Origine : échange mail avec l'auteure
La politique française en matière
d’immigration n’est pas, comme on voudrait nous le faire
croire, une activité isolée du reste. Bien au contraire,
avec l’abandon des mal-logés à leur étroit
et la réforme du code du travail, on assiste à une
tentative de dissolution et d’écrasement des plus pauvres.
En nous intéressant ici au séjour des étrangers,
nous proposons un décryptage possible de l’action publique,
inspiré de l’observation des faits, de l’écoute
des messages gouvernementaux, de la pratique des permanences d’accueil
des étrangers en quête de régularisation, et
de discussions avec d’autres personnes qui rament à
contre-courant dans les mêmes galères. La résistance
s’organise, en évoluant constamment pour s’adapter
aux changements incessants de la loi et des pratiques policières.
Puisse cette réflexion l’aider à prendre un
peu d’avance sur l’adversaire.
UNE HYPOTHESE
A partir de l’insurrection du 1er novembre
1954, le drame français dominant a été ce qu’il
ne fallait pas appeler la guerre d'Algérie. Dans le langage
convenu, on était dans le maintien de l'ordre, alors que
dans la réalité, perçue par relativement peu
de gens, mais combien actifs, une injustice sociale majeure avait
entraîné la France dans une guerre injuste, qui a déshonoré
notre pays.
De même, aujourd'hui on nous répète
à satiété qu’on cherche seulement à
maîtriser l'immigration. Et s’il s’agissait en
réalité d’une ambitieuse entreprise de remodelage
de la population du pays ? L’objectif pourrait-il être
de blanchir la population par une vidange des bronzés et
des jaunes, et compenser la perte de main d’œuvre qui
s’ensuivrait par l'installation de bulgares, roumains, et
autres populations, dites caucasiennes dans le beau monde, sur nos
échafaudages et dans nos cuisines ? En quelque sorte procéder
au nécessaire renouvellement de la population par des apports
extérieurs, oui, mais en restant entre « nous ».
Peu importe que la productivité des moyens
de vidange soit dérisoire au regard de l’ampleur de
la tâche. Peu importe que ces moyens soient souvent incroyablement
cruels. A défaut, on se rassurera par la mise en oeuvre d’une
méthode rationnelle. Selon notre lecture, ladite méthode
se décline en quatre règles : localiser les populations
cibles, faire peur, décourager, berner le bon peuple, pour
enfin être en mesure d’atteindre l’objectif idéal
: remplacer homme (bronzé) par homme (blanc).
REGLE N° 1 : LOCALISER LES ETRANGERS
EN SITUATION IRREGULIERE
On commence par cibler les populations de sans-papiers
par catégorie. Premier problème : par définition,
les clandestins sont inconnus des autorités. Pour éviter
des recherches longues et coûteuses, on fera en sorte qu’ils
se présentent d’eux-mêmes aux autorités.
On s’appuiera sur l’obstination viscérale de
ces êtres qui ont choisi la France et qui, pour certains,
ont déjà essuyé plusieurs refus, mais qui persisteront,
quoi qu’il arrive, dans leur volonté de construire
leur vie ici, en situation régulière. Et de sortir
de la peur quotidienne.
En 2006, les familles. La circulaire du 13 juin
20061 adressée par le Ministre de l’Intérieur
aux préfets de France et de Navarre avait « pour objet
de présenter les mesures ponctuelles à prendre à
l’égard des ressortissants étrangers en situation
irrégulière dont un enfant au moins est scolarisé».
Après avoir dûment rappelé que la norme pour
les personnes en séjour irrégulier est le retour au
pays d’origine, le ministre ajoute que « l’aide
financière proposée aux étrangers qui acceptent
de retourner volontairement dans leur pays d’origine a été
portée, par les circulaires du 19 septembre 2005 et du 30
mars 2006, de 150 € par personne à 2.000 € pour
un adulte seul, 3.500 € pour un couple, auxquels s’ajoutent
1.000 € par enfant mineur jusqu’au troisième,
puis 500 € par enfant supplémentaire. » La circulaire
précise les conditions à prendre en compte dans l’appréciation
de la situation des demandeurs. Les critères recommandés
mélangent ce qui est déjà dans la loi - enfant
arrivé en France avant l’âge de 13 ans, contribution
des parents à l’entretien et à l’éducation
de leurs enfants, volonté d’intégration de la
famille - et conditions exceptionnelles et temporaires : seulement
deux ans d’ancienneté de résidence au lieu de
cinq, scolarisation des enfants depuis à peine une année
scolaire, absence de lien de l’enfant avec le pays d’origine.
Un assouplissement surprenant des lois en vigueur qui produira son
effet. Plus de 30000 dossiers seront soumis par les familles, dont
certaines étaient jusqu’alors inconnues des préfectures.
L’instruction des dossiers sera disparate et aléatoire,
avec nombre de refus sur des dossiers entièrement conformes.
Ce qui peut donner à penser que l’objectif de l’opération
n’était pas vraiment d’apporter la paix à
ses familles en phase active d’intégration par la scolarisation
de leurs enfants. Selon la Cimade « Les préfets ont
procédé à 6924 régularisations, chiffre
officiel dévoilé par le Ministère de l’Intérieur
le 11 septembre 2006… Pourquoi une telle précipitation
dans l’annonce de ces chiffres ? Et comment atteindre une
telle précision alors qu’à cette date de très
nombreux recours gracieux formés par des étrangers
déboutés étaient encore en cours d’examen
? Les comptes étaient donc déjà faits. »2
Par contre, les quelque 24000 personnes déboutées,
et au moins autant d’enfants, sont maintenant localisés.
En 2007, les travailleurs irréguliers. Depuis
la publication de la circulaire du 4 juillet 20074, les employeurs
doivent vérifier auprès de la préfecture la
régularité du séjour d’un étranger
avant toute embauche. Les peines prévues pour l’employeur
en cas d’embauche illégale sont lourdes. Pour bien
faire passer le message, dans les mois qui ont suivi, les préfectures
ont procédé à une série de vérifications
des titres de séjour des étrangers travaillant dans
le bâtiment et l’hôtellerie, entreprise par entreprise.
Et l’on a vu débouler dans les permanences d’accueil
des africains et des chinois licenciés sans aucun respect
des procédures, ayant perdu tous les droits découlant
de leurs cotisations sociales. Et maintenant identifiés comme
expulsables, de surcroît.
En 2007, les travailleurs, encore. La circulaire
du 20 décembre 20074 traite des « autorisations de
travail des nouveaux États membres de l’Union européenne,
et des États tiers (tous les autres), sur la base de listes
de métiers connaissant des difficultés de recrutement
». Elle donne une première liste de 150 métiers,
souvent exercés en France par des africains, sub-sahariens
et maghrébins, ou des asiatiques, pour lesquels une embauche
permettra… à des nationaux des nouveaux Etats membres
de l’UE d’entrer légalement en France. Une deuxième
liste de 30 métiers nettement plus qualifiés, qui
plus est ventilée par région, est ouverte aux ressortissants
des pays tiers, toujours pour l’entrée en France. Mais,
le bruit ayant couru très vite, trop vite sans doute, que
l’on pouvait obtenir un titre de séjour sur place de
cette façon, on a vu des étrangers en quête
de régularisation, qui s’étaient présentés
en préfecture, se retrouver embarqués dans le processus
d’expulsion. Aussi, des associations comme la Cimade ou le
MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié
entre les Peuples) voient-elles plutôt dans cette circulaire
un nouveau moyen de faire sortir de l’ombre des clandestins
jusqu’alors non localisés.
En 2008, les travailleurs, toujours. La circulaire
du 7 janvier 20085 organise la délivrance de cartes de séjour
portant la mention « salarié » au titre de l’admission
exceptionnelle au séjour. Elle est comprise comme ouvrant
des possibilités de régularisation à des ressortissants
de pays tiers présents en France et disposant d’une
promesse d’embauche. Il s’agit pour les préfectures
de « vérifier l’aptitude à exercer une
activité professionnelle dans un métier et une zone
géographique caractérisées par des difficultés
de recrutement ». La liste des métiers ouverts dans
chaque Région est reprise de la circulaire précédente.
C’est maintenant la préfecture, et non un organisme
relevant du ministère du Travail, qui vérifie l’aptitude
à exercer un métier. Mieux encore, le ministre de
l’immigration etc précise dans une circulaire, adressée
à des préfets présumés laxistes, que
« l’établissement de listes complémentaires
ne ressort évidemment pas de la compétence des préfets
ou des services déconcentrés chargés du travail
et de l’emploi » 6.
Selon l’association Droits Devant !! «
La nouvelle circulaire du 7 janvier, quant à elle, invite
les patrons de "bonne foi" ayant embauché des travailleurs
"sans papiers" à se présenter en Préfecture
pour obtenir leur régularisation. Ce recul gouvernemental
ouvre une brèche. Les syndicats, les associations doivent
s’en saisir pour rendre effective cette régularisation
par le travail afin qu’elle ne soit pas conditionnée
par les intérêts et les choix du seul patronat. En
toute cohérence, cette circulaire du 7 janvier 2008 doit
stopper la vague de licenciements de travailleurs "sans papiers"
en cours depuis le 1 juillet et permettre leur réintégration.
»7. Cette association a effectivement obtenu quelques succès
marquants (Buffalo Grill, restaurant La Grande Armée) grâce
à une mobilisation importante, avec le soutien de syndicats.
Mais nous verrons (cf Règle n°4) que l’on peut
aussi reconnaître à cette circulaire un rôle
de trompe-l’opinion.
REGLE N° 2 : FAIRE PEUR
La loi du 24 juillet 20068 a rendu plus expéditif
le système d’expulsion en définissant l’Obligation
de Quitter le Territoire Français (OQTF) dans le délai
d’un mois. Une OQTF accompagne le plus souvent un refus ou
un retrait par la préfecture d’un titre de séjour.
Le recours déposé devant le Tribunal Administratif
est suspensif, mais, si entre temps l’étranger est
placé en rétention (à la suite d’un contrôle
d’identité ou d’une rafle), le juge doit statuer
dans les 72 heures. Cet outil est utilisé intensivement depuis
lors. Une loi de plus en plus détaillée (cf Règle
N° 3) permet de multiplier à l’infini les occasions
de refus ou de retrait de titre de séjour. Ainsi, depuis
quelques mois les OQTF représentent-ils environ le quart
des raisons de se présenter à l’une des permanences
d’accueil de la Seine Saint Denis.
Un type de titre de séjour couramment demandé
est libellé « Vie privée et familiale »,
car bien des étrangers ont une propension (étrange
!) à fonder une famille. Dans le cas d’un couple avec
enfant(s), il s’agit pour l’un des conjoints de tirer
argument du séjour régulier de l’autre. Laquelle
régularité est le plus souvent elle-même matérialisée
par un titre provisoire, soumis à renouvellement annuel.
Au moment du renouvellement, la préfecture n’a aucun
mal à trouver le détail qui cloche, et en conséquence
à remplacer le précieux titre valable un an par un
« récipissé » valable trois mois –
et adieu l’espoir de régularisation du conjoint !
Les titres de séjour dont il est question
dans les circulaires concernant l’entrée en France
ou la régularisation par le travail portent la mention «
salarié » et ont une validité d’un an.
Leur existence est strictement liée au travail en question.
La perte du travail, un changement d’employeur ou de métier
annulent automatiquement le droit au séjour.
A cette insécurité de fond, on ajoutera
la pratique des rafles (autorisation délivrée par
le Parquet de contrôler tout le monde pendant un laps de temps
et dans un périmètre déterminés) et
les contrôles d’identité dans les lieux passants
et les transports en commun. La peur devient alors de chaque instant.
On complétera le dispositif par les instructions
données à l’ANPE, aux inspecteurs du travail
et à d’autres administrations de signaler toute personne
soupçonnée de séjour irrégulier, et
l’obligation faite aux mairies de signaler au Parquet tout
projet de mariage franco-étranger présumé «
blanc ».
Pour couronner le tout, on met à l’honneur
un « délit de solidarité »9 en poursuivant
des personnes qui ont tenté d’empêcher une expulsion
d’étranger. On a même découvert que vouloir,
pour une française, épouser un étranger sans
papiers combine deux « délits »10 : mariage présumé
blanc et aide au séjour irrégulier !
REGLE N° 3 : DECOURAGER EN COMPLIQUANT
LES DEMARCHES
Le GISTI (Groupe d’Information et de Soutien
des Immigrés) dispense une formation juridique sur le droit
des étrangers. Il recense sur son site Internet les lois,
décrets, arrêtés et circulaires réglementant
la vie des étrangers en France11. Ainsi, concernant le droit
au séjour, entre 1994 et 2002, on compte une seule loi, mais
de 2003 à janvier 2008, on trouve 4 lois, 9 décrets,
3 arrêtés et 7 circulaires. Pour la réglementation
du travail, 5 décrets, arrêtés ou circulaires
de 1994 à 2002, mais 20 décrets, arrêtés,
ou circulaires de 2003 à janvier 2008. La réglementation
devient de plus en plus détaillée, si bien qu’il
est presque impossible d’y satisfaire. On produit ainsi des
cohortes de « Ni-Ni » : ni expulsables, ni régularisables.
Des hommes et des femmes condamnés à vie au travail
clandestin ou à la mendicité.
Aux guichets des préfectures, que ce soit
ignorance des détails d’une loi en évolution
constante entretenue par l’absence de formation, ou volonté
délibérée de tout ralentir, on se retrouve
sans arrêt confronté à de nouveaux délais
:
refus de prendre un dossier un jour à tel
centre, mais acceptation un autre jour à un autre centre
(il est inévitable pour des précaires de jongler avec
les adresses. Parfois, cela peut servir…)
apprendre après deux heures d’attente
à la sous-préfecture, et presque autant d’inspection
d’un dossier, que la délivrance d’un titre de
séjour suite à l’abrogation d’un arrêté
d’Obligation de Quitter le Territoire Français (cela
arrive !) sera traitée directement par la préfecture
;
se faire répondre « attendez qu’on
vous écrive », alors que seule une intervention déterminée,
soutenue par un avocat ou une association, permet d’obtenir
le titre dû, en particulier après une injonction du
Tribunal Administratif ;
la pratique systématique de certaines préfectures
de faire appel de toute décision de justice, Tribunal Administratif,
Juge des Libertés et de la Détention,…
mauvaise lecture des dossiers par une autorité
ou l’autre, ou pas de lecture du tout, avant de rejeter une
demande. On a ainsi vu une plumassière travaillant dans la
haute couture requalifiée en … fleuriste ;
retards à renouveler les cartes « étudiant
» pendant l’année universitaire, au point de
mettre en péril l’inscription aux examens. Puisque
les étudiants ont vocation à retourner dans leur pays
à la fin de leurs études, autant anticiper et les
rendre expulsables tout de suite ;
etc. Chacun a de multiples exemples en tête12.
Face à ces usines à gaz en transformation
constante, l’étranger lambda, même supérieurement
intelligent et à l’aise avec la langue, a du mal à
suivre. Les nombreux collectifs, associations et organisations qui
tentent de leur venir en aide suivent le train, mais ils ne peuvent
que constater le tarissement progressif des possibilités.
REGLE N° 4 : BERNER LE BON PEUPLE
L’exemple vient du sommet de l’Etat,
puisque le Président de la République Française
a déclaré, le 24 août 2007 à Arcachon
: « Chaque fois qu'une personne est poursuivie ou maltraitée
dans le monde, pour moi, elle est française, parce que la
France est la patrie des droits de l'homme ». Et encore, à
Sofia le 4 octobre 2007 : « Chaque fois que quelqu’un
est humilié, est persécuté, est opprimé,
il devient automatiquement français ». La pratique
quotidienne de son gouvernement est loin de correspondre à
ce beau lyrisme.
La finalité réelle de la circulaire
du 7 janvier 20085 pourrait être de permettre d'arranger des
"coups" quand cela peut rendre service à la communication
du gouvernement. La large publicité faite autour de ces "coups"
brouille complètement les pistes pour l'honnête homme,
informé par une presse qui ne prend pas toujours le recul
nécessaire. Ainsi de la régularisation d’une
partie des maliens sans papiers employés par un restaurant
chic de Paris en février 2008. De bons observateurs des lois
et règlements font remarquer qu’il est difficile de
trouver dans la circulaire les dispositions sur lesquelles s’appuient
ces régularisations. C’est la pression des associations
et de syndicats qui a été déterminante, ce
qui confirme l’obscurité de la circulaire. Tant mieux
pour la poignée d'étrangers qui en bénéficient,
mais il faudra voir dans un an si leur titre est renouvelé
- aux associations de ne pas laisser retomber le silence.
L’attaque à la tronçonneuse
du foyer de la rue des Terres au Curé (Paris, 13ème)
par une troupe de 400 policiers au petit matin du 12 février
2008 met encore en lumière la méthode du trompe-l’opinion.
L'AARAO (Association d'Alphabétisation des Ressortissants
d’Afrique de l’Ouest), travaillant avec ce foyer, explique
sobrement dans un communiqué daté du 18 février
2008 comment ces présumés délinquants sont
des acteurs organisés du co-développement prôné
par ce même ministère qui les pourchasse : «
Les migrants sont venus avec un projet honorable : leurs villages
sont le plus souvent très difficiles d’accès
et démunis, aussi ils préparent et financent depuis
Paris, depuis la France, souvent seuls ou avec des partenaires européens,
les équipements pour l’approvisionnement en eau, les
digues, les forages, les puits, les routes, les ponts. C’est
ainsi que la région de Kayes est équipée à
plus de 60% par leurs investissements. Leur intention n’est
pas d’envahir l’Europe pour un profit maximum ! Elle
est de travailler ici pour réaliser ce qui permettrait à
leurs enfants de rester au village : leur projet est de construire
le futur de leurs villages. (…) Les migrants travaillent et
répondent en cela à une demande réelle de notre
société : lorsqu’un travailleur a un contrat
de travail, comme tout le monde il paye des cotisations sociales,
des impôts et il a accès aux prestations normales pour
tout salarié. Lorsqu’il travaille “au noir”,
il est privé de droits sociaux, de sécurité
sociale, de stabilité d’emploi, corvéable à
merci, car quoi qu’il arrive, il lui faut aider sa famille
et investir au village. Si les instances judiciaires entendent aujourd’hui,
comme cela a été rapporté récemment
en Cour d’Appel, assimiler le travail illégal à
du “trafic de biens” il ne faudrait pas oublier que
le travail implique un employeur tout autant qu’un travailleur.
Ce dernier répond à une demande précise pour
laquelle il ne lui est pas proposé d’alternative, il
n’a pas le choix : il a un employeur qui est seul responsable
de sa proposition de travail illégal. Ne pas avoir accès
à des papiers en règle, c’est autant de retard
pour un travail légal, autant de retard pour le développement
des villages, autant de retard pour s’impliquer normalement
tant dans la société française que dans celle
de son propre pays »13.
La vision de la préfecture de police est
assez différente : « l’information judiciaire
a mis en évidence l’existence de filières de
logeurs hébergeant à prix fort des travailleurs dans
des conditions insalubres et contraires à la dignité
humaine». «L'intervention dans ce foyer s'inscrit plus
largement dans les missions et le plan d'action de la préfecture
de police en matière d'habitat indigne, dangereux et insalubre»,
poursuit-elle. Pourtant, après l’arrestation d’une
centaine de sans-papiers qui passeront à la chaîne
devant le Juge des Libertés et de la Détention, il
faut se rendre à l’évidence que le dossier est
vide. « Le juge d’instruction ne décolère
pas, s’emporte un magistrat, les RG se sont moqués
de lui en camouflant une rafle de sans-papiers derrière de
prétendues filières de marchands de sommeil »14.
Et la presse et la télévision reprendront à
peu près la version de la préfecture de police, montreront
peut-être les portes de chambre éventrées, compteront
les sans-papiers arrêtés, puis elles passeront à
autre chose. Et une occasion de plus de dire la réalité
aura été perdue, une raison de plus de regarder de
haut ces étrangers aura fructifié.
Quand à traiter « comme il se doit
» les informations concernant les étrangers en France,
la presse aux mains de grand groupes industriels fournisseurs de
l’Etat fera cela très bien sans qu’il soit besoin
de l’y inciter. La télévision publique ne fait
guère mieux, témoin le reportage diffusé par
France 2 le 7 février 2008 dans l’émission Envoyé
Spécial : on y laissait entendre qu’il était
facile d’obtenir de la France plus de 7000€ au titre
de l’aide au retour pour créer sa petite entreprise
au pays. Ou encore que des étrangers – des Roms, comme
par hasard - volaient l’Etat en faisant des allers (payés
150€ !)-retours à répétition avec leur
pays d’origine. Une façon délicate de se référer
aux déportations de Roms par cars entiers, effectuées
en dehors de tout cadre légal par la police juste avant la
coupe du monde de rugby en septembre 200715.
ACHEVEMENT DU PROGRAMME : ORGANISER LE REMPLACEMENT
HOMME POUR HOMME
La circulaire du 20 décembre 20074 organise
l’immigration par le travail, ou « immigration choisie
» dans le jargon gouvernemental. A la différence des
précédentes, qui étaient adressées aux
préfets par le Ministre de l’Intérieur, elle
émane du Ministère de l'Immigration, de l'Intégration,
de l'Identité nationale et du Codéveloppement, ainsi
que du Ministère de l'Économie, des Finances et de
l'Emploi, et s’adresse à neuf types d’administrations,
chargées conjointement de sa mise en œuvre :
les préfets de région,
les Directions régionales du travail, de
l'emploi et de la formation professionnelle (DRTEFP),
les Directions régionales de l'agriculture
et de la forêt (SRITPSA),
les préfets de département,
les Directions départementales du travail,
de l'emploi et de la formation pressionnelle (DDTEFP),
les Directions départementales de l'agriculture
et de la forêt (ITEPSA),
le préfet de police,
le directeur général de l'Agence nationale
de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM),
le directeur général de l'Agence nationale
pour l'emploi (ANPE).
On est donc bien en présence de la généralisation
d’un plan. Achèvement perfectible sans doute, puisqu’on
nous promet une loi encore meilleure pour l’automne 2008 !
La circulaire donne une liste de métiers
« permettant ainsi aux ressortissants des dix nouveaux États
membres précités d'exercer en France une activité
salariée dans 150 métiers sans que la situation de
l'emploi ne leur soit opposable sur le fondement de l'article L.341-2
du Code du travail. La nouvelle liste (…) représente
40% du total des offres d'emploi enregistrées par l'ANPE
en 2006, soit 1 371 931 offres d'emploi, et couvre désormais
la presque totalité des domaines professionnels (soit 17
sur 22). » Il s’agit dans l’ensemble de métiers
de qualification faible ou moyenne. Noter le rapport assez étrange
entre les 1,4 millions d’offres d’emploi et les quelques
dizaines de milliers de nouveaux ressortissants communautaires qui
pourraient être alléchés par l’aubaine
Par contre, les 30 métiers ouverts aux ressortissants
des pays tiers sont nettement plus relevés (chef de chantier,
attaché commercial, etc), et la liste s’applique région
par région, avec entre 8 et 29 métiers, respectivement
en Corse, et en Ile de France, Rhône-Alpes, Alsace. Bémol,
« compte tenu (…) de l'accord franco-algérien
(…) et (…) de l'accord franco-tunisien (…), qui
ne permettent pas en l'état, de limiter, y compris la première
année, l'exercice de l'activité professionnelle à
une profession déterminée et/ou pour les Algériens
à une région déterminée, les dispositions
de la présente circulaire ne sont pas applicables aux ressortissants
algériens et tunisiens. » Pour mieux verrouiller le
plan, « le Gouvernement Français peut proposer à
des États tiers des listes plus larges de métiers
dans le cadre d'accords bilatéraux de gestion concertée
des flux migratoires et de codéveloppement.». Ainsi
de l’accord signé avec le Sénégal le
25 février 2008. Un accord « honnête et transparent»,
selon le ministre de l’immigration etc. Il ouvre le marché
du travail français aux Sénégalais dans 108
métiers, qualifiés ou non. Le texte ne précise
pas si on les enverra dans des tranchées… En échange,
le Sénégal s'engage à rapatrier dans les plus
brefs délais ses ressortissants arrêtés en France
en situation irrégulière. Environ 650 Sénégalais
avaient été interpellés l'an dernier. «Nous
ferons l'économie du passage en centre de rétention
et de l'escorte qui raccompagne certains illégaux»,
souligne le ministre16.
Le ministre répète à satiété
dans la presse que les étrangers en séjour irrégulier
« ont vocation à quitter la France ». Cette pensée
est si bien entrée dans certains cerveaux que l’on
a pu voir un préfet avancer comme raison implicite de refus
de titre de séjour le fait d’avoir « multiplié
les procédures pour se maintenir sur le territoire ».
On le voit, au fur et à mesure que l’application
des règles N° 1, 2, 3 et 4 produira ses effets, l’échange
bronzé-blanc pourra se faire tout naturellement pour les
emplois peu qualifiés. Quant aux emplois qualifiés,
il y a des chances qu’ils profitent à d’autres
que les pays tiers…
EN FACE : RESISTER
« J'ignorais qu'il était si facile
de faire son devoir » remarquait Jean Moulin. De mois en mois,
d’année en année, des centaines, puis des milliers
de citoyens ont créé ou rejoint des associations,
des collectifs, des réseaux où ils travaillent à
obtenir pour les étrangers qui le demandent l’application
d’une loi de plus en plus inapplicable. Certaines organisations
sont anciennes (la Ligue des Droits de l’Homme nous vient
de l’affaire Dreyfus, la Cimade des malheurs des populations
déplacées pendant la seconde guerre mondiale). Créé
en 1949, le MRAP vient du combat contre les discriminations et le
racisme. D’autres ont vu le jour dans les années 1970
(France Terre d’Asile, le GISTI). Les étrangers les
plus déterminés se sont organisés en collectifs
dans les années 1990 ; ils ont obtenus des succès
marquants par des manifestations massives et des occupations de
lieux symboliques. Des mouvements sont apparus depuis 2004 autour
de l’expulsion des adolescents étrangers menacés
d’expulsion (Réseau Education Sans Frontières,
Réseau Universités Sans Frontières), pour s’organiser
face à la persécution par la loi française
des français conjoints d’étrangers (Amoureux
au banc public), ou plus généralement pour faire pièce
à l’aggravation du droit des étrangers (Unis-e-s
contre une Immigration Jetable). Certains sont plus axés
sur le droit du travail (Droits Devant !!, le Réseau Emploi
Formation Insertion).
Ces groupes ont un souci de compétence juridique
pointue, qu’ils entretiennent par des sessions régulières
de formation. Ils font appel à des avocats compétents
et motivés, dont certains, en ce qui concerne le Barreau
de Paris, sont regroupés dans l’association Avocats
pour la Défense des Droits des Etrangers (ADDE).
La variété des organisations reflète
le large spectre des sensibilités et des compétences.
Elles coopèrent ponctuellement en tant qu’organisations
mais, s’agissant de réseaux, la communication se fait
aussi par leurs acteurs, qui ont souvent des participations multiples.
On trouvera en annexe les adresses des sites Internet de certaines
d’entre elles.
Tant que le peuple français ne sera informé
que par bribes par une presse bienveillante pour le processus, ou
aveugle sur ce qui se passe, tout ira bien. D’autant que les
formations politiques dans leur ensemble partagent le même
consensus. L'affaire des régularisés du restaurant
la Grande Armée arrive, comme par hasard, à point
nommé pour rassurer le bon peuple sur l'humanité foncière
de tout ce processus. Gageons que d’autres évènements
semblables continueront à le rassurer de loin en loin.
La lutte est engagée, chacun y apporte sa
sensibilité, sa perception, ses moyens. Où tout cela
nous conduira-t-il ? Personne ne peut le dire. Puisse la remarque
vieille de 30 ans de Michel Foucault17 se révéler
prophétique, Inch Allah : « La population n'obéit
pas [à l’Etat] …En fait, les variables dont dépend
la population la font, pour une part très considérable,
échapper à l’action volontariste et directe
du souverain dans la forme de la loi. Si l’on dit à
une population « fais ceci », rien ne prouve non seulement
qu’elle le fera, mais tout simplement qu’elle pourra
le faire ».
ANNEXE. Quelques sites Internet de
collectifs, réseaux et associations
Amoureux au ban public
http://placeauxdroits.net/amoureux/index.php
CIMADE Service oecuménique d’entraide
http://www.cimade.org/
Droits Devant !!
http://www.droitsdevant.org/
FTDA France Terre d’Asile
http://www.france-terre-asile.org/
GISTI Groupe d’Information et de Soutien des
Immigrés
http://www.gisti.org/index.php
LDH Ligue des Droits de l’Homme
http://www.ldh-france.org/
MRAP Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié
entre les Peuples
http://www.mrap.asso.fr/
REFI Réseau Emploi Formation Insertion
http://refi.over-blog.org/
RESF Réseau Education sans Frontières
http://www.educationsansfrontieres.org
RUSF Réseau Universités sans Frontières
http://www.rusf.org/
UCIJ Uni-e-s Contre l’Immigration Jetable
http://www.contreimmigrationjetable.org/
Références
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Michel Foucault, Sécurité, Territoire,
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