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Le raid américain
Voici un essai explosif, un pavé lancé dans la marre du néo-libéralisme
euphorique. En explorant les rouages du système carcéral des Etats-Unis
et les modes de pensée qui introduisent la légitimation internationale
de la « tolérance zéro », ce texte polémique va à l'encontre de toute
démagogie, de tout laxisme intellectuel. Car derrière les fausses
idées qui étayent l'idéologie du tout-répressif, il y a de vraies
victimes.
Tout le monde a entendu parler des exploits de la mairie de New York
et du taux exceptionnellement bas de criminalité dans cette ville,
autrefois réputée pour son insécurité. Cette baisse a été immédiatement
assimilée à la théorie de la tolérance-zéro, si toutefois on peut
donner le nom de "théorie" à une technique policière. A partir de
cet exemple, souvent trop vite analysé, une véritable campagne publicitaire
a été lancée pour exporter la théorie de la tolérance-zéro, expression
qui ne veut pas bien dire ce qu'elle veut dire, puisqu'on pourrait
appeler ça plus rapidement "intolérance". Plutôt qu'une méthode rationnelle
pour aborder le problème de la délinquance et de la criminalité, la
théorie de la tolérance-zéro est une manière de parler aux instincts
populaires, une démarche démagogique visant à répondre au besoin d'insécurité
plutôt qu'à l'insécurité elle-même. Un véritable engrenage s'est enclenché
dans les esprits : nous sommes de plus en plus préparés à l'idée qu'il
est nécessaire que l'Etat pénal remplace peu à peu l'Etat social.
Nécessaire, c'est à dire souhaitable pour les uns, inéluctable pour
les autres. Or, pour les uns comme pour les autres, c'est le même
aveuglement qui fait parler la peur au lieu de la raison.
La répression a bonne presse
Adieu l'idée reçue selon laquelle la gauche parle au coeur quand la
droite parle au porte-monnaie. Aujourd'hui, tandis que la droite parle
à cette passion persistante de l'argent, la gauche prétend d'abord
parler à la raison, notamment à cette "raison" populaire faite de
bon sens social et de crispations morales. Fini de dire que les conditions
sociales ont part aux causes d'un crime: la mode est aujourd'hui de
dire que la cause du crime c'est... le criminel, rien que le criminel,
mais le criminel tout entier. Il faut donc l'enfermer entièrement.
L'ouvrage fait le point de manière très édifiante - et souvent tristement
déconcertante ? sur la manière dont le discours répressif s'infiltre
dans toutes sortes de milieux (politiques, universitaires, populaires),
et à toutes les échelles imaginables (du ministre de l'Intérieur aux
parents d'élèves).
La grande peur des dépensants
Désinformés sur la réalité des procédures pénales aux Etats-Unis,
les gouvernements européens fantasment sur des statistiques mal interprétées.
Ainsi, on oublie facilement que le faible taux de chômage aux Etats-Unis
est lié à la politique du « workfare », politique contraignant les
couches sociales les plus défavorisées à des travaux sous-payés. De
même, les travaux forcés des prisonniers évitent de comptabiliser
comme "chômeurs" toute une population pourtant inadaptée aux conditions
normales de travail. Sous couvert de pragmatisme, les gouvernements
européens cautionnent donc tacitement des analogies périlleuses entre
les phénomènes américains de guetto, et les regroupements ethniques
de quartier. Mais au milieu de tous ces amalgames, reste constante
la volonté de rassurer le consommateur et de rendre la misère invisible.
Un raisonnement simpliste va de l'impossible éradication de la pauvreté
au nécessaire camouflage de la misère, en passant par l'équation douteuse:
pauvreté = délinquance. Le tout pour éviter la grande peur des dépensants.
Le Nouveau Monde immonde
Le livre s'étend largement sur l'exemple des Etats-Unis, car c'est
de là que partent toutes les illusions. Il met en relief les failles
et les dangers d'un système qui privatise à outrance l'«industrie»
de la prison, qui fait proliférer la «prison à but lucratif», la collaboration
des différents fichiers d'information, quadrillage très serré d'une
population dont les méfaits n'atteignent pas toujours le niveau du
délit. Si l'on ajoute à cela la violence ouverte des troupes de police,
le racisme honteux et larvé qui y couve tranquillement, l'injustice
pénale et judiciaire dont sont victimes les populations noires, on
entrevoit le cauchemar que dissimule le rêve américain. Parallèlement
émerge une forme de discours de plus en plus répandue: il faut faire
la «guerre» à la criminalité, partir en «croisade» contre la délinquance
morale. Outre la toile de fond religieuse qui soutient ce genre de
rhétorique agressive, celle-ci sous-entend par principe que tous les
moyens sont bons, qu'il vaut mieux prendre le risque de rompre les
liens sociaux que d'empêcher un instant la machine néo-libérale de
tourner. Ainsi, la pénitenciaire est devenue le troisième employeur
du pays, et «s'il était une ville, le système carcéral des Etats-Unis
serait aujourd'hui la quatrième métropole de monde.» (p.72).
Enfermer l'exclusion: l'utopie atypique
L'Europe n'en est pas encore à remplacer l'Etat-social par l'Etat-pénal,
elle aurait plutôt tendance ? au moins en ce qui concerne la France
? à vouloir accentuer à la fois la prise en charge sociale et le durcissement
pénal. Mais globalement, elle expérimente sur son territoire nombre
de méthodes venues d'outre-Atlantique, sans même se demander si le
terreau culturel est aproprié ou si ces mesures répondent à une idéologie
acceptable. Par exemple, le durcissement des peines liées aux consommations
de drogues douces a suivi un chemin parallèle d'un bord à l'autre
de l'Atlantique. Le système policier européen s'est aussi empressé,
sous prétexte de modernisation, de mettre en réseau toutes les bases
de données liée à la délinquance. Une véritable «cartographie de l'exclusion»
se met en place peu à peu, manière d'effectuer à l'aide de critères
pseudo-scientifiques une typologie de la misère. Ce genre d'entreprise
informatique de triage, personne ne peut aujourd'hui nous assurer
de sa pertinence et de son usage strictement réservé à des fins de
justice. Tout ceci s'apparente plutôt à la mise en place d'une stratégie
pour le recyclage des «déchets sociaux». C'est ici que le titre de
l'ouvrage prend tout son sens: la finalité première n'est plus la
sécurité et la réinsertion, mais l'enfermement de la misère.
Il est temps que le tapage médiatique autour de la violence et l'incivilité
de la jeunesse cesse de nourrir de fausses théories sur la soi-disant
efficacité de la tolérance-zéro. Si nous n'en sommes pas à confondre
tolérance et laxisme, nous ne devrions pas non plus en arriver à associer
ordre et intolérance. Sinon, c'est une utopie étrange qui menace:
celle d'un monde propre, discipliné, consommateur. Or tout ceci ne
devrait pas être pris comme fin ultime, mais seulement comme moyen
vers une autre utopie, plus belle et plus juste: celle d'une société
sans prisons.
Bastien Guerry
Origine : http://bastien1.free.fr/perso/articles/bastien_guerry_articles-43.html
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