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La psychanalyse et le malaise dans la civilisation
Marie-Jeanne Segers


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association lacanienne internationale
rubrique politique et social


Dès les premiers temps de sa découverte de la psychanalyse, Freud a porté sa pratique hors du cabinet privé. Par la suite, il ne refusera jamais que la psychanalyse prenne en considération d'autres domaines et d'autres situations issues du " malaise dans la civilisation ". Freud a exploré, tout au long de son œuvre, les productions et les modes de penser humains. Il a démontré largement la fécondité de cette exploration, qu'il s'agisse du cas Schreber, de Léonard de Vinci, des études socio-anthropologiques, de Moïse, de l'art et de la religion.

En ce qui concerne l'intérêt de la psychanalyse pour la criminalité, la situation se présente actuellement d'une manière chaotique. Par exemple, Freud ne cite pas la criminalité parmi les extensions possibles de la psychanalyse 1 . Il pose cependant deux crimes au fondement de l'humanité, le parricide et l'union incestueuse avec la mère, et leur interdit à l'articulation de la nature et de la culture. J. Lacan n'a pas traité longuement de la criminalité. Il débute cependant son œuvre par l'étude d'un cas (Aimée) où une tentative d'homicide intervient dans le cadre d'une psychose paranoïde et par le commentaire du double crime des sœurs Papin. Ceci l'amène à faire état du mode " paranoïaque " de toute connaissance, ce qui donnera lieu au développement de son fameux " stade du miroir " 5 .Enfin, il est l'auteur d'importantes contributions sur l'agressivité (1948) et la criminologie (1950).

Plus récemment, deux ouvrages procèdent à une mise au point de la situation de la psychanalyse. Leurs auteurs ne sont pas des moindres puisqu'il s'agit de J. Laplanche qui veut énoncer des " nouveaux fondements " pour la psychanalyse* 8 et S. Leclaire qui procède à ce qu'il appelle un " état des lieux " de la psychanalyse 9 .Dans le premier cas, le mot criminalité n'est pas prononcé, pas plus qu'aucun représentant du champ sémantique qui s'y rattache. En revanche, l'auteur accorde une place privilégiée à la théorie de la séduction, séduction sexuelle précoce de l'enfant par un parent, soit ce qui est mis en cause dans l'inceste et dans la perversion. Dans le second cas, l'état des lieux est étrangement silencieux sur ce qui touche de près ou de loin à la criminalité. Il est seulement fait mention de certaines pratiques d'inspiration analytique dans le secteur social et en milieu pénitentiaire. Ces pratiques , il est vrai, également partie de l'expérience analytique à côté de la théorie et il n'en est pas toujours rendu compte dans des publications accessibles.

P. Legendre, quant à lui, consacre un ouvrage au Père et au parricide avec le crime du caporal Lortie ; il y exprime de très vives critiques vis-à-vis de la criminologie dont il dénonce le caractère hautement suspect et qu'il amalgame à toutes les formes d'utilitarisme dé-subjectivant 10 . J.M. Labadie déclare que les documents psychanalytiques sur le crime sont " ternis par le temps ", que la psychanalyse " s'enlise " dans une " stagnation théorique ", tout en faisant preuve d'" imprudence ", de " mégalomanie naïve " et de " peu d'originalité " 2 . Il consacre cependant à l'œuvre freudienne un volume de sa thèse d' État et se réfère à elle dans une grande mesure en chacune de ses publications.

C'est donc poussée par la curiosité face à une ambivalence et une ambiguïté de la littérature psychanalytique sur le crime que j'ai fait le point sur ce sujet (Segers, à paraître) depuis 1985 à ce jour. Dans ce travail, je cite également des publications antérieures à 1985 lorsque leur référence est restée d'actualité. L'exposé de la littérature sur ce thème se prête à une division en trois sections : la première rassemble les principaux textes fondateurs, la deuxième reprend des contributions qui procèdent à une réflexion approfondie sur la criminalité ; la troisième partie passe en revue des thèmes particuliers tels que la criminalité violente, l'adolescence délinquante, la toxicomanie, l'alcoolisme, l'inceste et la perversion.

Ce travail de recension des sept dernières années révèle que la psychanalyse partage avec la criminologie et le droit pénal une réflexion sur de nombreux thèmes, tels que ceux de la transgression, du crime, de la loi, du sujet, du passage à l'acte, de la responsabilité, de la culpabilité, la punition, la thérapeutique, les institutions fermées, le Surmoi, le père, le Juge, l'aveu, la réparation, etc. Ces thèmes sont abordés en des styles extraordinairement divers : réflexion théorique, pont de vue épistémologique, cas clinique ou témoignage ; démarche rigoureusement psychanalytique et parfois simple " psychologisation " de concepts psychanalytiques figés et rigides en une " typologie " du criminel. Toutes ces démarches sont différentes et il n'existe pas à ce jour de synthèse de ces éléments, d'une littérature qui se révèle finalement non seulement riche mais abondante.

A la suite de ce travail, auquel je prie le lecteur intéressé de se référer, apparaît la nécessité de préciser la spécificité de la psychanalyse dans le domaine de la criminalité et au-delà dans ses rapports avec d'autres disciplines (la médecine, le droit et les sciences sociales). La confusion est grande chez les non-analystes et en psychiatrie, qui s'approprie des concepts psychanalytiques et où la seule évocation du complexe d'Œdipe passe pour psychanalytique.

La psychanalyse, qui entretient un rapport paradoxal au dogmatisme (affirmations sans compromis et perpétuelle interrogation, renouvellement et ouverture de la théorie) est une discipline toute en nuances. Les concepts et leur articulation ne sont jamais fermés, figés une fois pour toutes au musée des sciences humaines. La psychanalyse, dans la théorie comme dans la pratique est élaboration vivante ; ceci inclut le caractère indéfiniment ouvert et ré-ouvert des interrogations et des formulations, et enfin, l'implication incontournable du penseur, de l'auteur et de l'écrivain dans son œuvre et dans la manière dont il traite son objet. Puisque c'est sur ce point que porte particulièrement l'ambiguïté de la littérature sur le crime, je citerai G. Rosolato dans un texte sur la formation du symbole 12 (p.225) :

La psychanalyse consiste essentiellement " dans la mise en évidence de la signification inconsciente des paroles, des actions, des productions imaginaires (rêves, fantasmes,délires) d'un sujet " ; elle se spécifie " par l'interprétation contrôlée de la résistance, du transfert et du désir " (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 351). Or, l'interprétation et la signification inconsciente ne peuvent se faire que par la parole, irréductible à toute autre méthode thérapeutique (médication, action corporelle, pressions autoritaires ou violentes, suggestions ou intuitions et idéaux partagés). Mais le langage n'est pas qu'un moyen de communication, le meilleur quant à la finesse d'analyse ; il structure aussi les processus et les conflits psychiques dans la signification qu'ils prennent pour le sujet lui-même.

Ce passage énonce beaucoup de choses. Il spécifie que l'objet de la psychanalyse n'est pas l'objet humain en général, l'objet de la sociologie, du droit ou de la médecine ; l'objet de la psychanalyse, c'est l'objet humain " en tant qu'il met en forme sa propre expérience 8 ".Dès lors, parler pour un autre, comme c'est le cas dans l'interprétation du crime ou du criminel, serait faire une interprétation sauvage, si ce n'était présenté comme hypothèse de travail. Un diagnostic, formulé par un psychiatre dans les termes du complexe d'Œdipe ou de détermination inconscientes, n'est pas psychanalytique par le seul recours au langage de la psychanalyse. Au contraire, une parole est thérapeutique dans la mesure où le criminel en est le sujet, sans contrainte. C'est le sens de la démonstration de P. Legendre (1989). Cette condition exile la psychanalyse d'un certain nombre de pratiques et de théories.

Ensuite, la psychanalyse est entièrement fondée sur la responsabilité et la reconnaissance de celle-ci. Elle est vouée à rester étrangère, et donc jugée inutile, à tous ceux qui n'ont pas saisi cela, qui fait la psychanalyse elle-même. C'est pour cette raison que Laplanche (1983, p.220) considère que du point de vue de la psychanalyse la voie du soin psychiatrique du délinquant comme du criminel est " la plus déshumanisante de toutes ". Elle irresponsabilise des médecins. Cette position de principe qu'est la reconnaissance de la responsabilité fait que la psychanalyse ne pourra jamais se substituer à une " pratique de la norme " ou à une " technique de la normalité et du droit ". Tout au plus peut-elle dénoncer certaines voies d'aliénations.

En terminant ce travail, je choisis de rappeler certaines des voies dont la psychanalyse contribue à changer la perspective en droit pénal et en criminologie. Je me rallie ainsi à la présentation de Laplanche citée précédemment (1983). 1. L'acte criminel ou délinquant, tout comme l'acte de punir, interviennent comme mises en forme de la pulsion de mort, autrement immaîtrisable. Ils ont donc, d'une certaine façon, une fonction de limite ; 2. le sentiment de culpabilité constitue une première forme de symbolisation psychique des pulsions.

Il contribue à constituer la " position dépressive " qui, selon M. Klein, doit être élaborée après la " position paranoïde " au cours de laquelle l'agression part dans tous les sens, sans que l'on sache parfois qui détruit. La culpabilité serait le premier pacte conclu avec l'angoisse et l'angoisse est coextensive de l'inconscient.

Finalement, la psychanalyse apporte surtout la notion de pulsion, c'est-à-dire la notion du sexuel. Le pulsionnel constitue le sens ultime des actes absurdes, des conduites inutiles et les plus contraires à un élémentaire " instinct " de conservation. Il revient à la psychanalyse d'avoir montré que l'homme de l'adaptation est doublé d'un homme pulsionnel.

C'est lorsque Dostoïevski s'est ruiné au jeu que sa production littéraire est la plus féconde 11 .C'est lui, l'écrivain torturé par la question du parricide, qui mit en scène des thèmes littéraires tels que l'infanticide, le matricide et le parricide, la séduction pédophile, le suicide de personnages donjuanesques et le viol de fillettes : malaise dans la civilisation...


* Après avoir écrit un article, souvent cité, sur " Réparation et rétribution pénales 7 ".

1. Freud S., " L'intérêt de la psychanalyse " (1913), in Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, P.U.F., 1984, pp. 187-213.
2. Labadie J.M., " Limites et chances d'une réflexion psychanalytique en criminologie ", Déviance et Société, 1979, 4, 3, pp. 301-322.
3. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, (1932), Paris, Seuil, 1975.
4. Lacan J., L'agressivité en psychanalyse (1948), in Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp.101-124.
5. Lacan J., Le stade du miroir (1949), in Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 93-100.
6. Lacan J., Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie (1950), in Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 125-149.
7. Laplanche J., Réparation et rétribution pénales : une perspective psychanalytique, Psychanalyse à l'Université, 1983, 8, 32, pp. 668-670.
8. Laplanche J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1987.
9. Leclaire S. et l'A.P.U.I., État des lieux de la psychanalyse, Paris, Albin Michel, 1991.
10.Legendre P., Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le père, Paris, Fayard, 1989.
11. Martinov V., Figures du crime chez Dostoïevski, Paris, P.U.F., 1990.
12. Rosolato G., Le symbole comme formation, in Psychanalyse à l'Université, 1983, 8, 30, pp. 225-242.
13. Segers M.J., Actualité de la pensée de P. Legendre, in Revue interdisciplinaire d'Études juridiques, 1991, 27, pp. 99-119.
14. Segers M.J., Psychanalyse et criminalité (à paraître).



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