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L'ordre sécuritaire en voie de réalisation est l'incarnation
du nouvel âge des sociétés " démocratiques ". Il trouve sa source
en amont dans les mutations du mode de régulation du système capitaliste,
et relève, en aval, d'un processus poussé de technicisation des
mécanismes de pouvoir.
La place centrale occupée par le discours sécuritaire dans le champ
de la politique institutionnelle, le débat tronqué concernant les
fonctions régaliennes de l'Etat au sein de nos " démocraties " tant
soucieuses d'ordre, ou encore la focalisation des nouveaux enjeux
du pouvoir sur des réponses techniques visant à rétablir et à pérenniser
une paix civile menacée ne doivent pas faire illusion. Car " ce
n'est pas seulement dans les réponses mais bien déjà dans les questions
elles mêmes qu'il y a une mystification 1. " En effet, la glorification
de l'ordre sécuritaire et sa réalisation effective, en ce sens qu'elles
traduisent une évolution marquante du traitement social des " classes
dangereuses ", font apparaître les mutations profondes du système
de production capitaliste à travers le recentrage punitif et disciplinaire
de son mode de régulation.
L'accompagnement des mutations infrastructurelles du système
productif
Pour évaluer la teneur de cette évolution, quelques précisions s'imposent.
Le processus d'accumulation du capital constitue le fondement et
le moteur de la production capitaliste. Chaque régime d'accumulation
est défini par des régularités qui en favorisent la progression,
comme par exemple la répartition entre salaires et profits qui permet
l'ajustement de la demande à la production (il en va ainsi du développement
d'une consommation de masse qui assure l'écoulement d'une production
de masse et ainsi de suite). Un régime particulier comporte et implique
non seulement un mode d'organisation du système productif particulier
(à savoir les rapports de production entre capitalistes et travailleurs),
mais également un mode de régulation spécifique. Celui ci renvoie
à un ensemble diversifié mais cohérent de mécanismes et d'institutions
qui assurent la stabilité et la reproduction du régime d'accumulation
considéré, comme le rapport salarial ou la fonction et les domaines
d'intervention de l'Etat. Or, le passage d'un régime d'accumulation
capitaliste à un autre entraîne une restructuration du système productif
et par conséquent une mutation du mode de régulation correspondant.
Ainsi, aux Trente Glorieuses (période de croissance marquée par
un régime d'accumulation monopoliste du capital et une organisation
" fordiste " du système productif), correspondait un mode de régulation
fondé sur les fonctions redistributives de l'état. D'une part, parallèlement
à l'interventionnisme étatique en matière économique (institution
du Plan, production monopolistique d'état), l'état-providence, qui
se substitue en cela à la Providence religieuse, se donne comme
fins la redistribution sociale et la protection contre la misère
et la maladie (grâce à la Sécurité sociale, la législation du travail,
l'assurance vieillesse, l'indemnisation du chômage, etc.). D'autre
part, fonctionnant au sein de la société salariale et du plein emploi,
ce mode de régulation instaure un compromis social entre les exigences
des acteurs sociaux, des bureaucraties ouvrières et patronat, c'est-à-dire
la cogestion. à cet égard, la triple structuration du mouvement
ouvrier à travers l'usine, des appareils syndicaux et des partis
de masse institutionnels forts joue un rôle de socialisation des
travailleurs et de renforcement d'un tel compromis.
La crise du système productif décelable à la suite des chocs des
années soixante-dix, ouvrant la voie à un remaniement en profondeur
des structures productives, signe le passage à un régime d'accumulation
" post-fordiste " du capital. Celui-ci est marqué par la flexibilité
et la décentralisation des facteurs de production, capital et travail.
Ce bouleversement structurel trouve son bras armé politique dans
la vaste entreprise néo-conservatrice et contre-révolutionnaire
engagée dans la frange anglo-saxonne des pays industrialisés durant
les années quatre-vingt. Le nouveau mode d'organisation de la production
procède dès lors - sur le long terme - en la flexibilisation du
travail dans une économie tertiarisée (déclin des activités industrielles
et avènement d'une économie de services, chômage de masse et imposition
du salariat précaire) et en l'accentuation de la mobilité du capital
(financiarisation de l'économie). De manière consubstantielle, la
crise du mode de régulation " fordiste " est lisible dans le retrait
du rôle économique de l'état, le démantèlement des systèmes sociaux
de redistribution dont le contrôle lui incombait, mais également
dans l'éclatement de l'homogénéité organisationnelle et le déclin
quantitatif du mouvement ouvrier légaliste. Quel peut, dès lors,
en être le substitut ?
Un mode de régulation punitif et contractuel pour le nouvel
ordre productif
Il apparaît qu'une telle évolution du système capitaliste, identifiée
désormais dans le discours politique sous le vocable flou et consensuel
de " révolution néolibérale ", s'accompagne d'une focalisation du
mode de régulation qui lui est associé sur des fonctions de contrôle
social, destinées à assurer la reproduction de son organisation
flexible.
Avant toute chose, il est nécessaire de préciser que les structures
mêmes du nouvel état de ce système - concernant le facteur travail
- participent à la construction d'un tel mode de régulation. Le
déclin des encadrements traditionnels du mouvement ouvrier (unité
de production centralisée et intégratrice, syndicats, partis politiques),
le reflux massif de la conscience de classe collective, et, de fait,
le retrait parallèle des travailleurs dans une sphère privée où
peuvent s'épanouir les idéologies individualiste et consumériste,
fonctionnent comme les différentes composantes d'un mode de régulation
responsabilisant centré sur l'individu. Par ailleurs, hormis son
statut d'objet de politiques publiques, le couple travail/chômage
participe également à ce nouveau mode régulateur. Le travail demeurant
un outil de normalisation sociale, le chômage joue dans le sens
du renforcement de cette normalisation. D'abord, le chômage renforce
la démobilisation politique collective par la déconsidération sociale
et l'atomisation de la classe ouvrière privée d'emploi (repli dans
la recherche individuelle d'un emploi comme gage unique d'intégration
sociale). Ensuite, le chômage constitue une arme coercitive extrêmement
efficace, qui, entre les mains du patronat et des hiérarchies gouvernantes,
permet d'exercer une pression sur les salaires et d'entériner la
précarisation du travail.
Du point de vue étatique, le passage du fordisme au post-fordisme
peut être en partie appréhendé comme un remodelage fonctionnel en
profondeur, assimilable à une substitution (totale ou partielle)
de l'état pénal à l'état social 2. Ainsi, " dérégulation sociale,
montée du salariat précaire (…) et regain de l'état punitif
vont de pair : la "main invisible" du marché du travail précarisé
trouve son complément institutionnel dans le " poing de fer " de
l'Etat qui se redéploie de sorte à juguler les désordres générés
par la diffusion de l'insécurité sociale. 3 " Le changement de mode
de régulation qui participe à l'avènement de la flexibilité dans
la production capitaliste se traduit donc par l'affaiblissement
des fonctions redistributives de l'Etat et le renforcement de ses
fonctions punitives. Il ne s'agit pas bien sûr de le déplorer, à
l'image des thuriféraires arriérés de " l'état-social-à-la-française
", mais simplement de le constater.
à l'image d'une position avant-gardiste occupée dans l'accompagnement,
disons volontariste, de la mutation vers un régime flexible d'accumulation,
les états-Unis apparaissent comme le pays où ce processus de recomposition
étatique est le plus avancé et le plus visible. En témoigne la montée
en puissance depuis une trentaine d'années d'un état pénal dont
la politique est réductible à la criminalisation des éléments non
productifs de la société américaine : leur " grand enfermement "
ou leur carcéralisation massive en sont les manifestations les plus
ostentatoires.
Le traitement des classes laborieuses, stigmatisées depuis le XIXe
siècle comme " classes dangereuses ", passe donc par la formation
de l'ordre sécuritaire comme mode de régulation central du système
productif flexible. Mais, dans une Europe de tradition étatique
démocrate-chrétienne ou sociale-démocrate, ce traitement prend un
visage quelque peu différent.
En premier lieu, la crise et le démantèlement de l'état-providence
ont conduit à une double évolution des systèmes d'assistance plutôt
qu'à leur disparition. D'une part, on assiste à leur contractualisation,
corollaire de la flexibilité accrue dans l'organisation du travail,
c'est-à-dire à un recentrage de leur gestion dans un cadre individualisant,
fondé sur le contrat. Ainsi, le projet de " refondation sociale
" que le patronat français appelle de ses vœux, le Plan d'aide
au retour à l'emploi (Pare) et la multiplication des contrats emploi
solidarité en ce qui concerne le traitement du chômage, mais également
la gestion des retraites par capitalisation, participent à une même
dynamique d'ajustement structurel du mode de régulation. D'autre
part, ces mécanismes se trouvent parallèlement massivement convertis
en instrument de surveillance et de contrôle social, comme en témoigne
l'expansion des outils permettant la traçabilité des individus.
En second lieu, cette dernière évolution permet d'établir que le
recentrage des priorités étatiques sur des thématiques sécuritaires
passe certes, comme outre-atlantique, par le rôle déterminant de
l'institution pénitentiaire, mais surtout par le biais d'un nouveau
" panoptisme ". étendu à l'ensemble de l'espace social, celui-ci
fait intervenir les fonctions répressives de l'appareil d'état (police
et justice) conjointement à des services sociaux dont se renforcent
les fonctions de contrôle et de suivi des individus (éducation nationale,
assurance maladie, aide sociale, aide au logement, etc.). La question
de l'assurance chômage est ici révélatrice : en France, dans le
cadre du Pare, chaque chômeur doit se soumettre à une série de procédures
de contrôle (entretien approfondi, bilan de compétences) pour ne
pas se voir suspendre ses allocations. Parallèlement, l'ANPE se
dote de nouveaux moyens de suivi (fichiers informatiques) afin de
renforcer l'emprise sur les travailleurs en quête d'emploi, et donc
de faciliter leur mise en besogne.
On le voit, la focalisation du débat politique contemporain dans
les pays industrialisés sur des thématiques sécuritaires s'inscrit
dans une évolution plus globale de la régulation institutionnelle
et infra institutionnelle du capitalisme. Il rend compte d'une volonté
étatique de maximisation des outils et mécanismes de contrôle permettant
la reproduction du système de domination de classe. Le mode de régulation
du nouvel ordre productif convoque à cet effet, conjointement à
une action sociale survivant sur le mode de la surveillance, un
ordre sécuritaire destiné à la disciplinarisation des classes marginalisées
et/ou précarisées, et à l'étouffement des désordres engendrés par
l'insécurité sociale et économique. Le glissement sémantique est
révélateur : la précarité n'est plus considérée comme une " insécurité
" ni l'exploitation comme une violence, et le traitement de l'"
insécurité " (entendons l'insécurité des personnes et des biens
indépendamment de tout rapport social) sera policier et pénal ou
ne sera pas.
Dès lors, cet ordre sécuritaire, autre visage de l'ordre capitaliste,
s'appuie sur un certain nombre de procédés de pouvoir destinés à
instaurer l'irrévocabilité de l'Ordre social et à en promouvoir
la reproduction.
Réajustement des mécanismes du pouvoir : le primat de la technicité
Le renforcement et la glorification de l'ordre sécuritaire dans
le débat public trahissent en effet la tendance du politique à se
rétracter sur des enjeux gestionnaires, ultime faillite des perspectives
d'émancipation sociale. Une telle faillite est notamment lisible,
en ce qui concerne la politique institutionnelle, dans la double
conversion solidaire (et définitive), à près de quinze années d'intervalle,
de la " gauche " sociale-réformiste française au libéralisme économique
et à l'ordre policier 4.
Les jeux sont faits. La technicité, qui a fait irruption dans le
champ du pouvoir politique, l'occupe, au final, totalement et permet
de borner l'horizon collectif à la reproduction illimitée de la
domination existante. Elle insuffle une nouvelle rationalité aux
mécanismes traditionnels du pouvoir (loi, force répressive). Ainsi,
comme l'écrit Michel Foucault, " les nouveaux procédés de pouvoir
fonctionnent, non pas au droit mais à la technique, non pas à la
loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle
5. " Les évolutions notées précédemment prennent ici tout leur sens
du point de vue du pouvoir : détecter et prévenir s'ajoute au mot
d'ordre traditionnel de " surveiller et punir ". En matière scolaire
et policière, en matière de protection sociale, sanitaire ou judiciaire,
les pratiques et techniques de repérage et de mise sous contrôle
des déviants se multiplient. Un tel souci de prophylaxie sociale
implique la production constante d'ennemis de l'intérieur, rationalisant
et renforçant ce processus. De ce point de vue, les stratégies convoquées
par cette nouvelle " technologie " du pouvoir renvoient à une double
dynamique. D'une part à des mécanismes disciplinaires centrés sur
l'individu déviant, et d'autre part à des mécanismes régularisateurs
centrés sur la population ou sur une classe 6.
Or, ceci n'a pas été possible sans un coup de force symbolique,
caractéristique de la " modernité " bourgeoise. Il s'agit de faire
exister un centre symbolique (et non géographique) unifié, homogène
et universel où règne le " droit ", et qui donne aux individus qui
y sont intégrés le statut d'êtres humains, de sujets politiques.
Mais un tel lieu suppose - dans sa logique même et pour sa reproduction
- la contre-existence d'un espace radicalement extérieur, dans lequel
dominent l'animalité et la barbarie, et qui par conséquent doit
être traité en objet 7. Cette configuration se retrouve aujourd'hui
dans l'idéologie sécuritaire, lorsque l'espace où s'exerce la "
loi démocratique " fait l'expérience de " zones de non-droit " livrées
à des hordes barbares de délinquants agissant en toute impunité.
Les nouvelles classes dangereuses doivent donc demeurer soumises
à l'arbitraire du pouvoir par un contrôle social accru et démultiplié
(quadrillage policier des quartiers populaires, répression ciblée,
disciplinarisation par l'école et les travailleurs sociaux, observation
panoptique par les systèmes d'assistance, etc.), ce qui permet de
les maintenir dans une situation de fragilité et de précarité. Réduites
à une simple "vie nue8", elles peuvent être constituées en un "
objet " que des procédures appropriées peuvent traiter. Au final,
la convergence des techniques de pouvoir, dont la mise sous tutelle
policière est l'un des éléments, renvoie donc à une stratégie binaire.
Il s'agit certes d'un musellement par la force de toute contestation
sociale (allant du caillassage d'un commissariat à l'émeute), ou
de sa destruction méthodique par la prison, voire la mort violente.
Mais cela passe surtout par la production, l'accroissement et l'ordonnancement
contraignant d'une nouvelle main d'œuvre industrielle mobilisable
et surtout corvéable à merci, à partir du moment où elle a été "
traitée " rationnellement pour le devenir. Ne nous y trompons pas,
les " classes dangereuses ", une fois disciplinées et normalisées
retrouvent leur statut de classes productives dont la force de travail
peut à nouveau être digérée par la production capitaliste.
Loin des discours idéologiques appelant à un " sursaut-national-contre-l'insécurité
" relayés, amplifiés par les médias de masse et les propagandistes
de la nouvelle rationalité répressive, la portée aux nues de l'ordre
sécuritaire et sa mise en application méthodique sont d'une toute
autre nature.
Alors que la " démocratie " instituée, restaurée grâce à la victoire
du capitalisme mondialisé, se pensait comme une situation éternelle
de guerre intérieure suspendue et de mise en abîme de la conflictualité,
le nouvel ordre capitaliste nous donne à voir autre chose. Il livre,
bien au contraire, une nouvelle guerre sociale menée sur tous les
fronts contre les " classes dangereuses " et plus largement contre
tout potentiel de subversion sociale.
En cela, il nous appartient de prendre part à ce qui, aujourd'hui
comme hier, ici et ailleurs, doit être appelé par son nom : une
guerre de classe.
Ben
1. Karl Marx, Friedrich Engels, L'idéologie allemande. Editions
sociales.
2. Voir Loïc Wacquant, Les prisons de la misère. Raisons d'agir,
1999. Malgré la vision statocentrée, et les conclusions hyperétatistes
et nostalgiques de l'auteur, certaines de ses analyses peuvent être
intéressantes.
3. Loïc Wacquant, " Une voie européenne vers l'Etat pénal ? Sur
l'importation de l'idéologie et des politiques sécuritaires américaines
", in : Collectif, La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires.
Paris : L'esprit frappeur, 2000.
4. La première conversion prend forme avec la politique de rigueur
du troisième gouvernement Mauroy en 1983. Quant à la seconde, elle
se cristallise lors du Congrès de Villepinte.
5. Michel Foucault, La Volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976.
6. Michel Foucault, Il faut défendre la société .Paris : Gallimard/Seuil.
7. Sur ces questions, voir Alain Brossat, L'épreuve du désastre.
Le XXe siècle et les camps. Paris : Albin Michel, 1996.
8. C'est à dire la vie biologique, le fait d'exister comme simple
être vivant. Voire l'ouvrage - complexe - de Giorgio Agamben, Homo
Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil, 1997.
Article paru dans le hors-série du journal No Pasaran " Sécuritaire,
la guerre permanente ".
(http://www.samizdat.net/nopasaran ou nopasaran@samizdat.net)
http://www.assassin-productions.fr/ordre.htm
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