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Pouvez-vous à grands traits résumer votre diagnostic
de l’évolution du système judiciaire et carcéral
des Etats-Unis et sur le processus de dépérissement
de l'Etat social au profit d'un Etat pénal hypertrophié,
et notamment préciser l’origine de ce basculement historique?
Les Etats-Unis ont été secoués, et sous bien
des angles transformés, dans les années 60 par l'ascension
d’un faisceau de mouvements progressistes, qu’il s’agisse
du mouvement de revendication noir en faveur des droits civiques,
du mouvement étudiant, de l’opposition à la guerre
contre le Vietnam, des mobilisations des récipiendaires d’aide
sociale, ou encore du mouvement des femmes (l’histoire de ces
divers mouvements est retracée dans un beau livre de Frances
Fox Piven et Richard Cloward qui s’intitule justement Poor People’s
Movements). De sorte qu’au début des années 70
on voit s’amorcer une relative réduction des inégalités
économiques et sociales et le développement d’un
embryon d’Etatprovidence indispensable pour mettre à
bas le régime des castes imposé aux Noirs américains
plus d’un siècle après l’abolition de l’esclavage.
Ces derniers semblent alors à la veille de forcer la société
étatsunikenne à les accepter enfin comme citoyens à
part entière.
Mais le milieu de la décennie 70 marque une cassure très
nette, qui traduit un triple mouvement de réaction sociale,
raciale et anti-étatique – au sens de mouvement visant
à restaurer un ordre antérieur. Il s’agit d’abord
d’une réaction de classe contre l’expansion des
droits sociaux et contre l’amélioration lente mais réelle
de la condition salariale, suite à une très forte mobilisation
du patronat.
C’est durant cette période qu’éclosent les
« think tanks » néoconservateurs, ces fameux instituts
de conseil en politique publique qui vont mener le réarmement
idéologique de la droite et développer un nouveau discours
d’apparence savante visant à museler, puis de démanteler
pan à pan l’Etatprovidence et à déréguler
le marché du travail. Résultat, les Etats-Unis entrent
dans une période d’un quart de siècle durant laquelle
le salaire minimum baisse fortement en valeur réelle (il est
encore aujourd’hui de 20% inférieur à celui de
1968), le salaire ouvrier moyen s’érode et le revenu
familial moyen stagne. Pour arriver à maintenir son niveau
de vie, la classe moyenne doit augmenter le nombre de salariés
par ménage et tout le monde accroître les heures ouvrées
durant l’année (d’après une enquête
récente du Bureau International du Travail, l’Amérique
est le seul pays avancé dans lequel les gens travaillent plus
aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, beaucoup plus même
puisqu’ils sont entretemps passés devant le Japon en
la matière). La désyndicalisation est très brutale
: les secteurs traditionnellement syndiqués, notamment, subissent
des licenciements massifs, les salariés restants se soumettent
par peur de perdre leur boulot et le patronat recours systématiquement
à des officines juridiques spécialisées dans
l’obstruction aux organisations salariales. Résultat,
l'emploi précaire, le chômage de masse et le sous-emploi
se développent, puis, à partir de la fin des années
80, le travail désocialisé s’institutionnalise,
devient « normal » pour tous ceux qui n'ont pas les titres
scolaires permettant de postuler aux emplois qualifiés encore
protégés. Il faut savoir qu'aujourd'hui, les deux tiers
des salariés américains situés au bas de l'échelle
socioprofessionnelle (dans des emplois ne requérant pas de
diplome) travaillent sans couverture médicale et quatre sur
cinq ne cotisent pas pour une retraite.
Et, globalement, les ouvriers étatsuniens gagnent aujourd’hui
44% de moins que leurs homologues européens. Ces conditions
d’emploi dites « flexibles », que certains souhaitent
importer en Europe sous couvert de « modernité »
et sous prétexte de « mondialisation » sont un
retour, à l’orée du vint-etunième siècle,
au salariat sauvage de la fin du dix-neuvième.
Le deuxième retournement s’effectue sur le plan racial
: c’est une réaction de rejet continué des Noirs
Américains, qui voient une fois encore l’horizon de l’
« intégration » se reculer au fur et à mesure
qu’ils s’avancent. Ils accèdent certes au vote
avec la Voting Rights Bill de 1965; la discrimination et la ségrégation
ne sont désormais plus soutenues ou tolérées
par la loi. Sur le plan des principes affichés, les Blancs
acceptent de reconnaître leur égalité civique
mais dans la pratique ils s’évertuent avec une vigueur
redoublée à les tenir à distance sociale, spatiale
et symbolique. On assiste ainsi à une extraordinaire migration
de millions de Blancs des villes vers les banlieues où ils
reconstituent un espace prospère et protégé de
la « contamination » d’un groupe jugé indésirable.
Les Blancs retirent leurs enfants des écoles publiques, qui
s’enfoncent dans la spirale du déclin, et cherchent de
plus en plus à se fournir en « biens publics »,
sécurité, santé, culture, transport, sur le marché
privé plutôt qu’auprès de l’Etat local,
qu’ils jugent désormais trop dispendieux. Au total, la
division raciale rigide de la société américaine
survit au soulèvement noir des années 60, comme le montre
deux indicateurs frappants: la ségrégation raciale de
l’habitat n’a pas bougé pas en 50 ans, alors que
les taux de ségrégation sont supérieurs à
70 dans les métropoles (sur une échelle ou 100 indique
l’apartheid parfait); le taux d'intermariaged des Noirs, indicateur
de mixité, reste extraordinairement bas. Pensez qu’en
France, un jeune sur deux issu de l'immigration maghrébine
vit maritalement ou se marie hors de son groupe d'origine alors qu’aux
Etats-Unis 97% des femmes noires épousent un Noir. L’endogamie
de caste reste la règle en dépit du brouhaha médiatique
autour de la multiplication des unions dites « multiraciales
» : elles représentent 2,5 % des unions contre 0,5 %
il y a trente ans. Pourquoi les Noirs continuent-ils d’être
ostracisés de la sorte ? Parce qu’ils portent un stigmate
indélébile – aux yeux des Blancs et des autres
immigrés qui apprennent vite le mépris racial qui sous-tend
la culture nationale – du fait qu’ils sont arrivé
dans le Nouveau Monde par le biais de l'esclavage, donc asservis dans
un pays qui se pense comme celui de la liberté ; ils ont été
privés du droit de vote jusqu'en 1965 dans le berceau de la
démocracie ; et ils sont dépourvus d’honneur ethnique
(dont Max Weber notait avec justesse qu’il est l’ «
honneur des masses ») parce qu’ils ont été
déracinés, au sens littéral, et qu’ils
ne se rattachent à aucune nation identifiable.
La réaction sociale et raciale qui transforme l’Amérique
est redoublée par une formidable réaction anti-étatique.
Tandis que le patronat se mobilise contre un Etat régulateur
qui protège les salariés des sanctions du marché
du travail, les Blancs se mobilisent contre le volant assistantiel
de l’Etat. Car les aides sociales sont perçues comme
étant des privilèges accordés principalement
à la population noire et qui tendent à perpétuer
ses vices. Ces privilèges sont doublement indus puisqu’ils
seraient octroyés sur un critère ethnique et qu’ils
récompensent voire encouragent les émeutes et autres
troubles urbains causés par les Noirs des villes (la sociologue
Jill Quadagno le montre dans un livre au titre là encore révélateur,
The Color of Welfare). Les classes moyennes et supérieures,
les plus mobilisées électoralement, vont donc exiger
que l’Etat réduise ses activités et ses financement
sur le front social, afin de cesser de « pomper » leurs
impots pour subvenir aux besoins des « mauvais pauvres »
des ghettos. La campaigne de « dégraissage » de
l’Etat social, lancée par Reagan au début des
années 80 va s’amplifier jusqu’à l’abolition
du droit à l’aide sociale, inscrite dans la loi depuis
1935, avec « Loi sur la Responsabilité personnelle et
le travail » de 1996, rédigée par les fractions
les plus réactionnaires du Parti Républicain et paraphée
par Clinton, Président d’apparence démocrate.
Quelle est l’ampleur de ce phénomène et
comment est-il lié à l’expansion du secteur pénal
de l’Etat?
Le recul de l’Etat social aux Etats-Unis
est tout à fait spectaculaire. La couverture des allocations
chômage couvrait les deux tiers des salariés licenciés
en 1975 ; ce n’est plus qu’un tiers vingt ans plus tard.
Le nombre des exclus de la couverture médicale ne cesse de
grimper pour atteindre 45 millions aujourd’hui. L’allocation
aux femmes démunies avec des enfants, par exemple, diminue
de 50 % en valeur entre 1975 et 1996, année où elle
est remplacée par un programme d’ « aide temporaire
pour les familles dans le besoin » qui oblige les récipiendiaires
à accepter un emploi sous-payé (c’est le fameux
workfare) en contrepartie de leur allocation et qui limite à
cinq ans au maximum tout au long d’une vie la durée
des aides publiques. Il s’agit par ce mécanisme de
pousser les plus vulnérables sur les segments inférieurs
du marché du travail, dans des conditions dérogatoires
au droit du travail, au droit salarial et au droit social (les titulaires
d’un emploi de workfare peuvent être payés en
dessous du Smic, par exemple).
Cette double réaction raciale et sociale va s’accompagner
et s’amplifier par une vaste campagne dite de « loi
et d’ordre » qui devient le thème-clé
des politiciens conservateurs à la fin des années
soixante puis des démocrates dix ans plus tard. Cette politique
sécuritaire va servir à « restaurer »
l’ordre dans la rue et dans les quartiers déshérités,
c’est-à-dire à réprimer les mouvements
de protestation des pauvres. Elle fournit en outre un exutoire commode
à une hostilité raciale persistente qui ne peut plus
se manifester de manière ouverte. Désormais illégitime
et même sanctionné légalement, le sentiment
anti-noir va pouvoir s’exprimer de manière indirecte
à travers la démonisation et le dénigrement
public des criminels et des prisonniers, rapidement identifié
au tueur ou violeur noir (à l’image de Willie Horton,
ce criminel rendu célèbre par les publicités
de George Bush lors de sa campagne présidentielle de 1988).
C’est là le paradoxe de l’Etat pénal néolibéral
: il s’affirme et se développe alors même que,
sur le marché du travail et en matière de protection
sociale, la force publique se dit impuissante et entend réduire
son action. Le moins d’Etat économique et social appelle
et nécessite le plus d’Etat pénal, auquel on
demande d’endiguer les désordres générés
par la dérégulation économique et le délitement
du filet de protection sociale – et, dans le cas des Etats-Unis,
de restabiliser un régime des castes en grand danger. Et
les prisons font leur retour sur le devant de la scène.
Le dernier quart de siècle a vu une croissance astronomique
des arrestations par la police, des condamnations pénales
par les tribunaux et des mises sous écrou en Amérique.
Dans une période où la criminalité reste en
gros stagnante puis décline fortement, le nombre de personnes
incarcérées est multiplé par cinq: on passe
de quelques 400.000 détenus en 1975 à 2 millions aujourd’hui.
A cela s’ajoute l’expansion latérale de l’Etat
pénal : 4,5 millions d'américains sont condamnés
à la prison avec sursis, remis en liberté conditionnelle
ou en attente de jugement. Au total, ce sont donc plus de six millions
de personnes qui sont sous « main de justice », soit
un homme sur vingt, un Noir adulte sur dix, et un jeune Noir de
18 à 35 ans sur trois.
Peut-on comparer cette évolution à celle
d’autres pays ?
Aucune société, même l’Union soviétique
du temps des goulags, n’a jamais utilisé son système
pénal de manière aussi extensive et intensive à
la fois. De fait, le taux d'incarcération affiché
par les Etats-Unis aujourd’hui, avec 700 détenus pour
100.000 habitants, est proche de ceux affichés par l'Union
soviétique à la fin des années 50 et double
de celui de l’Afrique du Sud au plus fort de la lutte armée
contre le régime d’apartheid, c’est-à-dire
dans une situation de guerre civile et raciale. Il est intéressant
d’observer que l’Union soviétique a connu une
nette décrue carcérale jusqu’à la période
de la Perestroïka puisque sa population incarcérée
est tombé à environ 350 détenus pour 100 000
habitants en 1989. Depuis l’effondrement de l’Empire
soviétique et la transition « démocratique »
vers l’économie dite de marché, la Russie a
doublé son taux d'incarcération, revenant au taux
qu'elle affichait il y a 30 ans. Elle est aujourd'hui repassée
juste devant les Etats-Unis avec 800 détenus pour 100 000
habitants. La France et la plupart des pays européens ont
des taux d’incarcération oscillant entre 70 et 120
détenus pour 100 000 habitants, soit cinq à douze
fois moins que les USA. Mais qui eux aussi ont doublé ou
triplé au cours des trois décennies passé,
soit depuis l’avênement du chômage de masse et
du salariat précaire.
Pour mener à bien cette expansion vertigineuse du système
pénal, il a fallu mobiliser des moyens financier et humains
sans précédent. Alors que les crédits pour
les programmes sociaux, l’éducation et la santé
stagnaient ou diminuaient, les budgets de la police, des services
judiciaires et de l’administration pénitentiaire ont
augmenté très rapidement – plus rapidement même
que les crédits militaires sous Reagan et Bush. Durant la
décennie 80, par exemple, le gouvernement fédéral
diminue de 20 milliards de dollars les nouvelles autorisation de
crédits consacrés au logement social ; parallelement
les Etats accordent une rallonge de 15 milliards de dollars à
leurs administrations pénitentiaires. Au point qu’on
peut dire que le programme de logement social aux Etats-Unis, c’est
les prisons. Car les établissements pénitentiaires
accueillent la même clientèle qui ne trouve plus de
logement social à l’extérieur : quatre prisonniers
sur cinq sont issus des fractions les plus précaires et marginalisées
de la classe ouvrière, avec un niveau d'éducation
et un niveau de qualification professionnelle très bas :
la moitié des admis en maison d'arrêt aux Etats-Unis
n’avaient pas d’emploi à plein temps au moment
de leur arrestation ; 5 % seulement ont un niveau scolaire post-secondaire;
15% seulement sont mariés (contre la moitié de leur
classe d’âge au niveau national) ; les deux tiers proviennent
de familles vivant en dessous de… la moitié du seuil
de pauvreté.
Quand Bill Clinton affiche sa fierté de mettre « fin
au Big Government », il ne fait pas référence
à l’appareil pénal de l’Etat puisque la
branche fédérale de l’administration pénitentiaire
double ses effectifs et ses budgets durant ses présidences.
Au total, les administrations pénitentiaires des cinquante
Etats et les quelques trois mille administrations pénitentiaires
des comtés, qui gèrent les maisons d’arrêt,
comptent plus de 650 000 employés. Ce qui fait d’elles
le troisième employeur du pays, juste derrière les
deux firmes d’emplois temporaires, Manpower Incorporated et
Kelly Services, et juste devant General Motors, la première
firme au monde par le chiffre d'affaires. Mais, même en coupant
les crédit du secteur social pour alimenter son secteur pénal,
l’Etat n’est pas capable seul de faire face au flot
de détenus que sa politique hyperrépressive génère
: durant la décennie 80, il faut construire en moyenne un
établissement pénitentiaire de 1.500 places toutes
les semaines. La nécessité matérielle, organisationnelle,
et l’idéologie de la « marchandisation »
convergent pour pousser à faire appel au secteur privé.
A partir de 1987 émerge un marché de l’emprisonnement
à but lucratif qui touche bientôt l’ensemble
des biens et services liés à l’enfermement,
de la conception des prisons, l’architecture, 5 l’assurance
et la construction, à la gestion quotidienne, gardiennage,
alimentation, santé, en passant par le montage financier
(on passe par le marché obligataire pour obtenir les fonds
nécessaires et éviter de se présenter devant
les électeurs pour faire augmenter les impots). A la fin
des années 90, une vingtaine de firmes se partagent un marché
national de 150.000 détenus, soit trois fois la population
carcérale de la France et les entreprises leader de cette
industrie florissante comptent parmi les investissements les plus
rentables sur le marché Nasdaq. L’approvisionnement
des établissements en prisonniers lui-même est parfois
pris en charge par ces firmes, avec la constitution d’un marché
de l’import-export du détenu, puisqu’un certain
nombre d’Etats et de comtés ont trop de reclus et cherchent
des places tandis que d’autres ont délibérément
construit en surcapacité de sorte à pouvoir ensuite
vendre leurs « lits » disponibles. C’est ainsi
que si vous êtes arrêté et condamné à
la prison dans l’Etat d’Hawaï, vous serez envoyé
purger votre peine au Texas, avec les conditions de contact avec
la famille et donc les chances de réhabilitation qu’on
imagine!
Est-on dans le même mécanisme d’effacement
de l’Etat social au profit d’un Etat policier et carcéral
en France et plus généralement en Europe ? Dans Les
Prisons de la misère et dans votre contribution à
l’ouvrage collectif La Machine à punir (Dagorno, 2000),
vous parlez d’une « voie européenne vers l’Etat
pénal »
Les Etats-Unis ont en quelque sorte inventé une nouvelle
technique de gestion de la misère qui consiste à la
réguler par le biais d’une politique sociale transformée
en tremplin vers le travail précaire et d’une politique
pénale hyperactive visant à augmenter le prix des
stratégies de fuite hors du marché de l’emploi
d’insécurité. Il s’agit en apparence d’un
retour au 19ème siècle, si l’on considère
la dérégulation économique et le démantèlement
des protectiosn sociales. Mais elle s’accompagne d’une
vraie innovation politique : la formation d'un nouvel État,
que je qualifie de libéral-paternaliste, car il est libéral
pour les classes moyennes et supérieures, envers lesquelles
il pratique le « laisser-faire et laisserpasser » et
paternaliste quand il s'agit de gérer les conséquences
de la dérégulation économique et sociale vis-à-vis
des classes populaires déstabilisées par le retrait
de l’Etat social : il entend contrôler et au besoin
punir le comportement quotidien des classes précarisées
en matière de travail, de famille, de scolarité, de
sexualité, etc. Un exemple : dans le Wisconsin, on réduit
l’aide sociale à une famille dont les enfants manquente
d’assiduité à l’école ; on exclue
du logement social un individu qui sort de prison s’il a été
condamné pour infraction à la législation sur
les stupéfiants.
Aux Etats-Unis, cette invention a été rendu possible
parce que l’Etat social était peu développé
et fragile au départ: il s’agit d’un Etat «
charitable », qui a émergé tardivement et distribue
des aides catégorielles stigmatisantes, plutôt qu'un
Etat social au sens classique du terme, qui offre des soutiens et
des services sur une base universaliste (comme les allocations familiales).
De sorte qu’il n’y a pas eu de mouvement de résistance,
ni de véritable questionnement de cette politique et qu’elle
a pu prendre la forme d’un basculement du social vers le pénal.
Les pays européens sont dans une situation différente,
pour un ensemble de raisons qui ont trait à leur histoire
et notamment à l’ancrage plus profond et plus élargi
des droits sociaux. En France, l’existence d’un Etat
social fort est le produit de deux siècles de luttes sociales
adossées à l’héritage de l'absolutisme.
Avec l'instauration de la république, l’Etat a institutionnalisé
un ensemble de demandes collectives, de droits civiques, économiques
et sociaux, le droit au logement, au travail, à l’enseignement
libre et gratuit, à la santé, le droit de grève,
etc., qui opèrent comme autant de résistances objectives
et subjectives à la pénalisation de la misère
en ceci qu’ils empêchent qu’on soumette les plus
démunis à la logique nue du marché, d’une
part, et qu’ils sont défendus par des corps professionnels
organisés capables de défendre leur périmètre
d’intervention et leur mission.
Deuxième facteur de différence : les sociétés
d’Europe continentale ne sont pas baties sur une césure
raciale comme l’est la société américaine,
née de l’esclavage noir et de l’ethnocide indien.
Leur système social n’est pas fondé sur la segmentation
et la reproduction séparée de « communautés
» qui entrent en compétition dans un champ politique
qui les reconnaît comme telles. Aux Etats-Unis, la séparation
des communautés limite leur tendance à l’identification
mutuelle et fait, par exemple, que les Blancs considèrent
que l’emprisonnement massif qui frappe les jeunes Noirs n’est
pas un drame national mais un problème qui concerne d’abord
(voire uniquement) la communauté noire. Le criminologue norvégien
Nils Christie a montré que chaque fois que la logique du
« eux et nous » prévaut en matière de
châtiment, il est plus facile d’avoir recours aux solutions
pénales et d’aggraver les sanctions. Cette logique
dualiste n’est pas (encore ?) opérante en France. J’ai
été frappé par le fait que, dans le petit drame
politico-moral qui s’est joué autour du livre du Docteur
Vasseur sur les prisons (Médecin-chef à la Santé),
même la droite conservatrice exprimait des positions humanistes
classiques : les délinquants potentiels ou actuels font a
priori partie du corps social ; ils ne sont pas cet Autre radical
qu’on diabolise en faisant ressortir Force de l’Etat
social, moindre prégnance de l’idéologie individualiste
et utilitariste qui sous-tend la sacralisation du marché,
absence de césure ethnoraciale : ces facteurs vont que les
pays européens ne peuvent pas passer au « tout pénal
» et doivent inventer à taton leur propre voie vers
l’Etat pénal, conforme à leur histoire nationale,
à leurs structures sociales et à leurs traditions
politiques. Pour schématiser, on peut dire que, sur le continent,
on observe non pas un basculement du social vers le pénal
mais une accentuation conjointe et corrélée des deux
formes de gestion de la misère.
Pouvez-vous illustrer ce renforcement simultané de
l’Etat social et de l’Etat pénal ?
Dans le cas français, cela consiste, d’un côté,
à étendre le filet de protection sociale par le biais
du revenu minimum d’insertion, de l’extension de la
couverture maladie, et de la multiplication des allocations spécifiques
et d’un ensemble de dispositifs dits d’ « insertion
», formation professionnelle, « emplois jeunes »,
contrats emploi-solidarité, stages, etc. De l’autre
côté, toutefois, la nouveauté spectaculaire
des dix dernières années est l’élargissement
et l’intensification des activités policières,
judiciaires et pénales spécifiquement ciblées
sur des territoires -- les quartiers dits « sensibles »
-- c’està- dire sur les populations précarisées
qui y résident. On soumet ces quartiers à la surveillance
intensifiée de « cellules de veille », à
un quadrillage policier redoublé (avec la sédentarisation
des CRS), à l’action diligente de « groupes locaux
de traitement de la délinquance » chargés de
réprimer en « temps réel » les infractions
observées. Il y a donc une réactivation du traitement
social et du traitement pénal des désordres urbains,
le premier servant de cache-sexe au second et lui étant de
plus en plus soumis : en encourageant les services sociaux, médicaux,
scolaires, etc., de l’Etat à collaborer étroitement
avec la police et la justice, on fait d’eux des extensions
de l’appareil pénal et on tend à instaurer ce
que j’appelle un panoptisme social qui, sous couvert du bien-être
des populations démunies, les soumets à un surveillance
rapprochée et répressive de plus en plus étroite.
L’Etat consent une débauche d’énergie
sans précédent pour détecter et réprimer
pénalement la petite et moyenne et délinquance de
rue dans les quartiers anciennement ouvriers sous prétexte
de restaurer le « droit à la sécurité
» des petits, au moment même où il accorde aux
grands une impunité quasi-totale. Faut-il rappeler que les
mêmes qui entendent appliquer la « tolérance
zéro » en bas de la structure des classes montrent
la plus grande mansuétude pour la délinquance d’entreprise
et pour la criminalité d’Etat, pourtant avérée
et infiniment plus grave et couteuse, de l’affaire Elf aux
multiples affaires qui impliquent directement le Président
de la République ? Une échelle graduée de gestion
des actes délictueux se met ainsi en place: par exemple,
suivant le type d’acte commis - délinquance économique
qui est une délinquance de classe moyenne et donne lieu à
une instruction, ou délinquance de rue qui est principalement
populaire et se traite principalement par le biais de la comparution
immédiate -, les critères de la mise en détention
préventive ne sont pas les mêmes ; les options judiciaires
offertes aux uns et aux autres sont également divergentes.
La multiplication des dispositifs dérogatoires qui ne s’appliquent
dans la réalité qu’aux habitants des quartiers
pauvres, comme la « composition pénale » (sorte
de plea bargain à la française) fait qu’aujourd’hui
le droit pénal s’applique différentiellement
selon l’origine ethnique et de classe.
Cette application différentielle de la loi s’applique
notamment pour tout ce qui concerne les drogues. Les catégories
d'origine ouvrière sont très fortement sur-représentées
parmi les personnes interpellées pour usage de cannabis,
alors qu'il y a une dépénalisation de fait de l'usage
des stupéfiants par les classes moyennes et supérieures…
La répression différentielle de l’usage des
drogues est en effet un cas flagrant d’une justice à
plusieurs vitesses : d’un côté, des jeunes d’origine
populaire prennent des peines de prison pour des petites infractions,
le plus souvent pour simple détention de cannabis, et là
le discours insiste sur l’urgence qu’il y a à
sévir; de l’autre, quand telle vedette de cinéma
ou de la chanson passe au tribunal pour traffic de poudre de cocaïne,
on nous convie à nous émouvoir de la tragédie
personnelle qu’elle vit et on souligne derechef la nécessité
d’un traitement médical de la dépendance psychotropique.
La loi de 1970 sur les drogues contient l'injonction aux soins,
que l’on peut analyser comme une forme de soumission du médical
au pénal…
Le problème des drogues est un problème particulier,
pour des raisons à la fois techniques et symboliques. Symboliques
d’abord : la drogue représente la perte de la responsabilité
individuelle, le plaisir à la portée de tous à
tout moment, un plaisir qui va à l’encontre de la discipline
du travail et de la moralité qui sont l’armature de
la société contemporaine. C’est le fondement
symbolique de l’ordre social qui est mis en quelque sorte
en question par la consommation des drogues – c’est
pourquoi de ce point de vue il n’existe pas de « drogue
douce ». C’est aussi un problème particulier
pour des raisons techniques qui tiennent aux effets réels
substances ingérées: la dépendance psychotropique
s’appuit sur des phénomènes biophysiologiques
avérés – le cerveau ne fonctionne pas de la
même manière quand vous prenez du LSD. Tout cela doit
être pris en considération. Ce qui veut dire que vouloir
traiter le problème de la drogue comme une forme de délinquance
parmi d'autres est une erreur à la fois pratique et politique.
Est-ce que le traitement médical de la dépendance
psychotropique tend à soumettre le médical au pénal
?
Je ne pense pas qu’on puisse donner une réponse de
principe à cette question. Cela dépend du dispositif
concret mis en place et de son utilisation et donc il faut faire
des recherches précises sur le sujet, libres de tabous politiques
et scientifiques habituels. A partir des expériences faites
par divers pays européens en matières de dépénalisation
et de médicalisation des prises en charge, il faut s’efforcer
de comprendre de quelle manière, quand et par quels biais
les politiques menées accroissent les chances de vie, l’autonomie,
les possibilités de choix des « patients », ou,
au contraire, reviennent à faire de la pénalisation
douce, à mettre sous tutelle médicale ou éventuellement
sous tutelle judiciaire des populations qui sont dépourvues
de toute prises sur leur propre leur vie, privées des moyens
de gérer leur dépendance psychotropique comme elles
le souhaitent.
À tout moment, une société dispose de trois
stratégies pour traiter une conduite ou une condition jugée
offensante ou dangereuse. La première consiste à la
socialiser, c’est-à-dire à agir au niveau des
causes sociales et des mécanismes collectifs qui la produisent
et la reproduisent, par exemple en construisant des logements pour
les sans abri. La seconde technique est la médicalisation
: c’est considérer qu’une personne est sans abri
parce qu’elle souffre de dépendance vis-à-vis
de l’alcool ou de problèmes de santé mentale,
et donc chercher un remède médical à un problème
qui est par définition perçu comme individuel. La
troisième technique est la pénalisation : dans ce
cas de figure, on ne se soucie guère de comprendre la situation
individuelle et les mécanismes collectifs en jeu; le sans
abri est perçu comme un délinquant et se retrouve
traité comme tel. Il cesse de l’être dès
qu’il est mis en prison. À tout moment, les sociétés
peuvent mettre en oeuvre ces trois techniques, selon diverses proportions
et pour diverses conditions, pour autant qu'elles aient développé
la capacité organisationnelle et idéologique de le
faire. Le dosage et le ciblage de ces trois manières de traiter
les situations ou les populations dites « à problèmes
» est le résultat d’un choix éminemment
politique, au sens le plus noble du terme : il engage la conception
que nous avons de la vie en collectivité ; il découle
et décide du type de société dans laquelle
nous vivons et souhaitons vivre. Il importe que ce choix soit fait
en conscience et en pleine connaissance des causes et des conséquences,
à moyen et long terme, des options qui sont offertes. L’erreur
la plus grave consiste ici à croire et à faire croire,
comme le voudrait le discours hypersécuritaire qui sature
les champ politique et médiatique aujourd’hui, que
la pénalisation est la voix royale, voire le seul moyen de
restaurer la sécurité et qu’on ne dispose d’aucune
alternative.
Sociologue, professeur à l’Université de
Californie-Berkeley et chercheur au Centre de sociologie européenne
; auteur de Les Prisons de la misère (Raisons d’agir
Editions), de Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un
apprenti boxeur (Agone) et de Punir les pauvres (à paraître
chez Agone).
A paraître in Combats contre le sida, Printemps 2002
Avertissement
Mail de Loïc Wacquant septembre 2010
Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de
votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee
et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par
Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est
une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie,
merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete
et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke
University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant
Professor, University of California, Berkeley Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
Department of Sociology University of California-Berkeley Berkeley CA 94720 USA fax 510/642-0659
Origine :
http://publications.lecrips.net/vih/combat/Nos_speciaux/article.asp?num=317
http://www.reseauvoltaire.net/article8888.html
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