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Origine site du FSPB Forum Social Pays Basque: <www.forumsocialpaysbasque.org>
Samedi 29 Janvier 2005 , IUT Chateau Neuf (St André), amphithéâtre
de l’IUT,
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Extrait de la prise de parole d'Anselm Jappe au FSEPB :
"Il semble aujourd’hui qu’une théorie et une
pratique critique de la société actuelle aient surtout
la tâche de défendre le travail, de trouver de nouvelles
possibilités de créer des postes de travail et de défendre
aussi les travailleurs. On pourrait donc se demander quel est le sens
d’une expression comme: « se libérer du travail.
» En plus, le bon sens commun se demande comment on pourrait
bien vivre sans travail. Naturellement il faut toujours travailler,
il faut que chacun travaille pour gagner sa vie, à moins d’exploiter
les autres. Il semble aussi encore plus évident que la société
en tant que telle doit travailler pour trouver ses moyens de vivre.
Sans travail rien ne peut exister de ce dont nous avons besoin pour
vivre, donc naturellement, si on conçoit la critique du travail
en tant que telle, elle n’a pas de sens, et cela reviendrait
un peu à critiquer la pression atmosphérique ou la force
de gravitation. Le travail est peut-être quelque chose de désagréable
mais qui doit toujours exister. On ne peut pas s’en libérer.
Evidemment je veux avoir ce soir un autre discours pour dire pourquoi
- selon moi, et selon la Théorie de la critique de la valeur,
élaborée dans les dernières années par
la revue allemande «Krisis », mais aussi par d’autres
auteurs d’autres pays pourquoi, donc, cette critique
se base surtout sur une critique du travail, et du travail conçu
comme une catégorie typiquement capitaliste, et même
comme le coeur de la société capitaliste.
Naturellement il faut dire d’abord que le travail au sens
moderne n’est pas du tout égal à l’activité.
Car une critique de l’activité humaine n’aurait
pas de sens. Parce qu’il est évident que l’être
humain est toujours actif d’une manière ou d’une
autre et qu’il faut être actif pour organiser «
l’échange organique avec la nature » comme l’appelle
Marx, c’est à dire tirer de la nature les moyens de
subsistance. Mais ce qu’aujourd’hui nous appelons «
travail », et ce depuis deux cents ans au moins, n’est
pas la même chose que l’activité, ni même
que l’activité productive. Car si nous disons «
travail », nous rassemblons en général les choses
les plus différentes, les plus disparates, et en un seul
concept excluant en même temps beaucoup d’autres. Par
exemple cuire des petits pains ou conduire une voiture, bêcher
la terre ou taper sur un clavier, gouverner un pays ou tenir une
conférence. Tout cela est normalement considéré
comme du travail car il se traduit par une certaine somme d’argent,
quelque chose qui peut être vendu et acheté sur le
marché.
Et il y a aussi beaucoup d’autres activités qui normalement
sont également importantes pour la vie humaine et qui ne
sont pas considérées comme du travail: par exemple
tout le secteur domestique qui est traditionnellement laissé
aux femmes, tous les soins des enfants, des personnes âgées,
parce que ces activités ne génèrent pas de
sommes d’argent. Le concept de travail est donc d’ores
et déjà quelque chose qui sépare une partie
des activités humaines par rapport à leur ensemble,
par exemple par rapport aux jeux, aux rituels, aux échanges
directement sociaux, par rapport aussi à toute la reproduction
privée ou domestique. La preuve en est le fait que le mot
« travail » semble être évident. Or le
mot n’existait ni en grec, ni en latin, ni en d’autres
langues, au moins au sens moderne. Je ne sais pas si vous connaissez
tous quelle est l’origine du mot. Il dérive du mot
latin:« tripalium », un instrument à trois pieds
d’où son nom - utilisé à la fin
de l’Antiquité ; un instrument qui servait exactement
à torturer les serfs en révolte qui ne voulaient pas
travailler. A l’époque il y avait beaucoup de personnes
qui ne travaillaient que si on les y forçait par la torture.
Donc ce mot « travail », qui n’est pas du latin
classique mais est apparu au Moyen-Age, ne signale déjà
pas l’activité en tant que telle, utile aux productifs,
et encore moins l’épanouissement ou la réalisation
de soi, mais il indique déjà comment quelque chose
de pénible est obtenu par la force, et quelque chose qui
n’a pas un contenu précis. De même pour le mot
latin « labor » qui désigne à l’origine
une espèce de poids sous lequel on trébuche. Et le
mot « labor » en latin n’indique pas l’activité
utile mais en général tout genre de peine ou de fatigue
et aussi la douleur de la femme qui accouche. L’origine étymologique
du mot allemand pour le travail: « arbeit » est à
chercher dans la notion d’orphelin. « Arbeit »
était l’activité de l’orphelin, donc de
quelqu’un aux besoins duquel personne ne pourvoyait, qui était
obligé de s’astreindre aux activités les plus
pénibles pour réussir à survivre. J’ai
appris hier que le mot basque qui traduit l’idée de
travail évoque également la fatigue, la peine.
Donc il ne s’agit pas seulement d’une excursion dans
l’étymologie, déjà significative; mais
cela démontre que jusqu’à une époque
relativement récente le concept de travail, comme nous le
concevons aujourd’hui, n’existait pas. Cela nous fait
penser que même le travail comme catégorie sociale,
comme une façon de concevoir l’activité dans
la société, n’est pas quelque chose de si naturel,
de si évident, de si consubstantiel à l’être
humain, mais que ce que nous appelons travail est une invention
sociale. Comme je l’ai dit, l’être humain a toujours
été actif, a toujours eu beaucoup d’activités
fatigantes, pénibles, mais dans la société
d’avant la société capitaliste industrielle
on avait surtout certains besoins. Certains d’entre eux pouvaient
être absurdes, comme celui du pharaon qui voulait faire construire
des pyramides, ce n’est pas là la question, mais on
fixait toujours les besoins, puis après, pour les satisfaire,
on mettait en oeuvre les activités nécessaires. Donc
les activités existaient en tant que nécessaires pour
réaliser ces besoins. Ce qui intéressait la société
ce n’était pas l’activité, c’était
le résultat : ce n’était pas le fait de bêcher
la terre mais c’était le blé qu’on voulait
recueillir. Et c’est aussi la raison pour laquelle on cherchait
plutôt à faire exécuter les activités
les plus pénibles par des esclaves ou des serfs. Mais même
dans ce cas-là on ne faisait pas travailler les esclaves
pour travailler mais parce que les maîtres voulaient avoir
la jouissance des biens de ce monde. Tout cela a changé dans
le monde capitaliste. Cela a commencé en certains endroits
à la fin du Moyen-Age, et surtout lors du véritable
essor de la société capitaliste, dans la deuxième
moitié du 18° siècle, lorsque le travail est devenu
le véritable but de la société et non un moyen.
Il est sûr qu’au plan de l’histoire mondiale il
s’agit d’un changement des plus importants, comme je
vais maintenant chercher à l’expliquer.
La société capitaliste est l’unique société
dans l’histoire humaine pour qui la seule activité
productive, ou ce qu’on peut appeler travail, n’est
plus seulement un moyen pour réaliser un but, mais devient
un but auto référentiel, pour utiliser un mot un peu
philosophique. En effet, tout le travail dans la société
capitaliste est d’une certaine façon un travail abstrait.
Abstrait ne veut pas dire immatériel, informatique etc.,
comme certains le disent aujourd’hui. Ce n’est pas du
tout le sens du mot chez Karl Marx dans son oeuvre principale, «
Le Capital », et dans le premier chapitre qui ne commence
pas du tout avec les classes, ni avec la lutte des classes, ni avec
la propriété des moyens de production, ni avec le
prolétariat. Marx, dans le premier chapitre du « Capital
», commence en analysant les catégories qui sont, selon
lui, les plus fondamentales de la société capitaliste.
Dans la société capitaliste seulement, pas dans toutes
les sociétés humaines. Et ce sont notamment la marchandise,
la valeur, l’argent et le travail abstrait. Par travail abstrait,
Karl Marx entend le fait suivant: dans un régime capitaliste,
tout travail a deux côtés, il est en même temps
travail abstrait et travail concret. Ce ne sont pas deux types de
travail différents mais ce sont les deux côtés
de la même activité. Pour donner des exemples très
simples: le travail du menuisier, du tailleur, sont, du côté
concret, des activités très différentes, qu’on
ne peut pas du tout comparer entre elles car l’une utilise
le tissu, l’autre le bois etc. Ce sont deux produits très
différents, et ce sont deux types d’activités
très différentes si on les considère sous l’angle
de l’activité concrète. En même temps
toutes les activités ont aussi quelque chose en commun: elles
sont, comme le dit Marx, « une dépense de muscles,
de nerfs ou de cerveau ».
Tout travail est aussi en même temps une dépense d’énergie
humaine. C’est toujours vrai, mais c’est seulement dans
la société capitaliste que cet autre côté,
cette dépense d’activité, d’énergie
humaine, devient le côté le plus intéressant,
le plus important au niveau social. Parce qu’elle est égale
dans tous les travaux et dans toutes les marchandises. Parce que,
si naturellement toute activité peut être réduite
à une simple dépense d’énergie, c’est
une simple dépense qui se déroule dans le temps. Dans
cette perspective le travail du tailleur et celui du menuisier sont
complètement différents du côté concret,
mais du côté abstrait du côté de
l’énergie dépensée - ils sont absolument
égaux et la seule différence réside dans leur
durée et donc dans leur quantité. Est-ce suffisamment
clair? Par exemple si une table a été faite en deux
heures de travail, elle a une valeur double à celle d’une
chemise que le tailleur a pu coudre en seulement une heure. Maintenant
en réalité cela est beaucoup plus compliqué
que cela car il n’y a pas seulement le travail direct du menuisier.
Ce dernier a aussi dû utiliser les matériaux naturels,
mais cela ne change rien à l’affaire en général.
Donc ce qui décide à la longue, sur le marché
capitaliste, la valeur des marchandises, c’est le travail
qui a été dépensé. Mais aussi parce
que ce travail est la seule chose qui soit égale dans toutes
les marchandises, sinon il n’y aurait aucune possibilité
de les comparer. Je dois simplifier un peu pour la conférence:
la valeur doit ensuite subir aussi beaucoup de transformations pour
se traduire enfin dans les prix du marché, mais la logique
de base selon Marx reste celle-ci : la valeur d’une marchandise
est déterminée par le temps de travail nécessaire
pour créer cette marchandise, et donc de ce point de vue,
toutes les marchandises sont égales, une marchandise vaut
quatre heures, une autre deux heures, une autre une demi-heure.
Cela veut dire qu’on fait abstraction du côté
concret d’une marchandise. Il faut toujours aussi bien sûr
que l’activité se réalise dans quelque chose
de concret, parce que si la marchandise ne rencontrait aucun besoin
il serait assez difficile de la vendre. Même si on peut aussi
créer le besoin après etc.
Mais en même temps ce n’est pas la nécessité
ni le besoin qui déterminent la valeur sur le marché.
C’est seulement le temps de travail qui a été
dépensé, et donc cela veut dire, par définition,
que le travail qui compte dans le système capitaliste, sur
le marché, c’est toujours le travail abstrait, un travail
absolument indifférent à tout contenu et qui ne s’intéresse
qu’à sa propre quantité. La seule chose importante
sur le marché capitaliste c’est d’avoir la plus
grande quantité de travail disponible afin de pouvoir la
vendre. Cette quantité de travail se traduit dans la valeur
et la valeur dans l’argent. En effet, qu’il s’agisse
d’une table ou d’une chemise n’est pas important
pour le marché. L’important c’est que la table
puisse coûter cent euros et la chemise dix euros. Chaque marchandise
correspond à une quantité d’argent. Donc, devant
l’argent, toutes les marchandises sont égales. Mais,
en dernière analyse, l’argent n’est que le représentant
du travail qui a été dépensé pour la
production, pas du travail sous l’angle concret, mais sous
l’angle abstrait. Excusez-moi si je me répète
plusieurs fois, car c’est apparemment très simple,
mais en vérité ce n’est pas si facile de comprendre
cette double nature de la marchandise qui est aussi une double nature
du travail. Dans la production capitaliste pour le marché
capitaliste la seule chose intéressante est le travail abstrait
et cela induit une indifférence totale au contenu : si en
plaçant un capital dans la fabrication de bombes, si les
bombes peuvent représenter une quantité majeure de
travail par rapport, par exemple, à la fabrication de pains,
alors on investit dans les bombes.
Notez bien qu’il ne s’agit pas de méchanceté
psychologique ou morale de la part du propriétaire du capital,
cela peut très bien s’y ajouter mais ce n’est
pas la racine. En tant que tel, le capitalisme du système
est fétichiste, comme dit Marx, c’est à dire
qu’il est un système automatique, anonyme, impersonnel
où les personnes d’une certaine façon doivent
seulement exécuter les lois du marché. Et ces lois
du marché disent qu’il faut rechercher la plus grande
quantité d’argent, parce que, sinon, on est éliminé
par la concurrence. Et la plus grande quantité d’argent
cela veut dire qu’on doit réussir à mettre en
marche la plus grande quantité de travail parce que le travail
donne la valeur et que le profit ne se crée que par ce que
Marx appelle la plus-value ou sur-valeur - la traduction est différente
en français et en allemand - parce que c’est seulement
la partie du travail des travailleurs, celle qui n’est pas
payée et revient au propriétaire du capital qui fait
son profit sur la plus-value, qui est une partie de la valeur. Donc
que doit faire le propriétaire du capital? Il a une somme
d’argent et avec cette somme il achète la force de
travail, les ressources naturelles et les machines, il fait travailler
l’ouvrier puis il retient le produit. Mais il existe là
une différence très importante avec tout autre genre
de société. Naturellement le propriétaire du
capital ne fait pas cet investissement si, à la fin du processus,
il n’a pas engrangé une somme de valeur plus grande
qu’au départ. Investir son argent cela veut dire investir
dix mille euros pour obtenir à la fin douze mille euros,
sinon cela n’a pas de sens d’un point de vue capitaliste.
Et donc le côté abstrait gagne absolument sur le côté
concret. Parce que si dans un autre type de société,
toujours en simplifiant, dans un échange concret, par exemple
entre le menuisier et le tailleur, ce n’est pas le rapport
de valeur qui intéresse, alors le menuisier n’a pas
besoin d’une autre table et peut donc échanger avec
la chemise qu’il ne peut pas faire mais que l’autre
va lui donner. Il y a dans ce dernier cas un rapport entre deux
besoins.
Là où, au contraire, le but de la production est de
transformer une somme d’argent en une somme d’argent
plus grande, il n’y a plus cet intérêt pour le
besoin mais seulement un intérêt pour une croissance
quantitative. Si j’échange une chemise contre une table
il n’y a pas besoin d’une croissance quantitative :
là, dans cette hypothétique société
antérieure, l’important c’est que tous les besoins
soient satisfaits. Ce n’est pas la même chose là
où l’argent est le but de la production. Il n’y
a alors aucun but concret, le seul but est donc quantitatif qui
est d’augmenter, donc de transformer dix en douze, puis douze
en quatorze, quatorze en vingt etc. C’est là une différence
énorme entre la société capitaliste et toutes
les sociétés précédentes. La caractéristique
de la société capitaliste n’est pas d’être
injuste, de s’adonner à l’exploitation. Les autres
sociétés l’étaient également,
mais c’étaient des sociétés qui étaient
plus ou moins stables car la production avait pour but de satisfaire
des besoins, au moins les besoins des maîtres, et cela signifie
que tout but concret est limité, car je ne peux pas manger
tout le temps, toute activité concrète trouve sa limite.
Ce n’est pas la même chose pour une activité
purement, pourrait-on dire, mathématique, quantitative, comme
l’augmentation du capital, de l’argent, car il n’y
a là aucune limite naturelle, c’est un procès
qui doit toujours continuer et c’est aussi la concurrence
qui pousse tout un chacun à ne jamais se limiter mais de
toujours chercher à augmenter son capital: ainsi agit chaque
propriétaire du capital sans aucun égard pour les
conséquences écologiques, humaines, sociales etc.
Tout cela n’est pas nouveau, je ne fais pas autre chose que
résumer ce que dit Marx. Cependant, c’est un côté
de Marx qui est le moins connu par rapport par exemple à
la lutte des classes. Mais il faut toujours se rappeler que le capital
c’est de l’argent accumulé. L’argent est
le représentant plus ou moins matériel de la valeur,
et la valeur c’est du travail.
En vérité le capital n’est pas complètement
opposé au travail, donc le capital c’est du travail
accumulé. Donc l’accumulation du capital c’est
l’accumulation du travail. Ou, plus précisément,
du travail mort, du travail déjà passé qui
crée la valeur et celle-ci sous sa forme argent est ensuite
réinvestie dans les cycles productifs. Parce qu’un
propriétaire du capital a intérêt à faire
travailler le plus possible: si je fais un certain profit en employant
un ouvrier, je fais double profit en employant deux ouvriers et
si j’emploie quatre ouvriers je fais quatre fois le même
profit si tout va bien. Cela veut dire que le propriétaire
de capital a tout intérêt à faire travailler
le plus possible. La question n’est pas de faire travailler
parce que la société a des besoins, mais de faire
travailler pour travailler, car c’est seulement en faisant
travailler qu’on accumule du capital. On peut donc créer
le besoin après, éventuellement. Donc la société
du capital n’est pas seulement la société de
l’exploitation du travail des autres, mais une société
dans laquelle c’est le travail qui est la forme de richesse
sociale. L’accumulation d’objets concrets, de biens
d’usage, qui est bien réelle dans la société
capitaliste industrielle, est d’une certaine façon,
un aspect secondaire parce que tout le côté concret
de la production n’est qu’une espèce de prétexte
pour faire travailler. Et cela puisque c’est seulement en
travaillant qu’on crée la valeur, la seule chose qui
soit intéressante du point de vue du capitalisme, puisque
l’argent représente le travail. On peut donc dire que
le travail est une catégorie typiquement capitaliste et qui
n’a pas toujours existé. Et ceci est visible, en effet,
parce que dès son apparition, le capitalisme a tout de suite
déchaîné un travail qu’on n’avait
jamais vu avant. Jusqu’à la révolution française
en France comme vous le savez probablement, un jour sur trois était
un jour férié, même les paysans, s’ils
travaillaient beaucoup à certains moments de l’année,
travaillaient beaucoup moins à d’autres moments. Tandis
qu’avec le capitalisme industriel le temps de travail a doublé
ou triplé en quelques décennies. Au début de
la révolution industrielle on travaillait jusqu’à
seize, dix-huit heures par jour ! C’est la réalité
décrite dans les romans de l’auteur anglais Charles
Dickens.
Aujourd’hui, apparemment, on travaille moins, on est arrivé
à la semaine de quarante heures, de trente cinq heure, qui
pourrait peut-être plus ou moins correspondre aux heures de
travail de la société pré-industrielle, même
s’il n’existait pas déjà là cette
différence entre le travail et le non travail. Mais il n’est
pas dit que l’on travaille moins maintenant qu’au dix-neuvième
siècle, car c’est la densité du travail qui
a énormément augmenté. Par exemple, la première
usine qui a introduit la journée de huit heures ne l’a
pas fait sous la pression de mouvements ouvriers, ni du fait d’un
philanthrope socialiste, mais du fameux Henry Ford, celui qui a
bâti la plus grande usine d’automobiles aux U. S. A.
au début du XX° siècle. Ford a introduit la journée
de huit heures en augmentant beaucoup les salaires car, auparavant,
avec le management scientifique de la force de travail mis au point
par l’ingénieur Taylor [2], il avait trouvé
des façons de faire exécuter aux ouvriers plus de
travail en huit heures qu’en dix ou douze heures. Il avait
compris qu’en organisant de manière scientifique chaque
mouvement c’était la fameuse chaîne automatique
-, il pouvait faire construire plus de voitures par ses ouvriers
en huit heures que d’autres usines en dix ou douze heures.
Donc on peut être sûr que toute la réduction
du temps de travail était en même temps accompagnée
d’une augmentation de la densité des rythmes de travail.
Et même aujourd’hui il est évident que le travail
tend en général à déborder les cadres
temporels une fois établie la semaine de quarante heures
ou de trente cinq heures, parce qu’aujourd’hui, au temps
du chômage si on ne peut risquer de perdre son travail il
faut toujours continuer à travailler même si on et
rentré chez soi : il faut faire la formation continue, il
faut s’informer ou faire du sport pour rester toujours en
forme pour le travail et donc c’est sûr qu’aujourd’hui
même si en théorie la semaine de travail dure trente
cinq heures ou quarante heures, notre réalité est
beaucoup plus déterminée par le travail que les sociétés
précédentes. On a donc ce paradoxe qu’avec tous
les moyens productifs inventés par le capitalisme on travaille
toujours plus. C’est un des facteurs si simples et évidents
qu’on oublie souvent d’en parler. Le capitalisme a toujours
été une société industrielle. Il a commencé
avec la machine à vapeur, avec les métiers à
tisser parce que toute invention technologique utilisée par
le capitalisme visait toujours à remplacer le travail vivant
par une machine, ou à permettre à un ouvrier de faire
dix fois plus qu’un artisan ? Cela veut dire que toute la
technologie capitaliste est une technologie pour économiser
du travail. Et donc pour produire le même nombre de choses
qu’avant avec beaucoup moins de travail. Quel est le résultat
? Nous travaillons toujours plus, c’est la réalité
que nous vivons depuis deux cent cinquante ans ! En effet un économiste
du XIX° siècle, qu’on ne peut soupçonner
d’être un grand critique du capitalisme, John Stuart
Mill, avait déjà dit qu’aucune invention pour
économiser du travail n’a jamais permis à personne
de travailler moins. Plus il y a de machines qui économisent
du travail plus il faut encore travailler. Et cela est tout à
fait logique, car si dans une société qui veut satisfaire
des besoins concrets il y a des possibilités technologiques
pour produire davantage, cela veut dire que toute la société
doit moins travailler, ou même, si on veut peut-être
augmenter un peu la consommation matérielle, on peut produire
un peu plus mais toujours en travaillant peu.
En vérité dans la société capitaliste
qui n’a aucun but concret, aucune limite, aucune chose concrète
vers laquelle elle tende, mais qui toujours ne vise qu’à
augmenter la quantité d’argent, il est donc tout à
fait logique que toute invention qui augmente la productivité
du travail ait pour résultat de faire travailler encore plus
les êtres humains. Je n’ai pas besoin de m’étendre
davantage sur les conséquences catastrophiques d’une
telle société. Je dirai déjà par exemple
que c’est là l’explication profonde de la crise
écologique, qui n’est pas due à une espèce
d’avidité naturelle de l’homme qui veut toujours
posséder plus, qui n’est même pas due au fait
qu’il y ait trop d’humains au monde, mais d’une
certaine façon la raison la plus profonde de la crise écologique
est, là aussi, la croissance de la productivité du
travail. Parce que dans une logique d’accumulation du capital
c’est seulement la quantité de valeur qui est contenue
dans chaque marchandise qui est intéressante. Si un artisan
a besoin d’une heure pour faire une chemise, cette chemise
vaut une heure sur le marché. Si avec une machine, le même
ouvrier peut faire dix chemises en une heure je simplifie
toujours chaque chemise implique seulement six minutes de
travail et la chemise vaut seulement six minutes. Et donc le profit
pour le propriétaire du capital est de deux minutes pour
chaque chemise. Ce qui implique que pour faire le même profit
qu’avant il doit faire produire et vendre dix chemises au
lieu qu’auparavant une chemise suffisait.
La productivité accrue du travail dans le système
capitaliste pousse à toujours augmenter la production de
biens concrets absolument au-delà de tout besoin concret.
C’est après qu’on crée artificiellement
le besoin pour réussir à écouler toute cette
marchandise. Il s’agit d’un processus infrangible puisque
toute invention réduit le travail nécessaire, donc
le profit qui réside dans chaque marchandise. Il faut donc
produire toujours plus de marchandises. Un société
dans laquelle le travail est le bien suprême est une société
aux conséquences catastrophiques, déjà au plan
écologique. La société du travail est fort
peu agréable pour les individus, pour la société
et pour la planète entière. Mais ce n’est pas
tout, puisque la société du travail, après
plus de deux cents ans à peu près, déclare
à ses membres mis en demeure : « Il n’y a plus
de travail ». Voici une société de travail où
pour vivre il faut vendre sa force de travail si on n’est
pas propriétaire du capital, mais qui ne veut plus de cette
force de travail, qui ne l’intéresse plus. Donc c’est
la société du travail qui abolit le travail. C’est
la société du travail qui a épousé son
besoin de travail en faisant du fait de travailler une condition
absolument nécessaire pour accéder à la richesse
sociale. Il ne s’agit pas d’un hasard on pouvait
déjà en prévoir, ou on aurait pu en prévoir
les conséquences au début du capitalisme parce
qu’il y a cette contradiction fondamentale dans le travail
capitaliste : d’un côté, le travail est la seule
source de richesse, et donc pour un propriétaire du capital
il vaut mieux faire travailler deux ouvriers plutôt qu’un,
et plutôt quatre que deux. De l’autre si on donne une
machine à un ouvrier il va produire beaucoup plus qu’un
ouvrier qui n’a pas de machine, qu’un artisan donc,
et on peut vendre meilleur marché les marchandises produites.
Cela était évident surtout au début de l’ère
capitaliste par exemple, lorsque les Anglais avec le tissu, les
vêtements, ont conquis le monde, parce que bien sûr,
avec la production industrielle ils pouvaient facilement battre
en brèche toute la production artisanale.
Cela veut dire que chaque propriétaire de capital a tout
intérêt à donner un maximum de technologie à
ses ouvriers et donc de réduire le nombre d’ouvriers
pour les remplacer par des machines. Lorsqu’une nouvelle technologie
apparaît, cela donne sur le marché un grand avantage
aux premiers propriétaires du capital qui emploient ces technologies,
car ils peuvent vendre à bas prix. Cependant, la concurrence
va annuler ces avantages par la suite, car tout les propriétaires
de capital vont se doter de ces machines, s’ils le peuvent,
puis une autre machine sera immédiatement lancée sur
le marché, et le procès repart. Cela veut donc dire
que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire du
remplacement du travail vivant, du travail humain, par des machines,
et cela veut dire aussi que le même système capitaliste,
dès le départ, sape ses propres bases, scie la branche
sur laquelle il est assis. C’est une contradiction à
laquelle le régime capitaliste ne peut échapper, car
il est un système nécessairement concurrentiel de
marché : les capitalistes ne peuvent passer d’accords
entre eux pour que la concurrence ne joue plus, du genre «
on va arrêter cette course aux technologies pour arrêter
cette chute des profits ». Cela ne se peut arriver. Car le
capitalisme est une société de concurrence, il y a
donc toujours quelqu’un qui utilise de nouvelles technologies
et donc ces processus continuent toujours : la force de travail
est remplacée par des machines qui ne produisent pas de valeur.
Par conséquent, si pour un artisan une chemise peut représenter
une heure de travail, avec la révolution industrielle une
chemise peut représenter seulement six minutes de travail
parce qu’on fait avec une machine dix chemises en une heure.
Si aujourd’hui grâce à l’informatique ont
peut faire cents chemises en une heure, chaque chemise représente
seulement un centième. Donc si chaque produit représente
une quantité mineure de valeur, cela veut dire qu’elle
représente une quantité mineure de plus-value, donc
de profit pour le propriétaire du capital. C’est ce
fait que Karl Marx a nommé « la tendance à la
chute du taux de profit », c’est à dire que chaque
marchandise est toujours moins profitable pour le propriétaire
du capital qui la fait produire.
Cette tendance, qui est inévitable du fait de la concurrence,
est contrecarrée par une autre tendance, historiquement on
l’a vu, et par le fait que si chaque marchandise donne moins
de profit, parce qu’elle manque de valeur, on peut augmenter
la quantité de produits, car si une chemise représente
seulement six minutes, mais que je vends onze chemises par exemple
je fais un profit plus grand qu’avant, par exemple que l’artisan,
avec une heure de travail. C’est ce qui, historiquement, est
arrivé. Il y avait une augmentation continuelle de la quantité
absolue de marchandises, qui représentait aussi une augmentation
absolue de la quantité des valeurs qui a compensé
et même sur-compensé le fait que chaque marchandise
particulière représentait moins de travail. Le fait
le plus remarquable fut dans l’industrie automobile. On a
transformé un produit de luxe en un produit de masse, et
un produit qui demandait beaucoup de travail et qui employait beaucoup
de travailleur, et on a augmenté un grand circuit de production
et ensuite de consommation. Ce fut la période des «
trente glorieuses », qu’on appelle justement l’«
époque fordiste ». Pendant un siècle et plus,
cette tendance inévitable dans le développement du
capitalisme diminuait la valeur. La valeur de chaque produit était
contrecarrée par l’augmentation de la masse. Donc cette
espèce de sauvetage est venue définitivement se rompre,
on peut le dire maintenant, avec la révolution micro-électronique.
Avec les procédés micro-informatiques, la technologie
a été tellement accélérée qu’on
économise beaucoup plus rapidement beaucoup plus de travail,
que ce qu’on peut recréer dans d’autres secteurs.
C’est un fait qu’on peut effectivement observer depuis
plusieurs décennies. On peut aussi dire que maintenant ce
n’est pas seulement l’innovation de produits mais aussi
l’innovation des procédés qui est tellement
rapide qu’il n’y a plus de compensation possible de
l’autre côté. Parce qu’en tant que tel
le procédé informatique demande très peu de
travail et a réussi à augmenter énormément
la productivité du travail, en utilisant un nombre toujours
plus réduit de travailleurs. Par exemple, le nombre de personnes
employées dans l’industrie dans les grands pays européens
est presque diminué de moitié par rapport aux années
soixante-dix, la productivité s’est accrue, je crois,
de soixante-dix pour cent en même temps, selon les chiffres.
Vous savez tous qu’en vérité ces nouveaux procédés
technologiques ont permis de réduire le nombre de travailleurs
productifs parce qu’ils permettaient en même temps d’augmenter
la productivité. Alors à ce stade on peut faire une
ou deux remarques : qu’il n’est pas vrai que le travail
industriel productif diminue, qu’il s’est seulement
délocalisé dans d’autres endroits, par exemple
en Asie. On peut ici en discuter longuement mais il me semble assez
évident que ces délocalisations en général
ne regardent que certains secteurs, surtout le secteur textile,
et dans certains pays pour une période de temps assez limitée.
Ce qu’on appelait les « Tigres asiatiques » ont
déjà d’une certaine façon atteinte leurs
limites. Par exemple, on n’a pas réussi à y
impulser un nouveau modèle de capitalisme, qui s’étende
à tout le secteur productif dans le pays entier etc. On dit
maintenant que la Chine serait le futur du capitalisme. Mais on
oublie peut être qu’il y a certaines régions
en Chine, ou certains secteurs industriels, où on emploie
beaucoup de gens à très bas salaires. En même
temps pour le même développement en Chine, des centaines
de millions de gens perdent leur emploi traditionnel, dans l’industrie
lourde traditionnelle ou dans l’agriculture etc. Donc je pense
qu’on peut affirmer tranquillement qu’il y a toujours
dans le monde entier, et pas seulement dans les pays européens,
cette diminution continuelle de la force de travail, de la force
de travail employée.
Et à la longue, même dans les pays à bas salaires,
les procédés informatiques y seront aussi plus concurrentiels
que l’exploitation. D’un autre côté, on
dit qu’on perd beaucoup de postes de travail dans l’industrie,
mais qu’ils sont recrées dans d’autres secteurs,
les secteurs des services etc. Mais d’un côté
on peut voir que ce n’est déjà plus vrai, que
c’est une illusion de quelques années. Le chômage
maintenant augmente énormément même dans les
secteurs des services et, par exemple, la « new economy [3]
» qu’on nous avait promise sur Internet n’a jamais
démarré parce que ce sont des secteurs qui emploient
très peu de personnes. De l’autre côté
il faut aussi dire que ce qui intéresse dans la société
capitaliste ce n’est pas seulement le travail en tant que
tel mais le travail productif de valeur, parce que le propriétaire
de capital ne veut pas seulement faire travailler, il veut faire
travailler de façon à reconstituer son capital. Si
le propriétaire de capital paie des ouvriers pour travailler
dans une usine par exemple, il peut par la suite revendre les produits
et reconstruire son capital par accumulation. Si le même propriétaire
de capital emploie son argent pour entretenir beaucoup de domesticité
dans sa maison, il dépense tout simplement son capital qui
ne fructifiera pas. Donc ce type de travail, tout le travail de
service en général, n’est pas productif au sens
capitaliste, et ceci non seulement à l’échelle
individuelle mais à celle de la société. Ainsi
les travailleurs, qui d’ailleurs sont souvent les travailleurs
les plus utiles pour la société, par exemple dans
les secteurs de la santé, de l’éducation etc.
tout ce qui est payé par l’Etat, dans le secteur de
l’armement aussi etc. n’effectuent pas de travaux productifs
au sens capitaliste, parce que l’argent n’y est tout
simplement pas dépensé. Il n’y a pas de retour
de capital. On peut dire qu’à côté du
chômage qu’on voit tous les jours, il y a plus dramatique
encore : c’est la diminution du travail productif de capital
dans la société. Car dans la société
capitaliste les services sont en général payés
par les impôts et par le fait qu’il y a encore de véritables
procès productifs sur lesquels l’Etat peut prélever
des impôts. S’il n’y a plus de productivité
de ce genre-là donc, l’Etat ne peut plus lever d’impôts,
et la société de service, dont les sociologues ont
tant parlé, s’achève assez rapidement.
On peut donc affirmer tranquillement que c’est le capitalisme
tout entier qui vit une situation de crise. Je ne suis pas d’accord
avec ceux qui disent que le capitalisme est plus que jamais en bonne
santé, que ce sont la société ou les individus
qui vont mal et qu’il y a encore des multinationales, des
entreprises, qui font de bons profits. Au moins sur le papier car
une partie de la richesse est déjà uniquement produite
dans les circuits financiers qui n’existent que dans les bilans.
Tout le système capitaliste, toutes les possibilités
de placer son capital de façon à exploiter un travail
pour le revendre ensuite et augmenter le capital etc. tout ce qui
était la base du capitalisme semble dans une grave crise.
Et ceci non parce qu’il a suscité des adversaires implacables,
non parce qu’il a crée un prolétariat dont la
force pourrait mettre un terme au capitalisme comme ce fut longtemps
l’espérance du mouvement ouvrier, mais parce que le
capitalisme s’est sabordé lui-même, non pas par
une volonté suicidaire immédiate mais parce que cela
était écrit d’une certaine façon dans
son code génétique, au moment de sa naissance : dans
une société qui posait le travail abstrait comme source
de richesse, il y avait déjà un contenu, une dynamique,
qui devait, un jour ou l’autre, mener à la situation
d’aujourd’hui. Une situation où le travail crée
la richesse mais où le système productif n’a
plus besoin de travail. La situation est paradoxale : la productivité
à l’échelle mondiale cause la misère.
C’est tellement paradoxal qu’on oublie même souvent
de le voir, comme toutes les choses qui sont tellement évidentes
qu’on les perd de vue.
Donc depuis deux cents ans, on a vu une explosion des possibilités
productives comme jamais auparavant dans l’histoire. Mais
une autre question se pose : toutes ces possibilités productives
sont-elles toujours positives pour l’humanité, et pour
la planète ? Je pense que la plupart sont plutôt nuisibles.
Mais on peut affirmer qu’en utilisant les possibilités
productives existantes, il était possible de permettre à
tout le monde d’avoir tout ce qui et nécessaire en
travaillant très peu. Or ce qui arrive va dans le sens contraire
: on retire la possibilité de vivre à ceux qui ne
réussissent pas à travailler, et le peu de personnes
qui travaillent doivent travailler toujours plus. Il se pose ici
la question de partager, mais pas partager le travail comme dans
ce slogan : « Travaillez tous, travaillez moins », mais
la richesse qui existe dans le monde entre tous les habitants du
monde non de forcer à travailler quand cela n’est pas
nécessaire. Avec tout cela je ne veux pas faire l’éloge
de l’automation. Il existe aussi une critique du travail qui
fait une espèce d’éloge de l’automation,
en disant : « Ah ! Alors tout le monde pourrait travailler
deux heures par jour en surveillant seulement les machines ! »
Je pense que ce n’est pas là la question. Surtout,
une société de l’automation n’aurait pas
de sens si elle favorise une sorte de société des
loisirs, où, dans le pire des cas, le surplus de temps conduit
à regarder plus longtemps la télévision. Comme
c’est le cas avec la semaine des trente-cinq heures qui a
probablement seulement augmenté de cinq heures par semaine
le temps que la plupart des gens passent à regarder la télévision.
La critique de la société du travail n’est pas
non plus pour moi un éloge de la paresse. Beaucoup d’activités
et même beaucoup de fatigues sont utiles et peuvent constituer
une espèce de dignité pour l’être humain.
Très souvent, c’est aussi paradoxalement le travail
qui empêche l’activité, qui empêche la
fatigue. Ainsi par exemple le travail fait obstacle à des
activités beaucoup plus utiles : lorsque les familles sont
obligées de laisser leur enfant nouveau-né dans les
crèches, lorsqu’on ne peut plus s’occuper des
personnes âgées etc. Et le système du travail
empêche des activités directement productives comme
par exemple l’agriculture dans le monde entier. Il y a énormément
de paysans qui doivent abandonner leurs activités, et ce,
non pour des raisons naturelles : ce ne sont pas leurs sols qui
sont épuisés, mais simplement parce que le marché,
donc le système de travail, empêche le paysan africain
de vendre ses produits sur les marchés locaux. Parce qu’il
y a les multinationales de l’agriculture qui peuvent vendre
à prix plus bas du fait qu’elles emploient moins de
travail abstrait. Evidemment le fermier américain est plus
technologisé, donc ses marchandises contiennent moins de
travail et donc il vend à plus bas prix que les fermiers
du tiers monde. Il s’agit là d’un bon exemple
du côté concret et du côté abstrait du
travail.
Du côté du travail concret : le petit paysan en Afrique
peut faire le même travail qu’il faisait il y a trente
ans, parce que le travail concret est resté le même.
Du côté du travail abstrait, son travail traditionnel
vaut beaucoup moins qu’avant parce que des entrepreneurs réussissent,
du fait de la concurrence, à faire le même travail,
à avoir le même produit en dépensant beaucoup
moins de travail, beaucoup moins de temps de travail. Donc on peut
très concrètement dire que c’est le côté
abstrait du travail qui tue les personnes, qui tue le porteur de
l’activité concrète. Dans de nombreux cas la
société du travail est vouée à une espèce
de non activité forcée, ainsi lorsque des usines,
ou d’autres possibilités productives, sont simplement
fermées, détruites, car plus assez rentables. Par
conséquent je pense qu’il faut sortir de la société
du travail pour pouvoir démarrer des activités utiles.
Critique du travail ne veut donc pas dire nécessairement
culture bohème, culte de la paresse, mais il faut se libérer
du culte du travail. Le système du travail capitaliste n’aurait
en effet jamais été efficace s’il n’avait
constamment impulsé un véritable culte du travail,
ce qu’on appelle historiquement « l’éthique
protestante du travail » pour qui le travail, la fatigue,
l’activité en tant que telle, sont une sorte de noblesse
de l’être humain au-delà de tout contenu. Dans
toutes les sociétés capitalistes la fatigue existe
du fait qu’on veuille réaliser quelque but, non d’être
dans l’obligation de travailler huit heures ou dix heures
par jour, non de viser quelque chose qui soit désirable.
Dans la société capitaliste industrielle c’est
le fait de travailler, en tant que tel, qui est apprécié.
Et même sur le plan moral. C’est ainsi que les chômeurs
sont souvent considérés comme des personnes inutiles,
nuisibles. Beaucoup de chômeurs ont honte d’être
au chômage, alors que s’ils travaillaient dans une usine
à bombes ou à porte-clés ils seraient très
fiers, parce que « je travaille ». Comme s’il
n’était pas mieux de ne pas travailler, plutôt
que de participer à la production d’aujourd’hui.
Parce que l’orgueil traditionnel des travailleurs consiste
simplement à avoir réussi à vendre leur force
de travail, sans s’interroger sur son contenu. Alors pourquoi
est-il plus honorable de travailler dans une usine où l’on
fabrique des bombes ou des automobiles que d’être dans
la situation des femmes, par exemple, qui ne « travaillent
» pas, qui s’occupent des enfants et de la maison ?
Le culte du travail dans le système capitaliste a donc valorisé
un certain type d’activités, ne prenant en compte que
la dépense d’énergie vitale pour le travail,
au mépris du contenu. Il faut se dégager de cela et
apprécier le travail au-delà de tous ses contenus.
On dit souvent que le chômage est une atteinte à la
dignité humaine. Je ne vois franchement pas où est
la dignité dans le fait de réussir à se vendre.
La dignité résiderait plutôt dans le fait d’avoir
le droit d’accéder à toutes les ressources pour
organiser sa propre vie. Ce qui implique qu’une politique
de critique sociale aujourd’hui, de contestation de la société
capitaliste, ne devrait pas demander la création de nouveaux
emplois, ou rêver d’un impossible retour à la
société de plein emploi, mais plutôt exiger
pour tout le monde, individuellement et collectivement, le droit
d’accéder directement aux ressources, terrains, ateliers,
usines, au savoir immatériel, pour organiser collectivement
la production là où elle est vraiment nécessaire.
Parce qu’une bonne partie de la production d’aujourd’hui
n’est bien sûr absolument pas nécessaire et pourrait
être arrêtée. Armements, bureaucratie, voitures
qui doivent être changées trois ans après leur
achat.
Mais quand on fait ce type de proposition il y a toujours quelqu’un
qui proteste : « Mais alors il n’y aura plus d’emplois,
plus de postes de travail si on arrête cette production !
» On devrait retourner l’objection : « Ce serait
tant mieux pour la société si on pouvait assurer sa
survie avec beaucoup moins de travail ! » Et naturellement
au prix qui précédait cette loi sociale qui fait de
la vente de sa propre force de travail la condition pour l’accès
à la richesse sociale !
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[1] Bibliographie en fin de texte.
[2] (cf. le taylorisme)
[3] « La nouvelle économie »
[4] Personnes qui adoptent les thèses de Negri et Hard dans
leur livre « L’empire ».
[5] Editions Lignes, Léo Scheer.
Bibliographie de Anselm Jappe :
« Guy Debord », un essai, (Editions Denoël
2001)
« Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique
de la valeur », (Editions Denoël 2003)
Participation au « Manifeste contre le travail » écrit
par le groupe allemand Krisis (Folio 10/18).
- « L’avant-garde inacceptable » (Editions Lignes
2004)
- « Les habits neufs de l’Empire » (Editions
Lignes 2003)
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