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Chapitre 1 : Comment le « bon sens » pénal vient
aux européens
Depuis quelques années monte à travers l’Europe
une de ces paniques morales capables, par son ampleur et sa virulence,
d’infléchir profondément les politiques étatiques
et de redessiner durablement la physionomie des sociétés
qu’elle atteint. Son objet apparent : la délinquance
des « jeunes », les « violences urbaines »,
les désordres multiples dont les « quartiers sensibles
» seraient le creuset, et les « incivilités »
dont leurs habitants sont présumés être à
la fois les plus grandes victimes et les premiers coupables.
§ 1 : Manhattan, forge de la nouvelle raison pénale
Le Ministère fédéral [des États-Unis]
de la justice (qui mène périodiquement de véritables
campagnes de désinformation sur la criminalité et
l’emprisonnement) et le Département d’État
(chargé des affaires étrangères qui, par le
truchement de ses ambassades, milite activement, dans chaque pays
hôte, en faveur des politiques pénales ultrarépressives,
particulièrement en matière de stupéfiants),
les organismes para-publics et professionnels liés à
l’administration policière et pénitentiaire
(Fraternal Order of Police, American Correctional Association, American
Jail Association, syndicats de surveillants, etc.), ainsi que les
associations de défense des victimes du crime, les médias
et les entreprises privées participant au grand boom de l’économie
de l’emprisonnement (firmes d’incarcération,
de santé pénitentiaire, de construction, de technologie
d’identification et de surveillance, cabinets d’architecture,
d’assurance de courtage, etc.).
[Voir, à ce titre, aussi : Steven Donziger, The Real War
on Crime, New York, Basic Books, 1996 : « Fear, Politics and
the Prison-Industrial Complex », pp. 63-98.]
§ Les mêmes – pays, partis, politiciens et professeurs
– qui hier militaient, avec le succès insolent que
l’on peut constater des deux côtés de l’Atlantique,
en faveur du « moins d’État » pour ce qui
relève des privilèges du capital et de l’utilisation
de la main-d’oeuvre, exigent aujourd’hui avec tout autant
d’ardeur « plus d’État » pour masquer
et contenir les conséquences sociales délétères,
dans les régions inférieures de l’espace social,
de la dérégulation du salariat et la détérioration
de la protection sociale.
« À New York, nous savons où est l’ennemi
», déclarait Bratton [William Bratton, responsable
de la sécurité du métro de New York puis promu
chef de la police municipale] lors d’une conférence
à la Fondation Heritage, autre grand think tank néo-conservateur
allié au Manhattan Institute dans la cmapagne de pénalisation
de la pauvreté : les « squeegee men », ces sans-abri
qui accostent les automobilistes aux feux pour leur proposer de
laver leur pare-brise contre menue monnaie ([l’ancier] maire
Rudolph Giuliani avait fait d’eux le symbole honni du déclin
social et moral de la ville, et la presse populaire les assimile
ouvertement à de la vermine : « squeegee pests »),
les petits revendeurs de drogue, les prostituées, les mendiants,
les vagabonds et les graffiteurs.
[Voir, à ce titre, William Bratton, Heritage Lecture, no
573, Washington Heritage Foundation, 1996 : « Cutting Crime
and Restoring Order : What America Can Learn from New York’s
Finest ».]
§ 2 : La mondialisation de la « tolérance
zéro »
De New York, la doctrine de « tolérance zéro
», instrument de légitimation de la gestion policière
et judiciaire de la pauvreté qui dérange – celle
qui se voit, celle qui cause des incidents et des désagréments
dans l’espace public et donc nourrit un sentiment diffus d’insécurité,
ou simplement de gêne tenace et d’incongruité
–, c’est propagée à travers le globe à
une vitesse foudroyante. Et avec elle la rhétorique militaire
de la « guerre » au crime et de la « reconquête
» de l’espace public, qui assimile les délinquants
(réels ou imaginaires), sans-abri, mendiants et autres marginaux
à des envahisseurs étrangers – ce qui facilite
l’amalgame avec l’immigration, toujours payant électoralement
–.
Auréolé du lustre de la « réussite »
de New York (abusivement présentée comme la métropole-leader
de la criminalité devenue subitement tête de file des
« villes sûres » aux États-Unis, alors
qu’elle n’a jamais été statistiquement
ni l’une ni l’autre), ce thème donne aux politiciens
de chacun des pays importateurs l’occasion de donner des airs
de « modernité » à la pirouette rhétorique
paradoxale qui leur permet tout à la fois de réaffirmer
à peu de frais la détermination de l’État
à sévir face aux « désordres »
et de décharger ce même État de ses responsabilités
dans la genèse sociale et économique de l’insécurité
pour en appeler à la responsabilité individuelle des
habitants des zones « inciviles », à qui il incomberait
désormais d’exercer aux-mêmes un contrôle
social rapproché.
[À ce titre : en 1993, l’année d’élection
de Giuliani, New York se classait déjà à la
87e place sur 189 villes répertoriées (par ordre décroissant)
sur l’échelle de la criminalité du FBI. Elle
se situe aujourd’hui (1999) autour de la 140e place.]
[Loïc Wacquant fait ici un bref survole des nations et régions
qui ont importés les politique de la « tolérance
zéro » : l’Amérique latine, la France
(sous Jospin), l’Allemagne (sous Schröder), l’Italie
(sous D’Alema), ainsi que l’Afrique du sud, etc.]
Du domaine policier et pénal, la notion de « tolérance
zéro » s’est diffusée selon un processus
métastasique [ ? !] pour désigner tour à tour,
et en vrac, l’application stricte de la discipline parentale
au sein des familles, l’expulsion automatique des lycéens
ayant apporté une arme dans leur établissement, la
suspension des sportifs professionnels coupables de violences hors
des stades, le contrôle tatillon de la contrebande de drogue
dans les prisons, mais aussi le refus sans faille des stéréotypes
racistes, la sanction sévère des comportements discourtois
des passagers d’avion, et l’intransigeance vis-à-vis
des enfants qui ne portent pas leur ceinture de sécurité
à l’arrière des voitures, du stationnement en
double file le long des boulevards commerçants, et des détritus
dans les parcs et les jardins publics.
Le paradoxe veut que cette tactique de harcèlement policier
se diffuse d’un bout à l’autre de la planète
au moment même où elle est sérieusement remise
en cause à New York, à la suite de l’assassinat
en janvier 1999 d’Amadou Diallo, un jeune immigrant guinéen
de 22 ans abattu de 41 balles de revolver (dont 19 ont fait mouche)
par quatre policiers membre de l’« Unité de lutte
contre les crimes de rue » à la recherche d’un
violeur présumé, alors qu’il se tenait paisiblement,
seul, dans le vestibule de son immeuble.
[À ce titre : après cet assassinat, qui a lui-même
fait suite à la torture sexuelle d’un autre jeune «
bronzé », une vaste campagne de désobéissance
civile a été déclenchée et des manifestations
pacifiques ont eu lieu, dont les participants – notamment
l’ancien maire noir de New York, David Dinkins, et d’autres
personnalités de défense des gens de couleur et des
étrangers – ont été accusés de
« troubles à l’ordre public » et où
plus 1’200 personnes ont été arrêtées.]
D’après le National Urban League, en deux ans, cette
brigade [susmentionnée, munie de 380 hommes, presque tous
blancs], qui tourne dans des voitures banalisées et opère
en civil, a arrêté et fouillé dans la rue 45’000
personnes sur simple suspicion basée sur l’habillement,
l’allure, le comportement et – avant tout autre indice
– la couleur de la peau. Plus de 37’000 de ces arrestations
se sont révélées sans objet et les chefs d’accusation
de la moitié des 8’000 restantes ont été
considérés comme nuls et non-avenus par les tribunaux,
laissant un résidu d’à peine 4’000 arrestations
justifiées : une sur onze.
[Voir, à ce titre : une enquête du quotidien, New York
Daily News, qui suggère que près de 80 % des jeunes
hommes noirs et latinos de la ville on été arrêtés
et fouillés au moins une fois par les forces de l’ordre
; US News and World Report, 5 avril 1999 : « Those NYDP Blues
».]
§ 3 : Londres, comptoir et sas d’acclimatation
L’État paternaliste que Mead appelle de ses voeux
doit aussi d’être un État punitif : en 1997,
l’IEA fait encore revenir Charles Murray pour, cette fois,
promouvoir devant un parterre de policy makers et de journalistes
triés sur le volet de l’idée, furieusement en
vogue parmi les cercles néoconservateurs du Nouveau Monde,
que « la prison marche » et que les dépenses
pénitentiaires, loin de constituer une charge financière
insupportable, sont un investissement réfléchi et
rentable pour la société.
Murray s’appuie sur un étude douteuse du Ministère
fédéral de la justice concluant que le triplement
de la population carcérale aux États-Unis entre 1975
et 1989 aurait, par son seul effet « neutralisant »,
prévenu 390’000 meurtres, viols, et vols avec violences
lors de la seule année 1990 pour asséner que «
l’emprisonnement est, à défaut de la peine de
mort, le moyen de loin le plus efficace d’empêcher les
criminels avérés et notoires de tuer, violer, cambrioler
et voler ». Et il articule en ces termes carrés la
politique pénale qui doit aller de pair avec le retrait social
de l’État : « Un système judiciaire n’a
pas à se préoccuper des raisons qui poussent quelqu’un
à commettre un crime. La justice est là pour punir
les coupables, indemniser les innocents et défendre les intérêts
des citoyens respectueux de la loi. »
Le Premier Ministre britannique motivait son soutien à la
« tolérance zéro » en ces termes on ne
peut plus clairs : « Il est important de dire que nous ne
tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base
ici, c’est de dire que, oui, il est juste d’être
intolérant envers les sans-abri dans la rue. »
§ 4 : Importateurs et collaborateurs
Là où on a renoncé à mettre des emplois,
on mettra désormais des commissariats, en attendant sans
doute de bâtir des prisons. L’expansion de l’appareil
policier et pénal peut d’ailleurs apporter une contribution
significative à la création de postes de travail :
les 20’000 adjoints de sécurité et 15’000
agents locaux de médiation, qu’il est prévu
de masser dans les « quartiers sensibles » d’ici
à fin 1999, représentent un bon dizième des
emplois-jeunes promis par le gouvernement français.
Les pays importateurs des instruments américains d’une
pénalité résolument offensive, adaptée
aux missions élargies qui incombent aux institutions policières
et pénitentiaires dans la société néo-libérale
avancée – réaffirmer l’autorité
morale de l’État au moment où il se frappe lui-même
d’impotence économique, plier le nouveau prolétariat
au salariat précaire, entreposer les inutiles et les indésirables
de l’ordre social naissant –, ne se contentent toutefois
pas de recevoir passivement ces outils. Ils les empruntent souvent
de leur propre initiative et ils les adaptent à leurs besoins
et à leurs traditions nationales, politiques autant qu’intellectuelles,
par le biais notamment de ces « missions d’études
» qui se multiplient depuis une dizaine d’années
à travers l’Atlantique.
C’est à la suite d’une telle mission [représentation
de l’Union européenne aux États-Unis, par exemple,
pour « pénétrer les mystères de la discipline
américaine »], gracieusement financée par Corrections
Corporation of America, première firme d’incarcération
des États-Unis – par le chiffre d’affaires (plus
de 400 millions de dollars), le nombre de détenus (près
de 50’000) et le rendement de son titre sur le marché
des actions Nasdaq (sa valeur a été multipliée
par quarante en dix ans) – que Sir Edward Gardiner, président
de la Commission des affaires intérieures de la Chambre des
Lords, a pu découvrir les vertus de la privatisation pénitentiaire
et aiguiller l’Angleterre sur la voie de l’emprisonnement
à but lucratif.
Chapitre 2 : La tentation pénale en Europe
Si le vent punitif venu d’outre-Antlantique souffle si fort
à travers tout le veiux continent, c’est que, comme
aux plus beaux jours de l’après-guerre, les élites
politiques, le patronat et les « faiseurs d’opinion
» de l’Europe vouent aujourd’hui à l’Amérique
une admiration fascinée et envieuse qui tient essentiellement
aux performances de son économie. La clef de la prospérité
des États-Unis, et la porte de sortie supposée du
chômage de masse, tiendrait à une formule simple, pour
ne pas dire simplette : moins d’État.
§ 1 : De l’État-providence à l’État-pénitence
en Amérique
Il ne suffit pas de mesurer les coûts sociaux et humains directs
du système d’insécurité sociale que les
États-Unis offrent en « modèle » au monde.
Encore faut-il tenir compte de son complément socio-logique
: le surdéveloppement des institutions qui suppléent
aux carences de la protection sociale (safety net) en déployant
dans les régions inférieures de l’espace social
un filet policier et pénal (dragnet) au maillage de plus
en plus serré et solide. Car à l’atrophie délibérée
de l’État social correspond l’hypertrophie de
l’État pénal : la misère et le dépérissement
de l’un ont pour contrepartie directe et nécessaire
la grandeur et la prospérité insolente de l’autre.
Cinq tendances de fond caractérisent à cet égard
l’évolution pénale aux États- Unis depuis
le revirement social et racial amorcé à l’orée
des années 70 en réponse aux avancées démocratiques
provoquées par le soulèvement noir et par les mouvements
populaires de protestation qui s’étaient engouffrés
dans son sillage durant la décennie précédente
(étudiants, opposants à la guerre du Vietnam, femmes,
écologistes, récipiendaires d’aide sociale).
[Ces cinq tendances :
1) l’expansion verticale du système (pages 71-75) ;
2) l’extension horizontale du filet pénal (pages 75-78)
;
3) l’avènement du « big government » carcéral
(pages 78-83) ;
4) résurgence et prospérité de l’industrie
privée de l’emprisonnement (pages 83-86) ;
5) la politique d’affirmative action carcérale.]
§ 2 : Les « clients » privilégiés
des prisons européennes Inflation carcérale dans l’Union
européenne, 1983-1997.
1983 1990 1997
Croissance
Angleterre – Pays de Galles 43’415 50’106 61’940
43 %
France 39’086 47’449 54’442 39 %
Italie 41’413 32’588 49’477 20 %
Espagne 14’659 32’902 42’827 192 %
Portugal 6’093 9’059 14’634 140 % Pays-Bas 4’000
6’662 13’618 240 %
Belgique 6’524 6’525 8’342 28 %
Grèce 3’736 4’786 5’577 49 %
Suède 4’422 4’895 5’221 18 %
Danemark 3’120 3’243 3’299 6 %
Irlande 1’466 2’114 2’433 66 % s
Source : Pierre Tournier, Statistiques pénales annuelles
du Conseil de l’Europe, Enquête 1997, Strasbourg, Conseil
de l’Europe, 1999.
§ 3 : Vers le social-panoptisme
Les politiques pénales des sociétés d’Europe
occidentale sont dans l’ensemble devenues plus dures, plus
enveloppantes, plus ouvertement tournées vers la «
défense sociale » au détriment de la réinsertion,
au moment justement où ces sociétés réorganisaient
leurs programmes sociaux dans un sens restrictif et leur marché
de l’emploi dans un sens permissif.
Le fonctionnement interne des établissements de détention
est de plus en plus dominé par l’austérité
et la sécurité, l’objectif de réinsertion
se réduisant peu ou prou à un slogan de marketing
bureaucratique.
Le glissement du social vers le pénal en Europe n’est
que trop évident dans les inflexions récentes du discours
public sur le crime, les désordres urbains et les «
incivilités » qui se multiplient au fur et à
mesure que l’ordre établi perd de sa légitimité
chez ceux que les mutations économiques et politiques en
cours condamnent à la marginalité.
[Exemple intéressant, à ce titre, français
: en réponse à la prétendue montée de
la délinquance adolescente, en France, notamment dans les
anciennes cités ouvrières, l’ancien Ministre
de l’intérieur, socialiste, proposa la réouverture
des « bagnes pour enfants », pour y enfermer les «
sauvageons » (émission sur T.F.1)] [Également
intéressant, à ce titre : dans Le Monde, 19 janvier
1999, Mme Guigou : « [elle] estime qu’il faut combiner
répressif et éducatif ».
Commentaire de Loïc Wacquant : L’éducatif est
l’alibi naturel d’un parti se disant de gauche pour
justifier l’extension des moyens et des prérogatives
de l’appareil pénal dans la gestion de la misère.
En effet, l’éducation dont il s’agit ici n’a
rien de « préventif » (sinon d’une éventuelle
récidive) puisqu’elle s’effectue après
la condamnation, en milieu pénitentiaire ou ouvert mais sous
tutelle judicaire. Une vraie mesure de prévention relèverait
de l’Éducation nationale, en amont de la dérive
délinquante. Mais cela exigerait des investissements autrement
plus lourds pour les profits médiatiques bien moindres. (page
182)]
En Europe se propage un nouveau sens commun pénal néo-libéral
– dont on a vu précédemment comment il a traversé
l’Atlantique par le biais d’un réseau de think
tanks néo-conservateurs et de leurs alliés dans les
champs bureaucratique, journalistique et académique –
articulé autour de la répression accrue des délits
mineurs et des simples infractions (avec le slogan de la «
tolérance zéro »), l’alourdissement des
peines, l’érosion de la spécificité du
traitement de la délinquance juvénile, le ciblage
des populations et des territoires considérés «
à risques », la déréglementation de l’administration
pénitentiaire et le redécoupage de la division du
travail pénal entre public et privé, en parfaite harmonie
avec le sens commun néolibéral en matière économique
et sociale, qu’il complète et conforte en évacuant
toute considération d’ordre politique et civique pour
étendre au domaine du crime et du châtiment le mode
de raisonnement économiciste, l’impératif de
la responsabilité individuelle – dont l’envers
est l’irresponsabilité collective – et le dogme
de l’efficacité du marché.
Ici Loïc Wacquant expose l’évolution de la sécurité
privée dans, justement, une lignée de société
néo-libérale, où tout s’achète
et tout se paye ; la sécurité collective et individuelle
n’est donc plus considéré comme un service public
garanti par l’État.
L’avenir s’annonce radieux pour les quatre principales
firmes qui se disputent le florissant marché privé
de l’emprisonnement des pauvres en Angleterre.
§ 4 : Après l’Europe monétaire,
l’Europe policière et pénitentiaire ?
Voiture-balai de la précarité, l’institution
carcérale ne se contente pas de ramasser et d’entreposer
les (sous-) prolétaires tenus pour inutiles, indésirables,
ou dangereux, et ainsi d’occulter la misère et de neutraliser
ses effets les plus disruptifs : elle contribue elle-même
activement, on l’oublie souvent, à étendre et
pérenniser l’insécurité et la déréliction
sociales qui l’alimentent et lui servent de caution. Institution
totale conçue pour les pauvres, milieu criminogène
et déculturant façonné par l’impératif
(et le fantasme) sécuritaire, la prison ne peut qu’appauvrir
ceux qui lui sont confiés et leurs proches en les dépouillant
un peu plus des maigres ressources dont ils disposent à l’entrée,
en oblitérant sous l’étiquette infamante du
« taulard » tous les statuts susceptibles de leur conférer
une identité sociale reconnue ( en tant que fils, mari, père,
salarié ou chômeur, malade, marseillais ou madrilène,
etc.), et en les enfonçant dans la spirale irrésistible
de la paupérisation pénale, face cachée de
la « politique sociale » de l’État envers
les plus démunis, que vient ensuite naturaliser le discours
intarissable sur la « récidive » et sur la nécessité
de durcir les régimes de détention (avec le thème
obsessionnel des « prisons trois étoiles ») jusqu’à
ce qu’ils s’avèrent enfin dissuasifs.
Dans ce contexte l’expérience des quelques pays qui,
par une politique volontariste, sont parvenus à abaisser
ou à stabiliser leurs populations pénitentiaires dans
la période récente, notamment en généralisant
les amendes, en élargissant les libérations conditionnelles
et en sensibilisant les juges aux réalités concrètes
du monde carcéral, prend une valeur analytique et politique
toute particulière. Ainsi, entre 1985 et 1995, l’Autriche
[gouvernée par une coalition centre-droite – centre-gauche]
a fait reculer son taux d’incarcération de 29 %, la
Finlande [coalition gaucheverte] de 25 %, et l’Allemagne [de
l’ouest] de 6 % (et cela, dès avant l’unification).
Ce taux est demeuré stable au Danemark ainsi qu’en
Irlande.
Et ces mouvements de dépeuplement pénitentiaire n’ont
eu aucune incidence négative sur le niveau de la criminalité.
L’expérience américaine démontre en
tout cas qu’on ne saurait, pas plus aujourd’hui qu’à
la fin du siècle dernier, séparer politique sociale
et politique pénale, ou, pour aller vite, marché du
travail, travail social (si on peut encore l’appeler ainsi),
police et prison, sans s’interdire de comprendre et l’une
et l’autre, et leurs transformations connexes.
L’Amérique a clairement opté pour la criminalisation
de la misère comme complément de la généralisation
de l’insécurité salariale et sociale.
L’Europe est à la croisée des chemins, confrontée
à une alternative historique entre, d’un côté,
à terme, l’enfermement des pauvres et le contrôle
policier et pénal des populations déstabilisées
par la révolution du salariat et l’affaiblissement
de la protection sociale qu’elle requiert et, de l’autre,
et dès aujourd’hui, la création de nouveaux
droits du citoyen – tels que le revenu d’existence,
indépendant de l’accomplissement ou non d’un
travail, l’éducation et la formation à vie,
l’accès effectif au logement pour tous et à
la couverture médicale universelle – accompagnée
d’une reconstruction offensive des capacités sociales
de l’État conduisant rapidement à la création
d’un État social européen digne du nom.
Origine :
http://www.floriani.ch/insecurite/Wacquant.pdf
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