et qui a nécessairement besoin de l’intervention du politique dès lors qu’il s’agit de modifier une loi ou d’agir par décret. Cette gestion de l’épidémie par l’administration centrale de la santé a duré, de manière fort discrète, jusqu’en 1985 et, surtout, s’est limitée aux aspects proprement médicaux de la maladie : des textes d’information sur le problème du sida et sur la conduite à tenir dans les structures de soin (protection du personnel médical, surveillance épidémiologique) sont les seules actions publiques jusqu’au 23 juillet 1985, date à laquelle est publié un premier arrêté, qui rend obligatoire le dépistage de tout don de sang. Si la recherche épidémiologique et fondamentale a été un des principaux points forts de la politique menée ou soutenue par l’administration de la santé, cela s’est fait aux dépens d’autres aspects tels que l’information et la prévention au sein des groupes les plus concernés. Il a fallu l’arrivée de Michèle Barzach au ministère de la Santé en mars 1986 et la polémique sur les modes de transmission du VIH et les " sidatoriums " suscitée par le Front national à l’automne de la même année pour que soient mises en place, avec une timidité qui sera amplement critiquée par la suite, les premières campagnes d’information et de prévention du VIH du ministère de la Santé, et que soient votées les premières lois ayant spécifiquement trait au sida (vente libre des seringues, publicité sur les préservatifs, création des CDAG, etc.).

On peut également constater — et c’est le trait le plus pertinent pour notre propos — que les différentes populations statistiquement les plus touchées par le VIH ont été prises en compte et traitées différemment en fonction de leur degré d’intégration sociale : si les homosexuels, les hémophiles, les femmes enceintes ou le personnel soignant ont, dans les mois qui ont suivi l’identification des premiers cas français, suscité l’attention de l’administration de la santé (par exemple par le biais de circulaires sur les risques de transmission lors des relations entre malades et personnel soignant ou sur le dépistage des dons de sang ou d’organes), en revanche les segments les moins intégrés, tels que les prostitué-e-s, les toxicomanes et les prisonniers, n’ont été pris en compte qu’avec beaucoup plus de retard et avec un degré d’attention nettement moindre. Dans le cas qui nous intéresse ici, les premières circulaires concernant le VIH en prison datent seulement de 1989. Le stigmate du sida semble avoir été l’objet d’une représentation et d’un traitement social différents selon le degré de stigmatisation préalable des populations touchées, au point que certain-e-s militant-e-s de la lutte contre le sida ont pu dénoncer la distinction implicite établie entre " bons " et " mauvais " sida, entre " victimes innocentes " et " ceux qui l’ont bien cherché ". Les différents modes de transmission jouent un rôle prépondérant dans ce processus de division. Les personnes touchées au cours d’une transfusion sanguine, les enfants de mère séropositive ou le personnel soignant contaminé dans un cadre professionnel tendent à être perçus par le sens commun comme n’ayant eu qu’un rôle passif et surtout involontaire dans le processus de leur contamination qui apparaît en conséquence comme une fatalité dont ils sont les victimes irresponsables. En revanche ceux et celles qui doivent leur contamination à des pratiques considérées comme déviantes et moralement condamnables telles que l’homosexualité, la prostitution ou la toxicomanie, n’ont pas eu droit à la même compassion en ce que leur rôle dans le processus de contamination est perçu comme actif et volontariste. Il est hautement probable que c’est leur degré d’intégration sociale, fruit notamment des mobilisations passées, qui a permis aux homosexuels d’échapper, mais seulement dans une certaine mesure, à ce processus de stigmatisation. On peut à l’inverse constater que les détenus représentent de ce point de vue une catégorie stigmatisée et marginalisée en ce qu’ils n’ont bénéficié que très tardivement de l’attention des pouvoirs publics. L’administration pénitentiaire semble avoir été une des administrations les plus lentes à prendre en compte le problème du sida, alors que la population qu’elle gère est l’une des plus concernées par l’épidémie.

Pourtant, c’est très rapidement que les responsables en santé publique s’étaient rendus compte de l’importance prise par le sida en prison. Le rapport sur le sida demandé en 1989 par le ministre de la Santé de l’époque Claude Evin au professeur Claude Got avait identifié la plupart des conséquences de l’organisation carcérale sur la diffusion de la maladie. Il signalait les conséquences néfastes de l’occultation de la sexualité carcérale, notamment sous forme contrainte, et n’hésitait pas à relancer le débat sur l’opportunité de la mise en place de " parloirs sexuels " :

" Le débat sur les préservatifs mis à la disposition des détenus pour prévenir la transmission homosexuelle du VIH me paraît également une façon bien étriquée d’aborder le problème de la sexualité dans les prisons. Il est évident que s’il s’agit d’une homosexualité imposée, ce n’est pas le plus faible intellectuellement ou physiquement qui tendra son préservatif au violeur. Si cette homosexualité est librement consentie, on en arrive à ce paradoxe : c’est l’homosexualité, réglementairement réprimée, qui bénéficie d’une "organisation" et d’un soutien institutionnel.

" Comme il est difficile de demander à l’Administration d’organiser la transgression de sa réglementation, c’est le médecin qui remplace le distributeur automatique de préservatifs, le secret médical étant commode pour élever une barrière entre la règle et la pratique, barrière d’autant plus pratique que la prison étant un milieu totalement "transparent", aller demander un préservatif au médecin est une publication de son homosexualité. Il serait plus cohérent d’organiser la sexualité dans les prisons sans privilégier bizarrement l’homosexualité et de permettre une hétérosexualité lors des visites, sans la limiter à des acrobaties sur un tabouret. Les parloirs sexuels existent en Espagne, en Hollande, je ne vois pas pour quelle raison ils ne devraient pas exister en France. "

Les propositions du rapport du Pr. Got allaient pour les plus importantes d’entre elles connaître une application pratique immédiate (création de l’AFLS et de l’ANRS); en revanche, ses prises de position sur la prison allaient pour leur part rester ignorées.

La première véritable prise en compte de la question du VIH par l’administration pénitentiaire a pris la forme d’une circulaire, datée du 17 mai 1989, émanant des ministères de la Justice et de la Solidarité, de la Santé et de la Protection Sociale, relative aux " Mesures de prévention préconisées dans l’institution pénitentiaire dans le cadre du plan national de lutte contre le SIDA ". Ce texte — qui avait été précédé de la circulaire du 19 avril 1989 relative aux consultations médicales et hospitalières des détenus atteints par le VIH et à la contractualisation des relations entre les prisons et les CISIH — rappelle que le dépistage obligatoire à l’entrée en détention est exclu car inefficace et excessivement coûteux; en revanche le corps médical exerçant dans les prisons est incité à proposer " aux personnes mises sous écrou et exposées à des risques d’infection compte tenu de leur toxicomanie ou de leur comportement sexuel un sérodiagnostic de dépistage ". D’autre part, à cette action de dépistage s’ajoute un effort de prévention et d’information, tant au niveau des détenu-e-s qu’à celui du personnel pénitentiaire pour qui des formations spécifiques sont à mettre en place. Il est précisé que " les préservatifs doivent être disponibles auprès du service médical de l’établissement pour les détenus qui en font la demande ". S’il s’agit bien là d’une des premières réactions de l’administration pénitentiaire à l’épidémie, il faut néanmoins rappeler que, comme pour toute déclaration d’intention, son application concrète a pu en maints endroits être différée ou appliquée de façon seulement partielle, notamment du fait du manque de moyens.

L’affirmation du caractère volontaire du dépistage n’allait pourtant à l’époque pas totalement de soi. De nombreuses voix, en particulier dans le champ parlementaire, réclamaient l’institution de dépistages obligatoires pour différentes catégories de la population (voire de la population dans son ensemble), dont les prisonniers. De tels discours s’appuyaient sur les représentations du sens commun en même temps qu’ils contribuaient à les renforcer. Une enquête de l’observatoire régional de la santé Ile-de-France menée par questionnaire en 198723 indiquait que 74,6 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à un dépistage systématique des détenus. Cette option du dépistage obligatoire, qui a constitué un saillance du débat politique sur le sida pendant plusieurs années, répondait le plus souvent à des enjeux de compétition interne au champ politique et assez distants des réalités médicales de l’épidémie. Les propositions de dépistage obligatoire des détenus qui ont pu émerger à la fin des années 80 n’ont pas rencontré l’assentiment des spécialistes du fait des multiples inconvénients d’une telle politique. T.W. Harding a ainsi pointé certaines impasses et inconséquences de ce débat, tout en proposant des solutions plus concrètes mais qui n’ont guère reçu d’écho :

" On peut défendre cette approche "paternaliste" [le dépistage obligatoire] en arguant que les autorités de la prison sont directement responsables de la protection des détenus contre les conséquences de la promiscuité; dans les prisons, le risque de viol homosexuel est élevé. Néanmoins, on a l’impression nette que les partisans d’un dépistage systématique obligatoire des détenus cherchent des boucs émissaires pour des raisons politiques.
Annexes

Annexe 1

Les " parloirs d’amour ", une solution ?

Notre recherche voulait décrire " l’abus dit sexuel " en le construisant comme objet de recherche. Pour ce faire, nous nous sommes attardés à circonscrire le cadre d’exercice de l’abus, ses formes, la place qu’il occupe dans les rapports entre détenu-e-s, entre détenu-e-s et surveillant-e-s, les difficiles comparaisons entre hommes et femmes. Chemin faisant, nous avons présenté l’hypothèse de permanence et réfuté l’hypothèse sexologique. Cela aboutit clairement au fait qu’on ne devient certainement pas abuseur en prison par manque sexuel.

Le fait de considérer que le violeur soit nécessairement un monstre, ou un alcoolique, ou un homme en manque sexuel appartient au mythe sur le viol ; mythe qui légitime et déresponsabilise les abuseurs pour, in fine, culpabiliser et faire taire les victime d’abus sexués. Nous l’avions démontré pour les violeurs en 19881, nous l’avons remontré ici.

Autrement dit, de notre avis de sociologues, spécialistes des rapports de genre, de la construction du masculin, n’en déplaise à beaucoup de gens, ce n’est pas en instaurant des parloirs sexuels que l’on supprimera les abus dits sexuels en prison !

N’empêche . Depuis le début de cette étude, y compris auprès de certains financeurs, étude sur les abus dits sexuels et " parloirs d’amour ", " parloirs sexuels ", " parloirs intimes ou familiaux " (suivant les différentes énumérations rencontrées) sont toujours lié-e-s. On comprend l’interêt de certain-e-s. Pour les militant-e-s des droits de la personne, si l’étude scientifique arrive à montrer qu’instaurer des parloirs intimes permet de limiter la propagation du sida, évite les abus, la science est alors convoquée pour pallier aux difficultés de l’action collective. Car, si nous avons bien compris les diverses parties en cause, l’administration pénitentiaire réfléchit beaucoup aux parloirs familiaux — on le détaillera plus loin — mais ne semble pas pressée d’y répondre. Le même raisonnement vaut d’ailleurs pour ces dizaines de surveillant-e-s rencontré-e-s, qui de manière sans doute légitime se plaignent des images vues à travers les caméras de surveillance des parloirs. Surveillants qui seraient favorables à ce que cesse l’injonction paradoxale dans laquelle on les a placé-e-s. On les comprend.

Quant aux familles, femmes et hommes, compagnes et compagnons des détenu-e-s, et pour les détenu-e-s eux/elles mêmes, sans toujours lier la question de l’abus à celle des parloirs, ils/elles sont favorables à la suppression de cette " double peine " : privation de liberté et privation de sexualité choisie. Beaucoup sont venu-e-s témoigner auprès des chercheurs dans ce sens. Beaucoup nous ont donné des éléments sur les abus vécus en pensant apporter leur pierre à l’édifice réformé que serait une prison avec parloirs intimes. Eux, elles — et ils/elles nous en ont donné maintes preuves que nous avons reproduites — problématisent à leur manière les parloirs : quid des prostitué-e-s, qu’en sera-t-il des rencontres entre couples homosexuels au vu de l’homophobie ambiante et des abus subconséquents ? Combien de temps est-il nécessaire de se retrouver pour essayer de gommer les effets immédiats de l’incarcération ? Des femmes se sont même interrogées, en notre présence, sur le risque de perpétuation de violences domestiques dans le cadre de ces rencontres.

Dès que l’on quitte le misérabilisme ambiant, la victimologie de bon aloi, surgissent des questions transversales aux rapports sociaux de sexe qui s’exercent dans la prison et à l’extérieur. Puisque des abus existent dans la prison, qu’est-ce qui garantit qu’ils ne s’appliquent pas aussi, avec d’autres formes, contre ceux et celles qui viendraient dans ces parloirs ? Nous avons assez entendu d’hommes violents tenter d’expliquer et de justifier leur violence par le stress, les conditions de travail difficiles pour ne pas être inquiets à minima. On ne peut d’ailleurs que regretter que les expériences québécoises de travail avec les hommes violents incarcérés ne soient pas mises en place en France.

Bref, les luttes pour obtenir des parloirs intimes qui paraissent légitimes et celles contre les abus qui sont tout autant légitimes ne sont pas forcément identiques terme à terme.

Nous avons donc décidé, comme dans le rapport de recherche, de maintenir en annexe cette partie sur les parloirs sexuels.

Une seule prison, en France, offre la possibilité aux prisonniers masculins d’avoir des rapports sexuels avec leur compagne. Il s’agit de la prison de Casabianda, en Corse, qui doit cette particularité à sa spécificité d’établissement à caractère " ouvert " et qui dispose d’un local spécialement aménagé pour que les détenus puissent y recevoir leur famille. Dix ans après la mise en place de cette expérience, aucun bilan officiel n’a été rendu public à notre connaissance et l’administration pénitentiaire n’a pas pris position pour étendre cette expérience à d’autres lieux de détention. Pourquoi la possibilité d’avoir des rapports hétérosexuels n’a-t-elle pas été étendue à d’autres lieux de détentions ? Selon l’ex-magistrat Jean Favard, si cette possibilité paraît difficilement envisageable actuellement dans la plupart des maisons d’arrêt françaises en raison des problèmes de sureffectifs, il n’y a en revanche rien dans les textes législatifs français qui s’oppose à l’ouverture de " chambres conjugales " dans les établissements pénitentiaires. Favard souligne que " le plus surprenant dans tout cela, c’est qu’aucun texte n’interdit de telles rencontres qui étaient d’ailleurs monnaie courante dans les prisons françaises au 19ème siècle, au moins pour les détenus politiques autorisés à recevoir des visites familiales dans leurs cellules ".

Le même auteur considère qu’il y a à travers la privation de sexualité une entrave au droit de la personne détenue, en regard des règles européennes de détention et de la Convention européenne qui consacrent le droit au respect de la vie privée et de la vie familiale, et fait remarquer que cette privation " frappe une autre personne qui, elle, n’a pas été punie ".

Les exemples — souvent fantasmés — de pays étrangers ayant mis en place dans leurs prisons des " parloirs sexuels " sont fréquemment cités lors des entretiens avec des (ex) détenus pour appuyer la dénonciation du caractère injuste de la privation de relations familiales imposée en France et servent d’argument à la revendication d’un droit à une sexualité carcérale :

" [La sexualité] manque cruellement, quoi, je trouve par rapport à un pays comme la France qui se dit un pays des droits de l’Homme, mon cul quoi. Je veux dire en Hollande, il y a des parloirs sexuels quoi, des parloirs avec la famille, parloir familial, tu peux recevoir ta famille. "

Des dispositifs permettant à des détenus de bénéficier de moments d’intimité avec leur famille existent effectivement dans plusieurs pays, mais les conditions de ces visites sont extrêmement variables. Les deux exemples les plus significatifs sont ceux de l’Espagne et du Canada. Dans le premier pays, le système dit du " vis-à-vis " permet une visite non surveillée d’une durée de deux à trois heures, se déroulant dans une pièce munie d’un lit et de sanitaires. Ce système est toutefois vivement critiqué : sa destination explicite à des relations sexuelles entre un-e détenu-e et une tierce personne le font considérer comme une commodité fonctionnelle, " hygiénique ", considérée comme dégradante tant pour le/la détenu-e que pour ses visites. Au Canada a été instauré le système des " visites familiales privées ", qui sont destinées aux détenu-e-s condamné-e-s à une peine de plus de deux ans et qui ne bénéficient pas d’autorisations de sortie temporaire. Elles consistent en des rencontres avec les membres de la famille (parents, compagne, enfants, frères et s .urs...) ou des proches, sans surveillance pénitentiaire directe, dans des pavillons ou mobil-homes situés hors-détention mais sur le site pénitentiaire. Ces rencontres sont conçues comme des mesures d’insertion accordées par la direction après examen de leur pertinence pour le cas particulier du détenu concerné. Si une évaluation a permis de noter une satisfaction à l’égard du dispositif, tant en termes de gestion de la détention (satisfaction du personnel) que du maintien des liens familiaux (satisfaction des familles et des détenus), des problèmes liés au fonctionnement sont apparus, notamment en ce qui concerne le passage de drogue ou une mauvaise préparation à la rencontre, qui peut déboucher sur des violences familiales pendant la visite. Aujourd’hui, 90 unités de visite familiale privée existent au Canada et concernent 5 500 détenus.

Si les parloirs intimes ne sont pas prêts à être mis en place en France dans l’immédiat, ils n’en constituent pas moins un thème récurrent dans nos entretiens et une revendication fréquente des ex-détenus. Mais un ancien prisonnier qui évoquait ce thème en le reliant au problème de l’abus sexuel, affirmait que le silence sur l’abus permettait à l’institution de ne pas avoir à se pencher sur le problème du " droit à la sexualité " des détenus :

" Mais de toute façon pour qu’il y ait des sanctions il faut que l’homosexualité soit reconnue et je crois que l’administration pénitentiaire devrait surtout pas la reconnaître aussi parce que si on la reconnaissait il y aurait évidemment, on commencerait à parler de sexe et ce qu’il faut faire pour que les gens aient une sexualité normale. Enfin si on veut en tout cas, on poserait en tout cas la question, doivent-ils ou ne doivent-ils pas avoir une sexualité normale alors qu’il ne faut même pas que la question soit posée, c’est pas dans le règlement. "

La mise en place de " parloirs sexuels " pose un certain nombre de problèmes pratiques et éthiques, parmi lesquels celui du recours à la prostitution. Pourquoi, après tout, les détenus mariés seraient-ils les seuls à pouvoir prétendre à une vie sexuelle malgré leur incarcération ? Les célibataires ou les isolés ne pourraient-ils pas bénéficier des services de prostituées ? Ces questions, qui pourraient paraître triviales, prennent un autre relief quand on constate que certains détenus parviennent à obtenir des services sexuels lors de leurs parloirs dans des conditions pouvant être rapprochées de la prostitution. Force est de constater que ce n’est pas parce qu’un individu est soumis au cadre contraignant de la prison qu’il ne peut exercer des pressions sur sa compagne ou sur une autre visiteuse pour obtenir des services sexuels que celle-ci n’est pourtant pas disposée à lui offrir. L’anecdote racontée ci-dessous — par une femme exerçant la prostitution — est à ce titre significative :

" Il y a un copain qui est à Z, mais je sais que ma belle soeur est allée le voir une fois en tant qu’amie simplement et c’était au milieu de tout le monde et lui, lui a dit " En tant que copine depuis X années, tu ne peux pas me faire une petite fellation ?" et elle m’a dit, ça s’est fait pour lui faire plaisir (...) C’est vrai que c’était juste un copain de X années. "

De même, comme le laisse entendre l’exemple canadien des unités de visites familiales privées, l’instauration de dispositifs de rencontre entre détenus et leurs compagnes n’efface pas les problèmes de domination à l’intérieur du couple. En réalisant des entretiens avec des épouses ou des s .urs de détenus, nous avons pu constater à plusieurs reprises que certaines pouvaient également vivre cette détention comme un arrêt des agressions ou dominations exercées par un conjoint ou un frère violent, et ne sont pas forcément disposées à accueillir favorablement la perspective d’un dispositif de visites familiales. A rebours de visions victimologiques de la prison et des détenus, il faut prendre en compte que pour certaines personnes, l’incarcération d’un époux ou d’un parent violent ou dominateur constitue une forme de libération :

" I : L’incarcération de tes frères représentait quoi pour toi et tes soeurs ?

" R : Pour nous ça représentait une liberté le fait qu’ils soient enfermés, mais bon on pouvait être libres, vivre dans notre paix, on pouvait un peu se libérer de nos angoisses qu’on avait de les voir (...) Le pire c’est pas d’avoir à faire face à leur coups de violence, à une claque, à un coup de ceinture, mais c’est par rapport aux mots, c’est les mots qui faisaient mal, donc nous on était... quand ils étaient à l’extérieur on souhaitait le fait qu’ils soient à nouveau incarcérés. Eux ils étaient libres, ils étaient à l’extérieur, ils étaient plus incarcérés mais c’était nous les filles, moi, mes quatre frangines, on avait l’impression d’être incarcérées à notre tour... " (soeur de détenus).

Certaines femmes, pour ne pas avoir à effectuer de service sexuel à contre-coeur ou contre leur gré à leur mari détenu, sont contraintes d’adopter diverses stratégies d’évitement telles que, par exemple, venir à la visite accompagnées de leur enfant :

" Moi je vais le voir à peu près tous les mois, mais tous les mois j’emmène mon fils, donc à ce moment là il ne se passe rien, à part quelques bisous " (femme de détenu).

D’autres femmes, à l’inverse, souhaiteraient pouvoir disposer de possibilités de rencontre plus intimes avec leur compagnon incarcéré que ne le permet le système actuel des parloirs et réclament la mise d’espaces spécifiques à cet effet. Dans la citation qui suit, c’est davantage l’insatisfaction devant les possibilités de rapports sexuels qu’offrent les parloirs " classiques " et la présence des surveillants pendant les moments d’intimité qui motive une telle revendication :

" Moi je le [la mise en place de " parloirs intimes "] revendique et , d’abord je vais faire un dossier là dessus et après j’aimerais aller un peu plus loin que faire un dossier qui dorme après dans un placard et qui prenne la poussière. J’ai envie que ça monte au gouvernement et que les gens en parlent. Donc c’est peut-être très long mais, parce que je trouve, par exemple quand on se fait prendre en flagrant délit, même pas en pleine relation sexuelle, on nous met dans une..., déjà on est très mal à l’aise, déjà . Pour un homme ce n’est pas tout à fait pareil, un homme c’est un homme, mais une femme quand on se fait prendre, on a vraiment l’impression d’être une moins que rien, passer aux yeux du gardien comme une moins que rien et quand vous repassez une semaine après, que vous repassez devant le même gardien et qu’il vous regarde à deux reprises pour faire ressentir que c’est bien vous, qu’il se rappelle bien de vous, ce n’est pas très... " (compagne de détenu).

La demande de parloirs sexuels semble correspondre pour certains détenus à un moyen de surmonter l’angoisse de l’infidélité potentielle de leur épouse. Ce que nous avons appelé l’hypothèse sexologique, correspondant à une représentation de la sexualité en termes de besoins fonctionnels, est cette fois rapportée à la situation de l’épouse, elle aussi perçue comme ayant besoin de pallier à un manque en rapports sexuels. Des parloirs intimes permettraient en effet de remplir les " besoins " sexuels de chacun des membres du couple. On peut alors interpréter la demande de rapports sexuels avec l’épouse ou la compagne comme un instrument de réappropriation et de contrôle, par le détenu, d’une disponibilité sexuelle qui lui échappe pendant le temps de l’incarcération. Le droit à la sexualité revendiqué par certains prisonniers paraît alors être une revendication de maîtrise minimale du comportement sexuel de leur femme. Il est à noter, dans la citation qui suit, et à l’appui de la représentation fonctionnelle et comptable de la sexualité, que la demande de relations avec l’épouse est légitimée par la diffusion de films pornographiques, et posée en quasi-équivalent avec elle :

" A la limite, si on accepte de montrer des films de cul, pourquoi pas créer un truc où les gens pourraient recevoir leur famille propre quoi [ .] Ça marcherait dans le sens où le mec il dirait "Bon, ma femme ne se fait pas tripoter ou elle ne se fait pas sauter parce qu’elle en a marre d’attendre". Deuxièmement, ça continuerait quand même à solidifier les liens, parce que quand tu vis avec quelqu’un, il y a l’amour physique, il y a tout un tas de trucs qui rentrent en jeu. Si il n’y a pas d’amour physique, le couple se détruit, il n’y a plus de couple. Un couple, c’est un ensemble de choses, si il n’y a pas d’amour physique, ça ne peut pas durer, ça ne durera jamais. Ce qui fait que, si il y avait ça déjà, ça donnerait au mec un poids en moins, déjà un souci en moins en disant "voilà, elle ne me trompera pas, elle restera encore avec moi, elle m’attendra parce que je lui apporte au moins le minimum de ce que je peux lui apporter" "

A l’inverse, d’autres témoignages insistent sur l’insatisfaction qui résulterait d’une conception fonctionnelle-sexologique des visites familiales intimes, et mettent en valeur la dimension dégradante et la carence affective qui en résulterait :

" Dans le fond, il y a quelque chose qui me gêne, c’est... Je m’imagine mal, recevant ma copine en prison, dans un endroit préparé pour faire l’amour. Bon c’est-à-dire, si ça laisse une possibilité de faire l’amour ou non si tu en as envie ou pas, c’est-à-dire que ça ne soit pas un lit seulement au milieu d’une cellule, tu vois .. Mais un lieu de vie ou de rencontre où tu aies la possibilité de faire l’amour si tu en as envie, oui, mais maintenant quelque chose d’aménagé spécialement pour faire l’amour... Je veux dire la liberté de faire l’amour ou pas en prison, oui, mais le fait qu’on t’amène ta copine dans une pièce avec un lit au milieu et qu’on referme la porte sur toi, en pensant ou en te disant : "bonne bourre". Tu vois ça c’est pas possible, parce que entre faire l’amour avec son amie et le sexe, il y a une différence, je veux dire que quand tu fais l’amour à ton amie, tu ne te rends pas compte que tu as des besoins sexuels. Tu fais l’amour parce que tu as envie de faire l’amour. Quand tu es en prison que tu n’as pas ta copine près de toi, tu te rends compte que tu as des besoins sexuels, pas des envies de ton amie. Pas des envies de faire l’amour avec ton amie, un besoin sexuel (...) C’est comme une envie d’aller aux chiottes, je veux dire que tu as une érection parce que tu n’as pas de rapports depuis x temps, c’est malgré toi, c’est un besoin. "

" Si tu veux, je veux dire si déjà il y avait une cellule où on puisse être seuls même si c’est pas la tienne habituelle mais que tu peux recevoir quelqu’un mettons trois heures au lieu d’une demi-heure, et qu’en fait, tu puisses aussi bien parler dans cette cellule que faire l’amour parce que admettons, il y a un lit mais que le gardien quand il ferme sa porte, bon ben même si pour lui c’est une évidence, c’est pas forcément ta femme que tu reçoit, ça peut être une amie, ça peut être ta soeur, ça peut être... tu vois."

" Moi je refuserais qu’il y ait des parloirs intimes à la prison. Ce n’est pas un lieu pour faire l’amour et rien que de penser que je fais l’amour à la prison, je ne pourrais pas faire l’amour. Ma femme mérite mieux que ça, que faire l’amour dans une prison. "

La rencontre avec l’épouse est aussi perçue comme une mise à distance de l’univers carcéral, d’où la nécessité d’un espace temporaire d’indépendance, d’un lieu à part. Ce ne sont alors pas tant les rapports sexuels qui sont revendiqués que l’accès à un endroit " tranquilou ", c’est-à-dire où le poids de l’institution pénitentiaire et la présence des surveillants seraient comme mis entre parenthèses :

" Mais c’est vrai que si il y avait un minimum de vie affective, je ne demande pas, pénétrations tout le temps, non, des câlins. C’est-à-dire un endroit où tu peux te trouver tranquilou sans que, bon, qu’ils regardent à la limite, bon, on ne sait jamais, mais non, je ne suis même pas d’accord, à la limite que l’on fouille la femme de fond en comble, que ce soit une femme qui la fouille et qu’après on laisse pendant une demi-heure, une heure. "

Pour certaines femmes de détenus, ce sont les conditions sanitaires des visites qui sont parfois la principale préoccupation :

" En termes d’aménagement de temps, un minimum d’une heure quand même, mais en termes d’espace, je ne sais pas du tout, mais c’est vrai que ce serait super s’il peut y avoir un matelas ou quelque chose ., je veux dire un lit, mais c’est au niveau hygiène que ça pourrait poser des problèmes quoi. Quand on voit, sur un autre plan, les parloirs, quand on arrive, comme il y a des distributeurs de café, de boissons, que c’est plein de gobelets, que c’est plein de machins . On se demande à ce moment là comment pourrait rester une chambre d’amour après le départ de certaines personnes. ( .). L’idéal ce serait un minimum un point d’eau, un bidet ou un lavabo, ou une douche, ce serait un miracle. Oui ou même avec un drap jetable que l’on prendrait à l’entrée et qu’on reposerait à la sortie, je ne sais pas un genre de chose comme ça. Parce que moi toutes les fois que j’ai eu pensé à ce genre de chose, c’était au point de vue hygiène que je me disais "Mais comment ça pourrait être ?", c’est insensé. C’est vrai qu’une petite chambrette, une petite machine, même si les murs sont tous gris, je ne pense pas que c’est de réelle importance " (femme de détenu).

Nos entretiens et discussions avec des personnels pénitentiaires ne laissent pas percevoir d’unanimité sur la question. Si certain-e-s surveillante-e-s sont radicalement contre une autorisation, implicite ou explicite, à une intimité familiale accrue au bénéfice des détenu-e-s, et réclament une stricte application de l’interdiction des attouchements sexuels, il est cependant notable que dans leur grande majorité les personnels pénitentiaires estiment que de tels dispositifs sont nécessaires. Mais ce ne sont pas tant des arguments humanitaires qui sont mobilisés pour appuyer cette demande que les effets des contraintes que créé la situation actuelle de libéralisme dans les parloirs. De nombreux surveillants se plaignent du rôle de voyeurs que le contrôle des interactions entre les prisonniers et leurs visiteuses leur fait jouer. Dans des établissements où le déroulement des parloirs est contrôlé par vidéo, certains se plaignent d’être obligés de " regarder des films pornos toute la journée ". Les interactions avec les détenus ou les compagnes de ceux-ci sont considérées comme présentant un risque permanent de perdre la face, et créatrice d’embarras. La surveillance des parloirs devient ainsi pour eux ce que Goffman appelle une " sale besogne ", aboutissement d’une contradiction entre la nécessité de sauver les apparences et la situation réelle. Les surveillants se trouvent en position de devoir surveiller, par nécessité professionnelle, des actes et des pratiques que les valeurs morales interdisent pourtant de contempler. Ce que dénoncent essentiellement les surveillants, c’est le manque de directives officielles de l’administration pénitentiaire qui, selon eux, préfère " ne rien voir " et " faire comme si ça n’existait pas ". La recherche menée par Chauvenet, Orlic et Benguigui a recueilli des propos similaires à ceux que nous avons pu entendre auprès de surveillants :

" Les parloirs, c’est atroce. Vous surveillez... On ferme les yeux. Il me tarde qu’ils aient des parloirs sexuels ; franchement j’en ai marre d’être voyeur. "

" Le parloir c’est une hantise. Si on laisse faire, il y a les caméras ; si le gradé, le directeur le voit... bonjour ! On devrait faire des parloirs sexuels le plus vite possible. "

Il est également à noter que ce sont des contraintes de façade et les risques de sanction hiérarchiques, davantage que des directives officielles, qui imposent aux surveillantes un contrôle beaucoup plus strict des parloirs dans les prisons pour femmes. L’éventualité qu’une détenue tombe enceinte dans le cours de sa détention constituerait un coûteux aveu de dysfonctionnement pour lequel les surveillantes appréhendent d’être sanctionnées.

" Chez les femmes aussi, il y a l’histoire de la grossesse, imaginez qu’une femme qui est enfermée depuis un an, elle a parloir et elle est enceinte et bonjour les dégâts après, enfin pour les surveillantes, pour notre façon de travailler et tout, donc, on est assez vigilante là dessus. Et à part les petits bisous sur la bouche, c’est tout, c’est toujours chacun sur sa chaise et les mains pas trop balladeuses " (surveillante en maison d’arrêt).

" On peut se prendre la main, s’embrasser, faire passer les enfants de l’autre côté, oui, quand même. Mais c’est vrai que chez les femmes on est beaucoup plus strict que chez les hommes, parce qu’on a toujours la peur, si jamais, parce qu’il paraît qu’il s’est passé des trucs comme, c’était avant, je ne sais pas comment ça a pu se faire d’ailleurs, si jamais une femme se retrouve enceinte alors qu’elle est en prison depuis tant de temps, là c’est nous qui sommes en cause, quoi, c’est clair. Donc, c’est vrai qu’on est beaucoup plus strictes que par rapport aux hommes " (ex-surveillante en maison d’arrêt et centrale).

Il s’avère également que le " droit à la sexualité et à l’intimité " a, jusqu’à la fin des années 70, été très rarement évoqué dans les revendications collectives des détenus. Christophe Soulié, détenu pendant cette période, relève par exemple dans son ouvrage Liberté sur parole6 cette absence parmi les onze points de revendications du manifeste du Comité d’action des prisonniers (C.A.P.). L’auteur repère l’apparition de cette revendication lors de l’intervention de S. Livrozet, lui même alors détenu :

" En 1978, Serge Livrozet constate une absence de taille dans le manifeste : le droit à la sexualité. Il se rend compte qu’aucun prisonnier, au cours des innombrables révoltes, ne l’a revendiqué. Pour lui, c’est le révélateur d’une profonde aliénation : "Ce qui me turlupine, c’est la conclusion à tirer de ce quasi-silence général à propos de la vie sexuelle des détenu(e)s ( .) La force de l’habitude, du pouvoir, de la répression et des textes est parvenue à occulter en nous, prisonniers et ex-prisonniers l’idée élémentaire que l’activité sexuelle est indissociable de la vie humaine, de la vie tout court. Les réducteurs de têtes et d’aspirations qui nous gouvernent sont parvenus à tuer en nous le désir du désir ( .) Dans l’esprit des gens de la rue, mais aussi dans les nôtres, s’est forgée l’idée, inacceptable de sang froid, que la prison égale l’absence de liberté et tout autant d’activité sexuelle. Dès lors, les détenu(e)s ne sont plus seulement malades d’une libido refoulée; ils (elles) le sont encore d’avantage par l’acceptation de ce refoulement". "

Ce constat ne correspond guère aux discours revendicatifs recueillis lors de notre enquête, ou tout au moins aux discours masculins. Pour les femmes détenues, cet élément demeure actuellement quasi-systématiquement absent, comme si une parole sur la sexualité était pour elles peu autorisée, l’absence de sexualité semblant être envisagée comme allant de soi. Il en est de même pour les actions revendicatives collectives des femmes détenues qui sont quasi inexistantes. En prison comme ailleurs, les constructions sociales des genres interviennent en disposant les femmes à une soumission résignée les excluant de l’action collective.

Les détenus ne sont pas seuls à demander l’instauration de dispositifs destinés à des rencontres intimes entre les détenus et leur famille. Plusieurs organisations humanitaires se consacrant à la lutte contre la torture et à la défense des droits de l’homme ont intégré ce type de revendications à leur programme. Leur principal objectif est d’obtenir l’application des textes et résolutions internationaux définissant les droits des personnes incarcérées, notamment ceux aux maintien des relations avec les proches et la famille. Tel est par exemple le cas du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) qui, après avoir constaté que des relations sexuelles ont lieu et sont tolérées " dans les parloirs pour détenus masculins dans des conditions qui n’assurent pas une intimité minimale envers les autres détenus et leurs visiteurs ( y compris les enfants) ", demandait en 1991 à l’administration pénitentiaire française qu’elle rende possible aux détenus de recevoir des visites prolongées afin de pouvoir poursuivre des relations familiales et affectives (Y compris sexuelles) " dans des conditions qui respectent la dignité humaine " et " aussi voisines que possible de la vie courante, favorisant ainsi le maintien de relations stables ".

La direction de l’administration pénitentiaire, de façon fort discrète il est vrai, a entamé une réflexion sur les conditions de mise en place d’" unités de séjours familiaux ", ou d’" unités de visites familiales ", dans les prisons françaises. Un groupe de travail a été organisé à cet effet en septembre 1994 (en même temps que l’administration pénitentiaire mettait en place un autre groupe de travail sur le rétablissement de l’interdiction de rapports sexuels dans les parloirs), qui a remis son rapport en juin 199510. Il est à remarquer que ce n’est pas la première fois qu’une réflexion sur ce thème est engagée par le ministère de la Justice.

En 1985, un rapport demandé par le Garde des Sceaux Robert Badinter à la commission architecture-prison préconisait la réalisation de studios dans l’enceinte des prisons devant permettre aux détenu-e-s d’y recevoir leur famille en dehors de la surveillance du personnel pénitentiaire. Cette proposition devait être appliquée à titre expérimental par la construction des centres de détention de Mauzac et du Val-de-Reuil, mais l’alternance politique allait mettre fin au projet, le nouveau ministre de la Justice A. Chalandon s’y montrant nettement moins favorable. La surpopulation, les coûts induits et le danger de surenchère des prisonniers, du fait de l’implantation d’un tel dispositif dans un seul établissement, furent ses principaux arguments à l’appui de ce refus de mise en place. Le problème des visites familiales n’a pas pour autant été oublié, et il a continué à hanter au cours des années suivantes toute réflexion sur les conditions de détention. En 1989, un rapport remis par G. Bonnemaison incitait à " réfléchir en concertation avec le personnel pénitentiaire, au maintien dans les établissements longues peines des relations affectives et sexuelles des détenus ". En 1992, le rapport du groupe de travail de l’administration pénitentiaire sur la gestion des longues peines proposait de compenser l’absence de permission de sortir, touchant les détenus frappés de longues peines par l’organisation de visites à caractère familial et d’une durée prolongée, et préconisait la création d’espaces privatifs à destination de tels détenus.

En termes strictement juridiques, il n’existe pas de consécration juridique d’un droit à une vie sexuelle des détenus. A ce jour, d’ailleurs, la Cour et la Commission européennes des droits de l’Homme n’ont pas reconnu l’existence d’un droit à la sexualité spécifique, même pour les personnes libres. Par contre, une jurisprudence existe en matière de droit au respect de la vie familiale, et la Commission européenne a affirmé qu’il est " essentiel au respect de la vie familiale que l’Administration Pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche ". De plus, il est à noter que le maintien des liens familiaux est un des axes majeurs de la mission de réinsertion du service public pénitentiaire, comme l’affirme l’article D 402 du CPP : " En vue de faciliter le reclassement familial des détenus à leur libération, il doit être particulièrement veillé au maintien et à l’amélioration de leurs relations avec leurs proches, pour autant que celles-ci paraissent souhaitables dans l’intérêt des uns et des autres. "

En se fondant sur une approche centrée sur la réinsertion du détenu, plutôt qu’en termes de " droit à la sexualité ", le groupe de travail a proposé l’instauration dans les établissements pénitentiaires de " lieux privatifs permettant à la famille, dont l’un des membres est détenu, de vivre intra-muros pendant un certain temps toutes les dimensions de la vie familiale, de la préparation de ses repas à un sommeil partagé en passant par des rapports amoureux "11. Les autorisations à accéder à de telles rencontres familiales, d’une durée maximale de 48 heures et organisées comme une modalité particulière de l’exercice du permis de visite, seraient délivrées par le chef de l’établissement pénitentiaire pour toute la durée de la détention, mais avec la possibilité de sanction en cas d’incident en lien avec le déroulement de la visite.


Origine : http://www.europrofem.org/02.info/22contri/2.07.fr/livr_dwl/prison/prison.htm