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Mondialisation du capital et militarisme : les interelations
Claude Serfati


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Date: 4 Avril 2003
Subject: [multitudes-infos] Serfati
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Lu dans le bulletin d'ATTAC un intéressant article de Claude Serfati (un économiste spécialiste de l'économie d'armement)


Mondialisation du capital et militarisme : les interelations
Par Claude Serfati.


L'objet de ce texte est de préciser mon point de vue sur quelques relations qui existent entre la mondialisation du capital et le développement du militarisme et de mettre ainsi en perspective la nouvelle étape - la "guerre sans limites" - qui s'est ouverte en ce début de siècle. Après avoir atteint des niveaux stratosphériques au cours des années quatre-vingts (plus de 50% de hausse) , les dépenses militaires mondiales ont massivement baissé de la fin de la décennie 80 à la fin des années 90.  Ensuite, un cycle de hausse de dépenses militaires s'est de nouveau mis en route : entre 1998 et 2001, les dépenses militaires mondiales ont augmenté de 7% en dollars constants (source : SIPRI) . Ces données ne prennent pas en compte l'évolution des budgets militaires depuis le 11 septembre 2001[1]. Le début du siècle ouvre une ère d'accroissement considérable et assez général d'augmentation des dépenses militaires. En France, dans l'indifférence presque générale, les parlementaires ont voté à l'automne 2002 une loi de programmation militaire (2003-2008) qui prévoit une augmentation des dépenses d'équipement  (d'un montant moyen de 14,84 milliards d'euros 2003 par an entre 2003 et 2008 contre 12,27 en 2001, soit une augmentation de + 20%) .

L'hypothèse qui est proposée dans cette note est que l'humanité est aujourd'hui confrontée aux plus graves dangers, au sens où des fractions entières de la population mondiale sont confrontées à la
question de leur simple survie et de leur reproduction. Ce ne sont plus les populations vivant "aux marges" qui sont concernées, mais des pays considérés dans les décennies passées comme des économies émergentes, ainsi que l'atteste le sort des populations d'Argentine au terme d'une décennie de politique néolibérale. ATTAC prend au sérieux et combat avec obstination les conséquences pour les populations du sud de la généralisation des droits de propriété, qui incluent
désormais ceux portant sur les processus du vivant. Il est de la plus haute importance de considérer dans ce contexte général la machine infernale, technologiquement perfectionnée et politiquement brutale, que l'Administration Bush a mise en place.

La décision de guerre contre l'Irak ne peut être seulement imputée à un "clan" irresponsable et intégriste religieux. Certes, l'équipe présidentielle a été épurée de ses éléments les plus "modérés" qui appartenaient à l'équipe de Bush père. Certes les attentats du 11 septembre 2001 ont donné des marges de manouvre inespérées à G.W. Bush pour mener à bien son programme. Il reste que le programme de "guerre sans limites" doit être compris comme le produit complexe de différentes facteurs. J'en recense trois qui me paraissent essentiels et complémentaires :
- une hégémonie sans doute sans égale dans l'histoire des derniers siècles[2]. La politique de Bush a provoqué un changement d'échelle dans des processus de militarisation et d'interventions militaires qui étaient déjà en cours dans la décennie quatre-vingt dix ;
- l'existence d'un système militaro-industriel qui s'est durablement enraciné dans les décennies d'après-guerre et a connu au cours de la décennie quatre-vingt-dix une régénération substantielle, en
particulier grâce à son alliance plus resserrée avec les organisations du capital financier (les "marchés financiers")  ;
- les contradictions d'un régime d'accumulation fondé sur des politiques néolibérales et l'extension de la mise en ouvre de "marchés" . Derrière ce terme transformé en concept mais en réalité amorphe, il faut précisément entendre aujourd'hui l'imposition de droits de propriété du capital rentier qui ont provoqué la dévastation de nombreux territoires et fini par entraîner l'économie américaine dans la crise bien avant les attentats du 11 septembre 2001 (l'entrée en récession selon les indicateurs officiels date du 3° trimestre 2000 et certains "fondamentaux" suggèrent que le retournement se situerait en fait vers 1997) .
Compte tenu de l'objet de cette note, il n'est pas nécessaire de détailler le contenu de ces trois points[3]. Prenons les brièvement dans cet ordre ces trois catégories de facteurs pour en montrer
quelques enjeux pour la réflexion du d'ATTAC. Concernant les dimensions géopolitiques, il est relativement aisé, singulièrement en France, de faire partager cette idée d'hégémonie des Etats-Unis. La qualification d'"empire" - qui dans un autre cadre analytique, pourrait être assez proche d'un super- (ou mono- ?) impérialisme - est-elle la plus appropriée ? La discussion pourrait sembler un peu superflue, elle peut toutefois sous certaines conditions porter des conséquences quant aux orientations d'ATTAC. Quelle est, par exemple, la place des autres grands pays, et particulièrement de la France dans la configuration géopolitique actuelle ? Où situer l'action des ONG, d'ATTAC contre la militarisation et les guerres qui déchirent l'Afrique et exterminent leur population ? Quelle est la relation entre ces drames et la "Franceafrique" qui constitue un trait permanent de la diplomatie, de l'économie et de la politique de la France?
Le rôle des système militaro-industriels dans la militarisation de la planète au cours des décennies passées est très important. Pour des raisons évidentes, le système militaro-industriel américain occupe une place déterminante. Il détient une puissance qui a peu à voir avec celle qui a pu être véhiculée dans le passé par l'image des "marchands de canons". Les mécanismes économiques et politiques propres aux décennies d'après-guerre l'ont durablement enraciné dans l'économie et la société des Etats-Unis. Au cours de cette période, le système militaro-industriel américain a fortement influencé certaines trajectoires technologiques qui ont donné naissance à des industries civiles majeures (aéronautique, espace, électronique au sens large) .
Sa régénération au cours des années quatre-vingt dix a fortement contribué au processus de militarisation dont on voit aujourd'hui un résultat dramatique (nullement son terme) .Le rôle central joué par les  technologies de l'information et de la communication (TIC)  dans la suprématie militaire et sécuritaire[4], dans le contexte de l'éclatement de la "bulle internet", facilite l'émergence d'un "complexe militaro-sécuritaire" dans l'économie et la société américaine, et pourraient lui donner une position encore plus centrale que occupée par le "complexe militaro-industriel" pendant les décennies de "guerre froide".

L'économie politique de la mondialisation et les désastres auxquels, dans la décennie quatre-vingt-dix, elle a tour à tour ou simultanément conduit la plupart des régions de la planète fait l'objet d'un large accord au sein d'ATTAC. En même temps, on sous-estime trop souvent en France l'ampleur des contradictions et difficultés qui assaillent
aujourd'hui l'économie américaine. La récession ne montre aucun signe de terminaison, les déficits commerciaux[5] et budgétaires ont augmenté dans des proportions considérables en  2002, sans parler de la crise de confiance dans le système financier et de retraite par capitalisation. Dans ces conditions, le nouveau plan d'augmentation des dépenses militaires et de réduction massive des impôts (décembre 2002) pour la minorité la plus riche et rentière a conduit Business Week à titrer son dossier : "Guerre de classes ?"  (20 janvier 2003) .
Aucune sympathie pour "ceux d'en bas", mais la sentiment inquiet, pour ne pas dire la certitude, que ce programme, qui est en fait un programme de tentative de relance des "marchés financiers" (et d'offensive contre les classes et groupes exploités) et bien sûr de "guerre sans limite" risque de conduire à la catastrophe[6].

L'interaction ainsi que la hiérarchisation de ces trois facteurs qui viennent d'être mentionnés sont elles-mêmes un objet de débat. Comment des forces compulsives qui nourrissent le militarisme et les guerres[7] se fraient une voie et finissent par s'imposer dans certaines configurations historiques et institutionnelles doit être analysé avec soin. Certes, nous savons que l'association du libre-échange et de la paix, antienne de la théorie économique dominante, est démentie par l'histoire des deux derniers siècles, et que la mondialisation (du capital) loin d'être "heureuse" et
"pacifique" -  requiert un bras armé.

Cependant, une nouvelle étape s'est ouverte à la fin du siècle précédent, avec une interaction plus étroite entre la mondialisation du capital et la guerre et le militarisme. L'impasse à laquelle conduit la domination du capital rentier et qui est désormais perceptible même aux Etats-Unis renforce la recherche de solutions dans lesquelles la préservation des intérêts des élites politiques et des classes dominantes est assurée directement par la force. Cette stratégie n'est pas "soutenable", non seulement de la part de ceux qui en sont les victimes, mais également du point de vue de ceux qui cherchent une alternative du côté du fonctionnement pacifique ("civilisé"?)  du capitalisme. La posture de l'Administration Bush suscite en retour la recherche d'une autre forme de "gouvernance globale" que celle qui, depuis plus de dix ans, a associé le néolibéralisme, la domination sans fard de la finance, et la militarisation accrue. Cette recherche va être exacerbée par l'attitude des dirigeants des Etats-Unis vis-à-vis de l'ONU dans la guerre contre l'Irak, qui élève à un degré supplémentaire le comportement agressif qu'ils adoptent depuis plusieurs années face à de nombreux traités internationaux.

La discussion et l'élaboration sont d'autant plus nécessaires aujourd'hui que la guerre en Irak mobilise à juste titre l'attention et suscite à juste titre la recherche d'explications, elle ne doit toutefois pas "surdéterminer" l'analyse des relations qui se sont construites depuis deux décennies entre la mondialisation dominée par le capital rentier et le militarisme. Un travail de fond de la part d'ATTAC est nécessaire qui va totalement de pair avec une prise de position et un engagement contre la guerre en Irak [8].

Je soulignerai ici seulement quelques points sur lequel un  travail de réflexion me paraît utile.
- Les questions de défense et d'armement de l'Europe. Elles incluent la transformation des systèmes militaro-industriels des Etats-Unis et des quelques pays majeurs de l'Union européenne[9] depuis la dernière décennie. Ici est posée la question de la "transatlantisation" – terme bien plus adéquat que "globalisation" - des industries d'armement.
L'industrie d'armement est confrontée à des enjeux que connaissent les autres industries :  rôle des "marchés financiers" dans les restructurations transatlantiques, la privatisation croissante des activités industrielles, mais également de la défense proprement dite (maintenance des matériels, milices privées, etc) , les "gouvernements d'entreprise" des grands groupes de l'armement.

En même temps, les initiatives visant à unifier les industries d'armement européennes (dans des groupes européens, tels qu'EADS) et harmoniser les marchés de l'armement européen, les procédures de commandes publiques d'armes, etc. se multiplient depuis quelques années et donnent lieu à la mise en place d'institutions
nouvelles[10]. Quelle est l'articulation entre ces transformations industrielles et les orientations de la politique européenne, de sécurité et de défense  (PESD) ? Celle-ci navigue entre les souverainetés nationales et les références au rôle irremplaçable de
l'OTAN inlassablement mentionnées dans les textes officiels y compris dans le rapport du groupe "Défense" de la Convention sur l'avenir de l'Europe[11]. Bien évidemment ces questions prennent un tour plus dramatique encore avec l'élargissement de l'UE et la satellisation de certains pays de l'est par les Etats-Unis.

- Les relations entre les processus de mondialisation dominée par la finance et le militarisme. C'est une évidence que le militarisme nourrit les guerres. Pour l'essentiel, les industries d'armement sont au nord et les guerres sont au "sud" . Celles-ci sont trop souvent abusivement qualifiées de "guerres ethniques". J'ai tenté de montrer que les guerres en Afrique, qui ont pour corollaire l'essor d'une économie de la prédation sont à la fois une conséquence et une composante de la mondialisation. Une conséquence puisque l'implosion des appareils étatiques (en particulier sous le poids des politiques néolibérales) fait de l'économie de la prédation des ressources
naturelles, organisées et contrôlées par des appareils d'Etat rivaux ou non, un mode d'existence désormais courant. Les guerres sont également une composante de la mondialisation : l'extraction des ressources naturelles par les groupes multinationaux et le "recyclage" des flux de revenus de l'économie de la prédation sur les marchés
internationaux continuent pendant les guerres, ils participent à l'économie mondiale dans sa face qui n'est même pas cachée.

Le chaos produit dans de nombreuses régions a désormais pour corollaire les propositions de redonner de la vigueur à un "impérialisme néo-libéral" proposé par de nombreux spécialistes, dont le contenu serait le retour de "mandats" , visant à ce qui dans les documents officiels américains est appelé par antiphrase la "construction des nations" (nation-building) [12]. Le "remodelage" (reshaping) du Moyen-orient annoncé par Powell, qui commence par le dépeçage de l'Irak, s'inscrit dans le cadre de cette politique. Mais l'impérialisme néolibéral passe également par la proposition que la "communauté internationale" (l'ONU)  assume la tutelle des pays qui sont aujourd'hui en situation de détresse économique et frappés par une implosion sociale. Une première illustration de cette position se trouve dans la proposition qui est faite aujourd'hui - c'est-à-dire en pleine guerre menée par les Etats-Unis - que les Nations-Unies devront être associés à la reconstruction de l'Irak.

- Dans la doctrine de sécurité nationale des Etats-Unis rappelée par l'Administration Bush en septembre 2202, il n'est pas seulement mentionné la doctrine de la "guerre préventive" ce qui est désormais bien connu. Il est aussi affirmé que "la paix, la démocratie, la liberté des marchés, le libre-échange" doivent être défendus comme des "valeurs non négociables de la dignité humaine" . Ce qui signifie qu'elles sont bien sûr justiciables d'une défense militaire. Sur ces questions, le continent latino-américain sera dans les mois qui viennent, plus encore que dans le passé récent un lieu déterminant où sera posée la question de la relation entre la mondialisation et la
"guerre sans limites". L'articulation entre l'extension des "marchés" (en particulier par la création de la ZLEA en 2005) et la posture militaire des Administrations américaines (dont le "Plan Colombie" est un des emblèmes)  éclaire sur la relation de l'économie au militaire.

Claude Serfati
04/04/2003


Contact pour cet article Claude.Serfati @ c3ed.uvsq.fr


[1] Aux Etats-Unis, le budget de la défense s'élevait à 304 milliards de dollars en 2001, 351 en 2002, 396 en 2003, l'objectif étant de le faire passer à 470 milliards de dollars (2002) en 2007.
[2] Je fais ici allusion aux spécialistes de l'histoire longue des "cycles hégémoniques" sans prendre en charge leurs conclusions sur le devenir du cycle actuel et l'inévitable ruine de l' 'hégemon' américain.
[3] Les membres d'ATTAC intéressés par quelques commentaires complémentaires peuvent se reporter à la transcription de ma communication à l'Université d'été, rédigée en novembre 2002. Plus généralement, les références aux analyses publiées dans le cadre de mon activité professionnelle se trouvent sur le site de mon laboratoire de rattachement..
[4] Les industriels de l'électronique américains les qualifient désormais de "technologies de l'information et discrétionnaires"….
[5] Déjà gigantesque en 2001, le déficit mensuel de la balance commerciale a augmenté continûment en 2002, passant de 25 milliards de dollars en décembre 2001 à 45 milliards de dollars en décembre 2002. L'Office du budget américain a calculé (début 2003) que le plan Bush fera passer sur 10 ans l'excédent budgétaire cumulé de 5600 milliards de dollars à un déficit budgétaire cumulé de 2000 milliards de dollars
[6] Dans le même registre de prise de conscience du chaos que va produire la guerre et de l'inquiétude qui en résulte, voir l'éditorial de M. Wolf "America may not like the new world it is about to create" (Financial Times, 13 mars 2003) . Le même écrivait il y a quelques jours un article pourtant intitulé "Stable Oil supplies are worth defending from Iraqi aggression" (Financial Times, 26 février 2003) . Volonté de prendre date et lui permettre de dire dans quelques mois : "je vous l'avais bien dit" ?
[7] Ce que Jaurés condensait dans cette formule : "le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage" .
[8] Ma participation ces dernières semaines à des réunions organisées à l'initiative de comités ATTAC a renforcé ma conviction que les militants et les citoyens, submergés par les analyses données dans les médias de grande communication, attendent des analyses de fond. Les missions de "mouvement d'éducation populaire" sont absolument complémentaires à celles de l'engagement militant.
[9] Je rappelle que les dépenses militaires des pays de l'OTAN représentaient 2/3 des dépenses militaires mondiales en 2001. Ces données (SIPRI) ne prennent pas en compte les augmentations post 11/09/01. Les groupes américains, britanniques, Français et allemands réalisaient en 2001 90% de la production d'armes des 100 premiers groupes mondiaux de l'armement (source : SIPRI) .
[10] Elles butent néanmoins sur l'article 296 du traité communautaire (ex-223 du traité de Rome) qui permet aux Etats d'exclure tout contrôle communautaire sur les activités de production et de commerce des armes.
[11] Le rapport final du groupe de travail sur la défense de la convention sur l'avenir de l'Europe (présidé par M. Barnier) mentionne fréquemment l'appartenance de pays membres et candidats à l'OTAN et rappelle que la politique de défense européenne ne peut être définie sans faire référence à l'OTAN (§25) .
[12] Le mandat était la formule choisie par la Société des Nations en 1919 pour certaines colonies des empires allemands et Ottomans, qui étaient mises sous la responsabilité des puissances impériales Britanniques et Françaises.
Grain de sable 413


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