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Pourquoi selon-vous assiste-t-on à une gestion policière et
pénale de plus en plus prononcée de l’exclusion et des
désordres urbains en France?
Loïc Wacquant : Pour répondre à cette question, il
faut relever que c’est une tendance qui s’affirme non
seulement en France mais dans pratiquement tous les pays de l’Union
Européenne et encore plus dans les pays du " Second Monde "
comme l’Afrique du Sud, le Brésil ou l’Argentine, à
la suite des Etats-Unis, qui ont innové la pénalisation de la précarité
comme instrument d’une réaction raciale et sociale sans précédent
en un siècle. Et ce n’est pas un hasard: l’observation
comparative montre en effet qu’il existe un lien étroit entre,
d’un côté, la montée du néolibéralisme comme idéologie et
pratique gouvernmentale mandatant la soumission au marché et la
célébration de la " responsabilité individuelle " dans
tous les domaines, et, de l’autre, le déploiement et la diffusion
des politiques sécuritaires actives et ultra-punitives qui entendent
s’attaquer au crime -- ou aux désordres et désagréments publics
qui ne relèvent pas de la loi pénale, comme les fameuses "incivilités"--
en faisant fi de ses causes.
C’est ainsi que ceux qui glorifient l’Etat pénal aujourd’hui,
des deux côtés de l’Atlantique, sont les mêmes qui, hier,
exigeaient "moins d’Etat" en matière économique et sociale
et qui ont de fait réussi à réduire les prérogatives et les exigences
de la collectivité face au marché, c’est-à-dire face à la
dictature des grandes entreprises. Cela peut sembler être une contradiction
mais en réalité ce sont là les deux composantes du nouveau dispositif
de gestion de la misère qui se met en place à l’ère du chômage
de masse et de l’emploi précaire. Ce nouveau "gouvernement"
de l’insécurité sociale – pour parler comme Michel Foucault
— s’appuie, d’un côté, sur la discipline du marché
du travail déqualifié et dérégulé et, de l’autre, sur un appareil
pénal intrusif et omniprésent. Main invisible du marché et poing
de fer de l’Etat se conjuguent et se complètent pour mieux
faire accepter le salariat désocialisé et l’insécurité sociale
qu’il implique. Et, logiquement, la prison revient au premier
plan alors qu’il y a seulement vingt ans, c’est-à-dire
à l’orée de l’ère du néolibéralisme triomphant, on prédisait
son dépérissement, voire sa disparition...
La montée en puissance du thème des "violences urbaines" dans
les discours et les politiques des gouvernements européens, et notamment
en France depuis le retour au pouvoir de la gauche dite plurielle,
n’a pas grand chose à voir avec l’évolution de la délinquance
des "jeunes" (il faudrait toujours rajouter: des jeunes d’origine
ouvrière et étrangère car c’est d’eux et uniquement
d’eux qu’il s’agit; d’ailleurs, dans nombre
de pays, comme l’Italie ou l’Allemagne, on ne se gène
pas pour dire carrément "criminalité des immigrés"). Elle vise à
favoriser la redéfinition du périmètre et des modalités de l’action
de l’Etat: à un Etat keynésien vecteur de solidarité,
qui avait pour mission de contrecarrer les cycles et les méfaits
du marché, d’assurer le "bien-être" collectif et de réduire
les inégalités, succède un Etat darwiniste, qui érige la compétition
en fétiche et célèbre la responsabilité individuelle, dont la contrepartie
est l’irresponsabilité collective, et qui se replie sur ses
fonctions régaliennes de maintien de l’ordre, elles-mêmes
hypertrophiées et délibéremment abstraite de leur environnement
social.
L’utilité de l’appareil pénal à l’ère postkeynésienne
de l’emploi d’insécurité est donc triple: il
sert à discipliner les fractions de la classe ouvrière rétive au
nouveau salariat précaire des services; il neutralise et entrepose
ses éléments les plus disruptifs ou considérés comme superflus au
regard des mutations de l’offre d’emplois; et il réaffirme
l’autorité de l’Etat dans le domaine restreint qui lui
revient désormais et comble au passage le déficit de légitimité
des gouvernants du au fait qu’ils prêchent désormais l’impotence
en matière économique et sociale.
Est-ce pour ces raisons que la situation des prisons françaises
se rapproche de celles des Etats-Unis ?
On observe dans les deux pays, c’est vrai, sur les 25 dernières
années, une montée de l’incarcération parallèle à la montée
du chômage et du salariat désocialisé. Et les premiers " clients "
des prisons sont, sur les deux berges de l’Atlantique, les
fractions les plus précaires du sous-prolétariat, chômeurs, sans
abris, toxicomanes, Noirs et étrangers. Mais je pense que
leur situation pénitentiaire reste néanmoins très différente. Pour
un ensemble de raison historiques et politiques qui font que les
Etats-Unis sont passés très vite, et sans débat public, à l’emprisonnement
de masse (avec 2 millions de détenus, dont plus d’un million
de condamnés à des atteintes non violentes, composés aux deux tiers
de " minorités " ethniques, Noirs et Hispanophones, soit
sept fois plus que la France en taux) et ils ont pratiquement éliminé
le filet de secours social (avec la scélérate " réforme du
welfare " de Clinton qui a en vérité abolit le droit
à l’assistance pour soumettre les plus démunis à l’obligation
du salariat de misère) alors qu’il existe en France de fort
freins au recours systématique à l’enfermement, à commencer
par l’enracinement profond et la professionalisation du secteur
social de l’Etat.
Comme dans les autres pays d’Europe à tradition étatique
forte, catholique ou social-démocrate, on ne se dirige pas en France
vers une duplication servile du modèle étatsunien, soit un basculement
net et brutal du traitement social vers le traitement pénal de la
pauvreté redoublé par une carcéralisation à outrance. Mon hypothèse
est qu’on en train d’inventer à tâtons une "voie européenne"
(française, italienne, allemande, etc.) vers l’Etat pénal
qui se caractérise par une double accentuation conjointe
de la régulation sociale et pénale de l’insécurité sociale.
On fait à la fois plus de social et plus de pénal: d’un
côté, on multiplie les Contrats Emploi-Solidarité et les emplois
jeunes, on relève les minimas sociaux (si peu), on étend le RMI,
on élargit la couverture médicale, etc.; de l’autre, on concentre
les forces de police et l’action des tribunaux sur les quartiers
dits " sensibles ", on y sédentarise des CRS, on substitue
le juge à l’éducateur quand il faut faire un rappel à la loi,
on passe des décrets anti-mendicité parfaitement illégaux, on refuse
d’aligner les normes de la détention provisoire pour les comparutions
immédiates sur celle des affaires à instruction au motif qu’il
faut lutter contre les "violences urbaines" (accordant de fait aux
jeunes des cités en déclin une "prime à l’emprisonnement"),
on alourdit les peines pour récidive, on accélère les déportations
d’étrangers soumis à la double peine, on élimine quasiment
la libération en conditionnelle… Cette approche est plus sournoise
et plus dangereuse, en un sens, parce que le renforcement limité
de l’intervention sociale sert ici de caution et de paravent
au déploiement démesuré de l’appareil policier et judiciaire
qui peu à peu s’accapare des prérogatives et des ressources
traditionnellement dévolues au secteur social et éducatif. Et il
permet de présenter sous un dehors " progressiste " et
équilibré – c’est la rengaine " nous devons combiner
prévention et répression " -- une politique foncièrement
régressive, pour ne pas dire socialement et idéologiquement réactionnaire.
Les Etats-Unis assument et affichent leur politique publique de
criminalisation de la pauvreté, ils en sont même fiers ; la
France, elle, reste engluée dans l’hypocrisie de la crypto-pénalisation
de la misère, d’autant moins avouée comme telle qu’elle
est menée par un gouvernement qui se croit et se dit de gauche.
Deuxième différence entre les Etats-Unis et la France, et plus
généralement les pays d’Europe continentale: la pénalisation
de la misère à la française s’effectue principalement par
le biais de la police et des tribunaux, plutôt que par la prison.
C’est la façade et non l’arrière-cour de l’appareil
pénal qui prend en charge les populations dites " à problèmes ",
c’est-à-dire qui posent problème en ne se soumettant pas docilement
à l’impératif du travail " flexible " (soit au au
salariat d’exploitation redoublée qui est désormais la seule
alternative au chômage permanent pour les fractions déqualifiées
de la classe ouvrière). Cette prise en charge obéit à une logique
panoptique plus que ségrégative et rétributive. Corrélat:
les services sociaux sont appelés à y prendre une part active puisqu’ils
disposent des moyens informatiques, bureaucratiques et humains d’exercer
une surveillance et une tutelle rapprochée des populations précarisées
ou superflues en regard de la nouvelle offre polarisée des emplois
-- c’est que j’appelle le "panoptisme social".
On en a eu l’illustration concrète et caricaturale à Nîmes
l’an dernier, quand il a été révélé que la police avait, à
la demande du Préfet et en toute illégalité, créé un fichier nominatif
de 179 jeunes ayant eu maille à partir avec ses services qui fusionnait
toutes les informations recueillies sur eux par l’Education
nationale, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l’ANPE,
la Mission locale d’insertion, les services sociaux de la
ville, etc. Ces jeunes provenaient tous de cinq "quartiers sensibles"
et avaient dans leur écrasante majorité des patronymes d’origine
maghrébine et manouche… Le fait que directeur de cabinet du
Préfet du Gard ait osé justifier publiquement ce délit au regard
de la Loi informatique et liberté en invoquant, peut-être même sincèrement,
le désir de venir en aide aux jeunes en mal d’intégration
("dans un esprit républicain, il faut bien travailler sur des cas
concrets pour lutter contre l’exclusion") en dit long sur
la banalisation du recours à l’appareil policier pour réguler
les couches précaires.
Toute la question est de savoir si cette voie européenne est une
véritable alternative à la carcéralisation à l’américaine
ou si elle est simplement une étape vers l’emprisonnement
de masse. Si l’on sature les quartiers de relégation de policiers
sans y améliorer les chances de vie et d’emploi, on est assuré
d’augmenter les arrestations et les condamnations au pénal
et donc, à terme, la population incarcérée. Dans quelles proportions?
C’est l’avenir qui le dira. En tout état de cause, ce
glissement vers la mise sous tutelle policière et pénale " douce "
des classes et groupes marginalisés marque une rupture fondamentale
du pacte républicain puisqu’elle revient à faire d’eux
des citoyens de seconde catégorie, soumis à un contrôle permanent,
actif, et tatillon des autorités et soupçonnés par avance de déviance,
morale à défaut de criminelle.
Propos recueillis par Guy Benloulou
* Cet entretien est à paraître dans la revue Lien social
en mars 2001.
Voir aussi du même auteur, " Les prisons de la misère ",
Raisons d’agir éditions, 1999, 189 p.
Voir également le numéro spécial des Actes de la recherche
en sciences sociales coordonné par L. Wacquant, " De l’Etat
social à l’Etat pénal ", n. 124, septembre 1998 ;
"Pénalisation de la misère et projet politique néo-libéral," in
Répressions. La cagnotte et le bâton, Paris, L’Esprit
frappeur, 2000, et "Une voie européenne vers l’Etat pénal?
Sur l’importation de l’idéologie et des politiques sécuritaires
américaines", in La Machine à punir. Discours et pratiques sécuritaires,
Paris, Dagorno, 2001.
Loïc Wacquant est Professeur à l'Université de Californie-Berkeley
et chercheur au Centre de sociologie européenne. Il est l’auteur
de nombreux travaux sur l’inégalité urbaine, la domination raciale,
la théorie sociologique et l’Etat pénal. Son dernier ouvrage
est Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti-boxeur
(Agone, 272p.).
Origine
http://www.combatlarevue.net/?url=article12433
http://www.ifrance.com/astree/paroles/parole4.htm
http://www.reseauvoltaire.net/article12433.html
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