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Crée le 18 mai 2002
A contre courant
Lu sur No Pasaran : "Voici l'avant propos au recueil La Fabrique
de la haine, contre la logique sécuritaire et l'apartheid
social, qui vient de paraître à l'Esprit frappeur.
En voici de larges extraits.Le réseau contre la fabrique
de la haine est né d'un déni de justice. Le 28 septembre
2001, la Cour d'Assises des Yvelines acquittait le policier Hiblot
qui, en 1991, avait tué d'une balle dans la nuque le jeune
Youssef Khaïf alors que celui-ci tentait d'échapper
à un contrôle au volant d'une voiture volée
(1). La jurisprudence en matière de bavures policières
ne nous laissait guère espérer un verdict équitable
mais nous attendions au moins une condamnation de principe. Celle-ci
semblait faire d'autant moins de doute que l'avocat général
avait balayé la thèse de la légitime défense,
la vie du policier n'ayant jamais été menacée,
et établi clairement sa culpabilité.
" Que vaut la vie de Youssef ? " demandaient les affiches
du Mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB), qui avait
mené une intense campagne de mobilisation durant le procès.
Elle ne vaut rien a répondu le jury "populaire ".
En sortant du tribunal, on a pu voir des policiers faire le V de
la victoire à l'attention de la famille de Youssef. Au delà
de la colère, ce verdict nous est apparu comme un symptôme
de l'hystérie sécuritaire qui s'emparait de l'opinion,
et singulièrement depuis le 11 septembre 2001.
Ainsi Youssef était-il présenté par la rumeur
policière et certains médias comme un " tueur
de flic "(2). Le " sentiment d'insécurité
" s'accommode parfaitement de ce genre de mensonge : percevant
les jeunes immigrés relégués à la périphérie
de la société comme une menace pour celle-ci, il ne
peut pas douter des forces chargées de l'endiguer.
Nous avons lancé avec quelques amis une pétition
sur internet, qui a recueilli en quelques jours plus de 250 signatures,
souvent assorties de messages d'indignation et de soutien. (...)
Ce relatif succès et la virulence du ton, qui ne craignait
ni de remettre en cause l'autorité de la chose jugée,
ni de dénoncer le tournant sécuritaire de la gauche
institutionnelle, valurent à cette protestation quelques
échos dans la presse et, de façon plus anecdotique,
des menaces de poursuites judiciaires demeurées sans suite
à ce jour (3).
Nous souhaitions cependant aller plus loin qu'une protestation
ponctuelle, qui par définition arrive toujours trop tard.
D'autre part, le mode de la pétition, parce qu'il laisse
ses auteurs à la merci de l'humeur des médias et qu'il
fait appel à des logiques de capital symbolique excluant
un grand nombre de participants, ne nous satisfaisait pas davantage.
Nous avions en tête le précédent du Groupe Information
Prison (GIP) qui, sous l'impulsion de Michel Foucault, mena au milieu
des années soixante-dix une lutte contre l'enfermement avec
des détenus et leurs familles(4). Internet nous permettant
d'échanger rapidement et au moindre coût, nous avons
lancé une lettre électronique (5) dont les premiers
destinataires étaient les signataires de la pétition.
Une réunion a été organisée avec le
MIB au cinéma la Clef, où près de deux cents
personnes sont venues, dont les parents de Youssef. Leur dignité
et leur courage nous ont donné le sentiment que ce que nous
faisions n'était pas tout à fait inutile.
Nous avons conçu le réseau dans un triple objectif
d'échange d'analyses, d'information et de mobilisation. Nous
souhaitions mettre à profit la diversité et la complémentarité
des expériences et des connaissances, en particulier les
travaux déjà menés par certains signataires
(6). A la différence d'initiatives ultérieures telles
que le groupe Claris (7), qui rassemble chercheurs et praticiens,
et dont plusieurs membres participent par ailleurs au réseau,
ou de l'appel lancé par Joël Roman (8), la spécificité
de notre réseau est d'¦uvrer à un rapprochement
entre intellectuels critiques et militants, en particulier des quartiers,
autour d'une dénonciation globale du projet sécuritaire.
Comme le stipule la charte du réseau, adoptée par
son assemblée générale au début 2002
après avoir fait l'objet de nombreuses discussions et amendements,
" L'inégalité des jeunes des banlieues face à
la police et à la justice reflète d'autres inégalités
: dans l'accès au logement, à l'éducation,
à l'emploi, à la santé, aux transports, etc.
Ces inégalités sont une véritable violence
faite aux habitants des quartiers populaires. La sécurité
des personnes ne peut être arbitrairement séparée
de la sécurité salariale, sociale, médicale
ou éducative. De ce point de vue, la montée de l'idéologie
sécuritaire n'est elle-même qu'un levier de la révolution
conservatrice qui s'avance sous la bannière néo-libérale
". Nous aurions pu ajouter que l'idéologie sécuritaire,
dans son acharnement à réduire les phénomènes
sociaux à des pathologies individuelles, est elle-même
le pitoyable résultat de vingt-cinq années de contre-révolution
intellectuelle.
On a parfois reproché au réseau son inimitié
de principe pour les forces de l'ordre et symétriquement
son " angélisme " face aux réels problèmes
d'insécurité dans les quartiers populaires. La première
observation appelle une précision : quand nous réagissons
à une violence policière, nous ne dénonçons
pas telle ou telle " brebis galeuse " qui viendrait ternir
l'image d'une institution démocratique, mais nous mettons
en cause la police elle-même, comme première ligne
de front du dispositif institutionnel qui travaille à maintenir
une société de classe et qui dans une situation de
crise, est génératrice de bavures. Si l'état
d'exception marque le point de confusion entre violence et droit,
la logique sécuritaire permet de décréter l'état
d'exception permanent. Elle fait de la police, du corps et de l'esprit
de police, le véritable souverain, réalisant ainsi
le mot de Marx : " la plus haute de toutes les notions sociales
de la société bourgeoise, c'est la police "(9).
L'accusation d'angélisme est plus complexe à réfuter.
Le " sentiment d'insécurité " doit certes
être analysé comme une construction sociale, qui cristallise
toutes sortes de peurs liées à la précarisation
généralisée produite par un nouvel état
du capitalisme. Incapable de désigner les véritables
causes de son malheur, la victime du " sentiment d'insécurité
" tente de le conjurer dans une demande d'autorité qui
s'appuie sur la désignation de boucs émissaires. Les
classes dominantes instrumentalisent ce sentiment, notamment en
manipulant les statistiques, qui, on le sait, reflètent davantage
l'activité des services de police que celle des délinquants
eux-mêmes. Il n'en reste pas moins vrai que la vie dans les
cités des quartiers populaires, qui subissent de plein fouet
la précarisation et l'abandon des services publics, est insupportable,
en raison notamment des différentes formes de violences que
les habitants y subissent. Stigmates de l'urbanisme carcéral
de la société industrielle, les cités obéissent
aujourd'hui à des pures logiques de relégation spatiale,
elles sont la marque d'infamie de l'apartheid social. Entre, d'un
côté, la surexploitation des boulots précaires,
la misère du présent et l'absence d'avenir, et, de
l'autre, les rêves de l'économie parallèle,
certains choisissent cette dernière. Les fils d'ouvriers
ne sont plus disciplinés par l'usine et il n'y a plus d'appareils
bureaucratiques pour les encadrer. Qui les regretterait ? L'ordre
sécuritaire se nourrit de cette forme contrôlée
d'illégalisme : il est maintenu à la périphérie
mais il justifie en même temps un quadrillage généralisé
et il est forcément coupé du reste de la population
puisque les pauvres en sont les premières victimes. Il est
à la fois politiquement sans péril et économiquement
sans conséquence (10). Il sert surtout à fabriquer
un " ennemi intérieur " face auquel l'Etat peut
se constituer comme garant d'ordre. Comme le remarque un rappeur,
" on instrumentalise la question de la délinquance pour
durcir l'arsenal pénal et judiciaire. Plus que de lutter
contre la délinquance, il s'agit d'étouffer ce qui
pourrait devenir des foyers de lutte sociale "(11). Pour mettre
réellement en danger le système, ces luttes devront
cependant à la fois éviter les pièges de la
récupération institutionnelle (occuper les jeunes
avec des salles de musculation et des emplois bidons d' " agents
d'ambiance " ou de " médiateurs " est une
autre façon de les mépriser), et remettre en cause
la reproduction en leur sein de valeurs aliénantes, au premier
chef l'insupportable machisme qui contamine la culture rap.
Dans ce combat contre la ghettoisation, nos moyens sont aussi notre
fin : il s'agit, par des actions concrètes et dans la durée,
de construire des passerelles entre centre et périphérie.
Et d'abord de la façon la plus élémentaire,
en faisant circuler des informations peu ou pas relayées
par des médias qui pour la plupart servent de caisses de
résonance au discours sécuritaire. L'autre façon
de briser le mur que l'on édifie entre les jeunes des quartiers
populaires et le reste de la société est d'être
aux côtés des victimes de violences policières
et de ceux qui y résistent, dans les tribunaux et dans les
quartiers. Sur ces plans, notre activité est encore embryonnaire.
Elle suppose de réunir des forces beaucoup plus vastes, qu'il
s'agisse des militants des quartiers ou des professionnels qui y
interviennent, et dont beaucoup refusent, parce qu'ils en connaissent
le coût humain et l'inefficacité sociale, les logiques
du tout répressif. Un premier groupe d'observation a été
mis en place à Versailles les 4 et 5 décembre 2001,
lors de la comparution en appel d'un médecin et de deux policiers
impliqués dans la mort d'Aissa Ihich, un jeune asthmatique
tué à Mantes quelques jours avant Youssef (12). C'est
aussi le sens du forum que nous avons co-organisé avec de
nombreux collectifs, associations et organisations, à la
bourse du travail de Saint-Denis le 26 mai (13).
En lançant six mois plus tôt notre pétition,
nous n'imaginions pas encore à quel point ce procès
dessinait en filigrane le visage terrifiant qu'allait prendre la
société française. Aujourd'hui, le fasciste
n'est plus sur le banc du public, envoyant de discrets signes d'amitié
au policier inculpé, mais trône au deuxième
tour d'une élection présidentielle ; un député
libéral a proposé un nouveau concept juridique pour
désigner les bavures : l'" homicide excusable "
et un sénateur socialiste a demandé à ce que
les policiers puissent tirer sans être en état de légitime
défense (14) ; la " sécurité " après
avoir été le thème principal de la campagne
électorale, avec tous les non-dits racistes qu'un tel thème
véhicule, est devenue le nom d'un ministère et été
érigée en première priorité du gouvernement
; la gauche gestionnaire s'est suicidée et un escroc notoire
a été plébiscité président, perdant
du même coup toute légitimité. L'ordre règne
mais ne gouverne pas.
Frédéric Goldbronn
Notes :
(1) Texte de la Fabrique de la Haine. Voir No Pasaran.
(2) De nombreux policiers, confortés notamment par un article
de Max Clos dans le Figaro, étaient convaincus que Youssef
était responsable de la mort de la policière Baylet,
survenue quelques instants plus tôt presque au même
endroit mais avec d'autres protagonistes.
(3) Cf lettres La fabrique de la haine, n°2 du 17/10/01 ("
La police n'aime pas ³la fabrique de la haine²")
et n°6 du 16/11/01 (" Des poursuites judiciaires contre
"La fabrique de la haine" ? "). Ces lettres peuvent
être consultées sur le site du réseau : http://reseau.fabrique.free.fr
(4) Michel Foucault avait été aussi l'un des premiers
à se mobiliser à la suite de la mort de Mohamed Diab,
abattu au commissariat de Versailles le 29 novembre 1972 (cf. L'écho
des cités, journal du MIB, octobre 2001)
(5) La Lettre du réseau n'existe plus, celui-ci s'étant
dissous dans le Collectif Résistons ensemble.
(6) Parmi ceux-ci, citons :
La machine à punir, pratiques et discours sécuritaires.
Ouvrage collectif sous la direction de G. Sainati et L. Bonelli.
L'esprit frappeur. 2000
Stop quelle violence ? Sylvie Tissot et Pierre Tévanian.
L'esprit frappeur. 2001
Vos papiers ! que faire face à la police ? Syndicat
de la magistrature. L'esprit frappeur. 2001
Les prisons de la misère. Loïc Wacquant. Raisons
d'agir, 1999
Violences et insécurité, fantasmes et réalité
dans le débat français. Laurent Mucchieli. La Découverte,
2001.
Bavures policières ? La force publique et ses usages. Fabien
Jobard, La Découverte, 2002.
(7) Le groupe Claris est animé notamment par Laurent Mucchieli.
Pour recevoir leur bulletin, s'inscrire sur la liste de diffusion
à :
claris.groupe@free.fr
(8) " Pas de guerre anti-jeunes ! " in le Monde 12/12/01.
Joël Roman avait lancé en 1995 un appel pour soutenir
le plan Juppé.
joelrom@club-internet.fr
(9) In La Question Juive, K. Marx, 1844.
(10) Michel Foucault a longuement développé cette
analyse de la délinquance comme " détournement
d'illégalisme par les circuits de profit et de pouvoir illicites
de la classe dominante " dans Surveiller et punir, naissance
de la prison. Gallimard, 1975.
(11) Hamé, membre du groupe La Rumeur, in le Monde 10/05/02
(12) Le 6 février 2002, la Cour d'Appel de Versailles confirmait
la condamnation du médecin à un an de prison avec
sursis et réduisait celle des deux policiers à huit
mois de prison avec sursis, cette légère réduction
de peine leur permettant de bénéficier de l'amnistie.
Le policier Pascal Hiblot était venu soutenir ses collègues.
(13) Le Collectif Résistons ensemble est issu de ce Forum.
(14) respectivement Alain Madelin devant des gendarmes en retraite
(Libération 12/12/01) et Michel Charasse au Sénat
en janvier 2002.
Mis en ligne par libertad, le Vendredi 25 Octobre 2002, 15:26
dans la rubrique "Social".
Origine : http://endehors.org/news/954.shtml
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