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Fiche de lecture
Loïc Wacquant, Les prisons de la misère
(Paris, Éditions Raisons d’agir, novembre 1999)



Chapitre 1 : Comment le « bon sens » pénal vient aux européens

Depuis quelques années monte à travers l’Europe une de ces paniques morales capables, par son ampleur et sa virulence, d’infléchir profondément les politiques étatiques et de redessiner durablement la physionomie des sociétés qu’elle atteint. Son objet apparent : la délinquance des « jeunes », les « violences urbaines », les désordres multiples dont les « quartiers sensibles » seraient le creuset, et les « incivilités » dont leurs habitants sont présumés être à la fois les plus grandes victimes et les premiers coupables.

§ 1 : Manhattan, forge de la nouvelle raison pénale

Le Ministère fédéral [des États-Unis] de la justice (qui mène périodiquement de véritables campagnes de désinformation sur la criminalité et l’emprisonnement) et le Département d’État (chargé des affaires étrangères qui, par le truchement de ses ambassades, milite activement, dans chaque pays hôte, en faveur des politiques pénales ultrarépressives, particulièrement en matière de stupéfiants), les organismes para-publics et professionnels liés à l’administration policière et pénitentiaire (Fraternal Order of Police, American Correctional Association, American Jail Association, syndicats de surveillants, etc.), ainsi que les associations de défense des victimes du crime, les médias et les entreprises privées participant au grand boom de l’économie de l’emprisonnement (firmes d’incarcération, de santé pénitentiaire, de construction, de technologie d’identification et de surveillance, cabinets d’architecture, d’assurance de courtage, etc.).
[Voir, à ce titre, aussi : Steven Donziger, The Real War on Crime, New York, Basic Books, 1996 : « Fear, Politics and the Prison-Industrial Complex », pp. 63-98.]

§ Les mêmes – pays, partis, politiciens et professeurs – qui hier militaient, avec le succès insolent que l’on peut constater des deux côtés de l’Atlantique, en faveur du « moins d’État » pour ce qui relève des privilèges du capital et de l’utilisation de la main-d’oeuvre, exigent aujourd’hui avec tout autant d’ardeur « plus d’État » pour masquer et contenir les conséquences sociales délétères, dans les régions inférieures de l’espace social, de la dérégulation du salariat et la détérioration de la protection sociale.

« À New York, nous savons où est l’ennemi », déclarait Bratton [William Bratton, responsable de la sécurité du métro de New York puis promu chef de la police municipale] lors d’une conférence à la Fondation Heritage, autre grand think tank néo-conservateur allié au Manhattan Institute dans la cmapagne de pénalisation de la pauvreté : les « squeegee men », ces sans-abri qui accostent les automobilistes aux feux pour leur proposer de laver leur pare-brise contre menue monnaie ([l’ancier] maire Rudolph Giuliani avait fait d’eux le symbole honni du déclin social et moral de la ville, et la presse populaire les assimile ouvertement à de la vermine : « squeegee pests »), les petits revendeurs de drogue, les prostituées, les mendiants, les vagabonds et les graffiteurs.
[Voir, à ce titre, William Bratton, Heritage Lecture, no 573, Washington Heritage Foundation, 1996 : « Cutting Crime and Restoring Order : What America Can Learn from New York’s Finest ».]

§ 2 : La mondialisation de la « tolérance zéro »

De New York, la doctrine de « tolérance zéro », instrument de légitimation de la gestion policière et judiciaire de la pauvreté qui dérange – celle qui se voit, celle qui cause des incidents et des désagréments dans l’espace public et donc nourrit un sentiment diffus d’insécurité, ou simplement de gêne tenace et d’incongruité –, c’est propagée à travers le globe à une vitesse foudroyante. Et avec elle la rhétorique militaire de la « guerre » au crime et de la « reconquête » de l’espace public, qui assimile les délinquants (réels ou imaginaires), sans-abri, mendiants et autres marginaux à des envahisseurs étrangers – ce qui facilite l’amalgame avec l’immigration, toujours payant électoralement –.

Auréolé du lustre de la « réussite » de New York (abusivement présentée comme la métropole-leader de la criminalité devenue subitement tête de file des « villes sûres » aux États-Unis, alors qu’elle n’a jamais été statistiquement ni l’une ni l’autre), ce thème donne aux politiciens de chacun des pays importateurs l’occasion de donner des airs de « modernité » à la pirouette rhétorique paradoxale qui leur permet tout à la fois de réaffirmer à peu de frais la détermination de l’État à sévir face aux « désordres » et de décharger ce même État de ses responsabilités dans la genèse sociale et économique de l’insécurité pour en appeler à la responsabilité individuelle des habitants des zones « inciviles », à qui il incomberait désormais d’exercer aux-mêmes un contrôle social rapproché.
[À ce titre : en 1993, l’année d’élection de Giuliani, New York se classait déjà à la 87e place sur 189 villes répertoriées (par ordre décroissant) sur l’échelle de la criminalité du FBI. Elle se situe aujourd’hui (1999) autour de la 140e place.]

[Loïc Wacquant fait ici un bref survole des nations et régions qui ont importés les politique de la « tolérance zéro » : l’Amérique latine, la France (sous Jospin), l’Allemagne (sous Schröder), l’Italie (sous D’Alema), ainsi que l’Afrique du sud, etc.]

Du domaine policier et pénal, la notion de « tolérance zéro » s’est diffusée selon un processus métastasique [ ? !] pour désigner tour à tour, et en vrac, l’application stricte de la discipline parentale au sein des familles, l’expulsion automatique des lycéens ayant apporté une arme dans leur établissement, la suspension des sportifs professionnels coupables de violences hors des stades, le contrôle tatillon de la contrebande de drogue dans les prisons, mais aussi le refus sans faille des stéréotypes racistes, la sanction sévère des comportements discourtois des passagers d’avion, et l’intransigeance vis-à-vis des enfants qui ne portent pas leur ceinture de sécurité à l’arrière des voitures, du stationnement en double file le long des boulevards commerçants, et des détritus dans les parcs et les jardins publics.

Le paradoxe veut que cette tactique de harcèlement policier se diffuse d’un bout à l’autre de la planète au moment même où elle est sérieusement remise en cause à New York, à la suite de l’assassinat en janvier 1999 d’Amadou Diallo, un jeune immigrant guinéen de 22 ans abattu de 41 balles de revolver (dont 19 ont fait mouche) par quatre policiers membre de l’« Unité de lutte contre les crimes de rue » à la recherche d’un violeur présumé, alors qu’il se tenait paisiblement, seul, dans le vestibule de son immeuble.
[À ce titre : après cet assassinat, qui a lui-même fait suite à la torture sexuelle d’un autre jeune « bronzé », une vaste campagne de désobéissance civile a été déclenchée et des manifestations pacifiques ont eu lieu, dont les participants – notamment l’ancien maire noir de New York, David Dinkins, et d’autres personnalités de défense des gens de couleur et des étrangers – ont été accusés de « troubles à l’ordre public » et où plus 1’200 personnes ont été arrêtées.]

D’après le National Urban League, en deux ans, cette brigade [susmentionnée, munie de 380 hommes, presque tous blancs], qui tourne dans des voitures banalisées et opère en civil, a arrêté et fouillé dans la rue 45’000 personnes sur simple suspicion basée sur l’habillement, l’allure, le comportement et – avant tout autre indice – la couleur de la peau. Plus de 37’000 de ces arrestations se sont révélées sans objet et les chefs d’accusation de la moitié des 8’000 restantes ont été considérés comme nuls et non-avenus par les tribunaux, laissant un résidu d’à peine 4’000 arrestations justifiées : une sur onze.
[Voir, à ce titre : une enquête du quotidien, New York Daily News, qui suggère que près de 80 % des jeunes hommes noirs et latinos de la ville on été arrêtés et fouillés au moins une fois par les forces de l’ordre ; US News and World Report, 5 avril 1999 : « Those NYDP Blues ».]

§ 3 : Londres, comptoir et sas d’acclimatation

L’État paternaliste que Mead appelle de ses voeux doit aussi d’être un État punitif : en 1997, l’IEA fait encore revenir Charles Murray pour, cette fois, promouvoir devant un parterre de policy makers et de journalistes triés sur le volet de l’idée, furieusement en vogue parmi les cercles néoconservateurs du Nouveau Monde, que « la prison marche » et que les dépenses pénitentiaires, loin de constituer une charge financière insupportable, sont un investissement réfléchi et rentable pour la société.

Murray s’appuie sur un étude douteuse du Ministère fédéral de la justice concluant que le triplement de la population carcérale aux États-Unis entre 1975 et 1989 aurait, par son seul effet « neutralisant », prévenu 390’000 meurtres, viols, et vols avec violences lors de la seule année 1990 pour asséner que « l’emprisonnement est, à défaut de la peine de mort, le moyen de loin le plus efficace d’empêcher les criminels avérés et notoires de tuer, violer, cambrioler et voler ». Et il articule en ces termes carrés la politique pénale qui doit aller de pair avec le retrait social de l’État : « Un système judiciaire n’a pas à se préoccuper des raisons qui poussent quelqu’un à commettre un crime. La justice est là pour punir les coupables, indemniser les innocents et défendre les intérêts des citoyens respectueux de la loi. »

Le Premier Ministre britannique motivait son soutien à la « tolérance zéro » en ces termes on ne peut plus clairs : « Il est important de dire que nous ne tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base ici, c’est de dire que, oui, il est juste d’être intolérant envers les sans-abri dans la rue. »

§ 4 : Importateurs et collaborateurs

Là où on a renoncé à mettre des emplois, on mettra désormais des commissariats, en attendant sans doute de bâtir des prisons. L’expansion de l’appareil policier et pénal peut d’ailleurs apporter une contribution significative à la création de postes de travail : les 20’000 adjoints de sécurité et 15’000 agents locaux de médiation, qu’il est prévu de masser dans les « quartiers sensibles » d’ici à fin 1999, représentent un bon dizième des emplois-jeunes promis par le gouvernement français.
Les pays importateurs des instruments américains d’une pénalité résolument offensive, adaptée aux missions élargies qui incombent aux institutions policières et pénitentiaires dans la société néo-libérale avancée – réaffirmer l’autorité morale de l’État au moment où il se frappe lui-même d’impotence économique, plier le nouveau prolétariat au salariat précaire, entreposer les inutiles et les indésirables de l’ordre social naissant –, ne se contentent toutefois pas de recevoir passivement ces outils. Ils les empruntent souvent de leur propre initiative et ils les adaptent à leurs besoins et à leurs traditions nationales, politiques autant qu’intellectuelles, par le biais notamment de ces « missions d’études » qui se multiplient depuis une dizaine d’années à travers l’Atlantique.

C’est à la suite d’une telle mission [représentation de l’Union européenne aux États-Unis, par exemple, pour « pénétrer les mystères de la discipline américaine »], gracieusement financée par Corrections Corporation of America, première firme d’incarcération des États-Unis – par le chiffre d’affaires (plus de 400 millions de dollars), le nombre de détenus (près de 50’000) et le rendement de son titre sur le marché des actions Nasdaq (sa valeur a été multipliée par quarante en dix ans) – que Sir Edward Gardiner, président de la Commission des affaires intérieures de la Chambre des Lords, a pu découvrir les vertus de la privatisation pénitentiaire et aiguiller l’Angleterre sur la voie de l’emprisonnement à but lucratif.

Chapitre 2 : La tentation pénale en Europe
Si le vent punitif venu d’outre-Antlantique souffle si fort à travers tout le veiux continent, c’est que, comme aux plus beaux jours de l’après-guerre, les élites politiques, le patronat et les « faiseurs d’opinion » de l’Europe vouent aujourd’hui à l’Amérique une admiration fascinée et envieuse qui tient essentiellement aux performances de son économie. La clef de la prospérité des États-Unis, et la porte de sortie supposée du chômage de masse, tiendrait à une formule simple, pour ne pas dire simplette : moins d’État.

§ 1 : De l’État-providence à l’État-pénitence en Amérique
Il ne suffit pas de mesurer les coûts sociaux et humains directs du système d’insécurité sociale que les États-Unis offrent en « modèle » au monde.
Encore faut-il tenir compte de son complément socio-logique : le surdéveloppement des institutions qui suppléent aux carences de la protection sociale (safety net) en déployant dans les régions inférieures de l’espace social un filet policier et pénal (dragnet) au maillage de plus en plus serré et solide. Car à l’atrophie délibérée de l’État social correspond l’hypertrophie de l’État pénal : la misère et le dépérissement de l’un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la prospérité insolente de l’autre. Cinq tendances de fond caractérisent à cet égard l’évolution pénale aux États- Unis depuis le revirement social et racial amorcé à l’orée des années 70 en réponse aux avancées démocratiques provoquées par le soulèvement noir et par les mouvements populaires de protestation qui s’étaient engouffrés dans son sillage durant la décennie précédente (étudiants, opposants à la guerre du Vietnam, femmes, écologistes, récipiendaires d’aide sociale).
[Ces cinq tendances :
1) l’expansion verticale du système (pages 71-75) ;
2) l’extension horizontale du filet pénal (pages 75-78) ;
3) l’avènement du « big government » carcéral (pages 78-83) ;
4) résurgence et prospérité de l’industrie privée de l’emprisonnement (pages 83-86) ;
5) la politique d’affirmative action carcérale.]

§ 2 : Les « clients » privilégiés des prisons européennes Inflation carcérale dans l’Union européenne, 1983-1997.
1983 1990 1997
Croissance
Angleterre – Pays de Galles 43’415 50’106 61’940 43 %
France 39’086 47’449 54’442 39 %
Italie 41’413 32’588 49’477 20 %
Espagne 14’659 32’902 42’827 192 %
Portugal 6’093 9’059 14’634 140 % Pays-Bas 4’000 6’662 13’618 240 %
Belgique 6’524 6’525 8’342 28 %
Grèce 3’736 4’786 5’577 49 %
Suède 4’422 4’895 5’221 18 %
Danemark 3’120 3’243 3’299 6 %
Irlande 1’466 2’114 2’433 66 % s
Source : Pierre Tournier, Statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe, Enquête 1997, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1999.

§ 3 : Vers le social-panoptisme

Les politiques pénales des sociétés d’Europe occidentale sont dans l’ensemble devenues plus dures, plus enveloppantes, plus ouvertement tournées vers la « défense sociale » au détriment de la réinsertion, au moment justement où ces sociétés réorganisaient leurs programmes sociaux dans un sens restrictif et leur marché de l’emploi dans un sens permissif.

Le fonctionnement interne des établissements de détention est de plus en plus dominé par l’austérité et la sécurité, l’objectif de réinsertion se réduisant peu ou prou à un slogan de marketing bureaucratique.

Le glissement du social vers le pénal en Europe n’est que trop évident dans les inflexions récentes du discours public sur le crime, les désordres urbains et les « incivilités » qui se multiplient au fur et à mesure que l’ordre établi perd de sa légitimité chez ceux que les mutations économiques et politiques en cours condamnent à la marginalité.
[Exemple intéressant, à ce titre, français : en réponse à la prétendue montée de la délinquance adolescente, en France, notamment dans les anciennes cités ouvrières, l’ancien Ministre de l’intérieur, socialiste, proposa la réouverture des « bagnes pour enfants », pour y enfermer les « sauvageons » (émission sur T.F.1)] [Également intéressant, à ce titre : dans Le Monde, 19 janvier 1999, Mme Guigou : « [elle] estime qu’il faut combiner répressif et éducatif ».
Commentaire de Loïc Wacquant : L’éducatif est l’alibi naturel d’un parti se disant de gauche pour justifier l’extension des moyens et des prérogatives de l’appareil pénal dans la gestion de la misère. En effet, l’éducation dont il s’agit ici n’a rien de « préventif » (sinon d’une éventuelle récidive) puisqu’elle s’effectue après la condamnation, en milieu pénitentiaire ou ouvert mais sous tutelle judicaire. Une vraie mesure de prévention relèverait de l’Éducation nationale, en amont de la dérive délinquante. Mais cela exigerait des investissements autrement plus lourds pour les profits médiatiques bien moindres. (page 182)]

En Europe se propage un nouveau sens commun pénal néo-libéral – dont on a vu précédemment comment il a traversé l’Atlantique par le biais d’un réseau de think tanks néo-conservateurs et de leurs alliés dans les champs bureaucratique, journalistique et académique – articulé autour de la répression accrue des délits mineurs et des simples infractions (avec le slogan de la « tolérance zéro »), l’alourdissement des peines, l’érosion de la spécificité du traitement de la délinquance juvénile, le ciblage des populations et des territoires considérés « à risques », la déréglementation de l’administration pénitentiaire et le redécoupage de la division du travail pénal entre public et privé, en parfaite harmonie avec le sens commun néolibéral en matière économique et sociale, qu’il complète et conforte en évacuant toute considération d’ordre politique et civique pour étendre au domaine du crime et du châtiment le mode de raisonnement économiciste, l’impératif de la responsabilité individuelle – dont l’envers est l’irresponsabilité collective – et le dogme de l’efficacité du marché.
Ici Loïc Wacquant expose l’évolution de la sécurité privée dans, justement, une lignée de société néo-libérale, où tout s’achète et tout se paye ; la sécurité collective et individuelle n’est donc plus considéré comme un service public garanti par l’État.

L’avenir s’annonce radieux pour les quatre principales firmes qui se disputent le florissant marché privé de l’emprisonnement des pauvres en Angleterre.

§ 4 : Après l’Europe monétaire, l’Europe policière et pénitentiaire ?

Voiture-balai de la précarité, l’institution carcérale ne se contente pas de ramasser et d’entreposer les (sous-) prolétaires tenus pour inutiles, indésirables, ou dangereux, et ainsi d’occulter la misère et de neutraliser ses effets les plus disruptifs : elle contribue elle-même activement, on l’oublie souvent, à étendre et pérenniser l’insécurité et la déréliction sociales qui l’alimentent et lui servent de caution. Institution totale conçue pour les pauvres, milieu criminogène et déculturant façonné par l’impératif (et le fantasme) sécuritaire, la prison ne peut qu’appauvrir ceux qui lui sont confiés et leurs proches en les dépouillant un peu plus des maigres ressources dont ils disposent à l’entrée, en oblitérant sous l’étiquette infamante du « taulard » tous les statuts susceptibles de leur conférer une identité sociale reconnue ( en tant que fils, mari, père, salarié ou chômeur, malade, marseillais ou madrilène, etc.), et en les enfonçant dans la spirale irrésistible de la paupérisation pénale, face cachée de la « politique sociale » de l’État envers les plus démunis, que vient ensuite naturaliser le discours intarissable sur la « récidive » et sur la nécessité de durcir les régimes de détention (avec le thème obsessionnel des « prisons trois étoiles ») jusqu’à ce qu’ils s’avèrent enfin dissuasifs.

Dans ce contexte l’expérience des quelques pays qui, par une politique volontariste, sont parvenus à abaisser ou à stabiliser leurs populations pénitentiaires dans la période récente, notamment en généralisant les amendes, en élargissant les libérations conditionnelles et en sensibilisant les juges aux réalités concrètes du monde carcéral, prend une valeur analytique et politique toute particulière. Ainsi, entre 1985 et 1995, l’Autriche [gouvernée par une coalition centre-droite – centre-gauche] a fait reculer son taux d’incarcération de 29 %, la Finlande [coalition gaucheverte] de 25 %, et l’Allemagne [de l’ouest] de 6 % (et cela, dès avant l’unification). Ce taux est demeuré stable au Danemark ainsi qu’en Irlande.
Et ces mouvements de dépeuplement pénitentiaire n’ont eu aucune incidence négative sur le niveau de la criminalité.

L’expérience américaine démontre en tout cas qu’on ne saurait, pas plus aujourd’hui qu’à la fin du siècle dernier, séparer politique sociale et politique pénale, ou, pour aller vite, marché du travail, travail social (si on peut encore l’appeler ainsi), police et prison, sans s’interdire de comprendre et l’une et l’autre, et leurs transformations connexes.

L’Amérique a clairement opté pour la criminalisation de la misère comme complément de la généralisation de l’insécurité salariale et sociale.
L’Europe est à la croisée des chemins, confrontée à une alternative historique entre, d’un côté, à terme, l’enfermement des pauvres et le contrôle policier et pénal des populations déstabilisées par la révolution du salariat et l’affaiblissement de la protection sociale qu’elle requiert et, de l’autre, et dès aujourd’hui, la création de nouveaux droits du citoyen – tels que le revenu d’existence, indépendant de l’accomplissement ou non d’un travail, l’éducation et la formation à vie, l’accès effectif au logement pour tous et à la couverture médicale universelle – accompagnée d’une reconstruction offensive des capacités sociales de l’État conduisant rapidement à la création d’un État social européen digne du nom.


Origine : http://www.floriani.ch/insecurite/Wacquant.pdf