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"Chaos contrôlé" dans la première colonie pénale du monde libre
Loïc Wacquant

La maison d'arrêt de Los Angeles détient depuis la fin des années 80 le titre de plus grande colonie pénale du monde occidental, devançant sur le fil sa consoeur de New York—le Bureau du Shériff du Comté s'en targue sur son site internet. Ses sept établissements présentement en service renferment autour de 23.000 pensionnaires, contre moins de 9.000 en 1980 (par comparaison, Fleury-Mérogis, la plus grande prison d'Europe, en accueille 3.900).

Comme on pourrait s'y attendre, le gros des clients de la maison proviennent des zones inférieures de l'espace social angelino: 46% sont latinos et 33% noirs, pour seulement 18% de blancs alors que ces derniers sont largement majoritaires dans le comté. La moitié ont entre 18 et 29 ans et sept sur dix ne possèdent aucun diplôme. A l'instar des autres grandes maisons d'arrêt du pays, trois problèmes pérennes affligent la LA County Jail (LACJ): le surpeuplement, la violence et les conflits raciaux.

Le réseau des geoles angelines contient 11.000 détenus de plus qu’il n’a officiellement de places, puisque ses établissements sont conçus pour en accueillir 12.000. Pire: si les juges faisaient exécuter l'intégralité des peines d'emprisonnement ferme qu'ils infligent aux quelques 120.000 personnes placées chaque année sous la tutelle pénale du comté, il en contiendrait 39.000! Mais l'espace manque cruellement de sorte que la grande majorité des individus arrêtés pour des délits mineurs sont relâchés sans contrôle et les autres ne purgent qu'une fraction de leur peine. En raison du surpeuplement, une condamnation à un an de réclusion par la Cour criminelle du Comté de Los Angeles se traduit en moyenne par 83 jours de détention effective.

Le défi auquel est quotidiennement confronté la LACJ consiste à réceptionner, trier et "faire circuler" les détenus le plus rapidement possible à travers "le système"—à la manière d'une usine de retraitement de déchets sociaux—afin d'éviter les goulots d'étranglement et les incidents violents, qui causent chaque année la mort d'une vingtaine de pensionnaires (1). Quand on sait qu’entre un quart et un tiers de million de personnes passent par les grilles du LACJ dans le courant d'une année, on comprend pourquoi ses responsables décrivent son fonctionnement par l'expression de "controled chaos" (l'autre expression qui revient souvent dans leur vocable est celui de "zoo").

Prévenus et condamnés qui affluent au rythme d'un millier par jour sont dirigés sur le "Centre de sélection" des Twin Towers, en lisière du centre-ville, avant d'être ventilés dans les divers établissements de la périphérie. En théorie, ils sont répartis en quarante catégories selon la nature de leurs infractions, leurs antécédents judiciaires et leur dangerosité présumée. En réalité, "il n'existe aucune procédure systématique visant à ségréguer les détenus selon leur niveau de dangerosité ou de risque d'évasion" (2). Car la simple identification d'un prisonnier relève du casse-tête: elle requiert de consulter cinq banques de données différentes dans lesquelles un même individu peut figurer sous divers alias. Le Comté de Los Angeles s'est récemment doté d'un système informatisé de "reconnaissance digitale" mais les comtés voisins n'en disposent pas, pas plus qu'il n'existe de base de données criminelles véritablement fiable au niveau national.

En tout état de cause, les moyens en cellules et en personnel ne permettent pas de séparer comme il le faudrait les condamnés dangereux des prévenus de droit commun, les Noirs des Latinos, les membres du gang des Crips de leurs rivaux affiliés aux Bloods, les criminels sexuels de leurs congénères déterminés à exercer sur eux des exactions (comme c’est l’usage dans presque toutes les prisons du monde). D'où la violence qui règne dans les geoles de la Cité des anges, où "les affrontements entre groupes ethniques et raciaux, entre gangs, et entre sous-unités de gangs, sont endémiques" (3). La rumeur parmi les pensionnaires de la LACJ veut que, dans les établissement de Pitchess East et Pitchess West, situés à une cinquantaine de kilomètres du centre-ville en bordure de la Sierra, il éclate "une émeute raciale par jour". Officiellement, il y a eu en 1996 dans ces deux geoles 61 incidents metttant aux prises des groupes hostiles et nécessitant l’emploi d’armes par le personnel ou l’intervention des forces spéciales, ce qui explique que surveillants comme détenus ont la hantise d’y être envoyés. Quand ils apprennent qu’ils vont être transférés "au Ranch" (ainsi que sont surnommés ces deux centres de détention), certains prisonniers n’hésitent pas à arracher leur bracelet d’identité dans l’espoir que leur soudaine anonymité fera reculer l’échéance, bien qu’ils sachent que ce geste sera sanctionnée par un rallongement automatique de la durée de leur séjour derrière les barreaux.

A la violence entre pensionnaires s’ajoute celle que les gardiens exercent sur ces derniers, soit pour maintenir la discipline et la sécurité dans le cadre légal de leurs attributions, soit par incompétence ou par abus d’autorité, soit enfin que certains "matons" considèrent qu’il leur incombe de faire régner au sein de leur établissement une rigueur pénale supérieure à celle stipulée par le règlement. C’est le cas d’une "confrérie" (posse) secrète de "justiciers" formée par une quinzaine d’employés des Twin Towers dont huit furent relevés de leurs fonctions en septembre 1998 pour s’être livrés à des violences organisées et graves sur des détenus du pavillon psychiatrique dont ils jugeaient qu’ils étaient trop "choyés". "Quand ces matons te tabassent", raconte un vétéran qui s’apprête à sortir en semi-liberté sous contrôle électronique, "on peut lire la marque de leur lampe-torche sur ton corps" (4).

La violence est entretenue par le déséquilibre flagrant entre les effectifs des surveillants et des surveillés. Avec 2.530 deputies en uniforme, la geole de Los Angeles a de loin le plus faible ratio gardien/détenu des métropoles américaines: Houston en a autant pour 60% de prisonniers en moins, New York quatre fois plus pour une population pénitentiaire légèrement inférieure. Chaque année, le comté débourse plusieurs millions de dollars en indemnités versées à des détenus blessés ou rendus infirmes par des tirs de balles en caoutchouc, l'usage de grenades lacrymogènes, l'intervention de ses "brigades d'extraction" (chargées de subjuguer les prisonniers refusant de sortir de leur cellule) ou à la suite de maltraitements médicaux. Un détenu du Centre de Pitchess East a cette formule lapidaire pour décrire le quotidien des pensionnaires de la LACJ: "Tout le monde peut vous dire que vivre dans les geoles de Los Angeles, c'est vivre en enfer" (5).

Une grande part des ressources de la LACJ, comme de toutes les maisons d’arrêt du pays, est absorbée par l’organisation du convoyage des prévenus et des accusés devant les autorités judiciaires (6). Chaque jour plus de 1.100 détenus (dont 250 femmes) sont déférés du seul Centre de réception de la LACJ devant les tribunaux du comté de Los Angeles et des comtés voisins. Le volume des mouvements est si important que le bureau du convoyage des Twin Towers (appellé "court line") commence à rassembler les individus concernés dès trois heure et demie du matin. Les Noirs dans une cellule de transfert, les Latinos dans une autre et les Blancs et les jeunes de moins de dix-huit ans dans une troisième (les Blancs étant de fait assimilés à des mineurs dans cet environnement où ils sont la "minorité"; les Asiates sont présentement regroupés avec les européens pour les protéger d’éventuelles agressions). "Souvent, on a tellement de détenus d’un coup qu’on a pas assez de chaines pour transporter tout le monde. Ils sont là, prêts à partir à la cour, mais on peut pas les envoyer, même si on les attache à trois par chaine", m’explique avec un air dépité le préposé à l’impression des badges identifiant les pensionnaires en transit.

A neuf heures du soir, quand les bus rentrent des tribunaux chargés jusqu’à la gueule de leur cargaison humaine, l’engorgement des cellules d’attente force à utiliser les couloirs comme zone de stockage. "Des fois, on a cinq ou six bus qui arrivent en même temps et on a pas l’espace pour les tenir tous, alors on les entasse au maximum et on les fait tourner le plus vite possible". Ou bien on laisse les détenus mariner dans leur bus pendant des heures jusqu’à tant que des places se libèrent dans les cellules d’attente. (Chaque bus contient entre 48 et 53 prisonniers, tous enchainés et isolés par paires dans des cages grillagées, à l’exception des "high-power inmates" qui sont enchainés dans une cage individuelle. Cette manière de prison sur roues est tenue par deux deputies, l’un qui conduit et l’autre qui monte la garde. Tous deux sont armés et séparés des passagers assis dans leurs cages par une épaisse grille; et ils sont en communication radio permanente avec le centre des transports de la maison d’arrêt). A onze heures du soir vient le tour des quelques 250 condamnés transférés quotidiennement en pénitencier d’État ("in-custody releases") via le Centre de tri de Chino, qui les assigne ensuite à l’un des 32 établissements placés sous l’autorité du California Department of Corrections—à elle seule la Cité des anges fournit un gros tiers de leurs pensionnaires. "Toutes ces cellules-là sont pleines jusqu’au plafond, pleines de types qui se marchent dessus et qui se pissent dessus parce qu’il n’y a pas de toilettes, pour éviter qu’ils se débarrassent de la drogue ou des armes qu’ils peuvent avoir cachées sur eux avant la fouille".

La marée humaine qui s'engouffre à flux tendu dans le réseau de la LACJ est telle que, malgré les 200 employés préposés aux "admissions" manipulant quelques 6.000 documents administratifs par jour, les ratés sont nombreux et coûteux. En 1997, 700 prisonniers ont été gardés sous les verrous pendant une moyenne de 6,9 jours après la date officielle de leur libération (l'un d'eux fut incarcéré illégalement pendant 260 jours et deux autres pendant 90 jours). Au total, cette année-là, le Comté a déboursé près de 200.000 dollars de dédommagements au bénéfice de 548 détenus gardés en détention arbitraire pendant un total de 3.694 jours (7). A l'inverse, chaque année, les geoles de Los Angeles relâchent par erreur des dizaines de prisonniers qu'elles devraient conserver sous les verrous: ce fut le cas de 32 détenus en 1996, parmi lesquels six personnes accusées d'homicide volontaire.

Loïc Wacquant


Centre de sociologie européenne du Collège de France
Université de Californie à Berkeley
* Ce texte est déjà paru dans Libertés, Amnesty International-Belgium, September 1999 p.20-21.
1. En 1997, la maison d’arrêt du Comté Los Angeles enregistrait officiellement le décès de 47 détenus, dont 38 de "causes naturelles", trois des suites du sida et une par homicide, pour un taux de mortalité de 2,3 pour mille sensiblement supérieur à la moyenne des geoles des grandes villes: il s’établit au double du chiffre de Phoenix et au triple de ceux de Detroit, Oakland et Seattle, mais Baltimore et Philadelphie affichent la même mortalité (Camille Graham et George M. Camp, dir., The Corrections Yearbook 1998, Middletown, Criminal Justice Institute, 1999, p. 230).

2. Los Angeles County Sheriff's Department, 5th Semiannual Report by Special Counsel Merrick J. Bobb and Staff, février 1996, p. 14 (rapport semestriel de la Commission chargée par la Cour du Comté de superviser la réforme des opérations du Bureau du Shériff, en réponse à une série de plaintes déposées dans les années 80 par les associations de défense des droits des détenus).

3. Ibid., p. 5.

4. L’argot pénitentiaire de Los Angeles appelle cela "recevoir le flashlight treatment", littéralement, suivre la "thérapie de la lampe-torche".

5. Darryl Fears, "'Like Living in Hell'", Los Angeles Times, 27 mars 1998. Au printemps 1998, plusieurs gardiens du centre de Twin Towers furent inculpés pour avoir, plusieurs mois durant, identifié les prévenus au titre de sévices sexuels sur des enfants auprès des autres détenus avant de laisser ces derniers les passer à tabac sans intervenir. L’un des "pointeurs" ainsi agressé est décédé des suites de ses blessures.

6. Une ville limitrophe de Los Angeles a résolu (ou en tout cas considérablement réduit) l’épineux problème du transport des détenus en construisant son tribunal criminel dans l’enceinte de sa principale maison d’arrêt.

7. Ces données sont tirées d'une note administrative du Capitaine David Betkey addressée à ses supérieurs hiérarchiques, obtenue auprès du Service d'information du Sheriff's Bureau of Los Angeles County en vertu du Freedom of Information Act. En novembre 1996, le Comté de Cook (Chicago) a accepté de payer 5,85 millions de dollars de dédommagements pour solde d’une plainte collective déposée au nom de 65.000 prisonniers arbitrairement retenus au moins dix heures après leur date légale de libération, soit 90 dollars par plaignant ("$ 5.85 million accord reached in jail lawsuit", Chicago Sun Times, 27 novembre 1996).


Origine : http://www.ifrance.com/astree/paroles/parole1.htm